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Oeuvres de Champlain

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CHAPITRE V.

Le 10 Juin je prins congé de Tessoüat, bon vieux Capitaine, & luy fis quelques presens, & luy promis, si Dieu me preservoit en santé, de venir l'année prochaine, en equippage pour aller à la guerre; & luy me promit d'assembler grand peuple pour ce temps là, disant, que je ne verrois que, sauvages, & armes qui me donneroyent contentement, & me bailla son fils pour me faire compagnie. Ainsi nous partismes avec 40 Canots, & passasmes par la riviere que nous avions laissée, qui court au Nord370, où nous mismes pied à terre pour traverser des lacs 371. En chemin nous rencontrasmes 9 grands Canots de Ouescharini, avec 40 hommes forts & puissants qui venoient aux nouvelles qu'ils avoient eues; & d'autres que rencontrasmes aussi, qui faisoient 320/468ensemble 60 Canots, & 20 autres qui estoient partis devant nous, ayans chacun assés de marchandises.

Note 370: (retour)

Qui court au Nord, à l'endroit où Champlain l'avait laissée.

Note 371: (retour)

Par cette expression traverser des lacs, l'auteur veut dire sans doute traverser d'un lac à un autre. Entre les six ou sept rapides qu'il y a depuis les Allumettes jusqu'au bas du Grand-Calumet, la rivière forme comme autant de lacs, séparés les uns des autres par des rapides, où il faut «mettre pied à terre» et faire portage, «pour ensuite traverser ces lacs.»

Nous passasmes 6 ou 7 Sauts depuis l'isle des Algoumequins372 jusques au petit Saut373, païs fort desagreable. Je recogneus bien que si nous fussions venus par là que nous eussions eu beaucoup plus de peine, & malaisément eussions nous passé: & ce n'estoit sans raison que les sauvages contestoient contre nostre menteur, qui ne cerchoit qu'à me perdre.

Note 372: (retour)

Ou île de Tessouat, c'est-à-dire, celle des Allumettes. On voit ici pourquoi, plus tard, Champlain appelle le lac des Allumettes, lac des Algonquins.

Note 373: (retour)

Au-dessous du lac Coulonge, le premier et le plus considérable des sauts que l'on ait à passer, est le Grand-Calumet, où le Grand-Saut des pierres à calumet. Il semble que c'est le dernier de cette suite de rapides, celui du Portage-du-Fort, que Champlain appelle le, Petit-Saut.

Continuant nostre chemin 10 ou 12 lieues au dessous l'isle des Algoumequins, nous posasmes dans une isle fort agréable, remplie de vignes & noyers, où nous fismes pescherie de beau poisson. Sur la minuict arriva deux Canots qui venoient de la pesche plus loing, lesquels rapportèrent avoir veu 4 Canots de leurs ennemis. Aussi tost on despescha 3 Canots pour les recognoistre, mais ils retournèrent sans avoir rien veu. En ceste asseurance chacun prit le repos, excepté les femmes qui se resolurent de passer la nuict dans leurs Canots, ne se trouvans asseurées à terre. Une heure avant le jour un sauvage songeant que les ennemis le chargeoyent se leva en sursaut, & se prit à courir vers l'eau pour se sauver, criant, On me tue. Ceux de sa bande s'esveillerent tous estourdis, & croyans estre poursuivis de leurs ennemis se jetterent en l'eau, comme feit 321/469un de nos François, qui croyoit qu'on l'assommast. A ce grand bruit nous autres qui estions éloignés, fusmes aussi tost esveillés, & sans plus s'enquérir accourusmes vers eux: mais les voyans en l'eau errans ça & là, estions fort estonnés, ne les voyans poursuivis de leurs ennemis, ny en estat de se deffendre, quand cela eust esté, mais seulement de se perdre. Après que j'eus enquis nostre François de la cause de ceste esmotion, il me dict qu'un sauvage avoit songé, & luy avec les autres pour se sauver, s'estoit jetté en l'eau, croyant avoir esté frappé. Ainsi ayant recognu ce que c'estoit, tout se passa en risée.

En continuant nostre chemin, nous parvinsmes au Saut de la chaudière, où les sauvages firent la cérémonie accoustumée, qui est telle. Après avoir porté leurs Canots au bas du Saut, ils s'assemblent en un lieu, où un d'entr'eux avec un plat de bois va faire la queste, & chacun d'eux met dans ce plat un morceau de petun; la queste faicte, le plat est mis au milieu de la troupe, & tous dansent à l'entour, en chantant à leur mode, puis un des Capitaines faict une harangue, remonstrant que dés long temps ils ont accoustumé de faire telle offrande, & que par ce moyen ils sont garantis de leurs ennemis, qu'autrement il leur arriveroit du malheur, ainsi que leur persuade le diable, & vivent en ceste superstition, comme en plusieurs autres, comme nous avons dict en d'autres lieux. Cela faict, le harangueur prent le plat, & va jetter le petun au milieu de la chaudière, & font un grand cry tous ensemble. Ces pauvres gens sont si superstitieux, qu'ils ne croiroient pas faire bon voyage, s'ils n'avoient faict ceste cérémonie en ce lieu, 322/470d'autant que leurs ennemis les attendent à ce passage, n'osans pas aller plus avant, à cause des mauvais chemins, & les surprennent là: ce qu'ils ont quelquesfois faict.

Le lendemain nous arrivasmes à une isle, qui est à l'entrée du lac, distante du grand Saut S. Louys de 7 à 8 lieues, où reposans la nuict, nous eusmes une autre alarme, les sauvages croyans avoir veu des Canots de leurs ennemis: ce qui leur fit faire plusieurs grands feux, que je leur fis esteindre, leur remonstrant l'inconvenient qui en pouvoit arriver, sçavoir, qu'au lieu de se cacher il se manifestoient.

Le 17. Juin nous arrivasmes au Saut S. Louys, où je trouvay l'Ange qui estoit venu au devant de moy dans un Canot, pour m'advertir que le sieur de Maison-neufve de S. Maslo avoit apporté un passeport de Monseigneur le Prince pour trois vaisseaux. En attendant que je l'eusse veu, je fis assembler tous les sauvages pour leur faire entendre que je ne desirois pas qu'ils traictassent aucunes marchandises, que je ne leur eusse permis: & que pour des vivres je leur en ferois bailler si tost que serions arrivés; ce qu'ils me promirent, disans, qu'ils estoient mes amis. Ainsi poursuivant nostre chemin, nous arrivasmes aux barques, & fusmes salués de quelques canonades, dequoy quelques uns de nos sauvages estoient joyeux, & d'autres fort estonnés, n'ayans jamais ouy telle musique. Ayans mis pied à terre, Maison-neufve me vint trouver avec le passeport de Monseigneur le Prince: & aussi tost que l'eus veu, je le laissay jouir, & les siens, du bénéfice d'iceluy, comme nous autres, & fis dire aux sauvages qu'ils pouvoyent traicter le lendemain.

323/471Ayans veu tous les Chefs, & déduit les particularités de mon voyage, & la malice de nostre menteur, dequoy ils furent fort estonnés, je les priay de s'assembler, afin qu'en leur presence, des sauvages & de ses compagnons, il declarast sa meschanceté; ce qu'ils firent volontiers. Ainsi estans assemblés, ils le firent venir, & l'interrogèrent, pourquoy il ne m'avoit monstré la mer du Nord, comme il m'avoit promis à son départ: Il leur fit response qu'il avoit promis une chose impossible à luy, d'autant qu'il n'avoit jamais veu ceste mer, & que le desir de faire le voyage luy avoit fait dire cela, aussi qu'il ne croyoit que je le deusse entreprendre, & les prioit luy vouloir pardonner, comme il fit à moy derechef, confessant avoir grandement failly: mais que si je le voulois laisser au pays, qu'il feroit tant par son labeur, qu'il repareroit la faute, & verroit ceste mer, & en rapporteroit certaines nouvelles l'année suivante: & pour quelques considerations je luy pardonnay à ceste condition.

Après leur avoir déduit par le menu le bon traictement que j'avois reçeu dans les demeures de ces sauvages, & mon occupation journaliere, je m'enquis aussi de ce qu'ils avoyent faict pendant mon absence, & de leurs exercices, lesquels estoient la chasse, où ils avoient faict tel progrès, que le plus souvent ils apportoient six cerfs. Une fois entre autres le jour de la S. Barnabé, le sieur du Parc y estant avec deux autres, en tua 9. Ils ne sont pas du tout semblables aux 324/472nostres, & y en a de différentes especes374, les uns plus grands, les autres plus petits, approchant fort de nos dains. Ils avoient aussi si grande quantité de Palombes 375 qu'impossible estoit de plus, ils n'avoient pas moins de poisson, comme Brochets, Carpes, Esturgeons, Aloses, Barbeaux, Tortues, Bars, & autres qui nous sont incognus, desquels ils disnoient & souppoient tous les jours, aussi estoyent-ils tous en meilleur point que moy, qui estois atténué par le travail & la fascherie que j'avois eue, & n'avois mangé le plus souvent qu'une fois le jour de poisson mal cuit, & à demy rosti.

Note 374: (retour)

Les espèces de cerfs du Canada sont 1° l'Orignal ou Élan (Cervus alces), que nos sauvages appellent Moussou, d'où les Anglais ont fait Moose-Deer. Suivant Lescarbot, le nom d'orignal, ou orignac, nous vient des Basques, et les Souriquois l'appelaient Aptaptou. Voici la description qu'il en fait. «C'est un animal le plus haut qui toit après le Dromadaire & le Chameau, car il est plus haut que le cheval. Il a le poil ordinairement grison, & quelquefois fauve, long quasi comme les doigts de la main. Sa tête est fort longue, & a un fort long ordre de dents, qui paroissent doubles pour recompenser le défaut de la mâchoire superieure, qui n'en a point. Il porte son bois double comme le cerf, mais large comme une planche, & long de trois piedz, garni de cornichons d'un costé & au-dessus. Le pied en est fourchu comme du cerf, mais beaucoup plus plantureux. La chair en est courte & fort délicate. Il paît aux prairies, & vit aussi des tendres pointes des arbres. C'est la plus abondante chasse qu'ayent nos sauvages après le poisson.» (Hist. de la Nouv. France, p. 893.) 2° Le Caribou. Les naturalistes distinguent aujourd'hui le caribou des régions arctiques (Tarandus arcticus), et le caribou ordinaire (Tarandus bastalis), qui habite principalement le Bas-Canada. 3° Le cerf de Virginie (Cervus Virginianus), qui ne se retrouve que dans le Haut-Canada. 4° Une quatrième espèce, le Wapiti (Elaphus Canadensis), qu'on trouvait en Canada au temps de Champlain, paraît avoir émigré vers les pays de l'ouest. (Voir The Canadian Naturalist, vol. I.)

Note 375: (retour)

Ou tourtes, comme nous disons aujourd'hui en Canada (Ectopistes migratoria).

Le 22 Juin Sur les 8 heures du Soir les sauvages nous donnèrent une alarme, à cause qu'un des leurs avoit songé qu'il avoit veu les Yroquois: pour les contenter chacun prit ses armes, & quelques-uns furent envoyés vers leurs cabanes pour les asseurer, & aux advenues pour descouvrir: si bien qu'ayant recognu que c'estoit une fausse alarme, l'on se contenta de tirer quelques 200 mousquetades & harquebusades, puis on posa les armes en laissant la garde ordinaire. Cela les asseura 325/473fort, & furent bien contens de voir les François qui se préparèrent pour les secourir.

Après que les sauvages eurent traicté leurs marchandises, & qu'ils eurent resolu de s'en retourner, je les priay de mener avec eux deux jeunes hommes pour les entretenir en amitié, leur faire voir le païs & les obliger à les ramener, dont ils firent grande difficulté, me representant la peine que m'avoit donné nostre menteur, craignans qu'ils me feroient de faux rapports, comme il avoit faict. Je leur fis response qu'ils estoient gens de bien & véritables, & que s'ils ne les vouloient emmener, ils n'estoyent pas mes amys, & pource ils s'y resolurent. Pour nostre menteur aucun de ces sauvages n'en voulust, pour prière que je leur feit, & le laissasmes à la garde de Dieu.

Voyant n'avoir plus rien affaire en ce pays, je me resolus de passer dans le premier vaisseau qui retourneroit en France. Le sieur de Maison-neufve ayant le sien prest m'offrit le passage, lequel j'acceptay, & le 27 Juin avec le sieur l'Ange nous partismes du Saut, où nous laissasmes les autres vaisseaux, qui attendoyent que les sauvages qui estoient à la guerre fussent de retour, & arrivasmes à Tadoussac le 6 Juillet.

Le 8 Aoust376 le temps se trouva propre qui nous en feit partir.

Note 376: (retour)

Le 8 juillet; car 1° comment Champlain, «qui n'avait plus rien à faire en ce pays», et qui voulait prendre «le premier vaisseau qui retournerait en France», aurait-il pu se résigner à passer un mois et deux jours à Tadoussac? 2° Est-il croyable que, dans la belle saison de l'année, il eût fallu attendre plus d'un mois, avant que «le temps se trouvât propre» pour partir? Et l'expression qu'emploie ici l'auteur marque bien que le vaisseau de Maison-Neuve n'attendait en effet qu'un temps favorable pour mettre à la voile.

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Le 18, sortismes de Gaspé à l'isle percée.

Le 28, nous estions sur le grand banc, où se faict la pesche de poisson vert, où l'on prit du poisson tant que l'on voulut.

Le 26 Aoust arrivasmes à S. Maslo, où je vis les Marchans, ausquels je remonstray combien il estoit facile de faire une bonne association pour l'advenir, à quoy ils se sont resolus, comme ont faict ceux de Rouen, & de la Rochelle après qu'ils ont recognu ce règlement estre necessaire, & sans lequel il est impossible d'esperer quelque fruict de ces terres. Dieu par sa grâce face prosperer ceste entreprise à son honneur, à sa gloire, à la conversion de ces pauvres aveugles, & au bien & honneur de la France.

FIN.

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TABLE DES CHAPITRES DU
QUATRIESME VOYAGE.

Ce qui m'a occasionné de recercher un règlement. Commission obtenue. Oppositions à l'encontre. En fin la publication par tous les ports de France. Chap. I. p. 279

Partement de France: Et ce qui se passa jusques à nostre arrivée au Saut. Chap. II. p. 287

Partement pour descouvrir la mer du Nord, sur le rapport qui m'en avoit esté faict. Description de plusieurs rivieres, lacs, isles, du Saut de la chaudière, & autres Sauts. Chap. III. p. 292

Continuation. Arrivée vers Tessoüat, & le bon accueil qu'il me feit. Façon de leurs cimetières. Les Sauvages me promettent 4 Canots pour continuer mon chemin. Tost après me les réfutent. Harangue des sauvages pour me dissuader mon entreprise, me remonstrant les difficultés. Response à ces difficultés. Tessoüat argue mon conducteur de mensonge, & n'avoir esté où il disoit. Il leur maintient son dire véritable. Je les presse de me donner des Canots. Plusieurs refus. Mon conducteur convaincu de mensonge, & sa confession. Chap. IV. p. 306

Nostre retour au Saut. Fausse alarme. Cérémonie du Saut de la chaudière. Confession de nostre menteur devant tous les chefs. Et nostre retour en France. Chap. V. p. 319


Fin du Tome III




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479Le recueil des Voyages de Champlain publié en 1619, est la continuation des volumes imprimés en 1603 et 1613. Ce qui le recommande surtout, c'est qu'il est beaucoup plus complet que la reproduction qui en a été faite 1632. On y trouve en effet, sur l'arrivée des Récollets et sur leurs travaux, des détails ou des faits intéressants, dont la suppression en 1632 ne peut guère s'expliquer sans l'intervention d'une main étrangère, comme nous le remarquerons en son lieu.

Il y a eu plusieurs éditions, ou pour mieux dire, plusieurs tirages de ce volume de 1619, entre autres ceux de 1620 et de 1627, que nous avons pu consulter. Ce dernier porte, dans le titre. Seconde édition; cependant, à part quelques passages, que nous avons signalés dans l'occasion, le texte n'a pas été recomposé, comme le prouve, évidemment l'identité des détails et des fautes typographiques.

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Carte 1632

Agrandissement (8451x5891) 7.5 Mo.

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VOYAGES

ET DESCOUVERTURES

FAITES EN LA NOUVELLE

France, depuis l'année 1615. jusques
à la fin de l'année 1618.

Par le Sieur de Champlain Cappitaine ordinaire pour
le Roy en la Mer du Ponant.

Où sont descrits les moeurs, coustumes, habits, façons de guerroyer, chasses, dances, festins, & enterrements de divers peuples Sauvages, & de plusieurs choses remarquables qui luy sont arrivées audit païs, avec une description de la beauté, fertilité & temperature d'iceluy.

A PARIS,

Chez CLAUDE COLLET, au Palais, en la gallerie des Prisonniers.


M. D. C. XIX.

Avec privilège du Roy.



iii/483

AU ROY.

ire,

Voicy un troisiesme livre contenant le discours de ce qui s'est passé de plus remarquable aux voyages par moy faits en la nouvelle France, à la lecture duquel j'estime que V. M. prendra un plus grand plaisir qu'aux précédents, d'autant qu'iceux ne designent rien que les ports, havres, scituations, déclinaisons, & autres matières plus propres aux Nautonniers, & Mariniers, que non pas aux autres. En celuy-cy vous y pourrez remarquer plus particulièrement les moeurs & façons de vivre de ces peuples, tant en particulier que générale leurs guerres, munitions, façons d'assaillir, & se desfendre, leurs expéditions, retraicte en plusieurs particularités, servant à contenter un esprit curieux; Et comme ils ne sont point tant sauvages, qu'avec le temps, & la fréquentation d'un peuple civilizé, ils ne puissent estre rendus polis: Vous y verrés pareillement quelle & combien grande est l'esperance que nous avons de tant de longs & pénibles travaux que depuis quinze ans nous soustenons, pour planter en ce pais l'estendart de la Croix, & leur enseigner la cognoissance de Dieu, & gloire de son Sainct Nom, estant nostre desir d'augmenter la Charité envers ses miserables Créatures, qui nous convient supporter iv/484patiemment plus qu'aucune autre chose, & encore que plusieurs n'ayent pas pareil dessein, ains que l'on puisse dire que le desir du gain est ce qui les y pousse: Neantmoins on peut probablement croire que ce sont des moyens dont Dieu se sert pour plus faciliter le sainct desir des autres: Que si les fruicts que les arbres portent sont de Dieu, à celuy qui est Seigneur du Sol, ou ils sont plantez, & qui les a arrousez, & entretenus, avec un soing particulier, V. M. se peut dire légitime Seigneur de nos travaux, & du bien qui en reussira, non seulement pour ce que la terre vous en appartient, mais aussi pour nous avoir protegé contre tant de sortes de personnes qui n'avoyent autre desseing qu'en nous troublant empescher qu'une si saincte délibération ne peust reussir, & nous ostant la permission de pouvoir librement negotier, en partie de ses païs, & mettre le tout en confusion, qui seroit en un mot tracer le chemin pour tout perdre, au prejudice de vostre estat, vos sujects ayant employé à cet effect tous les artifices dont il se sont peu adviser, & tous les moyens qu'ils ont creu nous y pouvoir nuire, qui tous ont esté loués par V. M. assistée de son prudent Conseil, nous authorisant de son nom, & soustenants par ses arrests qu'elle a rendus à nostre faveur. Cest un occasion pour accroistre en nous le desir qu'avons dés long-temps d'envoyer des peuplades & colonnies par delà, pour leur enseigner avec la cognoissance de Dieu, la gloire & les triomphes de V. M. de faire en sorte qu'avec la langue Françoise ils consoivent aussi un coeur, & courage françois, lequel ne respirera rien tant aprés la crainte de Dieu, que le desir qu'ils auront de vous servir: Que si nostre desseing reussit, la gloire en sera premièrement à Dieu, puis à V. M. qui outre mille benedictions quelle en recevra du Ciel, v/485en recompense de tant d'âmes ausquelles elle en donnera par ce moyen l'entrée, son nom en sera immortalisé pour avoir porté la gloire, & le sceptre des François, autant en Occident que vos devanciers l'ont estendu en Orrient, & par toute la terre habitable: ce fera augmenter la qualité de Tres-Chrestien qui vous appartient par dessus tous les Rois de la terre, & montrer qu'elle vous est autant deue par mérite, comme elle vous est propre de droit, ayant esté transmise par vos predecesseurs depuis qu'ils se l'acquirent par leurs vertus, d'avoir voulu embrasser avec tant d'autres importans affaires le soing de celle-cy grandement négligée par cy-devant, estant une grâce specialle de Dieu d'avoir voulu reserver sous vostre regne l'ouverture de la prédication de son Evangille, & la cognoissance de son Saint Nom à tant de nations qui n'en avoient jamais ouy parler, qu'un jour Dieu leur fera la grace, comme nous, de le prier incessamment qu'il accroisse son empire, & donne mille benedictions à vostre Majesté.

SIRE

Vostre tres-humble, tres-fidelle & obéissant serviteur & subject,

CHAMPLAIN.

vii/487

PREFACE.

out ainsi qu'en la diversité des affaires du Monde chacune chose tend à sa perfection, & à la conservation de son estre, aussi d'autrepart l'homme se plaist aux choses différentes des autres pour quelque subject, ou pour le bien public, ou pour acquérir (en cet eslongnement du commun) une louange & réputation avec quelque proffict. C'est pourquoy plusieurs ont frayé ceste voye, mais quant à moy j'ay faict eslection du plus fascheux & pénible chemin, qui est la perilleuse navigation des Mers, à dessein toutesfois, non d'y acquérir tant de biens, que d'honneur, & gloire de Dieu, pour le service de mon Roy, & de ma patrie, & apporter par mes labeurs quelque utilité au public, protestant de n'estre tenté d'aucune autre ambition, comme il se peut assez recognoistre, tant par mes deportements du passé, que par le discours de mes voyages, faits par le commandement de sa Majesté en la nouvelle France, contenus en mon premier & second livre, ainsi qu'il se verra par celuy-cy: Que si Dieu benist nostre desseing, qui ne tend qu'à sa gloire, & de nos découvertures & laborieux travaux il me reussit quelque fruict je luy en renderay l'action de grâces, & à sa Majesté, pour sa protection & assistance une continuation de prières pour l'augmentation & accroissement de son regne.

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EXTRAICT DU PRIVILEGE DU ROY.

Par grâce & Privilege du Roy, il est permis à CLAUDE COLLET, Marchand Libraire en nostre ville de Paris, d'Imprimer ou faire Imprimer par tel Imprimeur que bon luy semblera, un livre intitulé. Les voyages & descouvertures faites en la nouvelle France, depuis l'année 1615 jusques à la fin de l'année 1618. par le Sieur de Champlain, Cappitaine ordinaire pour le Roy, en la Mer du Ponant. Et sont faites deffences à tous Libraires & Imprimeurs de nostre Royaume, d'Imprimer ny faire Imprimer, vendre ny débiter ledit livre, si ce n'est du contentement dudit Collet, & ce pour le temps & terme de six ans, à commencer du jour que ledit livre sera achevé d'Imprimer, sur peine de confiscation des exemplaires, & de quatre cens livres d'amende, moitié à nous applicable, & l'autre audit exposant. Voulans en oultre quoy fesant, mettre ledit Privilege au commencement ou à la fin dudit livre. Car tel est nostre plaisir.

Donné à Paris, le 18e jour de May, 1619.
Et de nostre règne le dixiesme.
Par le Conseil.
DE CESCAUD.

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VOYAGE DU SIEUR

DE CHAMPLAIN, EN LA NOUVELLE FRANCE,

Faict en l'année 1615.



'extrême affection que j'ay tousjours eue aux descouvertures de la nouvelle France, m'a rendu desireux de plus en plus à traverser les terres, pour en fin avoir une parfaicte cognoissance du pays, par le moyen des fleuves, lacs, & rivieres, qui y sont en grand nombre, & aussi recognoistre les peuples qui y habitent, à dessein de les amener à la cognoissance de Dieu. A quoy j'ay travaillé continuellement depuis quatorze à quinze ans1 sans pouvoir avancer que fort peu de mes desseins, pour n'avoir esté assisté comme il eust esté necessaire à une telle entreprise. Neantmoins ne perdant courage, je n'ay laissé de poursuivre, & fréquenter plusieurs nations de ces peuples sauvages, & familiarisant avec eux, j'ay recogneu, & jugé, tant par leurs discours, que par la cognoissance des-jà acquise; qu'il n'y avoit autre ny meilleur moyen, que de patienter, laissant passer tous les orages & difficultez, qui se presenteroient jusques à ce que sa Majesté 2/490y apportast l'ordre requise, & en attendant continuer, tant les descouvertures audit pays, qu'à apprendre leur langue, & contracter des habitudes, & amitiez, avec les principaux des Villages, & des Nations, pour jetter les fondements d'un édifice perpétuel, tant pour la gloire de Dieu, que pour la renommée des François.

Note 1: (retour)

Champlain livrait ceci à l'impression au commencement de l'année 1619, comme on peut le voir par l'extrait du privilège qui se trouve en tête de cette relation.

Et depuis sa Majesté ayant remis, & disposé la surintendance de ceste affaire entre les mains de Monseigneur le Prince de Condé, pour y apporter l'ordre, & que ledit Sieur soubs l'auctorité de sa Majesté, nous maintenoit contre toutes sortes d'envies, & altérations, qui provenoient d'aucuns mal vueillants. Cela, dis-je, m'a comme animé & redoublé le courage en la continuation de mes labeurs aux descouvertures de ladite nouvelle France, & en augmentant icelles je poussay ce dessein jusques dans les terres fermes & plus avant que je n'avois point encores fait par le passé, comme il sera dit cy-aprés, en l'ordre & suite de ce discours.

Mais auparavant il est à propos de dire, qu'ayant recogneu aux voyages précédents, qu'il y avoit en quelques endroicts des peuples arrestez, & amateurs du labourage de la terre, n'ayans ny foy ny loy, vivans sans Dieu, & sans religion, comme bestes brutes. Lors je jugay à part moy que ce seroit faire une grande faute si je ne m'employois à leur préparer quelque moyen pour les faire venir à la cognoissance de Dieu. Et pour y parvenir je me suis efforcé de rechercher quelques bons Religieux, qui 3/491eussent le zèle, & affection, à la gloire de Dieu: Pour les persuader d'envoyer, où se transporter avec moy en ces pays, & essayer d'y planter la foy, ou du moins y faire ce qui y seroit possible selon leur vacation, & en ce faisant remarquer & cognoistre s'il s'y pourroit faire quelque bon fruict, d'autant que pour y parvenir il faloit faire une despence qui eust exedé mon pouvoir, & pour quelque raison j'ay négligé ceste affaire pour un temps, me representant les difficultez qu'il y auroit au recouvrement des choses necessaires, & requises en telle affaire, comme il est ordinaire en semblables voyages. D'ailleurs qu'aucunes personnes ne se presentoient pour y contribuer. Neantmoins estant sur ceste recherche, & la communiquant à plusieurs, il se seroit presenté un homme d'honneur, duquel j'avois la fréquentation ordinaire, appellé le Sieur Houel2, Secrétaire du Roy, & Contrerolleur Général des Sallines de Brouage, homme adonné à la pieté, & doué d'un grand zèle, & affection, à l'honneur de Dieu, & à l'augmentation de sa Religion, lequel me donna un advis qui me fut fort agréable. A sçavoir qu'il cognoissoit de bons Pères Religieux, de l'ordre des Recollez, desquels il s'asseuroit, & avoit tant de familiarité, & de créance envers eux, qu'il les feroit condescendre facillement, & entreprendre le voyage, & que pour les commoditez necessaires pour trois ou quatre Religieux qu'on y pourroit envoyer, on ne manqueroit point de gens de bien qui leur donneroient ce qui leur seroit de besoing, offrant de sa part les assister de son pouvoir, & de 4/492faict il en rescrivit au Père du Verger3, lequel gousta & prit fort bien ceste affaire & suivant l'advis du Sieur Houel, il en communiqua & parla à aucuns de ses frères, qui tous bruslants de charité s'offrirent librement à l'entreprise de ce Sainct voyage4.

Note 2: (retour)

Louis Houel, suivant Ducreux (liste des Cent-Associés).

Note 3: (retour)

Bernard du Verger, provincial de l'Immaculée-Conception, religieux d'une grande vertu et d'un rare talent. (T. le Clercq, Premier établiss. de la Foy, t. I, p. 31.)

Note 4: (retour)

De cet exposé simple et naïf, il ressort, à la vérité, que le sieur Houel a eu le mérite de fixer le choix de Champlain sur celui des ordres religieux auquel celui-ci pourrait le plus sûrement s'adresser; mais, d'un autre côté, il ressort aussi de toutes les circonstances des démarches que Champlain avait déjà faites quand on lui donne cet avis, que la gloire de l'initiative doit en revenir à celui-ci. C'est ce que le Frère Sagard, dans son zèle pour un bienfaiteur de son ordre, semble n'avoir pas assez distingué. Aussi, le P. le Clercq, quoique récollet lui-même, a-t-il cru ne pas devoir suivre ici les traces de son devancier, et a franchement adopté la version de Champlain. Après cela, il y a lieu de s'étonner que l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, pages 143 et 144) ait commencé par citer Sagard sur un point où naturellement l'intérêt pouvait influencer les idées de cet auteur, pour ne mentionner ensuite que juste la partie du texte de Champlain qui ne détruit pas la fausse impression qui peut avoir été produite, grâce à la précaution qu'on a prise d'en retrancher, sans rien dire, les expressions qui pouvaient nuire à la thèse.

Or estoit-il pour lors en Xaintonge, duquel lieu il en envoya deux à Paris, avec une commission, non toutesfois avec un pouvoir absolu, remettant le surplus à Monsieur le Nonce 5 de nostre Sainct Pere le Pape, qui pour lors estoit en France, en l'année 1614. & estans iceux Religieux en leur maison à Paris, il les fut visiter, estant fort aise & content de leur resolution, & lors tous ensemble fusmes trouver ledict Sieur Nonce, avec laditte commission pour la luy communiquer, & le supplier d'y interposer son auctorité. Mais au contraire il nous dist qu'il n'avoit point de pouvoir pour telles affaires, & que c'estoit à leur Général à qui ils se devoient adresser. 5/493Neantmoins laquelle responce lesdits Religieux remarquans la difficulté de ceste mission, ne voulurent entreprendre le voyage, sur le pouvoir du Père du Verger, craignant qu'il ne fust assez autentique, & saditte commission valable, à cause dequoy l'affaire fut remise à l'autre année suivante. En attendant laquelle ils prirent advis & resolution, suivant laquelle on disposa toutes choses pour ceste entreprise, qui se devoit effectuer au printemps lors prochain: en attendant lequel, les deux Religieux seroient retournez en leur Couvent en Brouage.

Note 5: (retour)

Robert Ubaldini, et non pas Gui Bentivole, comme le dit, par inadvertence sans doute, l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 146). Ubaldini était nonce à Paris depuis environ huit ans, lorsqu'il reçut de Paul V le chapeau de cardinal, le 2 décembre de cette année 1615. Il fut rappelé à Rome un an plus tard, comme on le voit par une lettre de Louis XIII au Souverain Pontife, en date du 24 décembre 1616, qui commence par ces mots: «Mon cousin le Cardinal Ubaldini s'en retournant vers vous,» etc. (Lettres du card. de Richelieu, par Avenel, l. I, p. 198, note 4.—Voir Ciaconii Vitae Pontificum, IV, 432, 434; et Schoel, Hist. des états europ., t. XXXV, p. 334.)

Et moy de mon costé, je ne laissay de mettre ordre à mes affaires, pour la préparation de ce voyage.

Et quelque mois après le despartement des deux Religieux que le Reverend Père Chapouin6 Provincial des Peres Recollez, (homme fort pieux) fut de retour à Paris. Ledit Sieur Houel le fut voir, & luy fit le discours de ce qui s'estoit passé, touchant le pouvoir du Père du Verger, & la mission qu'il avoit donnée aux Pères Recollez. Sur lequel discours, ledit Pere Provincial commença à louer ce dessein, & le prendre en affection, promettant d'y faire ce qui seroit de son pouvoir, n'ayant auparavant bien pris le subject de ceste mission, & est à croire que Dieu l'inspira de plus en plus à poursuivre ceste affaire, & en parla dés lors à Monseigneur le Prince de Condé, & à tous Messieurs les Cardinaux, & Evesques, estans lors à Paris assemblez pour la tenue des estats7, qui tous ensemble 6/494louerent & approuverent ce dessein, & pour montrer qu'ils y estoient portez, asseurerent ledit sieur Provincial qu'ils trouveroient entr'eux, & ceux de la Court, un moyen de leur faire un petit fonds, & leur amasser quelque argent pour assister quatre Religieux, qu'on choisiroit, & furent dés lors choisis pour l'exécution d'une si sainte oeuvre. Et affin d'advancer la facilité de ceste affaire, je fus trouver aux estats Nosseigneurs les Cardinaux & Evesques, & leur remonstray, & representay le bien & utilité qui en pouvoit un jour revenir, pour les supplier & esmouvoir à donner, & faire donner à autres, qui pourroient y estre émulez par leur exemple, quelques aumosnes & gratifications, remettant le tout à leur volonté & discretion.

Note 6: (retour)

Jacques Garnier de Chapouin, premier provincial des Récollets de la province de Saint-Denis. (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 34.)

Note 7: (retour)

L'assemblée des États Généraux devait avoir lieu, cette année (1614), à Sens, le 10 de septembre; mais l'absence du roi et de la reine la fit remettre au 10 octobre suivant. Dans l'intervalle, le roi ayant atteint l'âge de majorité, et un grand nombre de députés des trois ordres de la France s'étant rendu à Paris, la tenue des États se fit à Paris, et les assemblées des trois ordres se tinrent aux Augustins. L'ouverture des États eut lieu dans la salle de Bourbon, le lundi 27 octobre, après une procession solennelle faite, le jour précédent, des Augustins à Notre-Dame. La Chambre Ecclésiastique comptait cent quarante députés, entre lesquels étaient cinq cardinaux, sept archevêques, quarante-sept évêques, et deux chefs d'ordres; celle de la Noblesse, cent-trente gentils-hommes, et celle du Tiers-État, cent quatre-vingt-douze députés, qui étaient presque tous officiers de justice ou de finance. (Mercure français, t. III, p. 415 et s.)

Les aumosnes qu'on amassa pour fournir aux frais de ce voyage, se montèrent à prés de quinze cent livres, qui furent mis entre mes mains, & furent dés lors employez, de l'advis & en la presence des Pères, en la despence & achapt des choses necessaires, tant pour la nourriture des Pères qui feroient le voyage en ladite nouvelle France, qu'habits, linges, & ornemens qui leur estoit de besoing, pour faire, & dire, le service Divin, lesquels Religieux furent envoyez devant à Honfleur, où se devoit faire leur embarquement.

7/495Or les Peres Religieux qui furent nommez & designez pour ceste saincte entreprise, estoient le Père Denis 8, pour Commissaire, Jean Delbeau9, Joseph le Caron, & Pacifique du Plessis 10, chacun desquels estoit porté d'une saincte 8/496affection, & brusloient de faire le voyage, moyennant la grâce de Dieu, affin de voir s'ils pourroient faire quelque bon fruit, & planter en ces lieux l'estendart de Jesus-Christ, avec une délibération de vivre & mourir pour son sainct Nom, s'il estoit necessaire, & que l'occasion s'en presentast. Toutes choses preparées, ils s'accommoderent des ornements d'Eglise, & nous des choses necessaires pour nostre voyage.

Note 8: (retour)

Denis Jamay. Quoique le Frère Sagard écrive Jamet, nous préférons l'orthographe du P. le Clercq, qui, en général, paraît avoir puisé aux sources, et c'est pour cette raison, sans doute, que M. Ferland et l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada s'accordent à écrire Jamay.

Note 9: (retour)

Le P. Jean d'Olbeau, désigné successeur du P. Denis, en cas de mort. (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 53.) Il est évident que Champlain écrit ce nom comme on le prononçait, sans se mettre en peine d'être toujours d'accord avec lui-même sur ce point. Le Frère Sagard écrit constamment Dolbeau. Enfin le P. le Clercq, sans s'arrêter à aucune de ces orthographes, adopte celle qui vraisemblablement était celle du P. d'Olbeau lui-même. Nous ne savons pourquoi M. Ferland écrit ce nom comme le Frère Sagard.

Note 10: (retour)

Le Frère Pacifique du Plessis. Quoique Champlain, dans cette relation, donne indistinctement le titre de Père à chacun des quatre récollets, il est constant que ce religieux n'était que Frère lai: aussi l'auteur se corrige-t-il dans son édition de 1632: «Nous sçeusmes, dit-il, la mort de frère Pacifique» (page 3 de la seconde partie); ce qu'il n'eût jamais dit d'un Père. Sagard lui donne également le même titre: «On ne peut bien mourir, remarque cet auteur, qu'en bien vivant, comme a fait nostre bon frère Pacifique décédé à Kebec le 23 d'Aoust l'an 1619.» Et, en marge, on lit: « Mort de F. Pacifique.» (Hist. du Canada, pages 54 et 55.) Le P. le Clercq, qui avait toutes sortes de raisons, en même temps que les moyens, de ne pas se tromper en pareille matière, est encore plus explicite: «La joye de leur arrivée, » dit-il en parlant des PP. Paul et Guillaume, «fut traversée par la mort de Frère Pacifique... Quoi qu'il ne fut qu'un Frère laïc, on peut dire qu'il a extrêmement travaillé en peu de temps à l'avancement spirituel & temporel de la Mission.» (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 155.) Après ces témoignages non équivoques d'auteurs si compétents, on se demande comment l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada a pu avoir le courage de s'écarter de l'opinion suivie jusqu'à ce jour, en donnant nommément au Frère Pacifique le titre de Père, sans citer d'autre autorité que celle du même P. le Clercq; et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que le passage même auquel il renvoie, prouve exactement le contraire de ce qu'il donne à entendre, puisque, à la page citée (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 53), le P. le Clercq, qui qualifie de Pères les trois premiers religieux, ne donne cependant à celui dont nous parlons que le titre de Frère. Plus d'un lecteur, en vérifiant les citations, sera étonné sans doute qu'on s'appuie de l'autorité d'un auteur en lui faisant dire autre chose que ce qu'il dit. Nous eussions volontiers laissé passer cette expression comme inadvertence, si l'illustre auteur n'avait été jusqu'à ajouter au texte de Champlain, comme nous verrons ci-après, pour donner à entendre que Frère Pacifique ait dit la messe, et par conséquent qu'il fut prêtre. On peut inférer de là que le même auteur, en donnant à Sagard le titre de Père, veut également faire croire qu'il était prêtre; et cependant, sans parler de Champlain, qui, dans l'édition de 1632, ne l'appelle jamais autrement que Frère Gabriel, le P. le Clercq dit en toutes lettres qu'il n'était que Frère lai. «On sçavoit par expérience,» dit-il (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 245), «que ne s'agissant presque que d'humaniser les Sauvages & les disposer à la lumière de l'Evangile, les Frères Lays non-seulement n'y estoient pas inutiles, mais y servoient beaucoup, & pouvoient estre associez aux Ministères Apostoliques. C'est pourquoy on y destina le Frère Gabriel Sagard.»

Je partis de Paris le dernier jour de Febvrier, pour aller à Rouen trouver nos associez, & leur representer la volonté de Monseigneur le Prince, entr'autres choses le desir qu'il avoit que ces bons Pères Religieux fissent le voyage, recognoissant que mal-aisément les affaires du païs pourroient venir à quelque perfection ou advancement, si premierement Dieu n'y estoit servy11, dequoy nos associez furent fort contens, promettans d'assister lesdits Pères de leur pouvoir, & les entretenir à l'advenir de leur nourritures.

Note 11: (retour)

Après avoir cité Champlain en cet endroit, l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada ajoute, sans indiquer d'autre source: «La compagnie, après les engagements qu'elle avait pris, ne pouvait décliner cette proposition, et, sur le motif de la volonté du roi, allégué par Champlain, elle promit de nourrir les religieux qui seraient désignés» (t. I, p. 145). Sur quoi nous nous permettrons d'abord de remarquer, que le «motif allégué par Champlain» n'est pas précisément la volonté du roi, mais le désir du prince de Condé, qui, comme on sait, n'était pas, à cette époque, en fort bons termes avec la cour. Ensuite, le lecteur peut se demander si cette phrase que nous venons de citer, rend bien celle de Champlain: Dequoy nos associez furent fort contents, &c.

Lesdits Pères arriverent à Rouen le vingtiesme de Mars ensuivant, où nous sejournasmes quelque temps, & de là fusmes à Honfleur, pour nous embarquer, où nous sejournasmes aussi quelques jours, en attendant que nostre vaisseau fut appareillé, & chargé des choses necessaires pour un si long 9/497voyage, & cependant on se prépara pour la conscience, à ce que chacun de nous s'examinast, & se purgeast de ses péchez, par une pénitence, & confession d'iceux, affin de faire son bon jour, & se mettre en estat de grâce, pour puis après estants plus libres, chacun en sa conscience, s'exposer en la garde de Dieu, & à la mercy des vagues de ceste grande & perilleuse Mer.

Ce faict, nous nous embarquasmes dedans le vaisseau de ladite Association, qui estoit de trois cens cinquante tonneaux, appelé le S. Estienne, dans lequel commandoit le Sieur de Pont Gravé, & partismes dudit Honfleur le vingt-quatriesme jour d'Aoust12 audit an, & fismes voile avec vent fort favorable, & voguâmes sans rencontre de glaces, ny autres hazards, grâces à Dieu, & en peu de temps arrivasmes devant le lieu appellé Tadoussac, le vingt-cinquiesme jour de May, où nous rendismes grâces à Dieu, de nous avoir conduit si à propos au port de salut.

Note 12: (retour)

Le 24 d'avril. A défaut d'autres témoignages, le contexte suffirait pour prouver qu'il y a ici erreur purement typographique. « Nous partîmes d'Honfleur,» écrit le P. d'Olbeau à son ami le P. Didace David, «le 24 d'Avril au soir, & arrivâmes le 25 May à un Port où s'arresterent les navires qui navigent icy. Ce port s'appelle Tadoussac.» (Lettre citée par le P. le Clercq, Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 62.) «Ces bons Pères, dit Sagard, s'estant tous disposez par fréquentes oraisons & bonnes oeuvres à une entreprise si pieuse & méritoire, se mirent en chemin pour commencer leur glorieux voyage, à pied & sans argent à l'Apostolique selon la coustume des vrais frères Mineurs, & s'embarquèrent à Honfleur l'an 1615, le 24 d'Avril environ les cinq heures du soir que le vent & la marée leur estoient favorables.» (Hist, du Canada, p. 22.)

Aprés on commença à mettre des hommes en besongne pour accommoder nos barques, affin d'aller à Québec, lieu de nostre habitation, & au grand sault Sainct Louys, où estoit le rendez-vous des Sauvages qui y viennent traicter.

10/498Les barques accommodées nous nous mismes dedans, avec lesdits Peres Religieux 13, l'un desquels appellé le Pere Joseph sans s'arrester ny faire aucun sejour à Québec, voulut aller droict au grand sault, où estant, il veit tous les Sauvages, & leur façon de faire. Ce qui l'esmeut d'aller hyverner dans le pays, entr'autres celuy des peuples qui ont leur demeure arrestée, tant pour apprendre leur langue, que voir ce qu'on en pourroit esperer, en ce qui regarde leur réduction au Christianisme. Ceste resolution ainsi prise, il s'en retourna à Québec le vingtiesme jour de Juin14, pour avoir quelques ornements d'Eglise, &; autres choses pour sa commodité. Cependant j'estois demeuré 15 audit Québec pour donner ordre à ce qui deppendoit de l'habitation, tant pour le logement des Pères Religieux, qu'ornements d'Eglise, & construction d'une Chappelle, pour y dire & chanter la Messe, comme aussi d'employer autres personnes pour deffricher les terres. Je m'embarquay pour aller audit sault, avec le Père Denis 16 qui estoit arrivé ce mesme jour de Tadoussac, avec ledit sieur du Pont-Gravé.

Note 13: (retour)

Plusieurs détails que nous ont conservés le Frère Sagard et le P. le Clercq, nous font voir comment il faut entendre ce passage. «Après avoir sejourné deux jours à Tadoussac,» dit celui-ci (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 57), «le R. P. Commissaire destina le P. Jean Dolbeau pour aller devant à Québec, pour y préparer toutes choses.» D'après Sagard (Hist. du Canada, p. 24), le même P. d'Olbeau, «après avoir sejourné un jour ou deux à Tadoussac, partit pour Kebec dans la première barque qui se mit à veille, & les autres pères cinq ou six jours après dans d'autres vaisseaux pour le mesme lieu.» Le P. d'Olbeau serait donc parti de Tadoussac le 27 de mai. D'un autre côté, il nous apprend lui-même, dans sa lettre au P. Didace David (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 63), qu'il arriva à Québec «seul de religieux le second de Juin.» Les autres, c'est-à-dire, le P. Denis, le P. Joseph et le F. Pacifique, ayant quitté Tadoussac cinq ou six jours après, durent arriver à l'habitation vers le 8. Cependant, le P. Joseph dut passer à Québec un peu avant le P. Denis, puisque celui-ci, qui en repartit le jour même qu'il y était arrivé, le rencontra à la rivière des Prairies, qui s'en revenait à Québec. Quant à Champlain il y a tout lieu de croire qu'il prit la première barque prête, et que par conséquent il arriva à Québec le 2 de juin avec le P. d'Olbeau: car, d'abord, sa présence y était grandement nécessaire tant pour la direction des travaux, que pour le logement des pères, et le choix de l'emplacement de la chapelle; en second lieu, on voit qu'il était déjà à Québec depuis quelques jours quand le P. Denis y arriva vers le 8, puisque, le jour même de l'arrivée de ce père, il part avec lui pour le saut Saint-Louis, et que d'un autre côté il dit lui-même être demeuré quelque temps à Québec. Il est donc à peu près certain que Champlain arriva à Québec le 2 de juin, et en repartit vers le 8 ou le 10.

Note 14: (retour)

Cette date, suivant nous, doit s'entendre du retour du P. Joseph à Québec, et non pas de son départ du saut Saint-Louis. En effet, Champlain, qui devait être parti de l'habitation vers le 8, comme nous avons vu ci-dessus, pouvait avoir mis huit ou dix jours à monter à la rivière des Prairies, et y aurait rencontré le P. Joseph le 17 ou le 18. Deux jours après, le père pouvait être à Québec. De plus, Champlain, en descendant, le rencontre de nouveau à la rivière des Prairies, et arrive lui-même à Québec le 26. Donc le père était de retour à la rivière des Prairies au moins deux jours avant le 26, puisque Champlain ne pouvait guères mettre moins de deux jours à descendre. Or il est presque incroyable qu'il eût pu, du 20 au 24 descendre du saut Saint-Louis à Québec, y régler ses petites affaires, et remonter à la rivière des Prairies. Enfin, ce qui vient donner encore plus de vraisemblance à cette supposition, c'est que, si le P. Joseph est reparti de Québec le 20 ou au moins le 21 au matin, il a pu célébrer la sainte messe à la rivière des Prairies le 24, par conséquent avant que le P. d'Olbeau l'eût dite à Québec le 25, comme l'affirme le Mémoire des Récollets de 1637 (Archives de Versailles), lequel a dû être fait sous la dictée des Pères qui étaient venus au Canada. On y lit entre autres ces mots: «La première messe qui fust jamais dicte en la Nouvelle-France, fut célébrée par eux à la riviere des Prairies, & la seconde à Québec.»

Note 15: (retour)

Champlain dut demeurer à l'habitation cinq ou six jours, c'est-à-dire, depuis le 2 de juin jusque vers le 8. (Voir la note l de la page précédente.)

Note 16: (retour)

Comme on le voit, le P. Denis part avec Champlain, et non pas avec le P. Joseph. L'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 148), après avoir invoqué le témoignage de Champlain sur un fait que personne assurément ne songera à contester, avance, sans citer aucune autorité que le P. le Caron, après s'être fourni d'ornements d'église et d'autres objets, «remonta le fleuve Saint-Laurent avec le P. Denis Jamay, qui, à son tour,» ajoute-t-il, «désirait aussi beaucoup de voir les sauvages.» On doit supposer qu'il s'appuie ici sur le P. le Clercq, vu que Sagard ne fait aucune mention de cette circonstance. Mais il restera toujours à expliquer pourquoi l'on met ainsi de côté un témoin oculaire aussi digne de foi que Champlain, pour suivre un auteur qui, écrivant plus de soixante ans après, pouvait se tromper sur des détails de cette nature, et qui, après tout, ne donne aucune preuve de ce qu'il affirme. Il est bien vrai que le P. d'Olbeau, qui était à Québec dans le moment, dit que «le P. Commissaire & le P. Joseph n'y arresterent pas [à l'habitation], ains voguèrent le long de la rivière»... (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 63); mais cela ne veut pas dire que les deux pères soient partis ensemble ou dans la même barque. Le P. Denis quitta donc Québec vers le 8 de juin (voir note l, page 10), et non pas après que le P. Joseph fut redescendu du saut Saint-Louis, ce qui n'aurait pu être qu'après le 20 du même mois.

11/499

Quant est des autres Religieux, à sçavoir les Père Jean, & 12/500Pacifique, ils demeurèrent audit Quebec17 pour accommoder leur Chappelle, & donner ordre à leur logement, lesquels furent grandement édifiez d'avoir veu le lieu tout autrement qu'ils ne s'estoient imaginez, & qui leur augmenta leur zèle.

Note 17: (retour)

À la date du 20 juillet de cette année 1615, le P. Jean d'Olbeau écrivait de Québec au P. Didace David: «... J'arrivay seul de Religieux [à l'habitation] le second de Juin. Les autres y vinrent après selon la commodité. Le P. Commissaire & le P. Joseph n'y arresterent pas, ains ils voguerent le long de la rivière quarante ou cinquante lieues... J'ay presque demeuré toujours seul avec Frère Pacifique depuis que nous sommes à terre...» Il continua vraisemblablement à y demeurer jusqu'au mois de décembre. «Le P. d'Olbeau,» dit Sagard (Hist. du Canada, p. 26), «tousjours plein de zèle, prit le premier l'essor pour les Montagnais... Il partit le second jour de Décembre, pour y cabaner, apprendre leur langue, les catechiser, «courir les bois avec eux;... mais la fumée luy pensa perdre la veue, qu'il n'avoit des-ja guere bonne, & fut plusieurs jours sans pouvoir ouvrir les yeux, qui luy faisoient une douleur extrême, tellement que dans l'apprehension que ce mal augmentait il fut contraint de les quitter après deux mois de temps, & revenir à l'habitation vivre avec ses frères.» Le P. d'Olbeau était donc de retour à Québec vers le commencement de février 1616.

Nous arrivasmes à la riviere des Prairies, cinq lieues au dessous du saut Sainct Louys, où estoient descendus les Sauvages. Je ne diray point le contentement que reçeurent nos Pères Religieux, non seulement en voyant l'estendue d'un si grand fleuve, remply de plusieurs belles isles, entouré d'un païs de costes assez fertiles, comme on peut juger en apparence. Mais aussi pour y voir grande quantité d'hommes forts & robustes, qui montrent n'avoir l'esprit tant sauvage, comme les moeurs, & qu'ils se l'estoient representé, comme eux-mesmes le confessoient & ce seulement faute d'estre cultivez, & le tout autrement qu'on ne leur avoit fait entendre. Je n'en feray point la description, renvoyant le Lecteur à ce que j'en ay dit en nos livres précédents, imprimez en l'an mil six cens quatorze 18.

Note 18: (retour)

C'est dans son édition de 1613, que Champlain décrit le plus en détail les différentes parties du pays. Il lui semblait probablement qu'il n'y avait qu'un an de tout cela.

Et continuant mon discours nous trouvasmes le Père Joseph qui s'en retournoit à Québec, comme j'ay dit cy-dessus, pour se préparer & prendre ce qui luy estoit necessaire, affin d'aller hyverner dans le pays. Ce que je ne trouvois à propos pour le temps, ains je luy conseillois pour sa commodité qu'il passast 13/501l'hyver en l'habitation seulement, & que le Printemps venu, il pourroit faire le voyage, au moins durant l'Esté, m'offrant de luy faire compagnie & en ce faisant il ne laisseroit de voir ce qu'il eust peu voir en hyvernant, & retourner parler l'hyver audit Québec, où il eust eu la fréquentation ordinaire de ses frères, & d'autres personnes qui restoient à l'habitation, à quoy il eust mieux proffité que de demeurer seul parmy ces peuples, où à mon advis il ne pouvoit pas avoir beaucoup de contentement: neantmoins pour quelque chose qu'on luy peust faire entendre, dire, & representer, il ne voulut changer de dessein, estant poussé du zèle de Dieu, & d'affection envers ces peuples, se promettant de leur faire congnoistre leur salut. Et ce qui luy faisoit entreprendre ce dessein estoit, à ce qu'il nous representa, qu'il estoit necessaire qu'il y allast, tant pour mieux recognoistre le naturel des peuples, que pour apprendre plus aisément leur langage, & quant aux difficultez qu'on luy representoit debvoir se rencontrer en leur conversation, il s'asseuroit d'y resister, & de les supporter, & de s'accommoder à leurs vivres & incommoditez fort bien, & alaigrement, moyennant la grâce de Dieu: de la bonté & assistance duquel il se tenoit certain & asseuré, & que puis qu'il y alloit de son service, & que c'estoit pour la gloire de son nom, & prédication de son sainct Evangile, qu'il entreprenoit librement ce voyage, s'asseurant qu'il ne l'abandonneroit jamais en telle délibération. Et pour ce qui regarde les commoditez temporelles, il falloit bien peu de chose pour contenter un homme qui ne fait profession que d'une 14/502perpétuelle pauvreté, & qui ne recherche autre chose que le Ciel, non tant pour luy que pour les autres ses Confrères: n'estant chose convenable à sa reigle d'avoir autre ambition que la gloire de Dieu, s'estant proposé de souffrir & supporter toutes les necessités, peines & travaux qui s'offriront pour la gloire de Dieu. Et le voyant poussé d'un si sainct zèle, & ardante charité, je ne l'en voulus plus destourner, & partit avec ceste délibération d'y annoncer le premier le nom de Dieu, moyennant sa saincte grâce, ayant un grand contentement que l'occasion se presentast pour souffrir quelque chose pour le nom, & gloire, de nostre Sauveur Jesus-Christ.

Or incontinent que je fus arrivé au sault19, je visitay ces peuples qui estoient fort desireux de nous voir, & joyeux de nostre retour, sur l'esperance qu'ils avoient que nous leur donnerions quelques uns d'entre nous pour les assister en leurs guerres contre leurs ennemis, nous remontrant que mal-aisément ils pourroient venir à nous si nous ne les assistions: parce que les Iroquois leurs anciens ennemis, estoient tousjours sur le chemin qui leur fermoient le passage, outre que je leur avois tousjours promis de les assister en leurs guerres, comme ils nous firent entendre par leur truchement. Surquoy ledit sieur du Pont, & moy, advisames20 qu'il estoit tres-necessaire 15/503de les assister, tant pour les obliger d'avantage à nous aymer, que pour moyenner la facilité de mes entreprises & descouvertures, qui ne se pouvoient faire en apparence que par leur moyen, & aussi que cela leur seroit comme un acheminement, & préparation, pour venir au Christianisme, en faveur de quoy je me resolu d'y aller recognoistre leurs païs, & les assister en leur guerres, afin de les obliger à me faire veoir ce qu'ils m'avoient tant de fois promis.

Note 19: (retour)

Champlain dut arriver au saut Saint-Louis à peu près en même temps que le P. Joseph arrivait à Québec, c'est-à-dire, vers le 19 ou le 20 de juin. (Voir ci-dessus, p. 10.)

Note 20: (retour)

Pour cette expédition, comme pour celles de 1609 et de 1610, Champlain ne part donc point inconsidérément ou sans réflexion, comme le donne à entendre Charlevoix (Hist. de la Nouv. France, liv. IV), puisque ce n'était qu'après en avoir conféré avec Pont-Gravé, qui pouvait, mieux que personne, juger de l'opportunité de la chose. Les divers motifs qui le déterminent, et qui se trouvent ici énoncés si clairement, ne sont pas non plus l'appas de quelques pelleteries ou une avarice qui le pousse jusqu'à la cruauté, comme prétend le prouver l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 136-142). Le lecteur impartial trouvera le contraire en parcourant cette seule relation de 1615, et pourra se convaincre en même temps qu'on eût beaucoup mieux rendu justice à Champlain en donnant un bon résumé de ses expéditions, et de celle-ci en particulier, qu'en rapprochant des textes pris ça et là, et cités plus ou moins fidèlement, pour faire peser sur un homme aussi estimable les graves soupçons d'intérêt personnel et de cruauté. Quant aux résultats que pouvait avoir la conduite de Champlain, il est beaucoup plus facile de les constater après coup, qu'il ne l'était alors de prévoir toutes les chances et les alternatives d'une lutte internationale à laquelle il n'était peut-être pas possible de ne prendre aucune part. «Il semble aujourd'hui,» dit M. Ferland (Cours d'Hist. du Canada, I, p. 149), «que la dignité et les intérêts de la France y auraient beaucoup gagné, si le fondateur de Québec eût agi comme le firent les Hollandais, et fût resté neutre au milieu des dissensions des tribus aborigènes. Il serait cependant injuste de taxer Champlain de précipitation ou d'imprudence: car nous sommes trop éloignés de son temps, et trop peu au fait des circonstances dans lesquelles il se trouvait, pour juger sûrement de l'opportunité de sa démarche. Plusieurs considérations importantes ont dû l'engager dans cette expédition. (M. Ferland parle ici de l'expédition de 1609 en particulier.) Il voulait se concilier ses voisins immédiats, qui auraient été des ennemis très-redoutables. Ne connaissant ni la puissance ni l'énergie de la nation iroquoise, il espérait l'assujettir, et la forcer à vivre en paix avec les autres peuples du pays. Il ne pouvait prévoir qu'avant peu ses projets de pacification par la guerre seraient rompus, et que, si la supériorité des armes européennes donnait alors l'avantage aux Français, qui seuls en étaient pourvus, d'autres Européens, à une époque assez rapprochée, en fourniraient aux cinq nations, et qu'alors la lutte deviendrait inégale.»

Nous les fismes donc tous assembler pour leur dire nos volontez, lesquelles entendues, ils nous promirent de nous fournir deux mil cinq cents hommes de guerre, qui feroient merveilles, & qu'à ceste fin je menasse de ma part le plus d'hommes qu'il me feroit possible. Ce que je leur promis faire, estant fort aise de les voir si bien délibérez. Lors je commençay à leur descouvrir les moyens qu'il falloit tenir pour combattre, à quoy ils prenoient un singulier plaisir, avec 16/504demonstration d'une bonne esperance de victoire. Et toutes resolutions prises nous nous separasmes, avec intention de retourner pour l'exécution de nostre entreprise. Mais auparavant que faire ce voyage, qui ne pouvoit estre moindre que de trois ou quatre mois, il estoit à propos que je fisse un voyage à nostre habitation pour donner l'ordre requise, pendant mon absence, aux choses necessaires.

Et le ... jour de ... ensuivant 21, je party de là pour retourner à la riviere des Prairies, où estant avec deux canaux de Sauvages, je fis rencontre du Père Joseph, qui retournoit à 22 nostre habitation, avec quelques ornements d'Eglise pour célébrer le sainct Sacrifice de la messe, qui fut chantée 23 sur le bord de ladite riviere avec toute devotion, par le Reverend Père Denis, & Père, Joseph, devant tous ces peuples qui estoient en admiration, de voir les cérémonies dont on usoit, & des ornements qui leur sembloient si beaux, comme chose qu'ils n'avoient jamais veue: car c'estoient les premiers qui y ont célébré la Saincte Messe24.

Note 21: (retour)

Il est probable que Champlain partit du saut le 23 de juin et vînt coucher à la rivière des Prairies, où la messe dut se chanter le lendemain matin 24, jour de la Saint-Jean-Baptiste. C'est du moins ce qui paraît le plus vraisemblable, quand on a bien examiné toutes les circonstances rapportées par Champlain lui-même, qui était sur les lieux, et par le Frère Sagard, dont le témoignage, comme auteur contemporain, doit avoir ici une grande valeur, puisqu'il a vécu avec plusieurs de ces premiers missionnaires.

Note 22: (retour)

Le contexte montre assez qu'il faut lire: de nostre habitation.

Note 23: (retour)

Cette messe put être chantée en effet, puisqu'il se trouvait là plusieurs français, sans compter les deux Pères. Il est tout à fait probable, comme nous l'avons dit dans les notes précédentes, que ce fut le jour de la Saint-Jean-Baptiste. Alors cette messe aurait été en effet la première qui se soit dite en Canada, depuis l'époque de Jacques Cartier. Champlain ne dit pas qu'il y ait assisté; mais il semble que les détails qu'il en donne, le laissent entendre suffisamment; et, quoiqu'il fut extrêmement pressé, puisqu'il avait promis d'être de retour au saut dans quatre jours, comme il est dit plus loin, il est à croire que sa piété l'aura fait passer par dessus toute considération humaine.

Note 24: (retour)

C'est-à-dire: C'étaient les premiers qui ont célébré la sainte messe chez eux ou dans le pays. Il semble, en effet, que la pensée de l'auteur, dans ce passage, se reporte moins sur le lieu, que sur «tous ces peuples, qui estoient en admiration, de voir les cérémonies dont on usoit, & des ornements qui leur sembloient si beaux, comme chose qu'ils n'avoient jamais veue,» et la raison de leur étonnement, c'est que «c'estoient les premiers qui y ont célébré,» ou qui célébraient parmi ces peuples. Du reste, il eût été superflu de faire remarquer que la messe n'avait pas encore été dite dans un lieu où il n'y avait jamais eu d'habitation, et qui n'était pas même le lieu ordinaire de la traite. Mais une preuve positive que tel doit être le sens qu'il faut attacher à cette phrase, c'est que le Mémoire des Récollets de 1637 (Archives de Versailles) dit formellement que «la première Messe qui fust jamais dicte en la Nouvelle France, fut célébrée par eux à la riviere des Prairies, & la seconde à Québec.» Il est vrai que le P. d'Olbeau (lettre déjà citée, note 2 de la page 10) affirme de son côté avoir dit à Québec «la première Messe qui ait esté dite en ce pays,» et il avait bien quelque raison de le croire, puisqu'il y avait si peu d'apparence que le P. le Caron fût rendu au saut, ou qu'il se fût arrêté en chemin pour la dire. Cependant, tout bien considéré, il semble que le Mémoire a raison, et que la première messe dite en ce pays, depuis l'époque de Jacques Cartier, fut célébrée à la rivière des Prairies par le P. Commissaire, selon toutes les apparences, et la seconde à Québec, par le P. d'Olbeau.

17/505Pour retourner à la continuation de mon voyage, j'arrivay audit lieu de Québec le 26 où je trouvay le Père Jean, & le Père Pacifique en bonne disposition, qui de leur part firent leur debvoir audit lieu, d'apprester toutes choses. Ils y celebrerent25 la saincte Messe, qui ne s'y estoit encores ditte26, aussi n'y avoit-il jamais esté de Prebstre en ce costé-là.

Note 25: (retour)

Dans la bouche d'un théologien, cette expression Ils y célébrèrent signifierait sans doute que les deux religieux qui étaient à l'habitation y dirent chacun la messe; mais, dans la bouche de Champlain, elle veut dire simplement, qu'ils contribuèrent, chacun selon leur pouvoir, à ce qui était nécessaire pour la célébration du saint sacrifice: de même que un peu plus haut, quand il rapporte que «la Méfie fut chantée... par le Reverend P. Denis, & P. Joseph,» il n'entend pas dire non plus que la messe ait été chantée à deux. Supposé même qu'il ait cru alors que Frère Pacifique fût prêtre aussi bien que le P. d'Olbeau, ce qui est assez probable, puisque, dans cette relation de 1615, il lui donne le titre de Père, il ne devait pas vraisemblablement parler avec autant de précision que s'il eût été réellement témoin oculaire; car il ne faut point oublier que Champlain n'était pas à Québec le jour qu'on y célébrait cette première messe. Or, s'il est possible d'interpréter comme nous le faisons cette expression ils y célébrèrent, il faut absolument l'entendre ainsi, puisqu'il est prouvé, par des témoignages clairs et positifs, que Pacifique du Plessis n'était que Frère lai. (Voir p. 7, note 3.) Comment donc s'expliquer que l'auteur de l'Histoire de la Colonie francise en Canada ait non seulement pris ces mots au pied de la lettre, mais ait cru devoir en fixer le sens d'une manière plus précise, en écrivant: ils y celebrerent l'un et l'autre? Car si Champlain, comme laïc, plus versé dans la science de la navigation que dans la connaissance des ordres religieux ou de la langue théologique, est excusable de n'avoir aperçu d'abord aucune différence entre des religieux qui portaient le même habit, il n'en est pas de même d'un écrivain ecclésiastique, qui a sous les yeux les documents historiques les plus clairs et la rectification de Champlain lui-même (édit. 1632, p. 3, deuxième partie). On dira peut-être qu'on n'a pas cité Champlain textuellement en cet endroit. Mais, donner la substance du texte sans indiquer d'autre source, et renvoyer, un instant après, à la page précise où se trouvent les expressions dont nous parlons, n'est-ce pas dire au lecteur: Pour parler ainsi, je m'appuie sur le témoignage de Champlain?

Note 26: (retour)

Cette messe, la première dite à Québec depuis sa fondation, fut célébrée le 25 de juin. «Le 25 de Juin,» écrit le P. d'Olbeau lui-même à son ami le P. Didace David, «en l'absence du Révérend P. Commissaire j'ay célébré la sainte Messe, la première qui ait esté dite en ce pays, dont les habitans sont véritablement Sauvages de nom & d'effet.» (Lettre citée par le P. le Clercq, Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 62-65.) «Rien ne manqua pour rendre cette action solemnelle, autant que la simplicité de cette petite troupe d'une Colonie naissante le pouvoit permettre. Le célébrant & les assistans tous baignez de larmes par un effet de la consolation intérieure, que Dieu repandoit dans leurs âmes de voir descendre pour la première fois, le Dieu, & Verbe Incarné sous les especes du Sacrement dans ces terres auparavant inconnues; s'estant préparé par la Confession, ils y receurent le Sauveur par la Communion Eucharistique: le Te Deum y fut chanté au bruit de leur petite artillerie, & parmy les acclamations de joye dont cette solitude retentissoit de toute part, l'on eut dit qu'elle estoit changée en un Paradis, tous y invoquans le Roy du Ciel, benissans son saint nom, & appellans à leur secours les Anges tutelaires de ces vastes Provinces, pour attirer ces peuples plus efficacement à la connoissance & adoration du vray Dieu.» (Ibid. p. 60-62.)

18/506Ayant mis ordre à toutes choses, audit Québec, je pris deux hommes avec moy, & m'en retournay à la riviere des Prairies, pour m'en aller avec les Sauvages, & partis de Québec le quatriesme jour de Juillet, & le huictiesme dudit mois estant sur le chemin, je rencontray27 le sieur du Pont, & le Père Denis, qui s'en revenoient audit Québec, & me dirent que les Sauvages estoient partis bien faschez, de ce que je n'estois allé avec eux, du nombre desquels plusieurs nous faisoient morts, ou prins des Iroquois, d'autant que je ne devois tarder que quatre, ou cinq jours, & neantmoins j'en retarday dix 28. Ce qui faisoit desesperer ces peuples, & mesmes nos François, tant ils estoient desireux de nous revoir. Ils me dirent que le 19/507Père Joseph estoit party29 avec douze François qu'on avoit baillé aux Sauvages les assister. Ces nouvelles m'affligèrent un peu, d'autant que si j'y eusse esté, j'eusse mis ordre à beaucoup de choses pour le voyage, ce que je ne peu pas, tant pour le petit nombre d'hommes, comme aussi pource qu'il n'y en avoit pas plus de quatre ou cinq seulement qui sceussent le maniement des armes, veu qu'en telle entreprise les meilleurs n'y sont pas trop bons. Tout cela ne me fist point pourtant perdre courage à poursuivre l'entreprise, pour l'affection que j'avois de continuer mes descouvertures. Je me separay donc d'avec lesdits sieurs du Pont, & Père Denis, avec resolution de m'en aller dans les deux canaux qui estoient avec moy, & suivre après nos sauvages, ayans pris les choses qui m'estoient necessaires.

Note 27: (retour)

Ce devait être à quelques lieues au-dessus de Sorel, puisque, après avoir quitté Pont-Gravé et le P. Denis, il fait encore environ six lieues avant de prendre la rivière des Prairies.

Note 28: (retour)

C'est-à-dire, qu'il fut à son voyage dix jours de plus qu'il n'avait compté. Il était parti du saut Saint-Louis le 23 ou le 24 de juin, comme nous avons vu (p. 16, note l); par conséquent, il devait y être de retour le 28 ou le 29, et l'on était déjà au 8 de juillet. Il est à remarquer que, sur la nouvelle du départ des sauvages, il ne remonte pas jusqu'au saut, mais qu'il coupe au plus court, par la rivière des Prairies.

Note 29: (retour)

Si le P. le Caron était parti dès le 8 de juillet, il est impossible qu'il ait dit la messe aux Trois-Rivières le 26 du même mois, comme l'affirme le P. le Clercq (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 66), et après lui M. Ferland (Cours d'Hist. du Canada, I, 170) et l'auteur de l'Histoire de la Colonie française en Canada (t. I, p. 149). Si réellement la messe fut dite aux Trois-Rivières le 26 de juillet, ce fut vraisemblablement par le P. Denis, qui dut en effet y arrêter en descendant avec Pont-Gravé.

Le 9 dudit mois, je m'embarquay moy troisiesme, à sçavoir l'un de nos truchemens30, & mon homme, avec dix Sauvages, dans lesdits deux canaux, qui est tout ce qu'ils pouvoient porter, d'autant qu'ils estoient fort chargez & embarassez de hardes, ce qui m'empeschoit de mener des hommes d'avantage.

Note 30: (retour)

Probablement Étienne Brûlé, dont il est parlé plus loin dans cette relation.

Nous continuasmes nostre voyage amont le fleuve S. Laurens, quelques six lieues, & fumes par la riviere des Prairies, qui descharge dans ledit fleuve, laissant le sault Sainct Louys cinq ou six lieues plus amont, à la main senestre, où nous passasmes plusieurs petits sauts par ceste riviere, puis entrasmes dans un lac 31, lequel passé, rentrasmes dans la 20/508riviere, où j'avois esté auparavant32, laquelle va, & conduit aux Algommequins, distante du sault Sainct Louys de quatre-vingt neuf 33 lieues, de laquelle riviere j'ay fait ample description en mon precedent livre, & traicté de mes descouvertures, imprimé en l'année mil six cents quatorze 34. C'est pourquoy je n'en parleray point en ce traicté, & continueray mon voyage jusques au lac des Algommequins 35, où estant, rentrasmes dedans une riviere 36 qui descend dedans ledit lac, & allasmes amont icelle quelque trente-cinq lieues, & passasmes grande quantité de saults, tant par terre, que par eau, & en un pays mal aggreable, remply de sapins, boulleaux, & quelques chesnes, force rochers, & en plusieurs endroicts un peu montagneux. Au surplus fort desert, & sterille, & peu habité, si ce n'est de quelques Sauvages Algommequins, appellez Otaguottouemin37, qui se tiennent dans les terres, & vivent de leurs chasses, & pescheries qu'ils font aux rivieres, estangs, 21/509& lacs, dont le païs est assez muny. Il est vray qu'il semble que Dieu a voulu donner à ces terres affreuses & désertes quelque choses en sa saison, pour servir de rafraichissement à l'homme, & aux habitans de ces lieux. Car je vous asseure qu'il se trouve le long des rivieres si grande quantité de blues 38, qui est un petit fruict fort bon à manger, & force framboises, & autres petits fruicts, & en telle quantité, que c'est merveilles: desquels fruicts ces peuples qui y habitent en font seicher pour leur hyver, comme nous faisons des pruneaux en France, pour le Caresme. Nous laissames icelle riviere qui vient du Nort39, & est celle par laquelle les Sauvages vont au Sacquenay pour traicter des Pelleteries, pour du Petun. Ce lieu est par les quarante & six degrez de latitude 40 assez aggreable à la veue, encores que de peu de rapport.

Note 31: (retour)

Le lac des Deux-Montagnes.

Note 32: (retour)

La rivière des Algonquins, aujourd'hui l'Outaouais, qu'il avait remonté jusqu'aux Allumettes, en 1613.

Note 33: (retour)

Il est probable qu'il y avait, dans le manuscrit, 8 à 9 lieues, et que le typographe aura lu 89, qu'il aura mis en toutes lettres. Du saut Saint-Louis à l'embouchure de l'Outaouais, il y a en effet huit ou neuf lieues.

Note 34: (retour)

Le cours de l'Outaouais est décrit par l'auteur dans son édition de 1613, Quatrième Voyage.

Note 35: (retour)

Le lac des Algonquins n'est autre chose que le lac des Allumettes. On appelait les Kichesipirini Algonquins de l'Ile, ou Sauvages de l'Ile, et, pour désigner leur île et leur lac, on disait l'île des Algonquins, et le lac des Algonquins. (Voir 1613, p. 320.)

Note 36: (retour)

Depuis cet endroit jusqu'aux Joachims, c'est-à-dire, l'espace d'environ dix lieues, l'Outaouais prend le nom de rivière Creuse, au-dessus de laquelle il reste encore vingt ou vingt-cinq lieues à faire avant de prendre la rivière Mataouan; ce qui fait à peu près les trente-cinq lieues que compte l'auteur.

Note 37: (retour)

La Relation de 1650 leur donne à peu près le même nom avec une terminaison sauvage, Outaoukotouemiouek: «Ce sont peuples qui ne descendent quasi jamais vers les François; leur langue est meslée de l'Algonquine & de la Montagnèse.» La Relation de 1640, qui les appelle Kotakoutouemi, nous apprend qu'ils demeuraient du côté du nord de la rivière. «Montant plus haut,» y est-il dit (ch. X), «on trouve les Kichesipirini, les Sauvages de l'Isle, qui ont à costé dans les terres au Nord les Kotakoutouemi.»

Note 38: (retour)

Bluets. Quoique ce mot n'ait pas trouvé grâce auprès de l'Académie, au moins dans l'acception qu'il a ici, on le trouve employé dans la plupart des auteurs qui ont écrit sur le Canada, et en particulier dans le P. de Charlevoix, qui lui consacre un article spécial dans sa Description des Plantes de l'Am. Sept. XCIII, sous le titre de BLUET DU CANADA, Vitis idoea Canadensis, Myrti folio. Les botanistes d'aujourd'hui rapportent les diverses espèces de Bluets au genre Vaccinìum.

Note 39: (retour)

À cet endroit où l'on prend la rivière Mataouan pour gagner le lac Nipissing, l'Outaouais vient en effet du Nord; mais, depuis sa source jusqu'à quelques lieues de la, il vient du nord-ouest, ou à peu près. Du lac Témiscaming, ou des différentes sources de l'Outaouais, on peut, comme le remarque Champlain, aller rejoindre la tête du Saint-Maurice, et de là passer à la rivière Chomouchouan, qui va tomber dans le lac Saint-Jean.

Note 40: (retour)

La latitude du lieu où la rivière Mataouan se jette dans l'Outaouais, est d'environ 46° 18'. On ne peut guères s'expliquer, que par l'imperfection de ses instruments, comment Champlain peut trouver ici une hauteur si faible, quand deux ans auparavant, il avait placé l'île des Allumettes au quarante-septième degré.

Continuant nostre chemin par terre, en laissant ladite riviere des Algommequins, nous passames par plusieurs lacs, où les sauvages portent leurs canaux jusques à ce que nous entrasmes dans le lac des Nipisierinij, par la hauteur de quarante-six 22/510degrez & un quart de latitude. Et le vingt-sixiesme jour dudit mois41, après avoir fait, tant par terre que par les lacs vingt-cinq lieues, ou environ. Ce faict nous arrivasmes aux cabannes des Sauvages, où nous sejournasmes deux jours avec eux. Ils nous firent fort bonne réception, & estoient en bon nombre: Ce sont gens qui ne cultivent la terre que fort peu. A. vous montre l'habit de ces peuples allant à la guerre. B. celuy des femmes, qui ne diffaire en rien de celuy des montaignairs, & Algommequins grands peuples & qui s'estendent fort dans les terres 42.

Note 41: (retour)

Le 26 de juillet. Toute cette phrase, évidemment, doit se rattacher à la précédente.

Note 42: (retour)

Voir les figures indiquées par les lettres A et B.

Durant le temps que je fus avec eux, le Chef de ces peuples, & autres des plus anciens, nous festoyerent en plusieurs festins, selon leur coustume, & m'estoient peine 43 d'aller pescher & chasser, pour nous traicter le plus délicatement qu'ils pouvoient. Ces dicts peuples estoient bien en nombre de sept à huict cent ames, qui se tiennent ordinairement sur le lac, où il y a grand nombre d'isles fort plaisantes, & entr'autres une qui a plus de six lieues de long, où il y a 3 ou 4 beaux estans, & nombre de belles prairies, avec de tresbeaux bois qui l'environnent, où il y a abondance de gibier, qui se retirent dans cesdits petits estangs, où les Sauvages y prennent du poisson. Le costé du Septentrion dudict lac est fort agréable, il y a de belles prairies pour la nourriture du bestail, & plusieurs petites rivieres qui se deschargent dans iceluy lac.

Note 43: (retour)

Mettaient peine, prenaient la peine de.

Ils faisoient lors pescherie dans un lac fort abondant de 23/511plusieurs sortes de poisson, entr'autres d'un tresbon, qui est de la grandeur d'un pied de long, comme aussi d'autres especes, que les sauvages peschent pour faire seicher, & en font provision. Ce lac44 a en son estendue quelque huict lieues de large, & vingt-cinq de long, dans lequel descend une riviere45 qui vient du Norouest, par où ils vont traicter les marchandises que nous leur donnons en troque, & retour de leur Pelletries, & ce avec ceux qui y habitent 46, lesquels vivent de chasse, & de pescheries, pays peuplé de grande quantité, tant d'animaux, qu'oyseaux, & poissons.

Note 44: (retour)

Ici l'auteur parle encore du lac Nipissing, qu'il fait cependant un peu trop long.

Note 45: (retour)

La rivière aux Esturgeons. Elle vient plutôt du nord, que du nord-ouest; mais elle se jette dans le lac Nipissing du côté du nord-ouest, et sert de décharge au lac Tamagaming, qui semble avoir été la demeure des Outimagami. (Voir la note suiv.)

Note 46: (retour)

«Les Nipissiriniens,» dit la Relation de 1640 (ch. X), «ont au Nord les Timiscimi, les Outimagami, les Ouachegami, les Mitchitamou, les Outurbi, les Kiristinon, qui habitent sur les rives de la mer du Nord, où les Nipissiriniens vont en marchandise.»

Après nous avoir reposé deux jours avec le chef desdits Nipisierinij: nous nous rembarquasmes en nos canaux, & entrames dans une riviere47, par où ce lac se descharge, & fismes par icelle quelques trente-cinq lieues & descendismes par plusieurs petits saults, tant par terre, que par eau, jusques au lac Attigouautan48. Tout ce païs est encores plus mal-aggreable que le précèdent, car je n'y ay point veu le long d'iceluy dix arpens de terre labourable, sinon rochers, & païs aucunement montagneux. Il est bien vray que proche du lac des Attigouautan nous trouvasmes des bleds d'Inde, mais en petite quantité, où nos Sauvages furent prendre des sitrouilles qui nous semblerent 24/512bonnes, car nos vivres commençoient à nous faillir, par le mauvais mesnage desdits Sauvages, qui mangèrent si bien au commencement, que sur la fin il en restoit fort peu, encores que ne fissions qu'un repas le jour. Il elt vray, comme j'ay dit cy-dessus, que les blues, & framboises ne nous manquèrent en aucune façon, car autrement nous eussions esté en danger d'avoir de la necessité.

Note 47: (retour)

La rivière des Français.

Note 48: (retour)

Le lac Huron. Attigouautan, ou Attignaouantan, était le nom d'une des plus considérables tribus huronnes, la tribu de l'Ours, qui était la plus voisine du lac. (Relations des Jésuites; Sagard.)

Nous fismes rencontre de 300 hommes d'une nation que nous avons nommez les cheveux relevez 49, pour les avoir fort relevez, & agencez, & mieux peignez que nos courtisans, & n'y a nulle comparaison, quelque fers, & façon qu'ils y puissent apporter. Ce qui semble leur donner une belle apparence. Ils n'ont point de brayer, & sont fort decouppez par le corps, en plusieurs 25/513façons de compartiment: Ils se paindent le visage de diverses couleurs, ayants les narines percées, & les oreilles bordées de patinostres. Quand ils sortent de leurs maisons ils portent la massue, je les visitay & familiarisay quelque peu, & fis amitié avec eux. Je donnay une hache à leur Chef, qui en fut aussi content, & resjouy, que si le luy eusse fait quelque riche prêtent, & communiquant avec luy, je l'entretins sur ce qui estoit de son païs, qu'il me figura avec du charbon sur une escorce d'arbre. Il me fist entendre qu'ils estoient venus en ce lieu pour faire secherie de ce fruict appelle blues, pour leur servir de manne en hyver, & lors qu'ils ne trouvent plus rien. A. C. montre de la façon qu'ils s'arment allant à la guerre. Ils n'ont pour armes que l'arc, & la flesche, mais elle est faite en la façon que voyez dépainte, qu'ils portent ordinairement, & une rondache de cuir boullu50, qui est d'un animal comme le bufle.

Note 49: (retour)

Le nom huron de ces sauvages était Andatahouat (Sagard, Hist. du Canada, p. 199), ou Ondataouaouat (Relat. des Jésuites). Sagard, dans son Dictionnaire de la langue huronne, nous donne de plus les noms des trois nations qui en dépendaient, les Chisérhonon, les Squierhonon et les Hoindarhonon; c'étaient probablement autant de tribus d'une même nation. Mais il est à remarquer que le nom de Cheveux-Relevés n'est point la traduction du mot Ondatahouat, Ondata ou Onnhata, en huron, signifie bois; et il est tout à fait probable que la nation de Bois, ou les gens de bois, dont parle Sagard (Hist. du Canada, p. 197), sont les Andatahouat mêmes. «Ils sont,» dit-il, en parlant de ces gens de bois, «dépendants des cheveux relevez & comme une mesme nation.» Du mot Ondatahouat, s'est formé Outaouat, ou Outaouais, nom sous lequel on a désigné plus tard tous les Algonquins Supérieurs. Ces Cheveux-Relevés ne demeuraient point à l'embouchure de la rivière des Français, où Champlain les rencontre ici; puisque, comme il est dit un peu plus loin, «ils estoient venus en ce lieu pour faire pescherie de blues»; et, quelques années plus tard, lorsque Sagard suit la même route, il trouve au même endroit ces mêmes Cheveux-Relevés, «qui s'estoient venus camper, dit-il, proche la mer douce, à dessein de traicter avec les Hurons & autres qui retournoient de la traicte de Kebec.» Où était donc la demeure de ces peuples? Champlain, dans sa grande carte de 1632, les place à l'ouest de la nation du Petun; ce qui porterait à croire qu'ils occupaient cette longue pointe qui s'avance dans l lac Huron vers les iles de Manitoualin. D'un autre côté, la Relation de 1640 place dans ces îles mêmes les Outaouan, «peuples venus de la nation des Cheveux-Relevés.» Ce qui est d'accord avec la Relat. de 1671, où il est dit (ch. II, art. III), que l'île d'Ekaentouton (Manitoualin) était l'ancien pays des Outaouais; et avec Nicolas Perrot, qui appelle cette île, l'ile des Outaouaks (Mémoire publ. par le P. Tailhan, p. 126). Si l'on fait attention que l'île de Manitoualin n'est pas figurée dans la carte de Champlain, et que la mer Douce y est posée en longueur de l'est à l'ouest, tandis qu'elle est nord-ouest sud-est, on trouvera que la place assignée, dans cette carte, aux Cheveux-relevés, n'est pas en contradiction avec les textes que nous avons rapportés, ou du moins ne prouve pas que les Outaouais n'aient point habité cette île, même à cette époque.

Note 50: (retour)

Cuir bouilli.

Le lendemain nous nous separasmes, & continuasmes nostre chemin le long du rivage de ce lac des Attigouautan, où il y a un grand nombre d'isles, & fismes environ 45 lieues, costoyant tousjours cedit lac. Il est fort grand, & a prés de quatre cent 51 lieues de longueur, de l'Orient à l'Occident, & de large cinquante lieues, & pour la grande estendue d'iceluy, je l'ay nommé la Mer douce. Il est fort abondant en plusieurs especes 26/514de très-bons poissons, tant de ceux que nous avons, que de ceux que n'avons pas, & principalement des Truittes qui sont monstrueusement grandes, en ayant veu qui avoient jusques à quatre pieds & demy, & les moindres qui se voyent sont de deux pieds & demy. Comme ausi des Brochets au semblable, & certaine manière d'Esturgeon, poisson fort grand, & d'une merveilleuse bonté. Le pays qui borne ce lac en partie est aspre du costé du Nort, & en partie plat, & inhabité de Sauvages, quelque peu couvert de bois, & de chesnes: Puis après nous traversames une baye52 qui faict une des extremitez du lac, & fismes quelques sept lieues 53, jusques à ce que nous arrivasmes en la contrée des Attigouautan54, à un village appellé Otouacha55, qui fut 27/515le premier jour d'Aoust, où trouvasmes un grand changement de païs, cestuy-cy estant fort beau, & la plus grande partie deserté, accompagné de force collines, & de plusieurs ruisseaux, qui rendent ce terroir aggreable. Je fus visiter leurs bleds d'Inde, qui estoient pour lors fort avancez pour la saison.

Note 51: (retour)

C'est à peu près trois fois la longueur que Champlain lui-même donne à ce lac dans sa grande carte de 1632, où cependant il le fait déjà double de ce qu'il est réellement. Il est possible qu'il ait apprécié la longueur de la mer Douce sur le nombre de journées de canots que comptaient les sauvages depuis le pays des Hurons jusqu'au fond du lac Michigan, ou du lac Supérieur, ou même dans les deux réunis.

Note 52: (retour)

La baie de Matchidache, qui, avec celle de Nataouassaga, fait l'extrémité méridionale dela baie Géorgienne.

Note 53: (retour)

Ces sept lieues doivent s'entendre de la traverse même de la baie de Matchidache; autrement il est impossible de rien comprendre à tout ce qui suit. Nous devons dire ici, une fois pour toutes, que, pour l'intelligence de la carte du pays huron, où Champlain aborde en ce moment, nous sommes redevables à M. le chevalier Taché d'une foule de découvertes et d'observations extrêmement importantes, sans lesquelles une grande partie de ce voyage de 1615 serait restée incomprise.

Note 54: (retour)

La contrée des Attignaouantans, ou des Ours, s'étendait à l'est et au nord-est de la baie de Nataouassaga, et se composait principalement de la presqu'île qui sépare cette baie de celle de Matchidache. Après cette traverse de sept lieues, dont nous parlons dans la note précédente, nos voyageurs devaient naturellement aborder à la baie du Tonnerre, comme font et ont toujours fait ceux qui, de la côte nord du lac, viennent aborder au pays des Hurons; parce que, comme nous le faisait observer M. Taché, cette baie est un petit port naturel et de facile débarquement, et que c'était alors le point de cette côte le plus voisin d'un emplacement de bourgade, d'après les recherches faites jusqu'à ce jour.

Note 55: (retour)

Otouacha est probablement le même que Toenchain, ou Toanché. C'est vers cette bourgade que le P. le Caron dit la première messe au pays des Hurons (Sagard, Hist. du Canada, p. 224). Ce fut là aussi que vint aborder, en 1634, le P. de Brebeuf. «Je pris terre, dit-il, au port du village de Toanché, ou de Teandeouïata, où autresfois nous estions habituez; mais ce fut avec une petite disgrace... Mes sauvages, après m'avoir débarqué,... m'abandonnèrent là tout seul... Le mal estoit que le village de Toanché avoit changé depuis mon départ... Je m'en allay chercher le village, que je rencontray heureusement environ à trois quarts de lieue, ayant en passant veu avec attendrissement & ressentiment le lieu où nous avions habité, & célébré le S. sacrifice de la Messe trois ans durant, converty en un beau champ, comme aussi la place du vieux village...» (Relat. de ce qui s'est passé aux Hurons en l'année 1635). On voit par ce passage du P. de Brebeuf, que le village de Toanché était à un peu moins de trois quarts de lieue du port, et l'on trouve en effet, d'après M. Taché, à environ un mille de la baie du Tonnerre, les restes de ce qui devait être le premier Toanché ou Otouacha.

513a

Ces lieux me semblerent tres-plaisans, au regard d'une si mauvaise contrée, d'où nous venions de sortir. Le lendemain 56, je feus à un autre village appellé Carmaron 57, distant d'iceluy d'une lieue, où ils nous reçeurent fort aimablement, nous faisant festin de leur pain, sitrouilles, & poisson: pour la viande, elle y est fort rare. Le Chef du dit Village me pria fort d'y sejourner, ce que je ne peu luy accorder, ains m'en retournay à nostre Village, où la deuxiesme nuit comme j'estois allé hors la cabanne pour fuir les puces qui y estoient en grande quantité, & dont nous estions tourmentez: une fille peu honteuse, & effrontément vint à moy, s'offrant à me faire 28/516compagnie, dequoy je la remerciay, la renvoyant avec douces remonstrances, & passay la nuict avec quelques Sauvages.

Note 57: (retour)

Le nom de ce village était évidemment huron, comme le donne à entendre cette expression «appelé Carmaron.» Cependant, la langue huronne n'ayant pas de labiales, on est en droit de supposer, ou que Champlain aura exprimé par cette orthographe ce qui paraissait approcher davantage du mot huron, ou bien que le typographe aura mal lu le manuscrit de l'auteur. Dans le premier cas, il faudrait vraisemblablement lire Carouaron; puisque les Hurons ne trouvaient rien de mieux, pour rendre la lettre m, que la diphthongue ou, et l'on sait que, dans leur bouche, les mots Marie, Lemoine, devenaient Ouarie, Ouane. Dans le second cas, le mot tel que Champlain l'aurait écrit, pourrait bien être Cannaron; ce qui vient donner plus de vraisemblance à cette supposition, c'est que, à une petite distance d'Otouacha, et à peu près dans la direction que devait naturellement prendre Champlain pour pénétrer plus avant dans le pays, se trouvait une bourgade remarquable, appelée, d'après les Relations, Kontarea, mot qui pourrait s'écrire Conndarea ou simplement Connarea. Il va sans dire, ici, que nous n'avons point d'autre prétention que celle de suggérer une idée à ceux qui s'occupent de l'histoire de cette contrée si pleine de souvenirs.

Le lendemain 58, je party de ce Village, pour aller à un autre, appellé Touaguainchain59, & à un autre appellé Tequenonquiaye60, esquels nous fusmes reçeus des habitans desdits lieux fort amiablement, nous faisant la meilleure chère qu'ils pouvoient de leurs bleds d'Inde en plusieurs façons, tant ce pays est tresbeau, & bon, par lequel il faict beau cheminer.

Note 58: (retour)

Probablement le 3 d'août.

Note 59: (retour)

D'après les persévérantes recherches de M. Taché, ce village devait être quelques milles à l'ouest de Carmaron, et Carmaron lui-même à environ une demi-lieue vers le sud-ouest de Ouenrio, ou du fond de la baie de Pénétangouchine. Il serait donc possible que Touaguainchain fût le nom sauvage du bourg de Sainte-Madeleine, dont il est parlé dans les Relations de 1640 et de 1648, et qui, autant qu'on en peut juger par la carte de Ducreux, devait être dans ces environs.

Note 60: (retour)

Ce village, qui était comme la capitale des Attignaouantans, a porté cinq ou six noms différents. «Mon sauvage & moy avec un autre,» dit Sagard (Hist. du Canada, p. 208), «tinsmes le chemin de Tequeunonkiaye, autrement nommé Quieuindohian, par quelques François la Rochelle, & par nous la ville de sainct Gabriel, pour estre la première ville du pays dans laquelle je fois entré, elle est aussi la principale, & comme la gardienne & le rempart de toutes celles de la Nation des Ours, & où se décident ordinairement les affaires de plus grande importance. Ce lieu est assez bien fortifié à leur mode, & peut contenir environ deux ou trois cens mesnages, en trente ou quarante cabanes qu'il y a.» Quelques années après, La Rochelle portait le nom d'Ossossané, et les Pères Jésuites y établissaient une mission et une résidence sous le titre de l'Immaculée-Conception. Cette bourgade a donc porté les différents noms sauvages de Tequeunonkiaye, de Quieuindohian et d'Ossossané, sans compter les noms français de La Rochelle, de Saint-Gabriel et de La Conception. Elle était, de toutes celles de la nation des Ours, «la plus proche voisine des Hyroquois» (Sag. ibid. p. 214), et à environ quatre lieues d'Otouacha, ou, si l'on veut, de la baie du Tonnerre, par conséquent à deux bonnes lieues plus au sud que Carmaron.

De là, je me fis conduire à Carhagouha61, fermé de triple pallissade de bois, de la hauteur de trente cinq pieds pour leur deffence & conservation: auquel Village estoit le Père 29/517Joseph demeurant, & que nous y trouvasmes, estant fort aise de le voir en santé, ne l'estant pas moins de sa part, qui n'esperoit rien moins que de me veoir en ce païs. Et le 12e jour d'Aoust, le R. P. célébra la saincte Messe62, & y fut planté une Croix proche d'une petite maisonnette 63, separée du village que les Sauvages y bastirent pendant que j'y sejournay64, en attendant que nos gens s'apprestoient, & se preparoient pour aller à la guerre, à quoy ils furent fort longtemps.

Note 61: (retour)

Carhagouha ne devait pas être à une grande distance du point où l'auteur avait abordé; car, pour qu'il y eût quatorze lieues de Carhagouha jusqu'au point le plus éloigné du pays huron, il fallait que ce village fût situé vers le nord de la contrée des Attignaouantans. C'est ce que prouve du reste ce passage de Sagard; «Auparavant nous, ny Prestres, ny Religieux n'y avoit mis le pied que le seul P. Joseph le Caron, qui y dit la première messe vers la bourgade de Toenchain» [ou Otouacha]. (Hist. du Canada, p. 224.)

Note 62: (retour)

Le Mémoire des Récollets de 1637 (Archives de Versailles) dit que la messe fut célébrée dans ce village le 10 d'août, et qu'au dit lieu la messe ne s'était point encore dite. Il est difficile de savoir qui a raison; cependant, cette relation détaillée et suivie que Champlain publie peu de temps après les événements, semble mériter plus d'attention, qu'un mémoire fait plus de vingt ans après et dans lequel une date n'était pas absolument d'une grande importance. Cette messe n'était pas la première dite au pays des Hurons, si l'on en croit le Frère Sagard, qui assure que le P. le Caron «dit la première Messe vers la bourgade de Toenchain.» (Hist. du Canada, p. 224.)

Note 63: (retour)

Ce fut là la première chapelle construite au pays des Hurons; celle de 1623 était la seconde (Hist. du Canada, p. 224), et celle des Jésuites, en 1635, fut la troisième.

Note 64: (retour)

Champlain était arrivé à Carhagouha vers le 4 ou le 5, et il n'en repartit que le 14; il y demeura donc une dizaine de jours.

Et voyant une telle longueur qu'ils apportoient à faire leur gros, & que j'aurois du temps pour visiter leur pays: je me deliberay de m'en aller à petites journées de village en village à Cahiagué65, ou debvoit estre le rendez-vous de toute l'armée, distant de Carhagouha de quatorze lieues, & partismes de ce Village le 14 d'Aoust, avec dix de mes compagnons.

Note 65: (retour)

Cahiagué est évidemment le nom huron de Saint-Jean-Baptiste, qui, suivant les Relations, était le bourg principal des Arendaronons, ou tribu de la Roche. «Les Arendaronons sont une des quatre nations qui composent ceux qu'à proprement parler on nomme Hurons: elle est la plus Orientale de toutes, & est celle qui la première a découvert les François, & à qui en suite appartenoit la traitte selon les loix du pays. Ils en pouvoient jouir seuls, neantmoins ils trouverent bon d'en faire part aux autres nations, se retenant toutefois plus particulièrement la qualité de nos aliez, & se portans en cette consideration à la protection des François, lors que quelque malheur est arrivé. C'est où feu monsieur de Champlain s'arresta plus long temps au voyage qu'il fit icy haut, il y a environ 22 ans, & où sa réputation vit encore dans l'esprit de ces peuples barbares, qui honorent mesme après tant d'années plusieurs belles vertus qu'ils admiroient en luy, & particulièrement sa chasteté & continence envers les femmes... Cette alliance si particuliere que ces peuples Arendaronons ont avec les François nous avoit souvent donné la pensée de leur aller communiquer les richesses de l'Evangile, mais le deffaut de langue nous avoit tousjours empesché de pousser jusques là, nous estant trouvez engagez de premier abord à nostre première demeure, qui estoit située à l'autre extrémité du pays toute opposée. Cette année nous estant trouvez assez forts pour cette entreprise, nous y avons commencé une mission, qui a eu dans son ressort trois bourgs: de S. Jean Baptiste, de S. Joachim, & de Saincte Elizabeth. Les Pères Antoine Daniel & Simon le Moine en ont eu le soin. Ils firent leur première demeure & la plus ordinaire dans le bourg plus peuplé de S. Jean Baptiste, y ayant plus à travailler.» (Relat. du pays des Hurons, 1639-40, ch. IX.)

30/518Je visitay cinq des principaux Villages 66, fermez de pallissades de bois, jusques à ce qu'à 67 Cahiagué, le principal Village du païs, où il y a deux cents cabannes assés grandes, où tous les gens de guerre se debvoient assembler. Or en tous ces Villages ils nous reçeurent fort courtoisement avec quelque humble accueil. Tout ce pays où je fus par terre contient quelque 20 à 30 lieues, & est très-beau, soubs la hauteur de quarante quatre degrez & demy de latitude, pays fort deserté, où ils sement grande quantité de bleds d'Inde, qui y vient très-beau, comme aussi des sitrouilles, herbe au Soleil, dont ils font de l'huille de la graine: de laquelle huille ils se frottent la teste. Le pays est fort traversé de ruisseaux qui se deschargent dedans le lac. Il y a force vignes & prunes, qui sont tresbonnes, framboises, fraises, petites pommes sauvages, noix & une manière de fruict, qui est de la forme, & couleur de petits citrons, & en ont aucunement le goust, mais le dedans est tresbon, est presque semblable à celuy des 31/519figues. C'est une plante qui les porte, laquelle à la hauteur de deux pieds & demy, chacune plante n'a que trois à quatre feuilles pour le plus, & de la forme de celle du figuier, & n'aporte que deux pommes chacun pied. Il y en a quantité en plusieurs endroits, & en est le fruict tresbon, & de bon goust68: les chesnes, ormeaux, & hestres, y sont en quantité, y ayans dedans ce pays force sapinieres, qui est la retraicte ordinaire des perdrix, & lapins. Il y a aussi quantité de cerises petites & merises, & les mesmes especes de bois que nous avons en nos forests de France, sont en ce pays-là. A la vérité ce terroir me semble un peu sablonneux, mais il ne laisse pas d'estre bon pour cet espece de froment. Et en ce peu de pays j'ay recogneu qu'il est fort peuplé d'un nombre infiny d'ames, sans en ce comprendre les autres contrées, où je n'ay pas esté, qui sont, au rapport commun, autant ou plus peuplées, que ceux cy-dessus: Me representant que c'est grand dommage que tant de pauvres créatures vivent, & meurent sans avoir la cognoissance de Dieu, & mesmes sans aucune Religion ny Loy, soit divine, Politique, ou Civille, establie parmy eux. Car ils n'adorent, & ne prient, aucune chose, du moins en ce que j'ay peu recognoistre en leur conversation: Ils ont bien encore quelque espece de cérémonie entr'eux, que je descriray en son lieu, comme pour ce qui est des mallades, ou pour sçavoir ce 32/520qui leur doibt arriver, mesme touchant les morts: mais ce sont de certains personnages estans parmy eux qui s'en veulent faire à croire, tout ainsi que faisoient, ou se faisoit du temps des anciens Payens qui se laissoient emporter aux persuasions des enchanteurs, & devins, neantmoins la pluspart de ces peuples ne croyent rien de ce qu'ils font, & disent. Ils sont assez charitables entr'eux, pource qui est des vivres: mais au reste, fort avaricieux. Ils ne donnent rien pour rien. Ils sont couverts de peaux de Cerfs, & Castor, qu'ils traictent avec les Algommequins, & Nipisierinij, pour du bled d'Inde, & farines d'iceluy.

Note 66: (retour)

Ces cinq principaux villages palissadés étaient presque tous situés sur la frontière du côté des Iroquois. A part Tequenonkiaye et Carhagouha, qu'il venait de visiter, il dut passer par Scanonahenrat, qui formait à lui seul la nation des Tohontahenrat, et par Teanaustayaé, chef-lieu des Attignenonghac. L'auteur compte sans doute Cahiagué pour le cinquième; car, en passant par Teanaustayé, il devait naturellement laisser de côté Taenhatentaron, appelé plus tard Saint-Ignace, qui était à deux bonnes lieues plus au nord, et qui complète le nombre de villages palissadés que compte Champlain lui-même un peu plus loin.

Note 67: (retour)

Dans l'édition de 1632, on a corrigé en mettant simplement: jusques à Cahiagué.

Note 68: (retour)

Le fruit de cette plante (Podophyllum peltatum, LINN.), que l'on appelle citronnier, dans le pays, est bon à manger; mais la racine est un poison violent, dont les sauvages se servaient quelquefois quand ils ne pouvaient survivre à leur chagrin. (Catal. des Plantes Canad. contenues dans l'herbier de l'Univ. Laval, par l'abbé O. Brunet, prem. livraison, p. 15.)

Le dixseptiesme jour d'Aoust j'arrivay à Cahiagué, où je fus reçeu avec grande alegresse, & recognoissance de tous les Sauvages du pays, qui avoient rompu leur desseing, pensant ne me revoir plus, & que les Iroquois m'avoient pris, comme j'ay dict cy-dessus, qui fut cause du grand retardement qui se trouva en ceste expédition, jusques là mesmes qu'ils avoient remis la partie à l'autre année suivante: Sur lesquelles entrefaictes ils reçeurent nouvelles comme certaine nation de leurs alliez 69, qui habitent à trois bonnes journées plus 33/521haut que les Entouhonorons70, ausquels71 les Iroquois font aussi la guerre, lesquels aliez les vouloient assister en ceste expedition de cinq cens bons hommes, & faire alliance, & jurer amitié avec nous, ayants grand desir de nous voir, & que nous fissions la guerre tous ensemble, & dont ils tesmoignoient avoir du contentement de nostre cognoissance, & moy d'avoir trouvé cette opportunité, pour le desir que j'avois de sçavoir des nouvelles de ce pays-là: qui n'est qu'à sept journées, d'où les Flamens vont traicter sur le quarentiesme degré, lesquels Sauvages72, assistez des Flamens, leur font la guerre, & les prennent prisonniers, & les font mourir cruellement, comme de faict ils nous dirent que l'année passée faisant la guerre, ils prirent trois desdicts Flamens qui les assistoient, comme nous faisons les Attigouautan: & qu'au combat, il en fut tué un des leurs. Neantmoins ils ne laisserent pas de renvoyer les trois Flamens prisonniers, sans leur faire aucun mal, croyans que ce fussent des nostres, encores qu'ils n'eussent aucune cognoissance de nous, que par oüy dire, n'ayans jamais veu de Chrestien: car autrement ces trois prisonniers n'eussent pas passé à si bon marché, ny ne passeront, s'ils en peuvent prendre, & atraper. Ceste nation est fort belliqueuse, à ce que 34/522tiennent ceux de la nation des Attigouotans, il n'y a que trois Villages qui sont au millieu de plus de 20 autres, ausquels ils font la guerre, ne pouvant avoir de secours de leurs amis, d'autant qu'il faut passer par le pays [de] ces Chouontouarouon73, qui est fort peuplé, ou bien faudroit prendre un bien grand tour de chemin.

Note 69: (retour)

Champlain, dans sa grande carte de 1632, les appelle Carantouanais. «C'est une nation,» dit-il (Table de la carte, p. 8), qui s'est retirée au Midy des Antouhonorons, en très beau & bon païs, où ils sont fortement logez, & sont amis de toutes les autres nations, fors desdits Antouhonorons, desquels ils ne sont qu'à trois journées.» Ce nom de Carantouanais n'était probablement que le nom particulier ou d'une tribu, ou d'un village de la nation des Andastes, ou Andastoéronons. «Andastoé,» dit le P. Ragueneau (Rel. des Hurons, 1647-8, ch. VIII), «est un pays au delà de la Nation Neutre, éloigné des Hurons en ligne droite prés de cent cinquante lieues, au Sud-est quart de Sud des Hurons... Ce sont peuples de langue Huronne, & de tout temps alliez de nos Hurons. Ils sont très-belliqueux, & comptent en un seul bourg treize cens hommes portans armes...» Plusieurs européens «s'estans mis sous la protection du Roy de Suéde, ont appellé ce pays-là Nouvelle Suède. Nous avions jugé autrefois que ce fust une partie de la Virginie.» De ce qui précède, et de l'examen attentif des cartes anciennes, on peut conclure que les Carantouanais, ou Andastes, s'étaient établis assez près de la rivière Susquehanna, vers le sud-est de la Pensylvanie. C'est aussi l'opinion de M. Ferland (Cours d'Hist. du Canada, I, p. 174).

Note 70: (retour)

Ces Entouhonorons, que l'auteur appelle un peu plus loin Chouontouaronons sont les mêmes que les Sountouaronons ou Tsountouaronons, appelés plus souvent Tsonnontouans.

Note 71: (retour)

Auxquels aliés; car, d'après Champlain lui-même (Table de la carte de 1632, p. 8), les Entouhonorons, conjointement avec les Iroquois proprement dits, «faisoient la guerre par ensemble à toutes les autres nations, excepté à la nation Neutre. »

Note 72: (retour)

Les Iroquois, et très-probablement les Agniers, avec lesquels les Andastes eurent souvent des démêlés.

Note 73: (retour)

Faut-il ici suppléer de, et lire de ces Chouontouaronon? ou bien mettre tout bonnement des à la place de ces, comme on a fait dans l'édition de 1632? Nous osons croire que le premier mode de correction vaut mieux; parce que le mot Chouontouaronon est l'équivalent de Entouhoronon. Il est bien évident, en effet que Chouontouaronon, Souontouaronon, Sountouaronon, Tsountouaronon, ne sont que des orthographes différentes du nom des Tsonnontouans, que Champlain appelle Entouhonorons, ou plutôt Entouhoronons. D'ailleurs, si Champlain avait voulu parler ici d'une autre nation, il devait naturellement dire qu'elle était l'ennemie des Carantouanais, et ne pas se contenter de remarquer qu'elle était fort peuplée.

Arrivé que je fus en ce Village, où il me convint sejourner, attendant que les hommes de guerre vinsent des Villages circonvoisins pour nous en aller au plustost qu'il nous seroit possible, pendant lequel temps on estoit tousjours en festins, & dances, pour la resjouyssance en laquelle ils estoient de nous voir si resolus de les assister en leur guerre, & comme s'asseurant desja de leur victoire.

La plus grande partie de nos gens assemblez nous partismes du village le premier jour de Septembre, & passasmes sur le bord d'un petit lac 74, distant dudit village de trois lieues, où il se fait de grandes pescheries de poisson, qu'ils conservent pour l'hyver. Il y a un autre lac 75 tout joignant, qui a 35/523vingt-six lieues de circuit, descendant dans le petit par un endroict, où se faict la grande pesche dudit poisson, par le moyen de quantité de pallissades, qui ferme presque le destroit, y laissant seulement de petites ouvertures, où ils mettent leurs fillets, où le poisson se prend, & ces deux lacs se deschargent dans la mer douce. Nous sejournasmes quelque peu en ce lieu pour attendre le reste de nos Sauvages, où estans tous assemblez avec leurs armes, farines, & choses necessaires: on se délibéra de choisir des hommes des plus resolus qui se trouveroient en la trouppe, pour aller donner advis de nostre partement à ceux qui nous debvoient assister des cinq cents hommes pour nous joindre, affin qu'en un mesme temps nous nous trouvassions devant le fort des ennemis. Ceste délibération prinse, ils despescherent deux canaux, avec douze Sauvages des plus robustes, & par mesme moyen l'un de nos truchements 76 qui me pria luy permettre faire le voyage: ce que facillement je luy accorday, puisque de sa volonté il y estoit porté, & par ce moyen verroit leur pays, & pourroit recognoistre les peuples qui y habitent. Le danger n'estoit pas petit, d'autant qu'il faloit passer par le milieu des ennemis. Ils partirent le 8 dudit mois, & le dixiesme ensuivant il fit une forte gelée blanche. Nous continuasmes nostre chemin vers les ennemis, & fismes quelque cinq à six lieues dans ces lacs 77, & de là les sauvages portèrent leurs canaux environ dix lieues par terre, & 36/524rencontrasmes un autre lac78 de l'estendue de six à sept lieues de long, & trois de large. C'est d'où sort une riviere79 qui se va décharger dans le grand lac des Entouhonorons, & ayans traversé ce lac, nous passasmes un saut d'eau, continuant le cours de ladite riviere, tousjours aval, environ soixante quatre lieues, qui est rentrée 80 dudit lac des Entouhonorons & allans, nous passasmes cinq saults par terre. Les uns de quatre à cinq lieues de long, & passasmes par plusieurs lacs, qui sont d'assez belles estendues, comme aussi ladicte riviere qui passe parmy, est fort abondante en bons poissons, estant certain que tout ce païs est fort beau, & plaisant. Le long du rivage il semble que les arbres ayent esté plantez par plaisir, en la pluspart des endroicts: aussi que tous ces pays ont esté habitez au temps passé de Sauvages, qui depuis ont esté contraincts l'abandonner pour la crainte de leurs ennemis. Les vignes, & noyers, y sont en grande quantité, les raisins viennent de maturité: mais il y reste tousjours une aigreur fort acre, que l'on sent à la gorge en le mangeant en quantité. Ce qui provient à faute d'estre cultivez: ce qui est deserté en ces lieux est assez agréable. La chasse des Cerfs, & Ours, y est fréquente, & pour l'expérience nous y chassasmes, & en prismes un assez bon nombre en dessendans, & pour ce faire ils se mettoient quatre ou cinq cents sauvages en haye dans le 37/525bois, jusques à ce qu'ils eussent attaint certaines pointes qui donnent dans la riviere, & puis marchant par ordre ayant l'arc & la flesche en la main, en criant & menant un grand bruit pour estonner les bestes, ils vont tousjours jusques à ce qu'ils viennent au bout de la pointe. Or tous les animaux qui se trouvent entre la pointe & les chasseurs sont contraints de se jetter à l'eau, sinon qu'ils passent à la mercy des flesches qui leur sont tirées par les chasseurs, & cependant les Sauvages qui sont dans les canaux posez & mis exprez sur le bord du rivage, s'approchant facillement des Cerfs, & autres animaux chassez & harassez & fort estonnez: lors les chasseurs les tuent facillement avec des lames d'espées, emmanchées au bout d'un bois, en façon de demie picque, & font ainsi leur chasse: comme aussi au semblable dans les isles, où il y en a quantité. Je prenois un singulier plaisir à les voir ainsi chasser, remarquant leur industrie. Il en fut tué beaucoup de coups d'arquebuse, dont ils s'estonnoient fort: mais il arriva de malheur qu'en tirant un Cerf, par mesgarde un sauvage se rencontra devant le coup, & fut blessé d'une arquebusade, n'y pensant nullement, comme il est à presupposer, dont il s'ensuit une grande rumeur entr'eux, qui neantmoins s'appaisa, en donnant quelques presens au blesse, qui est la façon ordinaire pour appaiser, & amortir les querelles & où le blessé decederoit, on fait les presens, & dons, aux parens de celuy qui aura esté tué. Pour le gibier, il est en grande quantité, 38/526lors de sa saison. Il y a aussi force grues 81, blanches comme signes, & d'autres especes d'oiseaux, semblables à ceux de France.

Note 74: (retour)

Le lac Couchichine, dans lequel se décharge le lac Simcoe, et qui se décharge lui-même dans le lac Huron par la rivière de Matchidache, ou Severn. Il ne devait pas y avoir trois lieues de Cahiagué à ce lac; mais il est clair qu'on ne mit les canots à l'eau que vers le Détroit, où se faisait «la grande pesche de poisson,» puisqu'on ne fit que «passer sur le bord» de ce petit lac. Or de ce lieu à Cahiagué il pouvait y avoir trois lieues, ou environ.

Note 75: (retour)

Le lac Simcoe, dont le nom sauvage paraît avoir été Ouentaronk, et que l'on a appelé aussi lac aux Claies, probablement à cause de ce mode particulier d'y faire la pêche.

Note 76: (retour)

Étienne Brûlé. (Voir, plus loin, le voyage de 1618.)

Note 77: (retour)

La traverse du lac Simcoe, de l'ouest à l'est, est d'environ cinq lieues.

Note 78: (retour)

Le lac à l'Esturgeon (Sturgeon lake) a environ cinq ou six lieues de long, et, en certains endroits, trois lieues de large, quoique ce ne soit point sa largeur moyenne. De ce lac qui n'est qu'à sept ou huit lieues du lac Simcoe, jusqu'aux Mille-Isles, en suivant les nombreux détours de la rivière Otonabi, de celle de Trent et de la baie de Quinté, il y a à peu près soixante-quatre lieues, comme trouve l'auteur.

Note 79: (retour)

La partie supérieure de cette rivière, jusqu'au point où elle se décharge dans le lac au Riz (Rice lake), s'appelle aujourd'hui Otonabi, le reste, jusqu'à la baie de Quinte, porte le nom de rivière Trent.

Note 80: (retour)

Cette entrée du lac Ontario, est parsemée d'un si grand nombre d'îles, qu'on lui a donné le nom de Mille-Isles.

Note 81: (retour)

«Nous avons, dit Charlevoix, des grues de deux couleurs: les unes sont toutes blanches, les autres d'un gris de lin.» (Journal historique, lettre IX.—Voir Ornithologie du Canada, par J. M. Lemoine, p. 320.)

Nous fusmes à petites journées jusques sur le bord du lac des Entouhonorons, tousjours chassant, comme dit est cy-dessus, où estans, nous fismes la traverse en l'un des bouts, tirant à l'Orient, qui est l'entrée de la grande riviere Sainct Laurens, par la hauteur de quarante-trois degrez82 de latitude, où il y a de belles isles fort grandes en ce passage. Nous fismes environ quatorze lieues 83 pour passer jusques à l'autre costé du lac, tirant au Su, vers les terres des ennemis. Les Sauvages cachèrent tous leurs canaux dans les bois, proches du rivage: nous fismes par terre quelque quatre lieues sur une playe de sable, où je remarquay un pays fort agréable, & beau, traversé de plusieurs petits ruisseaux, & deux petites rivieres84 qui se deschargent au susdit lac, & force estangs & prairies, où il y avoit un nombre infiny de gibier, & force vignes, & beaux bois, grand nombre de Chastaigners, dont le fruict estoit 39/527encore en leur escorce. Les Chastaignes sont petites, mais d'un bon goust. Le pays est remply de forests, sans estre deserté, pour la pluspart de ce terroir. Tous les canaux estans ainsi cachez, nous laissasmes le rivage du lac, qui a quelque quatre-vingt lieues de long, & vingt-cinq de large 85. La plus grande partie duquel est habité de Sauvages sur les costes des rivages d'iceluy, & continuasmes nostre Chemin par terre, environ vingt-cinq à 30 lieues: Durant quatre journées nous traversames quantité de ruisseaux, & une riviere86, procédante d'un lac qui se descharge dans celuy des Entouhonorons. Ce lac est de l'estendue de 25 ou 30 lieues de circuit, où il y a de belles isles, & est le lieu où les Iroquois ennemis font leur pesche de poisson, qui est en abondance.

Note 82: (retour)

Quarante-quatre degrés et quelques minutes.

Note 83: (retour)

De la baie de Quinte à l'embouchure de la rivière Chouaguen ou Oswego, la petite flotte n'aurait eu également que quatorze lieues de traverse, et ce serait bien le chemin que prendraient aujourd'hui les vaisseaux à vapeur. Mais nos sauvages avaient toutes sortes de raisons pour ne point traverser dans cette direction. D'abord avec leurs petits canots, si commodes d'ailleurs pour ces sortes d'expéditions, ils ne se hasardaient pas facilement sur ces mers intérieures, qu'un coup de vent peut rendre, en un instant, redoutables même aux plus gros vaisseaux. Ensuite une traverse aussi directe les mettait au coeur du pays ennemi, sans qu'ils eussent pu cacher ou déguiser leur marche, et leur ôtait toute chance de retraite, parce qu'il n'eût pas été possible de bien cacher leurs canots. On dut donc passer d'île en île jusqu'à cette pointe que l'on a appelée, pour les raisons que nous venons de mentionner, pointe à la Traverse (aujourd'hui Stoney point); et il est à regretter que nos géographes modernes n'aient pas respecté un nom aussi significatif. Cette pointe est à peu près au sud-est de l'entrée de la baie de Quinté; mais il faut remarquer que Champlain, dans sa carte de 1632, la place vers le sud; ce qui peut rendre compte de cette expression tirant au Su.

Note 84: (retour)

Probablement la rivière des Sables et la rivière à la Famine (aujourd'hui Salmon river), qui sont à quatre ou cinq lieues l'une de l'autre.

Note 85: (retour)

Le lac Ontario a environ soixante-dix lieues de long, sur dix-sept ou dix-huit de large, dans ses plus grandes dimensions.

Note 86: (retour)

La rivière Chouaguen, ou Ochouaguen; les Anglais disent Oswego. Le lac dont parle ici Champlain, et qui se décharge dans le lac Ontario par cette rivière, est celui d'Oneida, ou lac des Onneyouts; son nom propre était, en iroquois, Téchiroguen.

Le 9 du mois d'Octobre nos Sauvages allant pour descouvrir rencontrèrent 11 Sauvages qui 87 prirent prisonniers, à sçavoir 4 femmes, trois garçons, une fille, & trois hommes, qui alloient à la pesche de poisson, eslongnez du fort des ennemis de quelque quatre lieues. Or est à noter que l'un des chefs voyant ces prisonniers couppa le doigt à une de ces pauvres femmes pour commencer leur supplice ordinaire: surquoy je survins sur ces entrefaittes, & blasmé le Capitaine Yroquet, luy representant que ce n'estoit l'acte d'un homme de guerre, comme il se disoit estre, de se porter cruel envers les femmes, qui n'ont deffence aucune que les pleurs, lesquelles à cause de 40/528leur imbecilité, & foiblesse, on doibt traicter humainement. Mais au contraire que cet acte fera jugé provenir d'un courage vil & brutal, & que s'il faisoit plus de ces cruautez, qu'il ne me donneroit courage de les assister, ny favoriser, en leur guerre: A quoy il me répliqua pour toute responce, que leurs ennemis les traictoient de mesme façon. Mais puis que ceste façon m'apportoit du déplaisir, il ne feroit plus rien aux femmes, mais bien aux hommes, puis que cela ne nous estoit aggreable.

Le lendemain, sur les trois heures après Midy, nous arrivasmes devant le fort88 de leurs ennemis, où les Sauvages firent quelques escarmouches les uns contre les autres: encore que nostre desseing ne fust de nous descouvrir jusques au lendemain: mais l'impatience de nos Sauvages ne le peust permettre, tant pour le desir qu'ils avoient de veoir tirer sur leurs ennemis, comme pour delivrer quelques-uns des leurs qui s'estoient par trop engagez, & qui estoient poursuivis de fort prés. Lors je m'approchay, & y fus, mais avec si peu d'hommes que j'avois: neantmoins nous leur montrasmes ce qu'ils n'avoient jamais veu, ny oüy. Car aussi-tost qu'ils nous veirent, & entendirent les coups d'harquebuse, & les balles siffler à leurs oreilles, ils se retirèrent promptement en leur fort, emportant leurs morts, & blessez, en ceste charge, & nous aussi semblablement fismes la retraite en nostre gros, avec cinq ou six des nostres blessez, dont l'un y mourut.

Note 88: (retour)

A en juger par l'espace que nos guerriers ont jusqu'ici parcouru, c'est-à-dire, vingt-cinq ou trente lieues, d'après l'estimation de Champlain, et par les indications de la carte de 1632, ce fort devait être à une petite distance du fond du lac de Canondaguen, ou Canandaiga, et vers le sud du lac Honeoye, dans le comté d'Ontario.

41/529

Cela estant faict, nous nous retirasmes à la portée d'un canon, hors de la veue des ennemis, neantmoins contre mon advis, & ce qu'ils m'avoient promis. Ce qui m'esmeut à leur dire & user de parolles assez rudes, & fascheuses, affin de les inciter à se mettre en leur devoir, prevoyant que si toutes choses alloient à leur fantaisie, & selon la conduitte de leur conseil, il n'en pouvoit réussir que du mal à leur perte & ruyne. Neantmoins je ne laissay pas de leur envoyer, & proposer, des moyens dont il falloit user, pour avoir leurs ennemis, qui fut de faire un Cavallier avec de certains bois, qui leur commanderoit par dessus leurs pallissades: sur lequel on poseroit quatre ou cinq de nos harquebusiers, qui tireroient force harquebusades par dessus leurs pallissades & galeries, qui estoient bien munies de pierres, & par ce moyen on deslogeroit les ennemis qui nous offençoient de dessus leurs galleries, & cependant nous donnerions ordre d'avoir des ais pour faire une manière de mantelets, pour couvrir & garder nos gens des coups de flesche, & de pierre, dont ils usoient ordinairement. Lesquelles choses, à sçavoir ledit Cavalier & les mantelets se pourroient porter à la main, & force d'hommes, & y en avoir un fait en telle sorte, que l'eau ne pouvoit pas estaindre le feu que l'on y appliqueroit devant le fort, & cependant ceux qui seroient sur le Cavalier feroient leur devoir avec quelques arquebusiers qui y seroient logés, & en ce faisant nous nous deffendrions en sorte, qu'ils ne pourroient aprocher pour esteindre le feu que nous y appliquerions à leurs clostures. Ce qu'ils trouverent 42/530bon, & fort à propos, & y firent travailler à l'instant suivans mon advis. Et de faict, le lendemain 89 ils se mirent en besongne, les uns à coupper du bois, les autres à l'amasser, pour bastir, & dresser, lesdits Cavalliers, & mantelets: ce qui fut promptement exécuté, & en moins de quatre heures, horsmis du bois dont ils amasserent bien peu pour brusler contre leurs pallissades, affin d'y mettre le feu. Ils esperoient que ledit jour les cinq cents hommes promis viendroient, desquels neantmoins on se doutoit, parce qu'ils ne s'estoient point trouvez au rendez vous, comme on leur avoit donné charge, & qu'ils l'avoient promis. Ce qui affligeoit fort nos Sauvages: Mais voyants qu'ils estoient en assez bon nombre pour prendre leur fort, sans autre assistance, & jugeant de ma part que la longueur en toutes affaires est tousjours prejudiciable, du moins à beaucoup de choses. Je le90 pressay d'attaquer ledit fort, leur remonstrant que les ennemis ayant recogneu leurs forces, & de nos armes, qui perçoient ce qui estoit à l'espreuve des flèches, ils commencèrent à se barricader, & à eux couvrir de bonnes pièces de bois, dont ils estoient bien munis, & leur Village remply, & que le moins temporiser estoit le meilleur, comme de fait ils y remédièrent fort bien: car leur Village estoit enclos de quatre bonnes pallissades de grosses pièces de bois, entrelassées les unes parmy les autres, où il n'y avoit pas plus de demy pied d'ouverture entre-deux, de la hauteur de trente pieds, & les galleries, comme en manière de parapel qu'ils avoient garnis de doubles pièces de 43/531bois, à l'espreuve de nos harquebusades, & proche d'un estang qu'ils estoient, où l'eau ne leur manquoit aucunement, avec quantité de gouttières qu'ils avoient mises entre-deux, lesquelles jettoient l'eau au dehors, & la mettoient par dedans à couvert pour estaindre le feu. Voila en effect la façon dont ils usent, tant en leurs fortifications qu'en leurs deffences, & bien plus forts que les villages des Attigouautan, & autres.

Note 89: (retour)

Le 11 octobre.

Nous nous approchasmes pour attaquer ce village, faisant porter nostre Cavallier par 200 hommes les plus forts, qui le poserent devant ce village, à la longueur d'une picque, où je fis monter trois 91 harquebusiers, bien à couvert des flesches & pierres, qui leur pouvoient estre tirées, & jettées. Cependant l'ennemy ne laissa pour cela de tirer un grand nombre de flesches, qui ne manquèrent point, & quantité de pierres qu'ils jettoient par dessus leurs pallissades. Neantmoins la multitude infinie des coups d'harquebuse les contraignirent de desloger, & d'abandonner leurs galleries, par le moyen, & faveur, d'un Cavallier qui les descouvroit, & ne s'osoient descouvrir, ny montrer, combattans à couvert. Et comme on portoit le Cavalier, au lieu d'apporter les mantelets par ordre, & celuy où nous debvions mettre le feu, ils les abandonnèrent, & se mirent à crier contre leurs ennemis, en tirant des coups de flesches dedans le fort, qui, à mon oppinion, ne faisoient pas beaucoup de mal aux ennemis. Mais il faut les excuser, car ce ne sont 44/532pas gens de guerre, & d'ailleurs qu'ils ne veulent point de discipline, ny de correction, & ne font que ce qui leur semblent bon. C'est pourquoy inconsidérément un d'entr'eux mist le feu au bois, contre le fort de leurs ennemis, & tout au rebours de bien, & contre le vent, tellement qu'il ne fin: aucun effect.

Note 91: (retour)

L'édition de 1632 porte quatre, au lieu de trois. Dans le dessin qui représente le cavalier devant le fort, on en distingue sept.

Agrandissement (1014x874)

Le feu donc passé, la pluspart des Sauvages commencèrent à apporter le bois contre les pallissades, mais en petite quantité qui feut cause que le feu, si peu fourny de bois ne peut faire grand effect: aussi que le désordre survint entre ce peuple, tellement qu'on ne se pouvoit entendre: ce qui m'affligeoit fort, j'avois beau crier à leurs oreilles & leur remonstrer au mieux qu'il m'estoit possible le danger où ils se mettoient par leur mauvaise intelligence, mais ils n'entendoient rien pour le grand bruit qu'ils faisoient, & voyant que c'estoit me rompre la teste de crier, & que mes remonstrances estoient vaines, & ne pouvant remédier à ce désordre, ny faire davantage: je me resolu avec mes gens de faire ce qui me seroit possible, & tirer sur ceux que nous pourrions découvrir, & apercevoir. Cependant les ennemis faisoient proffit de nostre désordre, ils alloient à l'eau, & en jettoient en telle abondance, que vous eussiez dit que c'estoient ruisseaux qui tomboient par leurs gouttières, de telle façon, qu'en moins de rien ils rendirent le feu du tout estaint, sans que pource ils laissassent de tirer des coups de flèches, qui tomboient sur nous comme gresle. Ceux qui estoient sur le Cavallier en tuèrent, & estropierent, beaucoup. Nous fusmes en ce combat environ trois heures, il y eut deux de nos 45/533Chefs, & des principaux blessez, à sçavoir un appellé Ochateguain, l'autre Orani, & quelque quinze d'autres particuliers aussi blessez. Les autres de leur costé voyants leurs gens blessez, & quelques-uns de leurs Chefs, ils commencèrent à parler de retraicte, sans plus combattre, attendant les cinq cents hommes 92 qui ne debvoient plus gueres tarder à venir, & ainsi se retirèrent, n'ayants que ceste bouttade de désordre. Au reste les Chefs n'ont point de commandement absolu sur leurs compagnons, qui suivent leur volonté, & font à leur fantaisie, qui est la cause de leur désordre, & qui ruyne toutes leurs affaires: Car ayant resolu quelque chose avec les principaux, il ne faudra qu'un belistre, ou de néant, pour rompre une resolution, & faire un nouveau desseing, si la fantaisie luy en prend. Ainsi les uns pour les autres ne font rien, comme il se peut veoir par ceste expédition.

Note 92: (retour)

C'étaient les cinq cents hommes que leur avaient offerts les Carantouanais ou Andastes; ils arrivèrent deux jours trop tard. (Voir à la fin de cette relation, p. 135.)

Mais nous nous retirasmes en nostre fort, moy estant blessé de deux coups de flesches, l'un dans la jambe, & l'autre au genouil, qui m'apporta grande incommodité, outre les grandes & extresmes douleurs. Et estans tous assemblez, je leur fis plusieurs remonstrances sur le désordre qui s'estoit passé, mais tous mes discours servoient aussi peu que le taire, & ne les émeut aucunement, disans que beaucoup de leurs gens avoient esté blessez, & moy-mesme, & que cela donneroit beaucoup de fatigue, & d'incommodité, aux autres, faisant la retraite pour les porter, & que de retourner plus contre leurs ennemis, comme 46/534je leur proposois le debvoir faire, il n'y avoit aucun moyen, mais bien qu'ils attendroient encores quatre jours les cinq cents hommes qui debvoient venir, & estans venus ils feroient un second effort contre leurs ennemis, & executeroient mieux ce que je leur dirois, qu'ils n'avoient fait par le passé. Il en fallut demeurer là, à mon grand regret. Cy-devant est representé comme ils fortifient leurs villes, & par ceste figure l'on peut entendre, & voir, que celles des amis, & ennemis, sont semblablement fortifiez.

Le lendemain93 il fit un vent impétueux qui dura deux jours, fort favorable à mettre le feu de rechef au fort des ennemis: sur quoy je les pressay fort, mais ils n'en voulurent rien faire, comme doutant d'avoir pis, & d'ailleurs se representans leurs blessez.

Note 93: (retour)

Le 12 octobre.

Nous fusmes campez jusques au 16 dudit mois, où durant ce temps il se fist quelques escarmouches entre les ennemis, & les nostres, qui demeurèrent le plus souvent engagez parmy les ennemis, plustost par leur imprudence, que faute de courage, vous asseurant qu'il nous falloit, à toutes les fois qu'ils alloient à la charge, les aller requérir, & les desengager de la prise, ne se pouvant retirer qu'en la faveur de nos harquebusiers, ce que les ennemis redoubtent & appréhendent fort. Car si tost qu'ils apperçoivoient quelqu'un de nos harquebusiers, ils se retiroient promptement, nous disans par forme de persuasion que nous ne nous meslassions pas en leurs combats, & que leurs ennemis avoient bien peu de courage de nous requérir de les assister avec tout plain d'autres discours sur ce subject pour nous en émouvoir.

47/535

J'ay representé de la façon qu'ils s'arment allant à la guerre, figure E94.

Note 94: (retour)

L'édition originale de 1619, et la seconde édition de 1627, renvoient ici, par inadvertance, à la page 23; dans ces deux éditions, la figure E se trouve au verso de la page 87.

Et quelques jours passez voyans que les cinq cens hommes ne venoient point, ils délibérèrent de partir, & faire retraite au plustost, & commencèrent à faire certains paniers pour porter les blessez, qui sont mis là dedans, entassez en un monceau pliez & garrottez de telle façon, qu'il est impossible de se mouvoir, moins qu'un petit enfant en son maillot, & n'est pas sans faire recevoir aux blessez de grandes & extresmes douleurs. Je le puis bien dire avec vérité, quand à moy, ayant esté porté quelques jours, d'autant que je ne pouvois me soustenir, principallement à cause du coup de flesche que j'avois reçeu au genouil, car jamais je ne m'estois veu en une telle gehenne, durant ce temps, car la douleur que j'endurois à cause de la blesseure de mon genouil, n'estoit rien au pris de celle que je supportois lié & garrotté sur le dos de l'un de nos Sauvages: ce qui me faisoit perdre patience, & qui fist qu'aussitost que je peu avoir la force de me soustenir, je sortis de céte prison, ou à mieux dire de la gehenne.

Les ennemis nous poursuivirent environ demie lieue, mais c'estoit de loing, pour essayer d'attrapper quelques-uns de ceux qui faisoient l'arriere-garde, mais leurs peines leur demeura vaines, & se retirèrent.

Or tout ce que j'ay veu de bon en leur guerre est, qu'ils font leur retraicte fort seurement, mettans tous les blessez, & les 48/536vieux, au milieu d'eux, estant sur le devant aux aiselles & sur le derrière bien armez 95, & arrangez par ordre de la façon, jusques à ce qu'ils soient en lieu de seureté, sans rompre leur ordre.

Note 95: (retour)

Estant, sur le devant, aux ailles & sur le derrière, bien armez.

Leur retraite estoit fort longue, comme de vingt-cinq à 30 lieues, qui donna beaucoup de fatigue aux blessez, & à ceux qui les portoient, encores qu'ils se changeassent de temps en temps.

Le dix-huictiesme jour dudict mois, il tomba forces neiges, & gresle, avec un grand vent qui nous incommoda fort. Neantmoins nous fismes tant que nous arrivasmes sur le bord dudict lac des Entouhonorons, & au lieu où estoient nos canaux cachés, que l'on trouva tous entiers: car on avoit eu crainte que les ennemis les eussent rompus, & estans tous assemblez, les voyants prests de se retirer à leur Village, je les priay de me remener à nostre habitation, ce qu'ils ne vouloient accorder du commencement: mais en fin ils se resolurent, & cherchèrent 4 hommes pour me conduire, ce qui fut fait, lesquels quatre hommes s'y offrirent volontairement: Car, comme j'ay dit cy-dessus, les chefs n'ont point de commandement sur leurs compagnons, qui est cause que bien souvent ils ne font pas ce qu'ils voudroient bien, & ces hommes estant trouvés, il falut trouver un canau, qui ne se peut recouvrer, chacun ayant affaire du sien, & n'en ayant plus qui 96 ne leur en faloit. Ce n'estoit pas me donner sujet de contentement, ains au contraire cela m'affligeoit fort, mettant en doute quelque 49/537mauvaise volonté, d'autant qu'ils m'avoient promis de me remener & conduire, jusques à nostre habitation, après leur guerre, & outre que j'estois fort mal accommodé pour hyverner avec eux, car autrement je ne m'en fusse pas soucié: & ne pouvans rien faire, il fallut se resoudre à la patience. Mais depuis après quelques jours je recogneu que leur desseing estoit de me retenir avec mes compagnons en leur pays, tant pour leur seureté, craignant leurs ennemis, que pour entendre ce qui se passoit en leurs Conseils, & assemblées, que pour resoudre ce qu'il convenoit faire à l'advenir contre leursdits ennemis, pour leur seureté & conservation.

Le lendemain vingt-huictiesme dudit mois, chacun commença à se préparer les uns pour aller à la chasse des Cerfs, les autres aux Ours Castors, autres à la pesche du poisson, autres à se retirer en leurs Villages, & pour ma retraite & logement il y eut un appellé Durantal97, l'un des principaux chefs, avec lequel j'avois desja quelque familiarité, me fist offre de sa cabanne, vivres, & commoditez, lequel prit aussi le chemin de la chasse du Cerf, qui est tenue pour la plus noble entr'eux, & en la plus grande quantité. Et après avoir traversé le bout du 50/538lac de laditte isle98, nous entrasmes dans une riviere99 qui a quel que douze lieues, puis ils portèrent leurs canaux par terre quelque demie lieue, au bout de laquelle nous entrasmes en un lac qui a d'estendue environ dix à douze lieues de circuit, ou il y avoit grande quantité de gibier, comme Cygnes, grues blanches, houstardes, canarts, sarcelles, mauvis, allouettes, beccassines, oyes, & plusieurs autres sortes de vollatilles que l'on ne peut nombrer, dont j'en tuay bon nombre, qui nous servit bien, attendant la prinse de quelque Cerf, auquel lieu nous fusmes en un certain endroict eslongné de quelque dix lieues, où nos Sauvages jugeoient qu'il y avoit des Cerfs en quantité. Ils s'assemblerent quelques vingt-cinq Sauvages, & se mirent à bastir deux ou trois cabannes de pièces de bois, accommodées l'une sur l'autre, & les calfestrerent avec de la mousse pour empescher que l'air n'y entrast, les couvrant d'escorces d'arbres: ce qu'estant faict ils furent dans le bois, proche d'une petite sapiniere, où ils firent un clos en forme de triangle, fermé des deux costez, ouvert par l'un d'iceux. Ce clos fait de grandes pallissades de bois fort presse, de la hauteur de huict à 9 pieds, & de long de chacun costé prés de mil cinq cent pas, au bout duquel triangle y a un petit clos, qui va tousjours en diminuant, couvert en partie de branchage, y laissant seulement une ouverture de cinq pieds, 51/539comme la largeur d'un moyen portail, par où les Cerfs debvoient entrer: Ils firent si bien, qu'en moins de dix jours ils mirent leur clos en estat, cependant d'autres sauvages alloient à la pesche du poisson, comme truittes & brochets de grandeur monstrueuse, qui ne nous manquèrent en aucune façon. Toutes choses estant faites, ils partirent demie heure devant le jour, pour aller dans le bois, à quelque demie lieue de leurdit clos, s'esloignant les uns des autres de quelque quatre-vingt pas, ayant chacun deux bastons, desquels ils frappent l'un sur l'autre, marchant au petit pas en cet ordre, jusques à ce qu'ils arrivent à leur clos. Les Cerfs oyant ce bruit s'enfuyent devant eux, jusques à ce qu'ils arrivent au clos où les sauvages les pressent d'aller, & se joignant peu à peu vers la baye & ouverture de leur triangle, où lesdits Cerfs coulent le long desdites pallissades jusques à ce qu'ils arrivent au bout, où les Sauvages les poursuivent vivement, ayant l'arc & la flesche en main, prests à descocher, & estant au bout de leurdit triangle ils commencent à crier, & contrefaire les loups, dont y a quantité, qui mangent les Cerfs, lesquels Cerfs oyant ce bruict effroyable, sont contraincts d'entrer en la retraicte par la petite ouverture, où ils sont poursuivis fort vivement a coups de flèche, où estans entrez ils sont pris aysément en cette retraicte, qui est si bien close & fermée, qu'ils n'en peuvent sortir aucunement. Je vous asseure qu'il y a un singulier plaisir en ceste chasse, qui se faisoit de deux jours en deux jours, & firent si bien qu'en trente-huit jours 52/540100 que nous y fusmes ils prirent six-vingts Cerfs, desquels ils se donnent bonne curée, reservant la graisse pour l'hyver, en usant d'icelle comme nous faisons du beurre, & quelque peu de chair qu'ils emportent à leurs maisons, pour faire des festins entr'eux. Ils ont d'autres inventions à prendre le Cerf, comme au piège, dont ils en font mourir beaucoup. Vous voyez cy-devant dépaint la forme de leur chasse, clost & piége, & des peaux ils en font des habits. Voila comme nous passasmes le temps attendant la gelée, pour retourner plus aysément, d'autant que le païs est marescageux. Au commencement que l'on estoit sorty pour aller chasser, je m'engagis tellement dans les bois pour poursuivre un certain oyseau qui me sembloit estrange ayant le bec approchant d'un perroquet, & de la grosseur d'une poulle, le tout jaune, fors la teste rouge, & les aisles blues, & alloit de vol en vol comme une perdrix. Le desir que j'avois de le tuer me fist le poursuivre d'arbre en arbre fort longtemps, jusques à ce qu'il s'envolla à bon escient, & en perdant toute esperance je voulus retourner sur mes brisées, où je ne trouvay aucun de nos chasseurs, qui avoient tousjours gaigné païs, jusques à leur clos, & taschant les attrapper, allant ce me sembloit droict où estoit ledict clos, je me treuvay égaré parmy les forests, allant tantost d'un costé, tantost d'un autre, sans me pouvoir recognoistre, & la nuit venant me contraignit de la passer au pied d'un grand arbre, jusques au lendemain, où je commençay à faire chemin jusques sur les trois heures du soir, où je rencontray un petit estang dormant, où j'aperçeus du gibier que je fus gyboyer, & 53/541tuay trois ou quatre oyseaux qui me firent grand bien, d'autant que je n'avois mangé aucune chose. Et le mal pour moy qui101 durant trois jours il n'avoit fait aucun soleil, que pluye, & temps couvert, qui m'augmentoit mon desplaisir. Las & recreu, je commençay à me reposer, & faire cuire de ces oyseaux pour assouvir la faim qui commançoit à m'affaiblir cruellement, si Dieu n'y eust remédié: mon repas pris, je commençay à songer en moy ce que je debvois faire, & prier Dieu qu'il me donnait l'esprit, & le courage, de pouvoir supporter patiemment mon infortune, s'il falloit que je demeurasse abandonné dans ces deserts, sans conseil, ny consolation, que de la bonté & misericorde Divine, & neantmoins m'évertuer de retourner à nos chasseurs. Et ainsi remettant le tout en sa misericorde, je repris courage plus que devant allant ça & là tout le jour, sans m'apperçevoir d'aucune trace, ou sentier, que celuy des bestes sauvages, dont j'en voyois ordinairement en bon nombre. Je fus contrainct de passer icelle nuict, & le mal pour moy estoit que j'avois oublié apporter sur moy un petit cadran qui m'eust remis en mon chemin, à peu prés. L'aube du jour venu, après avoir repeu un peu, je commençay à m'acheminer jusques à ce que je peusse rencontrer quelque ruisseau, & costoyer iceluy, jugeant qu'il falloit de necessité qu'il allast décharger en la riviere, ou sur le bord, où estoient cabanez nos chasseurs. Ceste resolution prise, je l'executay, si bien, que sur le midy se me treuvay sur le bord d'un petit lac, comme de lieue & demie, où j'y tuay quelque gibier, qui m'accommodoit 54/542fort à ma necessité, & avois encore quelque huict à dix charges de poudre, qui me consoloit fort. Je suivay le long de la rive de ce lac, pour voir où il déchargoit, & trouvay un ruisseau assez spacieux que je commançay à suivre, jusques sur les cinq heures du soir, que j'entendis un grand bruict, & prestant l'oreille, je ne pouvois bonnement comprendre ce que c'estoit, jusques à ce que j'entendis le bruict plus clairement & jugay que c'estoit un sault d'eau de la riviere que je cherchois: je m'acheminay de plus prest, & apperceus un eclasie, où estant parvenu je me rancontray en un grand pré, & spacieux, où il y avoit grand nombre de bestes Sauvages & regardant à la main droite, j'apperceus la riviere, large & spacieuse: te commençay à regarder si je ne pourrois recognoistre cet endroit, & marchant en ce pré j'apperceut un petit sentier, qui estoit par où les Sauvages portoient leurs canaux, & en fin après avoir bien consideré, je recognus que c'estoit la mesme riviere, & que j'avois passé par là, & passay encore la nuict avec plus de contentement que je n'avois fait, & ne laissay de soupper de si peu que j'avois. Le matin venu, je reconsideray le lieu où j'estois, & recognus de certaines montagnes qui estoient sur le bord de ladite riviere, que je ne m'estois point trompé, & que nos chasseurs devoient estre au dessoubs de moy, de quatre ou cinq bonne lieues que je fis à mon aise, costoyant le bord de ladite riviere, jusques à ce que j'apperceus la fumée de nosdits chasseurs, auquel lieu j'arrivay avec beaucoup de contentement tant de moy que d'eux qui estoient encore en 55/543queste à me chercher, & avois perdu comme esperance de me revoir, me priant de ne m'écarter plus d'eux ou tousjours porter avec moy mon cadran, & ne l'oublier: & me disoient si tu ne fusse venu, & que nous n'eussions peu te trouver, nous ne serions plus allez aux François, de peur que ils ne nous eussent accusez de t'avoir fait mourir. Depuis il102 étoit sort soigneux de moy quand j'allois à la chasse, me donnant tousjours un Sauvage pour ma compagnie, qui sçavoit si bien retrouver le lieu d'où il partoit, que c'est chose estrange à voir. Pour retourner à mon propos, ils ont une certaine resverie en ceste chasse, telle, qu'ils croyent que s'ils faisoient rostir d'icelle viande, prise en ceste façon, ou qu'il tombast de la graisse dans le feu, ou que quelques os y fussent jettez, qu'ils ne pourroient plus prendre de Cerfs, me priant fort de n'en point faire rostir, mais je me riois de cela, & de leur façon de faire: mais pour ne les scandaliser, je m'en déportois volontiers, du moins estant devant eux, mais en arrière j'en prenois du meilleur, que je faisois rostir, n'adjoustant foy en leurs superstitions, & puis leur ayans dict, ils ne me vouloient croire, disant que si cela eust esté ils n'auroient pris aucuns Cerfs, depuis que telle chose auroit esté commise.

Note 97: (retour)

Plus loin, l'auteur l'appelle d'Arontal et Darontal, orthographe qui se rapproche davantage de celle de Sagard et des Relations des Jésuites. «La contrée, dit Sagard (Grand Voyage, ch. VI), où commandoit le Grand Capitaine Atironta, s'appelle Henarhonon» (Arendaronon). On voit, dans la Relation du pays des Hurons de 1640 (ch. IX), que le capitaine des Arendaronons, Atironta, portait le nom du premier capitaine huron qui ait rencontré les Français. Celle de 1642 s'exprime à peu près dans les mêmes termes: «Il estoit question de faire revivre le nom d'Atironta, celuy qui autrefois le premier des Hurons avoit descendu à Kebec, & lié amitié avec les François.»

Note 98: (retour)

Il semble qu'il y a ici quelque chose de passé. Cette dite île, dont on n'a point encore parlé, et de laquelle on traverse le bout du lac, devait être dans le voisinage de la pointe à la Traverse, et faisait vraisemblablement partie du groupe des îles aux Galops, où l'on dut se réunir, avant que chaque bande prît sa route vers le pays huron, ou vers les endroits de chasse. C'est du moins ce que permet de supposer le texte, qui semble ici s'être ressenti de l'état de souffrance de l'auteur.

Note 99: (retour)

Cette rivière était probablement celle de Cataracoui: car, d'abord l'auteur donne à entendre qu'on ne prit pas, immédiatement du moins, la même route qu'en descendant; en second lieu, la rivière de Cataracoui est la seule un peu considérable que l'on trouve au bout de cette traverse; enfin elle mène précisément au coeur du pays où, suivant la carte de Champlain, il y a force Cerfs, vers le nord de l'entrée de la baie de Quinté.

Note 100: (retour)

Du 28 octobre au 4 décembre.

Note 102: (retour)

Darontal (Édition de 1632).

Le quatriesme jour de Décembre nous partismes de ce lieu, marchant sur la riviere qui estoit gelée, & sur les lacs & estangs glassez, & quelquesfois cheminans par les bois l'espace de dix-neuf jours, ce n'estoit pas sans beaucoup de peine, & travail tant pour les Sauvages qui estoient chargez de cent 56/544livres pesant, comme de moy-mesme qui avoit la pesanteur de vingt livres, qui à la longue m'importunoit beaucoup. Il est bien vray que j'estois quelques-fois soulagé par nos Sauvages, mais nonobstant je ne laissois pas d'en recevoir de l'incommodité. Quand à eux pour plus aisément traverser les glaces, ils ont accoustumé de faire de certaines traînées 103 de bois, sur lesquels ils mettent leurs charges & les traînent après eux sans aucune difficulté, & vont fort promptement, mais il se fist quelques jours après un desgel qui nous apporta beaucoup de peine & d'incommodité: Car il nous falloit passer par dedans des sapinieres plaines de ruisseaux estangs, marais, & pallus, avec quantité des boisées, renversées les unes sur les autres, qui nous donnoit mille maux, avec des ambarassemens qui nous apportoit de grandes incommoditez pour estre tousjours mouillez jusques au dessus du genouil. Nous fusmes quatre jours en cet estat à cause qu'en la plus grande partie des lieux les glaces ne portoient point, nous fismes donc tant que nous arrivasmes à nostre village le vingtiesme104 jour dudit mois, où le Capitaine Yroquet vint hiverner avec ses compagnons, qui vont Algommequins105 & son fils, qu'il amena pour faire traiter, lequel allant à la chasse, avoit esté fort offensé d'un Ours, le voulant tuer.

Note 103: (retour)

Traînes. La traîne sauvage se compose de deux planches minces d'un bois dur et coulant bien assujetties l'une à coté de l'autre a de petites traverses auxquelles elles sont attachées avec ce que l'on appelle de la babiche, c'est-à-dire, une petite lanière de cuir de la grosseur d'une moyenne ficelle. De chaque côté court une longue baguette attachée de la même manière, et qui sert comme de ridelle. Les planches sont relevées par devant repliées sur elles-mêmes et retenues dans cet état par de plus fortes attaches; cette partie de la traîne s'appelle chaperon.

Note 104: (retour)

On dut arriver à Cahiagué le 23 de décembre, comme porte l'édition de 1632; car on était parti le 4, et l'on fut dix-neuf jours à faire le trajet.

Note 105: (retour)

Le nom huron de la nation d'Yroquet, était Onontchataronon (Relations).

57/545M'estant reposé quelques jours je me deliberay d'aller voir le Père Joseph, & de là voir les peuples en l'hiver, que l'esté, & la guerre ne m'avoient peu permettre de les visiter. Je party de ce Village le quatorziesme106 de Janvier en suivant, après avoir remercié mon hoste du bon traictement qu'il m'avoit fait, esperans ne le revoir de trois mois, & prins congé de luy.

Note 106: (retour)

Quatrième.

Le lendemain je vis le Père Joseph en sa petite maisonnette 107 où il s'estoit retiré, comme j'ay dit cy-dessus: je demeuray avec luy quelques jours, se trouvant en délibération de faire un voyage aux gens du Petun108, comme j'avois délibéré, encores qu'il face tres-fascheux de voyager en temps d'hyver, & partismes ensemble le quinziesme Fevrier109, pour aller vers icelle nation, où nous arrivasmes le dix-septiesme dudit mois. Ces peuples du Petun sement le Maïs appelle par deçà bled de Turquie, & ont leur demeure arrestée comme les autres. Nous fusmes en sept autres Villages leurs voisins & alliez, avec lesquels nous contractasmes amitié: ils nous promirent de venir un bon nombre à nostre habitation. Ils nous firent fort bonne chère, & prêtent de chair & poisson pour faire festin comme est leur coustume, où tous les peuples accouroient de toutes parts pour nous voir, en nous faisant mille demonstrations d'amitié, & nous conduisoient en la pluspart du chemin. Le païs est remply de costaux, & petites campagnes, qui rendent ce terroir 58/546aggreable: ils commençoient à bastir deux Villages, par où nous passasmes, au milieu des bois pour la commodité qui110 treuvent d'y bastir & enclore leurs Villes. Ces peuples vivent comme les Attignouaatitans, & mesmes coustumes, & sont proches de la nation neutre 111, qui est puissante, qui tient une grande estendue de pays. Après avoir visité ces peuples nous partismes de ce lieu, & fusmes à une nation de Sauvages que nous avons nommez les cheveux relevez112, lesquels furent fort joyeux de nous revoir, avec lesquels nous jurasmes aussi amitié, & qui pareillement nous promirent de nous venir trouver, & voir à ladite habitation, à cet endroit113: il m'a semblé à propos de les dépaindre, & décrire leurs pays, moeurs, & façons de faire. En premier lieu ils font la guerre à une autre nation de Sauvages, qui s'appellent Asistagueroüon 114, qui veut dire des gens de feu, eslongnez d'eux de dix journées: ce fait, je m'informay fort particulièrement de leur pays, & des nations 59/547qui y habitent, quels ils sont, & en quelle quantité. Icelle nation sont en grand nombre, & la pluspart grands guerriers, chasseurs, & pescheurs: Ils ont plusieurs chefs qui commandent chacun en sa contrée, la plus grand part sement des bleds d'inde, & autres. Ce sont chasseurs qui vont par trouppes en plusieurs régions & contrées, où ils trafficquent avec d'autres nations, eslongnées de plus de quatre à cinq cent lieues: ce sont les plus propres Sauvages que j'aye veu en leurs mesnages, & qui travaillent le plus industrieusement aux façons des nates, qui sont leurs tapis de Turquie: Les femmes ont le corps couvert, & les hommes découvert, sans aucune chose, sinon qu'une robbe de fourrure, qu'ils mettent sur leur corps, qui est en façon de manteau, laquelle ils laissent ordinairement, & principallement en Esté: Les femmes & les filles ne sont non plus émues de les voir de la façon, que si elles ne voyoient rien qui sembleroit estrange: Elles vivent fort bien avec leurs maris, & ont ceste coustume que lors qu'elles ont leurs mois, elles se retirent d'avec leur mary, ou la fille d'avec son père, & sa mère, & autres parens, s'en allant en de certaines maisonnettes, où elles se retirent, pendant que le mal leur tient, sans avoir aucune compagnie d'hommes, lesquels leur font porter des vivres & commoditez jusques à leur retour, & ainsi l'on sçait celles qui ont leurs mois & celles qui ne les ont pas. Ce sont gens qui font de grands festins, & plus que les autres nations: ils nous firent fort bonne chère, & nous reçeurent fort amiablement, & me prièrent fort de les assister contre leurs ennemis, qui sont sur le bord de la Mer douce, 60/548eslongnée de deux cent lieues, à quoy je leur dist que ce seroit pour une autre fois, n'estant accommodé des choses necessaires. Ils ne sçavoient quelle chère nous faire: j'ay dépainct en la figure C. comme ils sont en guerre. Il y a aussi à deux journées d'iceux une autre nation de Sauvages, qui sont grand nombre de Petun, d'un costé tirant au Su, lesquels s'appellent la nation neutre115, qui sont au nombre de quatre mil hommes de guerre, qui habitent vers l'Occident du lac des Entouhonorons de quatre-vingt à cent lieues d'estendue, lesquels neantmoins assistent les cheveux relevez contre les gens de feu: Mais entre les Yroquois, & les nostres ils ont paix, & demeurent comme neutres: de chacune nation est la bien venue, & où ils n'osent s'entredire, ny faire, aucune fascherie, encores que souvent ils mangent & boivent ensemble, comme s'ils estoient bons amis. J'avois bien desir d'aller voir icelle nation, sinon que les peuples où nous estions m'en dissuaderent, disant que l'année précédente un des nostres en avoit tué un, estant à la guerre des Entouhonorons, & qu'ils en estoient faschez, nous representant qu'ils sont fort subjects à la vengeance, ne regardant point à ceux qui ont fait le coup, mais le premier qu'ils rencontrent de la nation, ou bien leurs amis, ils leur font porter la peine, quand ils peuvent en attrapper, si auparavant on n'avoit fait accord avec eux, & leur avoir donné quelques dons & presens aux parens du deffunct, qui m'empescha pour lors d'y aller, encores qu'aucuns 61/549d'icelle nation nous asseurerent qu'ils ne nous feroient aucun suject & occasionna de retourner par le mesme chemin que nous estions venus, & continuant mon voyage, je fus trouver la nation des Pisierinij 116, qui avoient promis de me mener plus outre en la continuation de mes desseins & descouvertures: mais je fus diverty pour les nouvelles qui survindrent de nostre grand village, & des Algommequins, d'où estoit le Cappitaine Yroquet, à sçavoir que ceux de la nation des Atignouaatitans auroient mis & déposé entre ses mains un prisonnier de nation ennemie, esperant que ledit Cappitaine Yroquet deubst exercer sur ce prisonnier la vengeance ordinaire entr'eux. Mais au lieu de ce, l'auroit non seulement mis en liberté, mais l'ayant trouvé habille, & excellent chasseur, & tenu comme son fils, les Atignouaatitans seroient entrez en jalousie, & designé de s'en venger, & de faict auroient disposé un homme pour entreprendre d'aller tuer ce prisonnier, ainsi allié qu'il estoit. Comme il fut exécuté en la presence des principaux de la nation Algommequine, qui indignez d'un tel acte, & meus de cholere tuerent sur le champ ce téméraire entrepreneur meurtrier, duquel meurtre les Atignouaatitans se trouvans offensez, & comme injuriez en cet action, voyant un de leurs compagnons morts prindrent les armes, & se transporterent aux tentes des Algommequins qui viennent hiverner proches de leurdict Village, lesquels offencerent fort & où ledit 62/550Cappitaine Yroquet fut blessé de deux coups de fléche, & une autre fois pillèrent quelques cabannes desdits Algommequins, sans qu'ils se peussent mettre en deffence: car aussi le party n'eust pas esté égal, & neantmoins cela lesdits Algommequins ne furent pas quittes, car il leur fallut accorder, & contraints pour avoir la paix, de donner ausdits Atignouaatitans cinquante colliers de pourceline, avec cent becasses117 d'icelle: ce qu'ils estiment de grand valeur parmy eux, & outre ce nombre de chaudières & haches, avec deux femmes prisonnieres en la place du mort: bref ils furent en grande dissention, c'estoit ausdits Algommequins de souffrir patiemment ceste grande furie, & penserent estre tous tuez, n'estans pas bien en seureté, nonobstans leurs presens, jusques à ce qu'ils se veirent en un autre estat. Ces nouvelles m'affligèrent fort, me representant l'inconvenient qui en pourroit arriver, tant pour eux que pour nous, qui estions en leur pays.

Note 107: (retour)

A Carhagouha.

Note 108: (retour)

Les Tionnontatéronons, qui demeuraient au sud de la baie de Nataouassaga.

Note 109: (retour)

Par le contexte, on voit qu'il faut lire janvier; c'est aussi ce que met l'édition de 1632.

Note 111: (retour)

Les Attiouandaronk. Ils demeuraient à l'ouest du lac Ontario. Champlain, dans sa grande carte de 1632, les place au sud du lac Érié; mais il y a tout lieu de croire qu'il n'aura pas bien saisi le rapport des sauvages. Car cette nation garda pendant de longues années sa position et son pays; or toutes les relations de cette époque la place au nord du lac Érié et à l'ouest du lac Ontario. Cette expression même de l'auteur, sont proches de la nation neutre, prouve suffisamment que ces Attiouandaronk devaient être situés comme nous avons dit, et il suffit de jeter les yeux sur la carte de 1632, pour comprendre que la cause de cette erreur de Champlain est qu'il n'avait pas une idée bien exacte de l'immense contour du fleuve depuis le lac Huron jusqu'au lac Ontario. D'ailleurs s'ils eussent été au sud du lac Érié, ils n'auraient pu commander aussi aisément le passage entre les Iroquois et les Hurons.

Note 112: (retour)

Les Andatahouats (Sagard). En comparant ce que dit ici Champlain avec la position qu'il donne aux Cheveux-Relevés dans sa carte de 1632, on ne peut guères s'empêcher de conclure que cette nation demeurait au sud ou au sud-ouest du fond de la baie Géorgienne. (Voir p. 24, note 1.)

Note 113: (retour)

Ces mots à cet endroit appartiennent, ce semble, à la phrase suivante; cependant il est possible que par ladite habitation Champlain entende celle que les Français avaient a cet endroit, c'est-à-dire, au pays huron, et dont il parle un peu plus loin.

Note 114: (retour)

Atsistahéroron. C'est ainsi que les appelaient les Hurons.Leur nom algonquin était Mascoutens. Ils demeuraient au-delà de la rivière du Détroit.

Note 115: (retour)

Voir ci-dessus, p. 58, note 2.

Note 116: (retour)

Nipissirini. Ces Nipissings pouvaient être de ceux qui avaient fait partie de l'expédition contre les Iroquois, ou de ceux qui venaient tous les ans hiverner près des Hurons. Car il paraît évident que Champlain ne fit pas le voyage du lac Nipissing, puisqu'il dit, un peu plus loin: « En passant, je visitay les Pisirinins.» D'ailleurs, s'il eût fait ce voyage, qui était de près de soixante lieues, il n'aurait pas manqué d'en donner quelque détail.

Note 117: (retour)

Lisez brasses. Le collier était une espèce de bande composée d'un certain nombre de brasses de porcelaine, avec cette différence, néanmoins, que la porcelaine en brasses, ou en branches, était la porcelaine blanche et commune; tandis que celle dont se composaient les colliers, était d'un violet plus ou moins foncé, et disposée d'une manière symétrique. Cette porcelaine, comme on sait, était bien différente de celle de la Chine et du Japon; elle consistait en fragments de coquillages de Virginie ou de Floride, qui se taillaient en petits cylindres ou rondelles, et que l'on enfilait pour en faire des brasses, ou des branches, et des colliers. Les auteurs anciens, comme de Lery (Hist. du Brésil, ch. VIII, p. 106) et Champlain, ne mentionnent que la porcelaine en brasses et en colliers; tandis que les écrivains plus modernes ne parlent point de brasses, mais de branches et de colliers. La figure que nous en a conservée La Potherie (t. I, p. 333, 334), donne à entendre, que les branches étaient plus courtes que la brasse, et s'attachaient trois ou quatre ensemble par un bout, de manière à former comme des branches. (Voir, sur ce sujet, le P. LAFITEAU, t. I, p. 502 et suiv.—LA POTHERIE, t. I, p. 333, 334.—CHARLEVOIX, Journal Historique, lettre XIII.)

Ce faict, je rencontray deux ou trois Sauvages de nostre grand Village, qui me soliciterent fort d'y aller, pour les mettre d'accord, me disant que si je n'y allois, aucun d'eux ne 63/551reviendroient plus vers les François, ayant guerre avec lesdicts Algommequins, nous tenans pour leurs amis. Ce que voyant je m'acheminay au plustost, & en passant je visitay les Pisirinins pour sçavoir quand ils seroient prests pour le voyage du Nort que je trouvay rompu pour le sujet de ces querelles & batteries, ainsi que nostre truchement me fist entendre, & que ledict Cappitaine Iroquet estoit venu à toutes ces nations pour me trouver, & m'attendre. Il les pria de se trouver à l'habitation des François, en mesme temps que luy, pour voir l'accord qui se feroit entr'eux, & les Atignouaatitans118, & qu'ils remissent ledit voyage du Nort à une autre fois: & pour cet effect ledit Yroquet avoit donné de la pourceline pour rompre ledict voyage, & à nous ils promirent de se trouver à nostre-dite habitation, au mesme temps qu'eux. Qui fut bien affligé ce fut moy, m'attendant bien de voir en ceste année, ce qu'en plusieurs autres précédentes j'avois recherché avec beaucoup de soing, & de labeur, par tant de fatigues, & de hazards de ma vie: Et voyans n'y pouvoir remédier, & que le tout déppendoit de la volonté de Dieu, je me consolay en moy-mesme, me resolvant de le voir en bref, en ayant de si certaines nouvelles qu'on n'en peut douter de ces peuples qui vont negotier avec d'autres qui se tiennent en ces parties Septentrionnalles, estans une bonne partie de ces 64/552nations en lieu fort abondant en chasses, & où il y a quantité de grands animaux, dont j'ay veu plusieurs peaux, & eux m'ayant figuré la forme d'iceux, j'ay jugé estre des buffles 119: aussi que la pesche du poisson y est fort abondante, ils sont quarante jours à faire ce voyage, tant à aller que retourner.

Note 118: (retour)

Dans l'édition originale, la page finit au milieu de ce mot Atigno, et la réclame indique pour finale uaatitans, tandis que la page suivante commence par uaenteps. Cette dernière orthographe, qui était probablement celle du manuscrit de Champlain, figure à peu près la même prononciation que celle des divers auteurs qui ont parlé des Atignaouentans.

Note 119: (retour)

C'est le boeuf musqué. Voy. Charlev. Jour. p. 131.

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