Oeuvres de Champlain
Je m'acheminay vers nostredict Village le quinziesme jour de Febvrier, menant avec moy six de nos gens, & estans arrivez audict lieu, les habitans furent fort aises, comme aussi les Algommequins que j'envoyay visiter par nostre truchement 120, pour sçavoir comme le tout s'estoit passé, tant d'une part que d'autre, n'y ayant voulu aller pour ne leur donner ny aux uns ny aux autres aucun soupçon. Deux jours se passèrent pour entendre des uns & des autres comme le tout s'estoit passé: ce faict, les principaux & anciens du lieu s'en vindrent avec nous, & tous ensemble allasmes vers les Algommequins, où estant en l'une de leurs cabannes où plusieurs & des plus principaux se trouverent, lesquels tous ensemble après quelques discours demeurent d'accord de venir, & avoir agréable tout ce qu'on diroit, comme arbitre sur ce suject, & ce que je leur proposerois, ils le mettroient en exécution. Alors je recueilly les voix d'un chacun, colligeant & recerchant la volonté & inclination de l'une & de l'autre partie: jugeant neantmoins qu'ils ne demandoient que la paix. Je leur representay que le 65/553meilleur estoit de pacifier le tout, & demeurer amis, pour estans unis & liez ensemble, resister plus facillement à leurs ennemis, & partant je les priay qu'ils ne m'appellassent point pour ce faire, s'ils n'avoient intention de suivre de poinct en poinct l'advis que je leur donnerois sur ce different, puis qu'ils m'avoient faict ce bien d'en dire mon oppinion. Sur quoy ils me dirent derechef qu'ils n'avoient desiré mon retour à autre fin, & moy d'autre-part jugeant bien que si je ne les mettois d'accord, & en paix, ils sortiroient mal contens les uns des autres, chacun d'eux pensans avoir le meilleur droict, aussi qu'ils ne fussent allez à leurs cabannes, si je n'eusse esté avec eux, ny mesme vers les François, si je ne m'embarquois, & prenois comme la charge & conduitte de leurs affaires. A cela je leur dis, que pour mon regard je n'avois autre intention que de m'en aller avec mon hoste, qui m'avoit tousjours bien traicté, & mal-aysément en pourrois-je trouver un si bon, car c'estoit en luy que les Algommequins mettoient la faute, disant qu'il n'y avoit que luy de Cappitaine qui fist prendre les armes. Plusieurs discours se passerent tant d'une part que d'autre, & la fin fut, que je leur dirois ce qu'il m'en sembleroit, & mon advis, & voyans à leurs discours qu'ils remettoient le tout à ma volonté, comme à leur père, me promettant en se faisant qu'à l'advenir je pourrois disposer d'eux ainsi que bon me sembleroit, me remettant le tout à ma discretion, pour en disposer: alors je leur fis responce que j'estois tres-aise de les voir en une si bonne volonté de suivre mon conseil, leur protestant qu'il ne seroit que pour le bien & utilité des peuples.
Il était donc monté deux interprètes: Étienne Brûlé, qui n'était pas encore revenu de son ambassade chez les Carantouanais, et celui dont l'auteur parle dans ce passage. Ce dernier était truchement pour la langue algonquine, puisque Champlain l'envoie visiter les Algonquins, et il est tout à fait probable que c'était Thomas, qui l'avait suivi dans son malheureux voyage de 1613.
66/554D'autre costé j'avois esté fort affligé d'avoir entendu d'autres tristes nouvelles, à sçavoir de la mort de l'un de leurs parents, & amis, que nous tenions comme le nostre, & que ceste mort avoit peu causer une grande desolation, dont il ne s'en feust ensuivy que guerres perpétuelles entre les uns & les autres, avec plusieurs grands dommages & altération de leur amitié, & par consequent les François privez de leur veue & fréquentation, & contraincts d'aller rechercher d'autres nations, & ce d'autant que nous nous aymions comme frères, laissant à nostre Dieu le chastiment de ceux qui l'auroient mérité.
Je commençay à leur dire, & faire entendre, que ces façons de faire entre deux nations, amis, & frères, comme ils se disoient, estoit indigne entre des hommes raisonnables, ains plustost que c'estoit à faire aux bestes bruttes: D'autre part qu'ils estoient assez empeschez d'ailleurs à repousser leurs ennemis qui les poursuivoient, battans le plus souvent, & les prenans prisonniers jusques dans leurs villages, lesquels ennemis voyant une division, & des guerres civilles entr'eux, leur apporteront beaucoup d'advantage, les resjouyront & les pousseront à faire nouveaux & pernicieux desseins, sur l'esperance qu'ils auroient de voir bien-tost leur ruyne, du moins s'affaiblir par eux-mesmes, qui seroit le vray moyen, & plus facille, pour vaincre, & se rendre les maistres de leurs contrées, n'estans point secourus les uns des autres, & qu'ils ne jugeoient pas le mal qui leur en pouvoit arriver, que pour la mort d'un homme ils en mettoient dix mille en danger de mourir, & le reste de demeurer en perpétuelle servitude, bien 67/555qu'à la vérité un homme estoit de grande consequence, mais qu'il falloit regarder comme il avoit esté tué, & considerer que ce n'estoit pas de propos délibéré, ny pour commancer une guerre civille parmy eux, cela estant trop évident que le mort avoit premièrement offencé en ce que de propos délibéré il avoit tué le prisonnier dans leurs cabannes, chose trop audacieusement entreprinse, encores qu'il fust ennemy. Ce qui esmeut les Algommequins, car voyant un homme si téméraire de tuer un autre en leur cabanne, auquel ils avoient donné la liberté, & le tenoient comme un d'entr'eux, ils furent emportez de la promptitude, & le sang esmeu à quelques-ungs, plus qu'aux autres, se seroient avancez, ne se pouvant tenir ny commander à leur cholere, ils auroient tué cet homme dont est question, mais pour cela ils n'en voulloient nullement à toute la nation, & n'avoient dessein plus avant à l'encontre de cet audacieux, & qu'il avoit bien mérité ce qu'il avoit luy-mesme recerché.
Et d'ailleurs qu'il falloit remarquer que l'Entouhonoron se sentant frappé de deux coups dedans le ventre, arracha le cousteau de sa playe, que son ennemy y avoit laissé, & luy en donna deux coups, à ce qu'on m'avoit certiffié: De façon que bonnement on ne pouvoit sçavoir au vray si c'estoient Algommequins qui ussent tué: & pour montrer aux Attigouautan que les Algommequins n'aymoient pas le prisonnier: que Yroquet ne luy portoit pas tant d'affection comme ils pensoient bien, ils l'avoient mangé, d'autant qu'il avoit donné des coups de 68/556cousteau à son ennemy, chose neantmoins indigne d'homme, mais plustost de bestes bruttes. D'ailleurs que les Algommequins estoient fort faschez de tout ce qui s'estoit passée, & que s'ils eussent pensé que telle chose feust arrivée, ils leur eussent donné cet Yroquois en sacrifice: d'autrepart qu'ils avoient recompensé icelle mort, & faute, si ainsi il la falloit appeller, avec de grands presents, & deux prisonnieres, n'ayant subject à present de se plaindre, & qu'ils debvoient se gouverner plus modestement en leurs déportemens envers les Algommequins, qui sont de leurs amis, & que puis qu'ils m'avoient promis toutes choses mises en délibération, je les priay les uns & les autres d'oublier tout ce qui s'estoit passé entr'eux, sans jamais plus y penser, ny en porter aucune haine & mauvaise volonté les uns envers les autres & demeurer bons amis comme auparavant, & ce faisant qu'ils nous obligeroient à les aymer, & les assister comme j'avois faict par le passé, & neantmoins, où ils ne seroient contans de mon advis, je les priay de se trouver le plus grand nombre d'entr'eux qu'ils pourroient à nostre habitation, où devant tous les Cappitaines des vaisseaux on confirmeroit d'avantage ceste amitié, & adviseroit-on de donner ordre pour les garentir de leurs ennemis, à quoy il falloit penser.
Alors ils commançerent à dire que j'avois bien parlé, & qu'ils tiendroient tout ce que je leur avois dict, & tous contents en apparance s'en retournèrent en leurs cabannes, sinon les Algommequins, qui deslogerent pour faire retraicte en leur Village, mais selon mon oppinion ils faisoient demonstration de 69/557n'estre pas trop contens, d'autant qu'ils disoient entr'eux que ils ne viendroient plus hyverner en ces lieux. Ceste mort de ces deux hommes leur ayant par trop cousté, pour mon regard je m'en retournay chez mon hoste, à qui je donnay le plus de courage qu'il me fut possible, affin de l'esmouvoir à venir à nostre habitation, & d'y amener avec luy tous ceux du pays.
Durant le temps de l'hyver qui dura quatre mois, j'eu assez de loisir pour considerer leur pays, moeurs, coustumes, & façon de vivre & la forme de leurs assemblées, & autres choses que je desirerois volontiers décrire. Mais auparavant il est necessaire de parler de la situation du pays 121, & contrées, tant pour ce qui regarde les nations, que pour les distances d'iceux. Quand à l'estendue, tirant de l'Orient à l'Occident, elle contient prés de quatre cent cinquante lieues de long, & quelque quatre-vingt ou cent lieues par endroicts de largeur du Midy au Septentrion, soubs la hauteur de quarante & un degré de latitude, jusques à quarante huit & quarante-neuf degrez. Ceste terre 122 est presque une isle, que la grande riviere de Saint Laurens entoure, passant par plusieurs lacs de grande estendue, sur le rivage desquels il habite plusieurs nations, parlans divers langages, qui ont leurs demeures arrestées, tous amateurs du labourage de la terre, lesquels neantmoins ont diverses façons de vivres, & de moeurs, & les uns meilleurs que les autres. Au costé vers le Nort, icelle grande riviere tirant 70/558à l'Occident quelque cent lieues par de là vers les Attigouautans123. Il y a de très-hautes montagnes, l'air y est tempéré plus qu'en aucun autre lieu desdites contrées, & soubs la hauteur de quarante & un degré de latitude: toutes ces parties & contrées sont abondantes en chasses, comme de Cerfs, Caribous, Eslans, Dains, Buffles, Ours, Loups, Castors, Regnards, Fouines, Martes, & plusieurs autres especes d'animaux, que nous n'avons pas par deçà. La pesche y est abondante en plusieurs sortes & especes de poisson, tant de ceux que nous avons, que d'autres que nous n'avons pas aux costes de France. Pour la chasse des oyseaux, elle y est aussi en quantité, & qui y viennent en leur temps, & saison: Le pays est traversé de grand nombre de rivieres, ruisseaux, & estangs, qui se deschargent les unes dans les autres, & en leur fin aboutissent dedans ledict fleuve Sainct Laurens, & dans les lacs par où il passe: Le païs est fort plaisant en son Printemps, il est chargé de grandes & hautes forests, & remplies des bois de pareilles especes que ceux que nous avons en France, bien est-il vray qu'en plusieurs endroicts il y a quantité de païs deserté, où ils sement des bleds d'Inde: aussi que ce pays est abondant en prairies, pallus, & marescages, qui sert pour la nourriture desdicts animaux. Le pays du Nort de ladite grande riviere est fort aspre & montueux, soubs la hauteur de quarante-sept à quarante-neuf degrez de latitude, 71/559remply de rochers forts en quelques endroicts, à ce que j'ay peu voir, lesquels sont habitez de Sauvages qui vivent errants parmy le pays, ne labourans, & ne faisans aucune culture, du moins si peu que rien, & sont chasseurs124, estans ores 125 en un lieu, & tantost en un autre, le païs y estant assez froid & incommode. L'estendue d'icelle terre du Nord soubs la hauteur de quarante-neuf degrez de latitude, de l'Orient à l'Occident a six cents lieues de longitude, qui est aux lieux dont nous avons ample cognoissance. Il y a aussi plusieurs belles & grandes rivieres qui viennent de ce costé-là, & se deschargent dedans ledit fleuve, accompagnez d'un nombre infiny de belles prairies, lacs, & estangs, par où elles passent, dans lesquels y a abondance de poissons, & force isles, la pluspart desertes, qui sont délectables à voir, où en la pluspart il y a grande quantité de vignes, & autres fruicts Sauvages 126. Quand aux parties qui tirent plus à l'Occident, nous n'en pouvons, sçavoir bonnement le traget, d'autant que les peuples n'en ont aucune cognoissance, sinon de deux ou trois cents lieues, ou plus, vers l'Occident, d'où vient ladicte grande riviere qui passe entr'autres lieux, par un lac qui contient prés de trante journées de leurs canaux, à sçavoir celuy qu'avons nommé la Mer douce, eu esgard à sa grande estendue, ayant prés de quatre 72/560cent lieues de long 127: aussi que les Sauvages avec lesquels nous avons accez, ont guerre avec autres nations, tirant à l'Occident dudit grand lac, qui est la cause que nous n'en pouvons avoir plus ample cognoissance, sinon qu'ils nous ont dict plusieurs fois que quelques prisonniers de cent lieues leur ont rapporté y avoir des peuples semblables à nous en blancheur, & autres choses, ayans par eux veu de la chevelure de ces peuples, qui est fort blonde, & qu'ils estiment beaucoup, pource qu'ils les disent estre comme nous. Je ne puis que penser là dessus, sinon que ce fussent gens plus civilisez qu'eux, & qu'ils disent nous ressembler: il seroit bien besoing d'en sçavoir la vérité par la veue, mais il faut de l'assistance, il n'y a que le temps, & le courage de quelques personnes de moyens, qui puissent, ou vueillent, entreprendre d'assister ce desseing, affin qu'un jour on puisse faire une ample & parfaite découverture de ces lieux, affin d'en avoir une cognoissance certaine.
Voici comme l'édition de 1632 corrige ce passage: «Au costé vers le nort d'icelle grande riviere tirant au surouest environ cent lieues par delà vers les Attigouamans, le pays est partie montagneux... » On voit donc que Champlain veut parler ici de cette chaîne de montagnes que nous appelons aujourd'hui les Laurentides.
Dans l'édition de 1627, presque toute cette phrase a été modifié notablement. Après le mot fleuve, on y lit ce qui suit: «& d'autres qui à mon oppinion se deschargent en la Mer, par la partie & costé du Nort, soubs la hauteur de cinquante à cinquante & un degrez de latitude, suivant le rapport & resolution que m'en ont faict ceux qui y vont négocier, & traicter, avec les peuples qui y habitent.»
Pour ce qui est du Midy de ladite grande riviere, elle est fort peuplée, & beaucoup plus que le costé du Nort, & de diverses nations ayans guerres les uns contre les autres. Le pays y est fort aggreable, beaucoup plus que le costé du Septentrion, & l'air plus tempéré, y ayant plusieurs especes d'arbres & fruicts qu'il n'y a pas au Nort dudit fleuve, aussi y a-il beaucoup de choses au Nort qui le recompense, qui n'est pas du costé du Midy128: Pour ce qui est du costé de l'Orient, ils 73/561sont assez cogneus, d'autant que la grand'Mer Oceanne borne ces endroicts-là, à sçavoir les costes de la Brador, terre-Neufve, Cap Breton, la Cadie, Almonchiguois129, lieux assez communs, en ayant traité à suffire au discours de mes voyages précédents, comme aussi des peuples qui y habitent, c'est pourquoy je n'en feray mention en ce traicté, mon subject n'estant que faire un rapport par discours succint & véritable de ce que j'ay veu & recogneu de plus particulier.
La contrée de la nation des Attigouautan est soubs la hauteur de 44 degrez & demy de latitude, & deux cents trante lieues 130 de longitude à l'Occident & dix de latitude, & en ceste estendue de pays il y a dix-huict Villages 131, dont six dont clos & fermez de pallissades de bois à triple rang, entre-lassez les uns dans les autres, où au dessus ils ont des galleries, qu'ils garnissent de pierres, & d'eau, pour ruer & estaindre le feu que leurs ennemis pourroient appliquer contre leurs pallissades. Ce pays est beau & plaisant, la pluspart deserté, ayant la forme & mesme situation que la Bretagne, estans presque environnez & circuits de la Mer douce 132, & 74/562prennent ces 18 villages estre peuplés de deux mil hommes de guerre, sans en ce comprendre le commun, qui peuvent faire en nombre 30000 âmes: leurs cabannes133 sont en façon de tonnelles, ou berceau, couvertes d'escorces d'arbres de la longueur de 25 à 30 toises, plus ou moins, & six de large, laissant par le milieu une allée de 10 à 12 pieds de large, qui va d'un bout à l'autre, aux deux costez y a une manière d'establie 134, de la hauteur de 4 pieds, où ils couchent en Esté, pour éviter l'importunité des puces dont ils ont grande quantité, & en hyver ils couchent en bas sur des nattes, proches du feu pour estre plus chaudement que sur le haut de l'establie, ils font provision de bois sec, & en emplissent leurs cabannes, pour brûler en hyver, & au bout d'icelles cabannes y a une espace, où ils conservent leurs bleds d'Indes, qu'ils mettent en de grandes tonnes, faites d'escorce d'arbres, au milieu de leur logement: il y a des bois qui sont suspendus, où ils mettent leurs habits, vivres, & autres choses, de peur des souris qui y sont en grande quantité. En telle cabanne y aura douze feux, qui sont vingt-quatre mesnages, & où il fume à bon escient, qui fait que plusieurs en reçoivent de grandes commoditez aux yeux, à quoy ils sont subjects, jusques à en perdre la veue sur la fin de leur aage, n'y ayant fenestre aucune, ni ouverture que celle qui est au dessus de leurs cabannes, par où la fumée fort, qui est tout ce qui se peut 75/563dire & sçavoir de leurs comportements, vous ayant descript entièrement ceste forme d'habitation de ces peuples, comme elle se peut sçavoir, mesme de toutes les nations qui habitent en ces contrées de pays. Ils changent quelquesfois leur Village de dix, de vingt, ou trente ans, & le transportent d'une, deux, ou trois lieues du précèdent lieu, s'ils ne sont contraints par leurs ennemis, de desloger, & s'eslongnez plus loing, comme ont fait les Antouhonorons de quelque 40 à 50 lieues. Voila la forme de leur logements qui sont separez les uns des autres, comme de trois à quatre pas, pour la crainte du feu qu'ils appréhendent fort.
Le seul moyen, suivant nous, de rendre ce passage intelligible, est de remplacer deux cent trente par douze ou treize. Car il est évident que l'auteur, après avoir déterminé la hauteur moyenne du pays huron, veut en donner les dimensions en longitude, ou de l'orient à l'occident, et en latitude, ou du nord au sud. Or, en longitude, le pays huron n'a que douze ou treize lieues; c'est tout ce que l'on peut compter depuis le Couteau-Croche, jusqu'à l'extrémité la plus occidentale du canton de Tiny. Du nord au sud, il pouvait avoir une dizaine de lieues, comme dit l'auteur. Il est possible que le manuscrit de Champlain portât 23, ou 20 à 30; avec quoi l'imprimeur aurait bien pu faire 230.
Cette expression montre bien que Champlain ne parle ici que du pays huron proprement dit, qui était en effet presque environné des eaux de la mer Douce. Il était borné à l'ouest et au nord par le lac Huron, au nord-est, par la rivière Matchidache, et du côté de l'est et du sud-est par les lacs Couchichine et Simcoe, qui se déchargent eux-mêmes dans le lac Huron.
Leur vie est miserable au regard de la nostre, mais heureuse entr'eux qui n'en ont pas gousté de meilleure, croyant qu'il ne s'en trouve pas de plus excellente. Leur principal manger, & ordinaire vivre, est le bled d'Inde, & febves du bresil qu'ils accommodent en plusieurs façons, ils en pillent en des mortiers de bois, le reduisent en farine, de laquelle ils prennent la fleur par le moyen de certains vants, faits d'escorce d'arbres, & d'icelle farine font du pain avec des febves, qu'ils font premièrement bouillir, comme le bled d'Inde un bouillon, pour estre plus aysé à battre, mettent le tout ensemble, quelquesfois y mettent des blues, ou des framboises seiches, autrefois y mettent des morceaux de graisse de Cerf, mais ce n'est pas souvent, leur estant fort rare, puis après ayant le tout destrampé avec eau tiède ils en font des pains en forme de gallettes ou tourteaux, qu'ils font cuire soubs les cendres, & 76/564estant cuittes, ils les lavent, & en font assez souvent d'autres, ils les enveloppent de feuilles de bled d'inde, qu'ils attachent, & mettent, en l'eaue bouillante, mais ce n'est pas leur ordinaire, ains ils en font d'une autre sorte qu'ils appellent Migan135, à sçavoir, ils prennent le bled d'inde pillé, sans oster la fleur, duquel ils mettent deux ou trois poignées dans un pot de terre plein d'eau, le font bouillir, en le remuant de fois à autre, de peur qu'il ne brusle, ou qu'il ne se prenne au pot, puis mettent en ce pot un peu de poisson frais, ou sec, selon la saison, pour donner goust audit Migan, qui est le nom qu'ils luy donnent, & en font fort souvent, encores que ce soit chose mal odorante, principalement en hyver, pour ne le sçavoir accommoder, ou pour n'en vouloir prendre la peine: Ils en font de deux especes, & l'accommodent assez bien quand ils veulent, & lors qu'il y a de ce poisson ledit Migan ne sent pas mauvais, ains seulement à la venaison. Le tout estant cuit ils tirent le poisson, & l'escrasent bien menu, ne regardant de si prés à oster les arrestes, les escailles, ny les trippes, comme nous faisons, mettant le tout ensemble dedans ledit pot, qui cause le plus souvent le mauvais goust, puis estant ainsi fait, le despartent à chacun quelque portion: Ce Migan est fort clair, & non de grande substance, comme on peut bien juger: Pour le regard du boire, il n'est point de besoing estant ledit Migan assez clair de soymesme. Ils ont une autre sorte de Migan, à sçavoir, ils 77/565font greller du bled nouveau, premier qu'il soit à maturité, lequel ils conservent, & le font cuire entier avec du poisson, ou de la chair, quand ils en ont: une autre façon, ils prennent le bled d'Inde bien sec le font greller dans les cendres, puis le pilent, & le reduisent en farine, comme l'autre cy-devant, lequel ils conservent pour les voyages qu'ils entreprennent, tant d'une part que d'autre, lequel Migan faict de ceste façon est le meilleur, à mon goust. En la figure H. se voit comme les femmes pilent leurs bleds d'Inde. Et pour le faire, ils font cuire force poisson, & viande, qu'ils découppent par morceaux, puis la mettent dans de grandes chaudières qu'ils emplissent d'eau, la faisant fort bouillir: ce faict, ils recueillent avec une cuillier la graisse de dessus, qui provient de la chair, & poisson, puis mettent d'icelle farine grullée dedans, en la mouvant tousjours, jusques à ce que ledit Migan toit cuit, & rendu espois comme bouillie. Ils en donnent & despartent à chacun un plat, avec une cuillerée de la dite graisse, ce qu'ils ont de coustume de faire aux festins & non pas ordinairement, mais peu souvent: or est-il que ledict bled nouveau grullé, comme est cy-dessus, est grandement estimé entr'eux. Ils mangent aussi des febves qu'ils font bouillir avec le gros de la farine grullée, y meslant un peu de graisse, & poisson. Les Chiens sont de requeste en leurs festins qu'ils font souvent les uns & les autres, principallement durant l'hyver qu'ils font à loisir: Que s'ils vont à la chasse aux Cerfs, ou au poisson, ils le reservent pour faire ces festins, ne leur demeurant rien en leurs cabannes que le Migan clair 78/566pour ordinaire, lequel ressemble à de la brannée, que l'on donne à manger aux pourceaux. Ils ont une autre manière de manger le bled d'Inde, & pour l'accommoder ils le prennent par espics, & le mettent dans l'eau, sous la bourbe, le laissant deux ou trois mois en cet estat, & jusques à ce qu'ils jugent qu'il soit pourry, puis ils l'ostent de là & le font bouillir avec la viande ou poisson, puis le mangent, aussi le font-ils gruller, & est meilleur en cette façon que bouilly, mais je vous asseure qu'il n'y a rien qui sente si mauvais, comme fait cedit bled sortant de l'eau tout boueux: néantmoins les femmes, & enfans, le prennent & le sucent comme on faict les cannes de succre, n'y ayant autre chose qui leur semble de meilleur goust, ainsi qu'ils en font la demonstration, leur ordinaire n'est que de faire deux repas par jour: Quant à nous autres, nous y avons jeusné le Karesme entier, & plus pour les esmouvoir à quelque exemple, mais c'estoit perdre temps: Ils engraissent aussi des Ours, qu'ils gardent deux ou trois ans, pour faire des festins entr'eux: j'ay recognu que si ces peuples avoient du bestail, ils en seroient curieux, & le conserveroient fort bien, leur ayant montré la façon de le nourrir, chose qui leur seroit aisée, attendu qu'ils ont de bons pasturages, & en grande quantité en leur païs, pour toute sorte de bestail, soit chevaux, boeufs, vaches, mouttons, porcs, & autres especes, à faute desquels bestiaux on les juge miserables comme il y a de l'apparance: Neantmoins avec toutes leurs miseres je les estime heureux entr'eux, d'autant qu'ils n'ont autre ambition que de vivre, & de se conserver, & sont 79/567plus asseurez que ceux qui sont errants par les forests, comme bestes bruttes: aussi mangent-ils force sitrouilles, qu'il font bouillir, & rostir soubs les cendres. Quand à leur habit, ils sont de plusieurs sortes, & façons, & diversitez de peaux de bestes sauvages, tant de celles qu'ils prennent, que d'autres qu'ils eschangent pour leur bled d'inde, farines, pourcelines, & fillets à pescher, avec les Algommequins, Piserenis, & autres nations, qui sont chasseurs, & n'ont leurs demeures arrestées: tous leurs habits sont d'une même façon, sans diversité d'invention nouvelle: ils passent & accommodent assez raisonnablement les peaux, faisant leur brayer d'une peau de Cerf, moyennement grande, & d'un autre le bas de chausses, ce qui leur va jusques à la ceinture, estant fort plissé, leurs souliers sont de peaux de Cerfs, Ours, & Castors, dont ils usent en bon nombre: Plus, ils ont une robbe de mesme fourrure, en forme de couverte, qu'ils portent à la façon Irlandoise, ou Ægyptienne, & des manches qui s'attachent avec un cordon par le derrière: voila comme ils sont habillez durant l'hyver, comme il se voit en la figure D. Quand ils vont par la campagne, ils seignent leur robbe autour du corps, mais estans à leur Village, ils quittent leurs manches, & ne se seignent point: les passements de Milan pour enrichir leurs habits sont de colle & de la raclure desdites peaux, dont ils font des bandes en plusieurs façons, ainsi qu'ils s'avisent, y mettant par endroits des bandes de painture rouge, brun, parmy celles de colle, qui parroissent tous-jours blanchastres, n'y perdant point leurs façons, quelques salles qu'elles puissent estre. Il 80/568y en a entre ces nations qui sont bien plus propre à passer les peaux les uns que les autres, & ingénieux pour inventer des compartiments à mettre dessus leurs habits: Sur tous autres nos Montagnais, & Algommequins, ce sont ceux qui y prennent plus de peine, lesquels mettent à leurs robbes des bandes de poil de porc-espy, qu'ils taindent en fort belle couleur d'escarlatte: ils tiennent ces bandes bien chères entr'eux, & les destachent pour les faire servir à d'autres robbes, quand ils en veulent changer, plus pour embellir la face, & avoir meilleure grâce, quand ils se veulent bien parer: La pluspart se paindent le visage noir, & rouge, qu'ils desmeslent avec de l'huyle, faite de la graine d'herbe au Soleil, ou bien avec de la graisse d'ours, ou autres animaux, comme aussi ils se taindent les cheveux qu'ils portent, les uns longs, les autres courts, les autres d'un costé seulement: Pour les femmes, & les filles, elles les portent tousjours d'une mesme façon, elles sont vestus comme les hommes, horsmis qu'elles ont tousjours leurs robbes saintes, qui leur viennent en bas, jusques au genouil: c'est en quoy elles différent des hommes, elles ne sont point honteuses de montrer le corps, à sçavoir depuis la cainture en haut, & depuis la moitié des cuisses en bas, ayant tousjours le reste couvert & sont chargées de quantité de pourceline, tant en colliers, que chaisnes, qu'elles mettent devant leurs robbes, pendans à leurs ceintures, bracelets, & pendants d'oreilles, ayant les cheveux bien paignez, paints, & graissez, & ainsi s'en vont aux dances, ayans un touffeau de leurs cheveux par derrière, qui leur sont liez de peaux d'anguilles, 81/569qu'ils accommodent & font servir de cordon, ou quelquesfois ils attachent des platines d'un pied en carré, couvertes de ladite pourceline, qui pend par derrière, & en ceste façon poupinement vestues & habillées, elles se montrent volontiers aux dances, où leurs pères, & mères les envoyent, n'oubliant rien de ce qu'ils peuvent apporter d'invention pour embellir & parer leurs filles, & puis asseurer avoir veu en des dances ou j'ay esté, telle fille qui avoit plus de douze livres de pourceline sur elles, sans les autres bagatelles, dont elles sont chargées & attourées. En la figure desja citée se voit comme les femmes sont habillées, comme montre F. & les filles allant à la dance, G.
Tous ces peuples sont d'une humeur assez joviale, bien qu'il y en aye beaucoup de complexion triste, & saturnienne entr'eux: Ils sont bien proportionnés de leurs corps, y ayant des hommes bien formez, forts, & robustes, comme aussi des femmes, & filles, dont il s'en trouve un bon nombre d'agréable, & belles, tant en la taille, couleur, qu'aux traicts du visage, le tout à proportion, elles n'ont point le saing ravallé que fort peu, si elles ne sont vieilles, & se trouvent parmy ces nations de puissantes femmes, & de hauteur extraordinaire: car ce sont elles qui ont presque tout le soing de la maison, & du travail, car elles labourent la terre, sement le bled d'Inde, font la provision de bois pour l'hyver, tillent la chanvre, & la fillent, dont du fillet ils font les rets à pescher, & prendre le poisson, & autres choses necessaires, dont ils ont affaire, comme aussi ils ont le soing de faire la cueillette de leurs 82/570bleds, les serrer, accommoder à manger, & dresser leur mesnage, & de plus sont tenues de suivre & aller avec leurs maris, de lieu en lieu, aux champs, où elles servent de mulle à porter le bagage, avec mille autres sortes d'exercices, & services, que les femmes font & sont tenues faire. Quant aux hommes, ils ne font rien qu'aller à la chasse du Cerf, & autres animaux, pécher du poisson, de faire des cabannes, & aller à la guerre.
Ces choses faites, ils vont aux autres nations, où ils ont de l'accès, & cognoissance, pour traicter & faire des eschanges de ce qu'ils ont, avec ce qu'ils n'ont point, & estans de retour, ils ne bougent des festins, & dances, qu'ils se font les uns aux autres, & à l'issue se mettent à dormir, qui est le plus beau de leur exercice.
Ils ont une espece de mariage parmy eux, qui est tel, que quand une fille eat en l'âge d'onze, douze, treize, quatorze, ou quinze ans, elle aura des serviteurs, & plusieurs, qu'elle fera, & selon ses bonnes grâces, la rechercheront quelque temps: cela faict, elles seront demandées aux pères, & mères, bien que souvent elles ne prennent pas leur consentement, fors celles qui sont les plus sages & mieux advisées, qui se soubsmettent à la volonté de leur père & mère. Cet amoureux, ou serviteur, presentera à la fille quelques colliers, chaisnes, & bracelets de pourceline: si la fille a ce serviteur aggreable, elle reçoit ce present, ce faict, cet amoureux viendra coucher avec elle trois ou quatre nuicts sans lui dire mot, durant ce temps, & là ils recueillent le fruict de leurs affections, d'où il arrivera le plus souvent qu'après avoir passé huict, ou 83/571quinze jours, s'ils ne se peuvent accorder, elle quittera son serviteur, lequel y demeurera engagé pour ses colliers, & autres dons par luy faicts, n'en retirant qu'un maigre passe-temps: & cela passé, frustré de son esperance, il recerchera un autre femme, & elle un autre serviteur, s'ils voyent qu'il soit à propos, & ainsi continuent ceste façon de faire, jusques à une bonne rencontre: Il s'en trouve telle qui passe ainsi sa jeunesse, qui aura eu plus de vingt maris, lesqueîs vingt maris ne sont pas seuls en la jouyssance de la beste, quelques mariez qu'ils soient: car la nuict venue, les jeunes femmes courent d'une cabanne en une autre, comme font les jeunes hommes de leur costé, qui en prennent par où bon leur semble, toutesfois sans violance aucune, remettant le tout à la volonté de la femme: Le Mary fera le semblable à sa voisine, nulle jalousie ne se trouve entr'eux pour cela, & n'en reçoivent aucune infamie, ny injure, la coustume du pays estant telle. Or le temps qu'elles ne delaissent point leurs maris est quand elles ont des enfans: les Maris précédants reviennent vers elles, leur remonstrer l'affecrion, & amitié, qu'ils leur ont portée par le passé, & plus que nul autre, & que l'enfant qu'elles auront est à luy, & est de son faict: un autre luy en dira autant, en fin c'est à qui mieux, & qui le pourra emporter, & l'avoir pour femme: & par ainsi il est au choix & option de la femme, de prendre, & d'accepter celuy qui luy plaira le plus, ayant en ses recerches, & amours, gaigné beaucoup de pourceline, & de plus, ceste élection de Mary: Elles demeurent avec luy sans plus le delaisser, ou si elles le 84/572laissent, il faut que ce soit avec un grand subject, autre que l'impuissance, car il est à l'espreuve: neantmoins estant avec ce mary elle ne laisse pas de se donner carrière, mais elle se tient, & reside, tousjours au mesnage, faisant bonne mine, de façon que les enfans qu'ils ont ensemble, ainsi nez d'une telle femme, ne se peuvent asseurer légitimes, aussi ont-ils une coustume, prevoyant ce danger, qui est telle, à sçavoir, que les enfans ne succedent jamais aux biens, & dignitez, de leurs pères, doubtant comme j'ay dit de leur géniteur, mais bien font-ils leurs successeurs, & héritiers, les enfans de leurs soeurs, & desquels ils sont asseurez d'estre yssus, & sortis: Pour la nourriture & eslevation de leurs enfans 136, ils le mettent durant le jour sur une petite planche de bois, & le 85/573vestent, & enveloppent de fourrures, ou peaux, & le bandent sur ladite planchette, la dressent debout, & laissant une petite ouverture par où l'enfant faict ses petites affaires, & si c'est une fille, ils mettent une feuille de blé d'Inde entre les cuisses, qui presse contre sa nature, & font sortir le bout de ladite feuille dehors qui est renversée, & par ce moyen l'eau de l'enfant coulle par ceste feuille, & sort dehors, sans gaster l'enfant de ses eaues, ils mettent aussi soubs les enfants du duvet de certains roseaux, que nous appelions pied de lièvre, surquoy ils sont couchés fort mollement, & le nettoyent du mesme duvet, & pour parer l'enfant, ils garnissent ladite planchette de patinostres, & en mettent à son col, quelque petit qu'il soit: & la nuict, ils le couchent tout nud, entre le père, & la mère, considerant en cela une grande merveille de Dieu, qui les conserve de telle façon, qu'il n'en arrive pas beaucoup d'inconvenient, comme il feroit à croire par quelque estouffemens, estant le père, & la mère, en un profond sommeil, ce qui n'arrive pas que bien rarement. Les enfans sont fort libertins entre ces nations: les pères, & mères, les flattent trop, & ne les chastient point du tout, aussi sont-ils si meschants, & de si perverse nature, que le plus souvent ils battent leurs mères, & autres, des plus fascheux, battent leur père, en ayant acquis la force, & le pouvoir: à sçavoir, si le père, ou la mère, leur font chose qui ne leur agrée pas, qui est une espece de malédiction que Dieu leur envoye.
Sagard ajoute là-dessus quelques détails qui complètent ce que dit ici Champlain. «Nos Huronnes, dit-il, emmaillottent leurs petits enfans durant le jour dans des peaux sur une petite planchette de bois de cèdre blanc, d'environ deux pieds de longueur ou peu plus, & un bon pied de largeur, où il y a à quelqu'uns un petit arrest, ou aiz plié en demy rond attaché au dessous des pieds de l'enfant, qu'ils appuyent contre le plancher de la cabane, ou bien elles les portent promener avec icelles derrière leur dos, avec un collier ou cordelette qui leur pend sur le front. Elles les portent aussi quelquefois nuds hors du maillot dans leur robbe ceinte, pendus à la mammelle, ou derrière leur dos, presque debouts, la teste en dehors, qui regarde des yeux d'un costé & d'autre par dessus les espaules de celle qui le porte. Lors que l'enfant est emmaillotté sur la petite planchette, ordinairement enjolivée de matachias & chapelets de pourceleine, ils luy laissent une ouverture devant la nature, par où il faict son eau, & si c'est une fille, il y adjoustent une fueille de bled d'Inde renversée, qui sert à porter l'eau dehors, sans que l'enfant soit gasté de ses eaues, ny salle de ce costé là... Les Sauvagesses comme elles n'ont jamais eu l'usage du linge, ny la méthode d'en faire, encore qu'elles ayent du chanvre assez, ont trouvé l'invention d'un duvet fort doux de certains roseaux, sur lesquels elles couchent leurs enfans fort mollement, & les nettoyent du mesme duvet, ou avec de la poudre de bois fec & pourry, & la nuict venue, elles les couchent souvent tout nuds entre le père, & la mère, ou dans le sain de la mère mesme, enveloppé de sa robe pour le tenir plus chaudement, & n'en arrive que très-rarement d'accident. Les Canadiens, & presque tous les peuples errants, se servent encore d'une pareille planchette pour coucher leurs enfans, qu'ils appuyent contre quelque arbre ou l'attachent aux branches, mais encores dans des peaux sans planchette, à la manière qu'on accommode ceux de deçà dans des langes, & en cet estat les posent de leur long doucement dans une peau suspendue en l'air, attachée par les quatre coins aux bois de la cabane, comme sont les lits de roseau des Mattelots sous le tillac des navires, & s'ils veulent bercer l'enfant, il n'ont qu'à donner un bransle à cette peau suspendue, laquelle se berce d'elle mesme.» (Hist, du Canada, p. 338, 339, 340.)
Pour ce qui est de leurs loix, je n'ay point veu qu'ils en ayent, ny chose qui en approche, comme de faict ils n'en ont 86/574point, d'autant qu'il n'y a en eux aucune correction, chastiment, ny de reprehension à l'encontre des malfaicteurs, sinon par une vangeance, randant le mal pour le mal, non par forme de reigle, mais par une passion qui leur engendre les guerres & différents, qu'ils ont entr'eux le plus souvent.
Au reste, ils ne recognoissent aucune Divinité, ils n'adorent & ne croyent en aucun Dieu, ny chose quelconque137: ils vivent comme bestes bruttes, ils ont bien quelque respect au Diable, ou d'un nom semblable, ce qui est doubteux, parce que soubs ce mot qu'ils prononcent, sont entendus diverses significations & comprend en soy plusieurs choses: de façon que mal-aisément peut-on sçavoir, & discerner s'ils entendent le Diable, ou une autre chose, mais ce qui fait plustost croire estre le Diable, qu'ils entendent, est que lors qu'ils voyent un homme faisant quelque chose extraordinaire, ou est plus habille que le commun, ou bien est vaillant guerrier, ou d'ailleurs en furie, comme hors de la raison, & de soy-mesme, ils l'appellent Oqui, comme si nous disions un grand esprit sçavant, ou un grand Diable 138.
«Ils ne recognoissent, dit Sagard, & n'adorent aucune vraye Divinité, ny Dieu celeste ou terrestre, duquel ils puissent rendre quelque raison, & que nous puissions sçavoir, car encore bien qu'ils tiennent tous en général Youskeha pour le premier principe & Créateur de tout l'Univers avec Eataentsic, si est-ce qu'ils ne luy offrent aucunes prières, offrandes, ny sacrifices comme à Dieu, & quelqu'uns d'entr'eux le tiennent fort impuissant au regard de nostre Dieu, duquel ils admiroient les oeuvres.» (Hist. du Canada, p. 494.)
« Ils ont bien, dit Sagard, quelque respect particulier à ces démons ou esprits qu'ils appellent Oki, mais c'est en la mesme manière que nous avons le nom d'Ange, distinguant le bon du mauvais, car autant est abominable l'un, comme l'autre est vénérable. Aussi ont-ils le bon & le mauvais Oki, tellement qu'en prononçant ce mot Oki ou Ondaki, sans adjonction, quoy qu'ordinairement il soit pris en mauvaise part, il peut signifier un grand Ange, un Prophète ou une Divinité, aussi bien qu'un grand diable, un Médecin, ou un esprit furieux & possedé. Ils nous y appelloient aussi quelquesfois, pour ce que nous leur enseignions des choses qui surpassoient leur capacité & les faisoient entrer en admiration, qui estoit chose aysée veu leur ignorance.» (Hist. du Canada, p. 494, 495.)
87/575Quoy que ce soit, ils ont de certaines personnes, qui sont les Oqui, ou Manitous, ainsi appellez par les Algommequins & Montagnais, & ceste sorte de gens font les Médecins pour guarir les mallades, & pencer les blessez: prédire les choses futures, au reste toutes abusions illusions du Diable, pour les tromper, & decevoir. Ces Oquis, ou devins, leur persuadent, & à leurs patients, & mallades, de faire, ou faire faire des festins, & quelques cérémonies, pour étire plustost guaris, & leur intention est affin d'y participer, & en tirer la meilleure part, & soubs esperance d'une plus prompte guarison leur faire faire plusieurs autres cérémonies, que je diray cy-aprés en son lieu. Ce sont ceux-là en qui ils croyent le plus, mais d'estre possedez du Diable, & tourmentez comme d'autres Sauvages plus eslongnez qu'eux, c'est ce qui se voit fort rarement, qui donne plus d'occasion, & subject de croire leur réduction en la cognoissance de Dieu plus facille, si leur pays estoit habitué de personnes qui prissent la peine, & le soing, de leur enseigner, & ce n'est pas assez d'y envoyer des Religieux, s'il n'y a des gens pour les maintenir, & assister: car encores que ces peuples ayent le desir aujourd'huy de cognoistre que c'est que de Dieu, le lendemain ceste volonté leur changera, quand il conviendra oster, & suprimer, leurs salles coustumes, la dissolution de leurs moeurs, & leurs libertez incivilles: De façon qu'il faut des peuples, & des familles, pour les tenir en debvoir, & avec douceur les contraindre à faire mieux, & par bons exemples les esmouvoir à correction de vie. Le Père Joseph, & moy, les avons maintesfois
88/576entretenu sur ce qui estoit de nostre créance, loix, & coustumes: ils escoutoient avec attention en leurs conseils, nous disans quelquefois, tu dis choses qui passe nostre esprit, & que ne pouvons comprandre par discours, comme chose qui surpasse nostre entendement: Mais si tu veus bien faire est d'habiter ce pays, & amener femmes, & enfans, lesquels venant en ces régions, nous verrons comme tu sers ce Dieu que tu adore, & de la façon que tu vis avec tes femmes, & enfans, de la manière que tu cultive les terres, & en semant139, & comme tu obeys à tes loix, & de la façon que l'on nourrit les animaux, & comme tu fabrique tout ce que nous voyons sortir de tes inventions: Ce que voyant, nous apprendrons plus en un an, qu'en vingt à ouyr discourir, & si nous ne pouvons comprandre, tu prendras nos enfans, qui seront comme les tiens: & ainsi jugeant nostre vie miserable, au pris de la tienne, il est aisé à croire que nous la prenderont, pour laisser la nostre: leurs discours me sembloit d'un bon sens naturel, qui montre le desir qu'ils ont de cognoistre Dieu. C'est un grand dommage de laisser perdre tant d'hommes & les voir périr à nos portes, sans leur donner secours, qui ne peut estre sans l'assistance des Roys, Princes, & Ecclesiastiques, qui seuls ont le pouvoir de ce faire: Car aussi en doibvent-ils seuls emporter l'honneur d'un si grand oeuvre, à sçavoir de planter la foy Chrestienne en un pays incognu, & barbare, aux autres nations, estant bien informé de ces peuples, comme nous sommes, qu'ils ne respirent, & ne désirent autre chose que d'estre plainement instruits de
89/577ce qu'il leur faut suivre & éviter, c'est donc à ceux qui ont le pouvoir d'y travailler, & y contribuer de leur abondance, car un jour ils respondront devant Dieu de la perte de tant d'âmes qu'ils laissent périr par leur négligence & avarice, car ils ne sont pas peu, mais en très-grand nombre: or ce sera quand il plaira à Dieu de leur en faire la grâce, pour moy j'en desire plustost l'effect aujourd'huy que demain, pour le zelle que j'ay à l'advancement de la gloire de Dieu, à l'honneur de mon Roy, au bien, & réputation de ma patrie.
Pour ce qui est des mallades, celuy, ou celle, qui sera frappé, ou attaint de quelque malladie, mandera quérir l'Oqui, lequel venu qu'il sera, visitera le mallade, & apprendra, & s'instruira de son mal, & de sa douleur: cela fait ledit Oqui envoyera quérir un grand nombre d'hommes, femmes, & filles, avec trois ou quatre vieilles femmes, ainsi qu'il sera ordonné par ledict Oqui, & entrant en leurs cabannes en dançant, avec chacune une peau d'ours sur la teste, ou d'autres bestes, mais celles d'ours est la plus ordinaire, n'en ayant point de plus monstrueuse, & y aura deux ou trois autres vieilles qui seront proches de la mallade, ou patiente, qui est le plus souvent mallade par hypocrisie ou fausse imagination: mais de cette malladie elles sont bientost guaries, & lesquelles le plus souvent font les festins aux despens de leurs amis, ou parens, qui leur donnent dequoy mettre en leur chaudière, outre celles qu'ils reçoivent des presents des danceurs, & danceuses comme de la pourceline, & autre bagatelles, ce qui faict qu'elles
90/578sont bien-tost guaries: car comme ils voyent ne plus rien esperer, ils se levent, avec ce qu'elles ont peu amasser, car d'autres bien mallades mal-aisément se guarissent-elles de tels jeux, & dances, & façons de faire. Et pour retourner à mon propos, les vieilles qui sont proches de la mallade reçoivent les presens, chantans chacune à son tour, & puis ils cessent de chanter, & alors que tous les presens sont faicts, ils commancent à lever leurs voix d'un mesme accord, chantans toutes ensembles, & frappant à la mesure avec des bastons sur des escorces d'arbres seiches, alors toutes les femmes, & filles, commancent à se mettre au bout de la cabanne, comme s'ils vouloient faire l'entrée d'un ballet, ou d'une mascarade: les vieilles marchans devant avec leurs peaux d'ours sur leurs testes, & toutes les autres les suivent l'une après l'autre. Ils n'ont que de deux sortes de dances qui ont quelque mesure, l'une de quatre pas, & l'autre de douze, comme si on dançoit le Trioly de Bretagne. Ils ont assez bonne grâce en dançant, il se met souvent avec elles de jeunes hommes, & après avoir dancé une heure, ou deux, les vieilles prendront la mallade pour dancer qui fera mine de se lever tristement, puis se mettra en dance, ou estant, après quelque espace de temps elle dancera, & s'esjouyra aussi bien que les autres: Je vous laisse à penser comme elle se doibt porter en sa malladie. Cy-dessoubs est la forme de leurs dances.
Le Médecin y acquiert de l'honneur, & de la réputation, de voir si tost sa patiente guarie, & debout: ce qui ne se faict pas à celles qui sont mallades à l'extrémité, & accablez de langueur,
91/579ains plustost ceste espece de médecine leur donne la mort plustost que la guarison: car je vous assure qu'il font quelquesfois un tel bruict, & tintamarre, depuis le matin jusques à deux heures de nuict, qu'il est impossible au patient de le supporter, sinon avec beaucoup de peine. Quelquesfois il prendra bien envie au patient de faire dancer les femmes, & filles, toutes ensemble, mais ce sera par l'ordonnance de l'Oqui, & ce n'est pas encores le tout, car luy & le Manitou, accompagnez de quelques autres, feront des singeries, & des conjurations, & se tourneront tant, qu'ils demeureront le plus souvent comme hors d'eux-mesme, comme fols & insensez, jettent le feu par la cabanne d'un costé & d'autre, mangeant des charbons ardans, les tenant en leurs mains un espace de temps, jettant aussi des cendres toutes rouges sur les yeux des autres spectateurs, & les voyans en cet estat, on diroit que le Diable Oqui, ou Manitou, si ainsi les faut appeller, les possedent, & les font tourmenter de la sorte. Et ce bruit, & tintamarre, ainsi faict ils se retirent chacun chez soy, & ceux qui ont bien de la peine durant ce temps, ce sont les femmes des possedez, & tous ceux de leurs cabannes, pour la crainte qu'ils ont que ces enragez ne bruslent tout ce qui est dedans leurs maisons, ce qui les induit à oster tout ce qui est en voye, car lors qu'il arrive, il vient tout furieux, les yeux estincellans, & effroyables, quelquesfois debout, & quelquesfois assis, ainsi que la fantaisie les prend: aussi-tost une quinte le prendra, empoignant tout ce qu'il trouvera, & rencontrera, en son chemin, le jette d'un costé, & 92/580d'autre, & puis se couche, où il s'endort quelque espace de temps, & se réveillant en sursault, prend du feu, & des pierres, qu'il jette de toutes parts, sans aucun esgard, ceste furie se passe par le sommeil qui luy reprend, & lors il fait furie, ou il appelle plusieurs de ses amis, pour suer avec luy, qui est le remède qu'ils ont le plus propre pour se continuer en leur santé, & cependant qu'ils suent, la chaudière trotte pour accommoder leur manger, après avoir esté quelquefois deux ou trois heures enfermez avec de grandes escorces d'arbres, couverts de leurs robbes, ayans au milieu d'eux grande quantité de cailloux, qu'ils auront fait rougir dans le feu, & tousjours chantent, durant qu'ils sont en furie, & quelquesfois ils reprennent leur vent: on leur donne force pottées d'eau pour boire, d'autant qu'ils sont fort altérez, & tout cela faict, le demoniacle fol, ou endiablé, devient sage: Cependant il arrivera que trois, ou quatre, de ces mallades s'en trouveront bien, & plustost par heureuse rencontre, & d'advanture, que par science, ce qui leur confirme leur fauce créance, pour estre persuadez qu'ils sont guaris par le moyen de ces cérémonies, sans considerer que pour deux qu'ils en guerissent, il en meurt dix autres par leur bruict & grand tintamarre, & soufflements qu'ils font, qui est plus capable de tuer, que de guarir un mallade: mais quoy ils esperent recouvrir leur santé par ce bruict, & nous au contraire par le silence & repos, c'est comme le diable fait tout au rebours de bien. Il y a aussi des femmes qui entrent en ces furies, mais ils ne font tant de mal, ils marchent à quatre pattes, comme bestes: ce que voyant, ce 93/581Magicien appelle l'Oqui, commance à chanter, puis avec quelques mines la soufflera, luy ordonnant à boire de certaines eaues, & qu'aussitost elle face un festin, soit de poisson, ou de chair, qu'il faut trouver, encores qu'il toit rare pour lors, neantmoins est aussitost fait. La crierie faite, & le banquet finy, ils s'en retournent chacun en sa cabanne, jusques à une autre fois qu'il la reviendra visiter, la soufflant & chantant avec plusieurs autres, appellez pour cet effect, tenans en la main une tortue seiche, remplie de petits cailloux qu'ils font servir140 aux oreilles de la mallade, luy ordonnant qu'elle doit faire 3 ou 4 festins tout de suitte, une partie de chanterie, & dancerie, où toutes les filles se trouvent parées, & paintes, comme j'ay representé en la figure G. Ledit Oqui ordonnera qu'il se face des mascarades, & soient desguisez, comme ceux qui courent le Mardy gras par les rues, en France: ainsi ils vont chanter prés du lict de la mallade, & se promènent tout le long du Village cependant que le festin se prépare pour recevoir les masques qui reviennent bien las, ayans pris assez d'exercice pour vuider le Migan de la chaudière.
Leurs coustumes sont, que chacun mesnage vit de ce qu'il peut pescher & semer, ayant autant de terre comme il leur est necessaire: ils la desertent avec grand'peine, pour n'avoir des instruments propres pour ce faire: une partie d'eux esmondera les arbres de toutes ses branches qu'ils font brusler au pied dudit arbre pour le faire mourir. Ils nettoyent bien la terre entre les arbres, & puis sement leur bled de pas en pas, où ils 94/582mettent en chacun endroict quelques dix grains, ainsi continuant jusques à ce qu'ils en ayent assez pour trois ou quatre ans de provision, craignant qu'il ne leur succede quelque mauvaise année. Ces femmes ont le soing de semer, & cueillir, comme j'ay dict cy-devant, & de faire la provision de bois pour l'hyver, toutes les femmes s'aydent à faire leur provision de bois, qui141 font dés le mois de Mars, & Avril, & est avec cet ordre en deux jours. Chaque mesnage est fourny de ce qui luy est necessaire, & si il se marie une fille, chacune femme, & fille, est tenue de porter à la nouvelle mariée un fardeau de bois pour sa provision, d'autant qu'elle ne le pourroit faire seulle, & hors de saison qu'il faut vacquer à autre chose. Le gouvernement qui est entr'eux est tel, que les anciens & principaux s'assemblent en un conseil, où ils décident, & proposent, tout ce qui est de besoing, pour les affaires du Village: ce qui se fait par la pluralité des voix 142, ou du conseil de quelques-uns d'entr'eux, qu'ils estiment estre de bon jugement, & meilleur que le commun: Il est prié de la compagnie de donner son advis sur les propositions faites, lequel advis est exactement suivy: Ils n'ont point de Chefs particuliers qui commandent absolument, mais bien portent-ils de l'honneur aux plus anciens & vaillants qu'il nommera143 Cappitaines par honneur, & un respect, & desquels il se trouve plusieurs en un Village: bien est-il vray qu'ils portent à 95/583quelqu'un plus de respect qu'aux autres, mais pour cela il ne faut qu'il s'en prevalle, ny qu'il se doibve estimer plus que ses compagnons, si ce n'est par vanité. Quant pour les chastiments, ils n'en usent point, ny aussi de commandement absolu, ains ils font le tout par prières des anciens, & à force de harangues, & remonstrances, ils font quelque chose, & non autrement, ils parlent tous en général, & là où il se trouve quelqu'un de l'assemblée qui s'offre de faire quelque chose pour le bien du Village, ou aller en quelque part pour le service du commun, on fera venir celuy là qui s'est ainsi offert, & si on le juge capable d'exécuter ce desseing proposé, on luy remonstre par belles, & bonnes parolles, son debvoir: on luy persuade qu'il est homme hardy, propres aux entreprises, qu'il aquerra de l'honneur à l'exécution d'icelles: bref les flattent par blandissements, affin de luy continuer, voire augmenter ceste bonne volonté qu'il a au bien de ses Concitoyens: or s'il luy plaist il accepte la charge, ou s'en excusera, mais peu y manquent, d'autant que de là ils sont tenus en bonne réputation: Quant aux guerres qu'ils entreprennent, ou aller au pays des ennemis, ce seront deux, ou trois, des anciens, ou vaillans Cappitaines, qui entreprendront cette conduitte pour ceste fois, & vont aux Villages circonvoisins faire entendre leur volonté, en donnant des presents à ceux desdits Villages, pour les obliger d'aller, & les accompagner à leursdictes guerres, & par ainsi sont comme généraux d'armées: ils designent le lieu où ils veullent aller & disposent des prisonniers qui sont pris, & autres choses de plus grande consequence, dont ils ont l'honneur s'ils font 96/584bien, s'ils font mal le deshonneur, à sçavoir de la guerre leur en demeure 144, n'ayant veu, ny recognu, autres que ces Cappitaines pour chefs de ces nations 145. Plus ils font des assemblées generalles, sçavoir des régions loingtaines, d'où il vient chacun an un Ambassadeur de chaque Province, & se trouvent en une ville qu'ils nomment, qui est le randés-vous de toute l'assamblée, où il se faict de grands festins, & dances, 97/585durant trois 146 sepmaines, ou un mois, selon qu'ils advisent entre eux, & là contractent amitié de nouveau, décidant & ordonnant ce qu'ils advisent, pour la conservation de leur pays, contre leurs ennemis, & là se donnent aussi de grands presents les uns aux autres, & après avoir fait ils se retirent chacun en son quartier.
Dans l'édition de 1627, on a retouché ce passage de la manière suivante: dont ils ont l'honneur s'ils font bien, s'ils font mal le deshonneur, à sçavoir de la victoire ou du courage, n'en ayant veu, etc. Cette correction ne nous paraît pas heureuse; aussi est-il probable qu'elle n'a pas été faite, ni même suggérée par l'auteur, de même que la plupart des autres changements qui ont été faits dans cette édition de 1627. On sait que Champlain passa toute cette année 1627 au Canada, occupé de bien autre chose que de corrections d'épreuves.
Cette dernière phrase devrait être détachée de ce qui précède. Voici comment le P. Brebeuf complète et en même temps apprécie la relation de Champlain sur cette matière: «Je ne parle point de la conduite qu'ils tiennent en leurs guerres, & de leur discipline militaire, cela vient mieux à Monsieur de Champlain qui s'y est trouvé en personne, & y a commandé; aussi en a-t'il parlé amplement, & fort pertinemment, comme de tout ce qui regarde les moeurs de ces nations barbares... Pour ce qui regarde l'autorité sde commander, voicy ce que j'en ay remarqué. Toutes les affaires des Hurons se rapportent à deux chefs: les unes sont comme les affaires d'Estat, soit qu'elles concernent ou les citoyens, ou les Estrangers, le public ou les particuliers du Village, pour ce qui est des festins, danses, jeux, crosses, & ordre des funérailles. Les autres sont des affaires de guerre. Or il se trouve autant de sortes de Capitaines que d'affaires. Dans les grands Villages il y aura quelquefois plusieurs Capitaines tant de la police, que de la guerre, lesquels divisent entre eux les familles du Village, comme en autant de Capitaineries; on y void mesme par fois des Capitaines, à qui tous ces gouvernemens se rapportent à cause de leur esprit, faveur, richesses, & autres qualitez, qui les rendent considerables dans le Pays. Il n'y en a point, qui en vertu de leur élection soient plus grands les uns que les autres. Ceux là tiennent le premier rang, qui se le sont acquis par leur esprit, éloquence, magnificence, courage, & sage conduite, de sorte que les affaires du Village s'addressent principalement à celuy des Capitaines, qui a en luy ces qualitez; & de mesme en est-il des affaires de tout le Pays, où les plus grands esprits sont les plus grands Capitaines, & d'ordinaire il n'y en a qu'un qui porte le faix de tous. C'est en son nom que se passent les Traictez de Paix avec les Peuples estrangers; le Pays mesme porte son nom... Il faut qu'un Capitaine fasse estat d'estre quasi toujours en campagne: si on tient Conseil à cinq ou six lieues pour les affaires de tout le Pays, Hyver ou Esté en quelque saison que ce soit il faut marcher: s'il se fait une Assemblée dans le Village, c'est en la Cabane du Capitaine: s'il y a quelque chose à publier, c'est à luy à le faire; & puis le peu d'authorité qu'il a d'ordinaire sur ses sujets, n'est pas un puissant attrait pour accepter cette charge. Ces Capitaines icy ne gouvernent pas leurs sujets par voye d'empire, & de puissance absolue; ils n'ont point de force en main, pour les ranger à leur devoir. Leur gouvernement n'est que civil, ils representent seulement ce qu'il est question de faire pour le bien du Village, ou de tout le Pays. Après cela se remue qui veut. Il y en a neantmoins, qui sçavent bien se faire obeyr, principalement quand ils ont l'affection de leurs sujets.» (Relation du pays des Hurons, 1636, seconde partie, ch. VI.)
Pour ce qui est de l'enterrement des deffuncts, ils prennent le corps du décédé, l'enveloppent de fourreures, le couvrent d'escorces d'arbres fort proprement, puis ils l'eslevent sur quatre pilliers, sur lesquels ils font une cabanne, couverte d'escorces d'arbres, de la longueur du corps: autres qu'ils mettent en terre, où de tous costez la soustiennent, de peur qu'elle ne tombe sur le corps & la couvrent d'escorces d'arbres, mettans de la terre par dessus, & aussi sur icelle fosse font une petite cabanne. Or il faut entendre que ces corps ne sont en ces lieux ainsi inhumez que pour un temps, comme de huict ou dix ans, ainsi que ceux du Village adviseront le lieu où se doibvent faire leurs cérémonies, ou pour mieux dire, ils tiennent un conseil général, où tous ceux du païs assistent pour dessigner le lieu où se doibt faire la feste. Ce fait, chacun s'en retourne à son Village, & prennent tous les ossements des deffuncts, qu'ils nettoyent, & rendent fort nets, & les gardent soigneusement, encores qu'ils sentent comme des corps fraischement enterrez: ce fait, tous les parents, & amis des deffuncts, prennent lesdicts os avec leurs colliers, fourreures, haches, chaudières, & autres choses qu'ils estiment de valeur, avec quantité de vivres qu'ils portent au lieu destiné, & estans tous assemblez, ils mettent les vivres en un 98/586lieu, où ceux de ce village en ordonnent, faisant des festins, & dances continuelles l'espace de dix jours que dure la feste, & pendant icelle les autres nations de toutes parts y abordent, pour voir ceste feste, & les cérémonies qui s'y font, & qui sont de grands frais entr'eux. Or par le moyen de ces cérémonies, comme dances, festins, & assemblées ainsi faictes, ils contractent une nouvelle amitié entr'eux, disans que les os de leurs parents, & amis, sont pour estre mis tous ensemble, posant une figure, que tout ainsi que leurs os sont assemblez & unis en un mesme lieu, ainsi aussi que durant leur vie ils doivent estre unis en une amitié, & concorde, comme parents, & amis, sans s'en pouvoir separer. Ces os des uns & des autres parents & amis, estans ainsi meslez ensemble, font plusieurs discours sur ce subject, puis après quelques mines, ou façons de faire, ils font une grande fosse de dix thoises en quarré, dans laquelle ils mettent cesdits os avec les colliers, chaisnes de pourcelines, haches, chaudières, lames d'espées, cousteaux, & autres bagatelles, lesquelles neantmoins ne sont pas de petite valleur parmy eux, & couvrent le tout de terre, y mettant plusieurs grosses pièces de bois, avec quantité de pilliers qu'ils mettent à l'entour, faisant une couverture sur iceux. Voila la façon dont ils usent, pour les morts, c'est la 99/587plus grande cérémonie qu'ils ayent entr'eux 147: Aucuns d'eux croyent l'immortalité des âmes, autre partie en doubtent, & neantmoins ils ne s'en esloignent pas trop loing, disans qu'après leur deceds ils vont en un lieu où ils chantent comme les corbeaux, mais ce chant est bien différent de celuy des Anges. En la page suivante est representé leurs tombeaux, & de la façon qu'ils les enterrent.
«La feste des Morts,» dit le P. Brebeuf, «est la cérémonie la plus célèbre qui soit parmy les Hurons; ils luy donnent le nom de festin, d'autant que, comme je diray tout maintenant, les corps estans tirez des Cimetières, chaque Capitaine fait un festin des âmes dans son Village: le plus considerable & le plus magnifique est celuy du Maistre de la Feste, qui est pour ceste raison appellé par excellence le Maistre du festin. Cette Feste est toute pleine de cérémonies, mais vous diriez que la principale est celle de la chaudière, cette-cy étouffe toutes les autres, & on ne parle quasi de la feste des Morts, mesmes dans les Conseils les plus serieux, que sous le nom de chaudière: ils y approprient tous les termes de cuisine; de sorte que pour dire avancer ou retarder la feste des Morts, ils diront déliter, ou attiser le feu dessous la chaudière: & quand on est sur ces termes, qui diroit la chaudière est renversée, ce feroit à dire, il n'y aura point de feste des Morts.» (Relation du pays des Hurons, 1636, seconde partie, ch. IX.) Le même Père, qui fut témoin de la grande fête des Morts de 1636, rapporte toutes les circonstances de cette cérémonie, lesquelles sont parfaitement d'accord avec ce que dit ici Champlain :«Retournant de ceste feste,» ajoute-t-il, «avec un Capitaine qui a l'esprit fort bon, & est pour estre quelque jour bien avant dans les affaires du Païs, je luy demanday pourquoy ils appelloient les os des morts Atisken. Il me repondit du meilleur sens qu'il eust, & je recueilly de son discours, que plusieurs s'imaginent que nous avons deux âmes, toutes deux divisibles & matérielles, & cependant toutes deux raisonnables; l'une se separe du corps à la mort, & demeure neantmoins dans le Cimetière jusques à la feste des Morts, après laquelle, ou elle se change en Tourterelle, ou selon la plus commune opinion, elle s'en va droit au village des âmes. L'autre est comme attachée au corps & informe, pour ainsi dire, le cadavre, & demeure en la fosse des morts, après la feste, & n'en fort jamais, si ce n'est que quelqu'un l'enfante de rechef. Il m'apporta pour preuve de cette metempsychose, la parfaite ressemblance qu'ont quelques-uns avec quelques personnes défuntes; Voila une belle Philosophie. Tant y a, que voila pourquoy ils appellent les os des morts, Atisken, les âmes.» (Ibid.)
Reste de sçavoir comme ils passent le temps en hyver, à sçavoir depuis le mois de Décembre, jusques à la fin de Mars, qui est le commencement de nostre Printemps, & que les neiges sont fondues, tout ce qu'ils pourroient faire durant l'Automne, comme j'ay dict cy-dessus, ils le reservent à faire durant l'hyver, à sçavoir leurs festins & dances ordinaires en la façon qu'ils les font, pour, & en faveur des malades, comme j'ay representé cy-dessus, & ce, convient les habitans d'un village à l'autre, & appelle-on ces festins de chanteries, & dances, Tabagis148, où se trouveront quelquesfois cinq cents 100/588personnes, tant hommes que femmes, & filles, lesquels y vont bien attifées, & parées, de ce qu'elles ont de beau & plus précieux, & à certains jours ils font des mascarades, & vont par les cabannes les uns des autres, demandans les choses qu'ils auront en affection, & s'ils se rencontre qu'ils l'ayent, à sçavoir la chose demandée, ils la leur donnent librement, & ainsi demanderont plusieurs choses, jusques à l'infiny, de façon que tel de ces demandeurs auront des robbes de Castors, d'Ours, de Cerfs, de Loups cerviers, & autres fourreures, Poisson, bled d'Inde, Pethun, ou bien des chauderons, chaudières, pots, haches, serpes, cousteaux & autres choses semblables, allans aux maisons, & cabannes du Village chantants (ces mots) un tel m'a donné cecy, un autre m'a donné cela, & telles semblables parolles par forme de louange: & s'ils voyent qu'on ne leur donne rien, ils se faschent, & prendra tel humeur à l'un d'eux, qu'il tordra hors la porte, & prendra une pierre & la mettera auprès de celuy, ou celle, qui ne luy aura rien donné, & sans dire mot s'en retournera chantant, qui est une marque d'injure, reproche, & mauvaise volonté. Les femmes y vont aussi bien que les hommes & ceste façon de faire se faict la nuict, & dure ceste mascarade sept ou huict jours. Il se trouve aucuns de leurs villages qui tiennent, & reçoivent les momons, ou fallots149, comme nous 101/589faisons le soir du Mardy gras, & dément les autres villages à venir les voir & gaigner leurs ustancilles, s'ils peuvent, & cependant les festins ne manquent point, voila comme ils passent le temps en hyver: aussi que les femmes filent150, & pilent des farines pour voyager en esté pour leurs maris qui vont en traffic à d'autres nations, comme ils ont délibéré ausdits conseils, sçavoir la quantité des hommes qui doibvent partir de chaque village pour ne les laisser desgarny d'hommes de guerres, pour se conserver, & nul ne sort du païs sans le commun consentement des chefs, bien qu'ils le pourroient faire, mais ils seroient tenus comme mal appris. Les hommes font les rets pour pescher, & prendre le poisson en esté comme en hyver, qu'ils peschent ordinairement, & prennent le poisson jusques soubs la glace à la ligne, ou à la seine.
Ce mot tabagie n'est pas d'origine huronne. Il était employé parmi les nations algonquines, montagnaises et en général parmi les sauvages du bas du fleuve. Suivant le P. Brebeuf, les Hurons avaient quatre espèces principales de festins: l'athatayon, festin d'adieu; l'enditeuhoua, festin de réjouissance; l'atourontoachien, festin de chanterie, et l'aoutaerohi, qui se faisait pour la délivrance de certaine maladie. (Relat. 1636.)
«Ils pratiquent en quelques-uns de leurs villages,» dit Sagard, «ce que nous appelons en France porter les momons: car ils deffient & invitent les autres villes & villages de les venir voir, jouer avec eux, & gaigner leurs ustencilles, s'il eschet, & cependant les festins ne manquent point.» (Grand Voyage du pays des Hurons, p. 124.)
Et la façon de ceste pesche est telle, qu'ils font plusieurs trous en rond sur la glace & celuy par où ils doibvent tirer la seine à quelque cinq pieds de long, & trois pieds de large, puis commancent par ceste ouverture à mettre leur filet, lesquels ils attachent à une perche de bois, de six à sept pieds de long, & la mettent dessoubs la glace, & font courir ceste perche de trou en trou, où un homme, ou deux, mettent les mains par les trous, prenant la perche où est attaché un bout du filet, jusques à ce qu'ils viennent joindre l'ouverture de cinq à six pieds. Ce faict, ils laissent cou lier le rets au fonds de l'eau, qui va bas, par le moyen de certaines petites 102/590pierres qu'ils attachent au bout, & estans au fonds de l'eau, ils le retirent à force de bras par les deux bouts, & ainsi amènent le poisson qui se trouve prins dedans. Voila la façon en bref comme ils en usent pour leur pesche en hyver.
L'hyver commance au mois de Novembre, & dure jusques au mois d'Avril, que les arbres commancent à pousser leur ceve dehors, & à montrer le bouton.
Le 22e jour du mois d'Avril, nous eusmes nouvelles de nostre truchement, qui estoit allé à Carentoüan par ceux qui en estoient venus, lesquels nous dirent l'avoir laissé en chemin, & s'en estoit retourné au Village pour certaines considerations qui l'avoient meu à ce faire 151.
Et reprenant le fil de mes discours, nos Sauvages s'assemblerent pour venir avec nous, & reconduire à nostre habitation, & pour ce faire nous partismes152 de leur pays le vingtiesme jour dudit mois 153, & fusmes quarante jours sur les 103/591chemins, & pechasmes grande quantité de poisson & de plusieurs especes, comme aussi nous prismes plusieurs sortes d'animaux, avec du gibier, qui nous donna un singulier plaisir, outre la commodité que nous en receusmes par le chemin, jusques à ce que nous arrivasmes à nos François, qui fut sur la fin du mois de juing, où je trouvay le sieur du Pont, qui estoit venu de France, avec deux vaisseaux, qui desesperoient presque de me revoir, pour les mauvaises nouvelles qu'il avoit entendues des Sauvages, sçavoir que j'estois mort.
Le 20 de mai, puisque l'on fut «quarante jours jur les chemins,» et qu'on arriva aux Français sur la fin du mois de juin; c'est ce que confirme, du reste, le passage suivant du Frère Sagard: «Ce bon Père» (le P. le Caron) «partit donc de son village, pour Kebec le 20 de May 1616 dans l'un des Canots Hurons, destinez pour descendre à la Traicte; & firent tant par leurs diligences qu'ils arriverent aux trois Rivieres le premier jour de juillet ensuivant, où ils trouverent le P. Dolbeau qui si estoit rendu dans les barques des Navires nouvellement arrivées de France pour la mesme Traicte. Après qu'ils se furent entresaluez & rendu les actions de grâces à Dieu nostre Seigneur, le bon Père Dolbeau leur aprit comme dés le 24e jour du mois de Mars passé, il avoit ensepulturé un François nommé Michel Colin, avec les cérémonies usitées en la saincte Eglise Romaine, qui fut le premier qui receut cette grâce là dans le païs... Le 15 du mesme mois,» (de juillet) «le P. Dolbeau donna pour la première fois l'Extreme-onction à une femme nommée Marguerite Vienne, qui estoit arrivée la mesme année dans le Canada avec son mary pensans s'y habituer, mais qui tomba bientost malade après son débarquement, & mourut dans la nuict du 19, puis enterrée sur le soir avec les cérémonies de la saincte Eglise.» (Hist. du Canada, p. 30, 31.)
Nous vismes aussi tous les Pères Religieux 154, qui estoient demeurez à nostre habitation, lesquels aussi furent fort contents de nous revoir, & nous d'autrepart qui ne l'estions pas moins. Toutes réceptions, & caresses, ainsi faictes, je me disposé de partir du sault Sainct Louys, pour aller à nostre habitation, & mené mon hoste appelle d'Arontal avec moy, ayants prins congé de tous les autres Sauvages, & après que je les eu asseurez de mon affection, & que si je pouvois je les verrois à l'advenir pour les assister comme j'avois des-jà faict par le passé, & leur porteroient des presents honnestes, pour les entretenir en amitié, les uns avec les autres, les priant d'oublier toutes les disputes qu'ils avoient eues ensemble, lors que je les mis d'accord, ce qu'ils me promirent.
Cette phrase semble mise ici par anticipation; car, outre qu'il est peu probable qu'aucun des Pères ne fût resté à l'habitation, le texte de Sagard cité à la page précédente, note 3, donne assez à entendre que le P. d'Olbeau monta seul, et ne fut pas plus loin que les Trois-Rivières.
Ce fait, nous partismes le huictiesme jour de Juillet, & arrivasmes à nostre habitation le 11 dudict mois, où estant, je 104/592trouvay tout le monde en bon estat, & tous ensemble rendismes grâces à Dieu, avec nos Pères Religieux, qui chantèrent le service divin, en le remerciant du soing qu'il avoit eu de nous conserver, & preserver, de tant de périls & dangers, où nous estions trouvez.
Après ces choses, & le tout estant en repos, je me mis en debvoir de faire bonne chère à mon hoste d'Arontal, lequel admiroit nostre bastiment, comportement, & façons de vivre, & nous ayant bien consideré, il me dit en particulier qu'il ne mourroit jamais content, qu'il ne vist tous ses amis, ou du moins bonne partie, venir faire leur demeurance avec nous pour apprendre à servir Dieu, & la façon de nostre vie qu'il estimoit infiniment heureuse, au regard de la leur, & que ce qu'il ne pouvoit comprendre par le discours il l'apprendroit, & beaucoup mieux, & plus facillement par la veue, & fréquentation familière qu'ils auroient avec nous, & que si leur esprit ne pouvoit comprandre l'usage de nos arts, sciences, & mestiers, que leurs enfans qui sont jeunes le pourront faire comme ils nous avoient souvent dict, & representé, en leur pays, en parlant au Père Joseph, & que pour l'advancement de cet oeuvre nous faisions une autre habitation au sault Sainct Louys, pour leur donner la seureté du passage de la riviere pour la crainte de leurs ennemis, & qu'aussi-tost que nous aurions basty une maison ils viendront en nombre à nous pour y vivre comme frères: ce que je leur promis & asseuré, faire à sçavoir une habitation pour eux, au plustost qu'il nous seroit possible.
105/593Et après avoir demeuré quatre ou cinq jours ensemble, je luy donnay quelques honnestes dons, il se contenta fort, le priant tous-jours de nous aymer, & de retourner voir nostredite habitation, avec ses compagnons, & ainsi s'en retourna contant au sault Sainct Louys, où ses compagnons l'attendoient.
Comme ce Cappit. appellé d'Arontal, fut party d'avec nous nous fismes bastir, fortifier & accroistre nostre-ditte habitation du tiers, pour le moins, par ce qu'elle n'estoit suffisamment logeable, & propre pour recevoir, tant ceux de nostre compagnie, qu'autres estrangers qui nous venoient voir, & fismes le tout bien bastir de chaux, & sable, y en ayant trouvé de tresbonne, en un lieu proche de ladite habitation, qui est une grande commodité pour bastir, à ceux qui s'y voudront porter, & habituer.
Les Père Denis, & Père Joseph se délibérèrent de s'en revenir 106/594en France 155, pour témoigner par deçà tout ce qu'ils avoient veu, & l'esperance qu'ils se pouvoient promettre de la conversion de ces premiers peuples, qui n'attendoient autre secours que l'assistance des bons Pères Religieux, pour estre convertis, & amenez, à nostre foy, & Religion Catholique.
«Selon le projet formé dés l'année précédente,» dit le P. le Clercq, «nos Religieux dévoient se trouver à Québec au mois de Juillet de l'année presente, pour faire ensemble un rapport fidel de leurs connoissances, & convenir de ce qu'il y auroit à entreprendre pour la gloire de Dieu. Ils prièrent Monsieur de Champlain d'y assister, le connoissant autant zélé pour l'établissement de la Foi, comme pour le temporel de la Colonie, & six autres personnes des mieux intentionnées. Pour le bien du païs, ils convinrent tous d'un commun accord, des articles suivans, exprimez plus au long dans nos mémoires qui subsistent encore aujourd'huy... Il paroist donc qu'il fut conclu; Qu'à l'égard des nations du bas du Fleuve, & de celles du Nord, qui comprennent les Montagnais, Etéchemins, Betsiamites, & Papinachois, les grands & petits Eskimaux,... il faudroit beaucoup de temps pour les humaniser: Que par le rapport de ceux qui avoient visité les côtes du Sud, les rivières du Loup, du Bic, des Monts Nôtre-Dame, & pénétré même par les terres jusqu'à la Cadie, Cap Breton, & Baye des chaleurs, l'Isle percée, & Gaspé, le païs estoit plus tempéré, & plus propre à la culture, qu'il y auroit des dispositions moins éloignées pour le Christianisme, les peuples y ayant plus de pudeur, de docilité, & d'humanité que les autres. Qu'à l'égard du haut du fleuve, & de toutes les nations nombreuses, des Sauvages, que Monsieur de Champlain, & le Père Joseph avoient visité par eux-mêmes, ou par d'autres,... on ne reussiroit jamais à leur conversion, si avant que de les rendre Chrestiens, on ne les rendoit hommes. Que pour les humaniser il falloit necessairement, que les François se mélassent avec eux, & les habituer parmy nous, ce qui ne se pourroit faire que par l'augmentation de la Colonie, à laquelle le plus grand obstacle estoit de la part des Messieurs de la compagnie, qui pour s'attirer tout le commerce, ne vouloient point habituer le païs, ny souffrir même que nous rendissions les Sauvages sedentaires, sans quoy on ne pouvoit rien avancer pour le salut de ces Infidèles. Que les Protestans, ou Huguenots, ayant la meilleure part au commerce, il estoit à craindre, que le mépris qu'ils faisoient de nos mysteres, ne retardât beaucoup l'établissement de la Foi. Que même le mauvais exemple des François pourroit y estre préjudiciable, si ceux qui avoient authorité dans le païs n'y donnoient ordre. Que la million estoit pénible & laborieuse parmy des nations si nombreuses, & qu'ainsi on avanceroit peu, si on n'obtenoit de Meilleurs de la compagnie un plus grand nombre de Missionnaires defrayez. Nous voyons encore par l'état de leur projet, que tous convinrent qu'il faudrait plusieurs années, & de grands travaux pour humaniser ces nations entièrement grossieres, & barbares, & qu'à l'exception d'un très-petit nombre de sujecs, encore fort douteux, on ne pourroit risquer les Sacremens à des adultes, c'est ce qui se voit encore aujourd'huy; car depuis tant d'années, on a fort peu avancé, quoy qu'on ait beaucoup travaillé. Il paroist enfin qu'il fut conclu qu'on n'avanceroit rien, si l'on ne fortifioit la Colonie d'un plus grand nombre d'Habitans. Laboureurs, & artisans: que la liberté de la traitte avec les Sauvages, fut indifféremment permise à tous les François. Qu'à l'avenir les Huguenots en fussent exclus, qu'il estoit necessaire de rendre les Sauvages sedentaires, & les élever à nos manières, & à nos loix. Qu'on pourroit avec le secours des personnes zélées de France établir un Séminaire, afin d'y élever des jeunes Sauvages au Christianisme, lesquels après pourroient avec les Missionnaires contribuer à l'instruction de leurs compatriotes. Qu'il falloit necessairement soutenir les Millions que nos Pères avoient établies tant en haut qu'au bas du Fleuve, ce qui ne se pouvoit faire, si Messieurs les associez ne temoignoient toute l'ardeur qu'on pouvoit esperer de leur zèle, quand ils feroient informez de tout d'une autre manière, qu'ils ne l'estoient en France par le rapport des commis qu'ils avoient envoyé sur les lieux l'année précédente; Monsieur le Gouverneur, & nos Pères n'ayant pas sujet d'en estre contens. C'est à peu prés l'abbregé des conclusions qui furent prises dans cette petite assemblée de nos Missionnaires, & des personnes les mieux intentionnées pour l'établissement spirituel & temporel de la Colonie; mais comme rien ne se pouvoit faire sans l'aide de la France, Monsieur de Champlain qui avoit dessein d'y passer, pria le P. Commissaire & le P. Joseph de l'y accompagner, pour faire rapport de tout, & obtenir plus efficacement tous les secours necessaires. Ils eurent assez de peine à s'y rendre, mais enfin considerant de quelle importance il estoit de jetter les solides fondemens de leur entreprise, ils se rendirent aux persuasions & aux instances de la compagnie, & disposerent tout pour leur départ.» (Prem, établiss. de la Foy, t. I, p. 91 et s.)
Ce fait, & pendant mon sejour en l'habitation, je fis coupper du bled commun, à sçavoir, du bled François qui y avoit esté semé, & lequel y estoit eslevé tresbeau, affin d'en apporter du grain en France, & tesmoigner que ceste terre est bonne, & fertile: aussi d'autre-part y avoit-il du bled d'Inde fort 107/595beau, & des antes, & arbres, que nous avoit donné le Sieur du Mons en Normandie: bref tous les jardinages du lieu estants en admirable beauté, semez en poix, febves, & autres légumes, sitrouilles, racines de plusieurs sortes & très-bonnes par excellences, plantez en choux, poirées, & autres herbes necessaires. Nous estans sur le point de nostre partement, nous laissasmes deux de nos Religieux à nostre habitation, à sçavoir le Pères Jean d'Elbeau, & Père Paciffique156, fort contant de tout le temps qu'ils avoient passé audit lieu, & resoulds d'y attendre le retour du Père Joseph qui les debvoit retourner voir comme il fist l'année suivante157.
Le P. le Caron revint l'année suivante avec le P. Paul Huet; mais le P. Denis Jamay demeura en France. «La Province des Recollets,» dit le P. le Clercq, «offrit assez de sujets; mais Messieurs de la compagnie, allant un peu trop à l'épargne, n'accordèrent place que pour deux. Les Supérieurs jugèrent que le Père Denis cy-devant Commissaire devoit rester en France, parce qu'estant instruit à fonds de l'état du Canada, il pourroit mieux que personne en gérer les affaires, & en procurer les avantages en Cour, & ailleurs. On designa donc le Père Joseph le Caron pour Commissaire des Missions, & parmy le grand nombre de Religieux qui se presentoient, on luy donna le Père Paul Huet pour second.» (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 104, 105.)
Nous embarquasmes en nos barques le vingtiesme jour de Juillet, & arrivasmes à Tadoussac le vingt-troisiesme jour dudit mois, & où le sieur du Pont nous attendoit avec son vaisseau prest & appareillé, dans lequel nous ambarquasmes, & partismes le troisiesme jour du mois d'Aoust, & eusmes le vent si à propos, que nous arrivasmes à Honfleur en santé, grâces à Dieu, qui fut le 10e jour de Septembre, mil six cents seize, ou estants arrivez, nous rendismes louange & actions de grâces à Dieu, de tant de soing qu'il avoit eu de nous en la conservation de nos vies, & de nous avoir comme arrachez, & tirez, de tant de 108/596hazards où nous avions esté exposez, comme aussi de nous avoir ramenez & conduits en santé, jusques dans nostre patrie, le priant aussi d'esmouvoir le coeur de nostre Roy & Nosseigneurs de son Conseil, pour y contribuer de ce qui est necessaire de leur assistance, affin d'amender ces pauvres peuples Sauvages à la cognoissance de Dieu, dont l'honneur reviendra à sa Majesté, la grandeur & l'accroissement de son estat, & l'utilité à ses sujects, & la gloire de tous ces desseings, & labeur, à Dieu seul autheur de toute perfection, à luy donc soit honneur, & gloire. Amen158.
On voit que Champlain avait les sentiments d'un vrai missionnaire; malheureusement les marchands associes n'étaient pas poussés du même zèle. «Messieurs de la societé,» dit Sagard, «furent fort ayse de voir le bon Père Joseph comme une personne de créance, & d'apprendre de luy mesme du succez de son voyage, du bien qu'il leur faisoit esperer pour le spirituel & temporel du païs, & du zèle qu'il avoit pour la conversion des Sauvages, neantmoins avec tout cela, il ne peut obtenir d'eux autre chose qu'un remerciement de ses travaux & une réitération de leur bonne volonté à l'endroit de nos Pères, sans autre effect. C'est ce qui obligea ce bon Père de chercher ailleurs le secours qu'il n'avoit pu trouver en ceux qui y estoient obligez, & de penser de son retour en Canada en la compagnie du P. Paul Huet, puis que de parler de peuplades & de Colonies, estoit perdre temps, & glacer des coeurs des-ja assez peu eschauffez, jusques à ce qu'il pleust à nostre Seigneur inspirer luy mesme les puissances superieures d'y donner ordre, puis que les subalternes n'y vouloient entendre, & ne s'interessoient qu'à leur interest propre.» (Histoire du Canada, p. 32.)
1617
En 1617, Champlain fit au Canada un voyage, «où il ne se passa rien de remarquable,» dit-il dans l'édition de 1632 (Prem. partie, p. 214.) Cependant nous devons savoir gré au Frère Sagard et au P. le Clercq, de nous en avoir conservé quelques détails. «Monsieur de Champlain de sa part,» dit celui-ci, n'oublioit rien pour soutenir son entreprise, malgré tous les obstacles qu'il y rencontroit à chaque pas, il ne laissa pas de disposer un embarquement plus fort que le précèdent, mais on peut dire que ce qu'il obtint de plus avantageux, fut de persuader le Sieur Hébert de passer en Canada avec toute sa famille qui a produit & produira dans la suite de bons sujets, des plus considerables, & des plus zelez pour la Colonie... Toutes choses estant prestes pour faire voile, on leva l'anchre à Honfleur le 11 Avril 1617. Le vaisseau fut commandé par le Capitaine Morel.» (Prem. établiss. de la Foy, t. I, p. 104, 105.) La traversée fut longue et orageuse. Arrivés à environ soixante lieues du grand Banc, nos voyageurs se virent entourés de glaces immenses, que le vent et les courants poussaient avec violence contre le vaisseau. Dans la consternation générale, «le Père Joseph, voyant que tout le secours humain n'estoit point capable de les délivrer du naufrage, demanda tres-instament celuy du Ciel par les voeux & les prières qu'il fit publiquement dans le vaisseau. Il conseilla tout le monde & se mit luy-même en état de paroistre devant Dieu. On fut touché de compassion & sensiblement attendri, quand la Dame Hébert éleva par les écoutils le plus petit de ses enfans, afin qu'il receut aussi bien que tous les autres la bénédiction de ce bon 109/597Père. Ils n'echaperent que par miracle, comme ils le reconnurent par les lettres écrites en France.» (Ibid. p. 107.) «On avoit des-ja prié Dieu pour eux à Kebec,» dit Sagard, «les croyans morts & submergez, lors que Dieu leur fist la grâce de les delivrer & leur donner passage pour Tadoussac, où ils arriverent à bon port le 14 jour de juin, après avoir esté treize semaines & un jour en mer dans des continuelles apprehensions de la mort, & si fatiguez qu'ils n'en pouvoient plus... Le P. Joseph monta à Kebec dans les premières barques appareillées, pour aller promptement asseurer les hyvernants de leur delivrance, & comme Dieu avoit eu soin d'eux au milieu de leurs plus grandes afflictions & les avoit protégé.» Sans doute, Champlain partit immédiatement avec le P. le Caron, pour monter à Québec, comme il avait fait au voyage précédent. «Le P. Paul resta à Tadoussac, où il célébra la S. Messe pour la première fois dans une Chappelle qu'il bastit à l'ayde des Mattelots & du Capitaine Morel, avec des rameaux & fueillages d'arbres le plus commodément que l'on peut. Pendant le S. Sacrifice deux hommes décemment vestus estoient à ses costés avec chacun un rameau en main pour en chasser les mousquites & cousins, qui donnoient une merveilleuse importunité au Prestre, & l'eussent aveuglé ou faict quitter le S. Sacrifice sans ce remède qui est assez ordinaire & autant utile que facile. Le Capitaine Morel fist en mesme temps tirer tous les canons de son bord, en action de grâce & resjouissance de voir dire la saincte Messe où jamais elle n'avoit esté célébrée, & après les prières faictes, pour rendre le corps participant de la feste aussi bien que l'esprit, il donna à disner à tous les Catholiques, & l'aprés midy on retourna derechef dans la Chappelle, chanter les Vespres solemnellement, de manière que cet aspre desert en ce jour là fut changé en un petit Paradis, où les louanges divines retentissaient jusques au Ciel, au lieu qu'auparavant on n'y entendoit que la voix des animaux qui courent ces aspres solitudes... Cette Chappelle a subsisté plus de six années sus pied, bien qu'elle ne fust bastie que de perches & de rameaux comme j'ay dit, mais la modestie & retenue de nos Sauvages n'est pas seulement considerable en cela, mais ce que j'admire encore davantage, est: qu'ils ne touchent point aux barques ny aux chalouppes, que les François laissent sur la greve pendant les hyvers, modestie que les François mesme n'auroient peut estre pas en pareille liberté, s'ils n'avoient l'exemple des Sauvages... Les affaires du Capitaine Morel estant expédiées à Tadoussac, on se mist sous voile pour Kebec, où la necessité de toutes choses commençoit à estre grande & importune aux hivernants, qui ne furent neantmoins gueres soulagez par la venue des barques, qui ne leur donnèrent pour tout rafraichissement, à 50 ou 60 personnes qu'ils estoient, qu'une petite barrique de lard, laquelle un homme seul porta sur son espaule depuis le port jusques à l'habitation, de manière qu'avant la fin de l'année, ils tombèrent presque tous malades de la faim, & d'une certaine espece de maladie qu'ils appellent le mal de la terre, qui les rendoit miserables & languissants, & ce par la faute des chefs qui n'avoient pas fait cultiver les terres, ou eu moyen de le faire... Le retour du P. Joseph minuta un autre pareil voyage au P. Dolbeau qui croyoit y pouvoir opérer davantage, & representer mieux les necessitez du païs, mais il eut affaire avec les mesmes esprits, & tousjours aussi mal disposez au bien, & partant n'y fist rien davantage que de perdre ses peines & s'en retourner derechef en Canada en qualité de Commissaire avec le frère Modeste Guines, aussi mal satisfaict de ces Messieurs qu'avoit esté le P. Joseph. Ce peu d'ordre les fist à la fin resoudre de recommander le tout à Dieu, sans se plus attendre aux marchands, & faire de leur costé ce qu'ils pourroient, puis qu'il n'y avoit plus d'esperance de secours. En suitte dequoy un chacun des Religieux se proposa un pieux & particulier exercice avec l'ordre du R. P. Commissaire, les uns d'aller hyverner avec les Montagnais, les autres d'administrer les Sacremens aux François, & ceux qui ne pouvoient davantage chantoient les louanges de nostre Dieu en la petite Chappelle, instruisoient les Sauvages qui les venoient voir, & vacquoient à la saincte Oraison, & à ce qui estoit des fonctions de Religieux. Pendant le voyage du P. Dolbeau, le P. Joseph fist le premier Mariage qui se soit faict en Canada avec les cérémonies de la S. Eglise, entre Estienne Jonquest Normand, & Anne Hébert, fille aisnée du sieur Hébert, qui depuis un an estoit arrivé à Kebec, luy, sa femme, deux filles & un petit garçon, en intention de s'y habituer... » (Hist. du Canada, p. 34-41.) Le P. le Clercq donne à entendre que ce premier, mariage, fait en Canada, eut lieu dans l'automne de 1617. «Après le départ des navires,» dit-il, «le Père Supérieur célébra avec les solemnitez ordinaires, le premier mariage qui 110/598se soit fait en Canada. Ce fut entre le sieur Estienne Jonquest natif de Normandie, & la fille aisnée du sieur Hébert.» Cependant le texte de Sagard laisse supposer qu'Etienne Jonquest ne se serait marié que dans le printemps de 1618, puisqu'en parlant de Louis Hebert cet auteur remarque qu'il était arrivé à Québec depuis un an. Un autre point ou le P. le Clercq se trouve en désaccord avec le Frère Sagard, c'est le motif du voyage du P. d'Olbeau. D'après celui-ci, comme nous venons de le voir, le P. d'Olbeau aurait entrepris le voyage uniquement par l'espoir de faire mieux que ses devanciers: tandis que suivant le P. le Clercq, «les périls du voyage engagèrent Champlain à demander le P. Jean Dolbeau au Père Commissaire, afin de l'accompagner en France.» (Prem. établiss. de la Foy, l. I, p. 111, 112.) Ce qu'il y a d'assez probable, c'est que Champlain avait à la fois ces deux motifs de demander le P. d'Olbeau.
CONTINUATION DES VOYAGES & découvertures faictes en la nouvelle France par ledit Sieur de Champlain, Cappitaine pour le Roy en la Marine du Ponant l'an 1618.
u commencement de
l'année mil six cens dix-huict, le vingt-deuxiesme de Mars je party de
Paris, & mon beau frère 159 que je menay avec moy, pour me
rendre à Honfleur, havre ordinaire de nostre embarquement, où estant après
un long sejour pour passer la contrariété des vents, & retournez en
leur bonace & favorables au voyage, nous embarquasmes dans ledit grand
vaisseau de ladite association, où commandoit le sieur du Pont-Gravé,
& avec un Gentil-homme, appellé le sieur de la Mothe160,
lequel auroit dés auparavant fait voyage avec les Jesuistes aux lieux de
la Cadye, où il fut pris par les Anglois, & par eux mené aux
Virginies, lieu de leur habitation: & quelque temps après 161
le repasserent en Angleterre, & de là en France, où le desir &
l'affection luy augmenta de voyager derechef en ladite nouvelle France,
qui luy fist rechercher les 112/600occasions en mon
endroit. Surquoy je l'aurois asseuré d'y apporter mon pouvoir &
l'assister envers Messieurs nos associez, comme me promettant qu'ils
auroient aggreable la rencontre d'un tel personnage, attendu qu'il leur
feroit fort necessaire esdicts lieux.
Nostre embarquement ainsi faict, nous partismes dudict lieu de Honfleur le 24e jour de May ensuivant audit an 1618, ayant le vent propre pour nostre route, qui neantmoins ne nous dura que bien peu de jours, qui changea aussi-tost, & fusmes tousjours contrarié de mauvais temps, jusques à arriver sur le grand banc où se font les pescheries du poisson vert, qui fut le troisiesme jour de Juin ensuivant, où estant, nous apperçeusmes au vent de nous quelques bancs de glaces, qui se deschargeoient du costé du Nort, & en attendant le vent commode, nous fismes pescheries de poisson, où il y avoit un grand plaisir, non pour la pesche du poisson seulement, mais aussi d'une sorte d'oiseaux, appellez Fauquets162, & d'autres sortes qui se prennent à la ligne, comme le poisson, car jettant la ligne, & l'ameçon, garny de foye des morues, qui leur servoit d'appast: ces oiseaux se jettoient à la foulle, & en telle quantité les uns sur les autres, qu'on n'avoit pas le loisir de tirer la ligne hors pour la rejetter, qu'ils se prenoient par le bec, par les pieds, & par les ailles en vollant, & se précipitant sur l'appast, à cause de leur grande avidité, & gourmandise, dont ceste nature d'oiseaux est composée, & en ceste pescherie nous eusmes un extresme contentemens, tant en ceste exercice, 113/601qu'au grand nombre infiny d'oiseaux, & grande quantité de poisson que nous prismes, fort excellents à manger, & commodes pour un rafraischissement, chose fort necessaire audit vaisseau.
Et continuant nostre route le 15e jour dudict mois, nous nous trouvasmes au travers de l'isle percée, & le jour S. Jean163 ensuivant nous entrasmes au port de Tadoussac, où nous trouvasmes nostre petit vaisseau, arrivé trois sepmaines devant nous, les gents duquel nous dirent que le Sieur des Chesnes qui commandoit en icelle estoit allé à Québec, lieu de nostre habitation, & de là devoit aller aux trois rivieres pour attendre les sauvages qui y debvoient venir de plusieurs contrées pour traicter, comme aussi pour sçavoir ce qu'on debvoit faire, & délibérer, sur la mort advenue de deux de nos hommes de l'habitation, qui perfidement, & par trahison, hommes, furent tuez par deux meschants garçons sauvages, Montaigners, ainsi que ceux dudict vaisseau nous firent entendre, & que ces deux pauvres gents furent tuez allans à la chasse, il y avoit prés de deux ans 164, ayans ceux de ladicte habitation tousjours creu qu'ils s'estoient noyés par le moyen de leur canau, renversé sur eux, jusques à ce que depuis peu de temps l'un desdicts hommes ayant conceu une haine contre les meurtriers, en auroient adverty, & donné l'advis à nos gens de 114/602ladite habitation, & comment ce meurtre arriva, & le subject d'icelluy, duquel pour aucunes considerations il m'a semblé à propos d'en faire le récit, & de ce qui se passa lors sur ce subject.
Suivant Sagard (Hist. du Canada, p. 42), ce meurtre aurait été commis «environ la my-Avril de l'an 1617»: tandis que d'après Champlain, qui fit lui-même comme une espèce d'enquête sur les lieux, la chose se serait passée vers la fin de l'été 1616. Notre auteur a, du moins, la vraisemblance de son côté: car la chasse du gibier, encore aujourd'hui, est extrêmement abondante sur toutes les battures et prairies naturelles de la côte de Beaupré et du cap Tourmente, depuis la fin d'août jusque vers la Toussaint; tandis qu'à la mi-avril, il n'y a jamais beaucoup de gibier, pour la bonne raison que le Chenal du Nord est encore, à cette époque, complètement obstrué de glaces.
Quand au discours de ceste affaire, il est presque impossible d'en tirer la vérité, tant à cause du peu de tesmoignage qu'on en peut avoir eu, que par la diversité des rapports qui s'en sont faits, & la plus grande partie d'iceux par presupposition, mais du moins en rapporteray-je en ce lieu, suivant le récit du plus grand nombre, plus conforme à la vérité, & que j'ay trouvé estre le plus vray-semblable. Le sujet de l'assassin de ces deux pauvres deffuncts est, que l'un de ces deux meurtriers frequentoient ordinairement en nostre habitation, & y recevoit mille courtoisies, & gratiffications, entr'autres du sieur du Parc, Gentilhomme de Normandie, commandant lors audict Québec, pour le service du Roy, & le bien des Marchands de ladite affectation, qui fut en l'année 1616, lequel Sauvage en ceste fréquentation ordinaire, par quelque jalousie receut un jour quelque mauvais traictement de l'un des 2 morts, qui estoit serrurier de son art, lequel sur aucunes parolles bâtit tellement ledict Sauvage, qu'il luy donna occasion de s'en resouvenir, & ne se contentant pas de l'avoir battu, & outragé, il incitoit ses compagnons de faire le semblable: ce qui augmenta d'avantage au coeur ledit Sauvage la haine, & animosité à l'encontre dudit Serrurier, & ses compagnons, & qui le poussa à rechercher l'occasion de s'en venger, espiant le temps, & l'opportunité pour ce faire, se comportant neantmoins 115/603discrettement & à l'accoustumée, sans faire demonstration d'aucun ressentiment: Et quelque temps après, ledit Serrurier, & un Mathelot, appellé Charles Pillet, de l'isle de Ré, se délibérèrent d'aller à la chasse, & coucher trois ou quatre nuicts dehors, & à cet effect équipperent un canau, & se mirent dedans, partirent de Québec pour aller au Cap de Tourmente, en de petites isles, où grande quantité de gibier, & oiseaux, faisoient leur retraicte, ce lieu estant proche de l'isle d'Orléans, distant de sept lieues dudit Québec, lequel partement des nostres fut incontinent descouvert par lesdits deux sauvages, qui ne tardèrent gueres à se mettre en chemin pour les suivre, & exécuter leur mauvais desseing: En fin ils espierent où ledict serrurier, & son compagnon, iroient coucher, affin de les surprendre: ce qu'ayant recognu le soir devant, & le matin venu, à l'aube du jour, lesdits deux sauvages s'escoulent doucement le long de certaines prairies165, assez aggreables, & arrivez qu'ils furent à une 116/604pointe proche du giste de Recerché166 & de leur canau, mirent pied à terre, & se jetterent en la cabanne, où avoient couché nos gents, & où ils ne trouverent plus que le Serrurier, qui se preparoit pour aller chasser, après son compagnon, & qui ne pensoit rien moins que ce qui luy debvoit advenir: l'un desquels Sauvages s'approcha de luy, & avec quelques douces parolles il luy leva le doubte de tout mauvais soupçon, afin de mieux le tromper: & comme il le vit baissé, accommodant son harquebuse, il ne perdit point de temps, & tira une massue qu'il avoit sur luy cachée, & en donna au Serrurier sur la teste si grand coup, qu'il le rendit chancelant & tout estourdy: Et voyant le Sauvage que le Serrurier vouloit se mettre en deffence, il redouble derechef son coup, & le renverse par terre, & se jette sur luy, & avec un cousteau luy en donna trois, ou quatre, coups dedans le ventre, & le tua ainsi miserablement, & affin d'avoir aussi le Mathelot, compagnon du Serrurier, qui estoit party du grand matin pour aller à la chasse, non pour aucune haine particulière qu'ils luy portassent, mais afin de n'estre découverts, ny accusez par luy. Ils vont le cerchant deçà & delà, en fin le descouvrent par l'ouye d'une harquebusade, laquelle entendue par eux, ils s'advancerent promptement vers le coup, affin de ne donner temps audict Mathelot de recharger son harquebuse, & se mettre en deffence, & s'aprochant de luy, il le tira167 à coups de flesche, & l'ayant abattu par terre de ces coups, ils courent sur luy, & l'achevent à coups de cousteau. Ce faict, ces 117/605meurtriers emportent le corps avec l'autre, & les lièrent ensemble, l'un contre l'autre, si bien qu'ils ne se pouvoient separer, après il leur attachèrent quantité de pierres, & cailloux, avec leurs armes, & habits, affin de n'estre descouverts par aucune remarque, & les portèrent au milieu de la riviere, les jettent, & coulent au fonds de l'eau, où ils furent un long-temps, jusques à ce que par la permission de Dieu les cordes se rompirent, & les corps jettez sur le rivage, & si loing de l'eau, que c'estoit une merveille, le tout pour servir de parties complaignantes, & de tesmoins irréprochables à l'encontre de ces deux cruels, & perfides, assassinateurs: car on trouva ces deux corps loing de l'eau, plus de vingt pas dans le bois, encore liez, & garottez, n'ayans plus que les os tous décharnez, comme une carcasse, qui neantmoins ne s'estoient point separez pour un si long-temps, & furent les deux pauvres corps trouvez long-temps après par ceux de nostre habitation, les cherchant & déplorant leur absence le long des rivages de ladite riviere, & ce contre l'opinion de ces deux meurtriers qui pensoient avoir faict leurs affaires si secrettes qu'elles ne se devoient jamais sçavoir, mais comme Dieu ne voulant par sa Justice souffrir une telle meschanceté, l'auroit faict découvrir par un autre sauvage, leur compagnon, en faveur de quelque disgrace par luy receue d'eux, & ainsi les meschants desseings se descouvrent.
Cette expression seule montre assez que les deux français passèrent par le Chenal du Nord; car il n'y a point de prairies naturelles du côté du sud de l'île d'Orléans. Et il y a bien de l'apparence que cette «pointe proche du giste recerché,» près de laquelle il y avait «de certaines prairies assez aggreables,» vers le cap Tourmente et proche de l'île d'Orléans, était la pointe du Petit-Cap: c'est dans le voisinage de cette pointe qu'étaient les prairies où Champlain, quelques années plus tard, faisait faire la provision de foin nécessaire à l'habitation.
Le manuscrit de l'auteur portait-il du giste de recerche, ou du giste du recerché, ou enfin du giste recerché? Dans ces trois suppositions, le sens serait le même. Mais Recerché ne serait-il pas le nom, peut-être défiguré, du serrurier à qui en voulaient les deux sauvages? C'est ce qui paraît bien difficile à déterminer. Il n'est fait mention, jusqu'à cette époque, que d'un seul serrurier, Antoine Natel, qui découvrit la conspiration tramée contre Champlain en 1608, et qui, pour cette raison, reçut sa grâce; il est possible que la Providence ait réservé une pareille mort à celui qui avait été capable de consentir à un complot si criminel. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que Sagard, qui rapporte les choses un peu différemment, et qui a presque l'air de vouloir corriger ou compléter Champlain, ne donne pas non plus le nom de ce serrurier, quoiqu'il ait vu et connu plusieurs témoins oculaires de ces événements.—Dès le second tirage de cette édition, en 1620, on a supprimé les mots de Recerché, &, et la phrase se lit ainsi: ...proche du giste, sortants de leur canau... Cette même correction subsiste encore dans l'édition de 1627.
Ce qui rendit au Père Religieux 168, & ceux de l'habitation, fort estonnez en voyant les corps de ces 2 miserables, ayant 118/606les os tous découvers, & ceux de la teste brisez des coups de la massue qu'il avoit reçeus des sauvages, & furent lesdicts Religieux, & autres, à l'habitation, d'advis de referrer en quelque part d'icelle, jusques au retour de nos vaisseaux169, affin d'adviser entre tous les François à ce qui seroit trouvé bon pour ce regard: Cependant nos gens de l'habitation se resolurent de se tenir sur leurs gardes, & de ne donner plus tant de liberté ausdits sauvages, comme ils avoient accoustumé, mais au contraire qu'il falloit avoir raison d'un si cruel assassin par une forme de justice, ou par quelque autre voye, ou pour le mieux attendre nos vaisseaux, & nostre retour, affin d'adviser tous ensemble le moyen qu'il falloit tenir pour ce faire, & en attendant conserver les choses en estat.
Mais les sauvages voyant que leur malice estoit découverte, & eux, & leur assassin, en mauvais odeur aux François, ils entrèrent en deffiance, & crainte, que nos gents n'exerçassent sur eux la vangeance de ce meurtre, se retirèrent de nostre habitation pour un temps, tant les coulpables du faict que les autres convaincus d'une crainte dont ils estoient saisis170, & ne venoient plus à laditte habitation comme ils avoient accoustumé, attendant quelque plus grande seureté pour eux.
Suivant Sagard, il y avait quelque chose de plus grave. «On estoit menacé de huict cens Sauvages de diverses nations, qui s'estoient assemblez és trois rivieres à dessein de venir surprendre les François & leur coupper à tous la gorge, pour prevenir la vengeance qu'ils eussent pu prendre de deux de leurs hommes tuez par les Montagnais... Mais comme entre une multitude il est bien difficile qu'il n'y aye divers advis, cette armée de Sauvages pour avoir esté trop long-temps à se resoudre de la manière d'assaillir les François, en perdirent l'occasion, plus par divine permission, que pour difficulté qu'il y eust d'avoir le dessus de ceux qui estoient des-ja plus que demi morts de faim, & abbatus de foiblesse.» (Hist. du Canada, p. 42.)
119/607Et se voyant privez de nostre conversation, & bon accueil accoustumé, lesdicts Sauvages envoyerent un de leurs compagnons, nommé par les François la Ferriere171, pour faire leurs excuses de ce meurtre, à sçavoir qu'ils protestoient n'y avoir jamais adhéré, ny consenty aucunement, se soubsmettant que si on vouloit avoir les deux meurtriers pour en faire la justice, les autres sauvages le consentiroient volontiers, si mieux les François n'avoient aggreable pour réparation & recompense des morts, quelques honnestes presents des pelletries, comme est leur coustume, & pour une chose qui est irrécupérable: ce qu'ils prièrent fort les François d'accepter plustost, que la mort des accusez qu'ils prevoyoient mesme leur estre de difficille exécution, & ce faisant oublier toutes choses comme non advenues172.
Sagard nous a conservé, sur cette première démarche des sauvages, quelques détails qui complètent ce que dit ici l'auteur. «Ils envoyerent le mesme la Foriere demander pardon & reconciliation avec les François, avec promesse de mieux faire à l'advenir, ce qu'ils obtindrent d'autant plus facilement que la paix estoit necessaire à l'une & à l'autre des parties. En suitte ils envoyerent quarante Canots de femmes & d'enfans pour avoir dequoy manger, disans qu'ils mouroient tous de faim, ce que consideré par ceux de l'habitation, ils leur distribuerent ce qu'ils purent, un peu de pruneaux & rien plus, car la necessité estoit grande par tout entre nous aussi bien qu'entre les Sauvages: laquelle fut cause de nous faire tous filer doux & tendre à la paix. La chose estant réduite a ce point, il ne restoit plus qu'à conclure les articles, mais pource que les Sauvages demeuroient tousjours à leur ancien poste, on envoya sauf conduit à leurs Capitaines pour descendre à Kebec, ou ils arrivèrent chargez de presens & de complimens avec des demonstrations de vraie amitié, pendant que leur armée faisoit alte à demi lieue de là. Les harangues ayans esté faictes & les questions necessaires agitées avec une ample protestation des Montagnais qu'ils ne cognoissoient les meurtriers des François; ils offrirent leurs presens & promirent qu'en tout cas ils satisferoient à ceste mort. Beauchesne & tous les autres François estoient bien d'avis de les recevoir à ceste condition, mais le P. Joseph le Caron & le V. Paul Huet s'y opposerent absolument, disans qu'on ne devoit pas ainsi vendre la vie & le sang des Chrestiens pour des pelleteries, & que ce seroit tacitement autoriser le meurtre, & permettre aux Sauvages de se vanger sur nous & nous mal traicter à la moindre fantasie musquée qui leur prendroit, & que si on recevit quelque chose d'eux, que ce devoit estre seulement en depost, & non en satisfaction, jusques à l'arrivée des Navires, qui en ordonneroient ce que de raison. Ainsi Beauchesne ne receut rien qu'a ceste condition. De plus nos Pères influèrent que les meurtriers devoient estre representez...» (Hist. du Canada, P. 44, 45.)
120/608A quoy de l'advis des Pères Religieux fut respondu & conclu, que lesdicts Sauvages ameneroient, & representeroient, les deux mal-faicteurs, affin de sçavoir d'eux leurs complices, & qui les avoit incités à ce faire: ce qu'ils firent entendre audit la Ferriere pour en faire rapport à ses compagnons.
Ceste resolution ainsi prise, ledict la Ferriere se retira vers ses compagnons, & leur ayant fait entendre la resolution des François, ils trouverent ceste procédure, & forme de justice à eux fort estrange, & assez difficille, d'autant qu'ils n'ont point de justice establie entr'eux, sinon la vengeance ou la recompense par presens. Et ayant consideré le tout, & consulté ceste affaire entr'eux, ils appellerent les deux meurtriers & leur representerent le malheur où ils s'estoient précipitez, & l'évenement de ce meurtre, qui pourroit causer une guerre perpétuelle avec les François; leurs femmes, & enfans, en pourroient pâtir, quant bien ils nous pourroient donner des affaires, & nous tiendroient serrez en nostre habitation, nous empescheroient de chasser, cultiver, & labourer les terres, que nous sommes en trop petit nombre pour tenir la riviere serrée, comme par leurs discours ils se persuadoient, mais qu'en fin de toutes leurs conclusions il valloit mieux vivre en paix avec lesdict François, qu'en une guerre, & une deffiance perpétuelle, & à ceste cause la compagnie desdicts sauvages finissant le discours, & ayant representé l'intelligence de ces choses ausdits accusez, leur demandent s'ils n'auroient pas bien le courage de se transporter avec nous en ladite habitation des François, & de comparoir devant eux, leur 121/609promettant qu'ils n'auroient point de mal, que les François estoient doux, & pardonnoient volontiers, bref qu'ils feroient tant envers eux, qu'ils leur remettroient ceste faute, à la charge de ne retourner plus à telle meschanceté, lesquels deux criminels se voyant convaincus en leur conscience, subirent à ceste proposition, & s'accordent de suivre cet advis, suivant lequel, à sçavoir l'un deux qui se prépara, & accommoda, d'habits, & d'ornements à luy possible, comme s'il eust esté invité d'aller aux nopces, ou à quelque feste solemnelle, lequel en ceste equippage vint en laditte habitation, accompagné de son père, & autres des principaux chefs, & Cappitaine de leur compagnie: Quant à l'autre meurtrier, il s'excusa de ce voyage173, craignant quelque punition estant convaincu en soy-mesme de ce meschant acte.
Estans donc entrez en ladicte habitation, qui aussi tost fut circuite d'une multitude de Sauvages de leur compagnie, on leva le pont174, & chacun des François se mit sur ses gardes, & leurs armes en main faisant bon guet, & sentinelles posées aux lieux necessaires, craignant l'effort des Sauvages de dehors, par ce qu'ils se doubtoient qu'on voulust faire justice actuelle du coulpable, qui si librement s'estoit exposé à nostre mercy, & non luy seulement, mais aussi ceux qui l'avoient accompagné au dedans, lesquels pareillement n'estoient pas trop asseurez de leurs personnes, voyant les 122/610choses disposées en ceste façon, n'esperoient pas sortir leur vies sauves. Le tout fut assez bien fait, conduit, & exécuté, pour leur faire sentir la grandeur de ce mal, & appréhender pour le futur, autrement il n'y eust eu plus de seureté en eux, que les armes en la main, avec une perpétuelle deffiance.
Ce faict, estans lesdicts sauvages sur l'incertitude de l'évenement de quelque effet contraire à ce qu'ils esperoient de nous, les Pères Religieux commançent à leur faire une forme de harangue sur ce subject criminel, leur representant l'amitié que les François leur avoient portée depuis dix ou douze ans en ça, que nous avions commencé à les cognoistre, & depuis tous-jours vescu paisiblement, & familièrement avec eux, mesme avec telle liberté, qu'elle ne se pouvoit exprimer: & de plus, que je les avois assistez de ma personne par plusieurs fois à la guerre, contre leurs ennemis, & à icelle exposé ma vie pour leur bien, sans qu'au préalable ils nous y eussent obligés aucunement, sinon que nous estions poussez d'une amitié & bonne vollonté envers eux, ayans compassion de leurs miseres & persecutions que leur faisoient souffrir & endurer leurs ennemis. C'est pourquoy nous ne pouvions croire que ce meurtre se fut faict sans leur consentement, veu d'autre part qu'ils entreprenoient de favoriser ceux qui l'ont commis.
Et parlant au Père du criminel, il 175 luy represente l'enormité du faict exécuté par son fils, & que pour réparation d'icelle, il meritoit la mort, attendu que par nostre loy un 123/611tel faict si pernicieux ne demeuroit impuny, & quiconque s'en trouve attaint & convaincu, mérite condemnation de mort, pour réparation d'un si meschant faict, mais pour ce qui regardoit les autres habitants du païs, non coulpables de ce crime, on ne leur vouloit aucun mal, ny en tirer contr'eux aucune consequence.
Ce qu'ayant tous lesdicts sauvages bien entendu, ils dirent pour toutes excuses, neantmoins avec tout respect, qu'il n'estoient point consentants de ce faict, qu'ils sçavoient très-bien que ces deux criminels meritoient la mort, si mieux on n'aymoient leur pardonner, qu'ils sçavoient bien de fait leur meschanceté, non devant, mais après le coup faict, & la mort de ces deux pauvres miserables, ils en avoient eu l'advis, mais trop tard, pour y remédier, & que ce qu'ils avoient tenu secret, estoit pour tousjours maintenir leur familière conversation, & crédit envers nous, protestant qu'ils en avoient faict aux malfaicteurs de grandes reprimendes, & réputé le malheur qu'ils avoient attiré, non sur eux seulement, mais sur toute leur nation, parents, & amis: surquoy ils leur auroient promis qu'un tel malheur ne leur adviendroit jamais, les priant d'oublier ceste faute, & de ne la tirer en consequence, que ce fait pourroit bien mériter, mais plustost de rechercher la cause première qui a meu ces deux Sauvages d'en venir là, & d'y avoir esgard: d'ailleurs, que librement le present criminel s'estoit venu rendre entre nos bras, non pour estre puny, ains pour y recevoir grâce des François: Neantmoins le père parlant aux Religieux dist en plorant, tien voila mon 124/612fils qui a commis le delict supposé, il ne vaut rien, mais ayes esgard que c'est un jeune fol & inconsidéré, qui a plustost fait cet acte par folie, poussé de quelque vangeance, que par prudence, il est en toy de luy donner la vie ou la mort, tu en peus faire ce que tu voudras, d'autant que luy, & moy, sommes en ta puissance, & en suitte de ce discours le fils criminel prist la parolle, & se presentant, asseuré qu'il estoit, dit ces mots: L'apprehension de la mort ne m'a point tant saisi le coeur, qu'il m'aye empesché de la venir recevoir pour l'avoir mérité, selon vostre loy, me recognoissant bien coulpable d'icelle: & lors fist entendre à la compagnie la cause de ce meurtre, ensemble le desseing, & l'exécution d'iceluy, selon, & tout ainsi, que je l'ay recité, & representé cy-dessus.
Après le récit par luy faict, il s'adresse à l'un des facteurs, & commis des Marchands de nostre association, appelé Beauchaine, le priant qu'il le fist mourir sans autre formalité.
Alors les Pères Religieux prirent la parole, & leur dirent que les François n'avoient ceste coustume de faire mourir entr'eux ainsi subittement les hommes, & qu'il en falloit délibérer avec tous ceux de l'habitation, & ceste affaire mise en délibération sur le tapis, fut advisé qu'elle estoit de grande consequence, qu'il la falloit conduire dextrement, & la mesnager à propos, attendant une autre occasion meilleure, & plus seure, pour en tirer la raison, & que pour lors il n'estoit ny à propos, ny raisonnable pour beaucoup de raisons. La première que nous estions foibles, au regard du nombre des Sauvages qui estoit 125/613dehors & dedans nostre habitation, qui vindicatifs & pleins de vangeance, comme ils sont, eussent peu mettre le feu par tout, & nous mettre en desordre. La deuxiesme raison est, qu'il n'y eust plus eu de seureté en leur conversation, & vivre en perpétuelle deffiance. La troisiesme, que le commerce pourroit estre altéré, & le service du Roy retardé, & autres raisons assez preignantes, lesquelles bien considerées fut advisé qu'il se falloit contenter de ce qu'ils s'estoient mis en leur debvoir, & submis d'y vouloir satisfaire, tant par le père du criminel, l'ayant representé, & offert, à la compagnie, que par luy mesme, à sçavoir le coulpable offrant & exposant sa vie pour réparation de sa faute, mesme que le père offroit le representer toutesfois & quantes qu'il en seroit requis: Ce qu'il failloit tenir pour une espece d'amande honorable, & une satisfaction à justice: que luy remettant ceste faute, non le criminel seullement tiendroit sa vie de nous, mais aussi son père & ses compagnons se tiendroient fort obligez, & que cependant il leur falloit dire par forme d'excuse, & de suject, que puisque le criminel avoit asseuré par affirmation publique, que tous les autres Sauvages n'estoient en rien adherans ny coulpables de ce fait, & qu'avant l'exécution d'iceluy ils n'en avoient eu aucun advis: consideré aussi que librement il s'estoit presenté à la mort, il avoit esté advisé de le rendre à son Père, qui en demeureroit chargé, pour le representer toutesfois & quantes, à la charge aussi que d'ores-en-avant il feroit service aux François, on luy donnoit la vie, pour demeurer luy & tous les Sauvages amis, & serviteurs des François.
126/614Ceste resolution faite, neantmoins en attendant les vaisseaux de retour de France, pour, suivant l'advis des Cappitaines, & autres, en resoudre deffinitivement, & avec plus d'authorité, leur promettant tous-jours toute faveur, & de leur faire sauver la vie, & cependant pour seureté leur fut dit, qu'ils laisseroient quelques-uns de leurs enfans par forme d'hostage, à quoy ils s'accordèrent fort volontiers, & en laisserent deux176 à l'habitation, entre les mains desdicts Pères Religieux, qui leur commançerent à montrer les lettres, & en moins de trois mois leur apprirent l'alphabet des lettres, & à les former, qui de là fait juger qu'ils se peuvent rendre propres & docilles à l'érudition, comme le Père Joseph en peut rendre tesmoignage.
«L'un nommé Nigamon, & l'autre Tebachi, assez mauvais garçon bien qu'il fust fils d'un bon père, pour le premier il estoit assez bon enfant & se porta tousjours au bien. Nos Pères l'instruisirent à la foy & aux lettres pendant tout un hyver qu'il demeura avec nous, & à l'arrivée des navires il eust esté bien aise d'aller en France pour y vivre parmi les Chrestiens, mais ny luy ny eux ne le peurent obtenir des marchands, non plus que pour plusieurs autres; pour le second il s'enfuit après avoir esté quelque temps à l'habitation, dequoy on ne se mit guère en peine, aussi n'y avoit-il guère d'esperance de pouvoir faire d'un si mauvais garçon un bon Chrestien.» (Sagard, Hist. du Canada, p. 45, 46.)
Et iceux vaisseaux arrivez à bon port, nous eusmes l'advis du sieur du Pont Gravé, & quelques autres, & moy, comme cette affaire s'estoit passée 177, selon le discours cy-dessus, & alors tous ensemble advisasmes qu'il estoit à propos de faire ressentir aux Sauvages l'énormité de ce meurtre, & neantmoins n'en venir à exécution pour aucunes bonnes raisons, voire pour plusieurs considerations qui se pourront dire cy-aprés.
Et aussi-tost que nos vaisseaux furent entrez au port de 127/615Tadoussac, mesme dés le lendemain au matin178, le sieur du Pont, & moy, nous remontasmes en une petite barque du port, de dix à douze tonneaux, comme d'autre-part le sieur de la Mothe, avec le Père Jean d'Albeau179 Religieux, & l'un des Commis, & Facteur des Marchands, appelle Loquin, s'embarquèrent en une petite Challouppe, & ainsi partismes ensemble dudit Tadoussac, demeurans180 au vaisseau un autre Religieux, appelle Père Modeste181, avec le Pillotte, & le Maistre du vaisseau, pour la conservation de l'équippage, restans en icelluy, & arrivasmes à Québec, lieu de nostre habitation, le vingt-septiesme Jour de juin ensuivant, où nous trouvasmes les Pères Joseph, Paul, & Passifique Religieux, avec le sieur Hébert, & sa famille, & autres hommes de l'habitation, se portans tous bien, & joyeux de nostre retour, en bonne santé, eux & nous, grâces à Dieu.
Le mesme jour le sieur du Pont délibéra d'aller au lieu des trois rivieres, ou se faisoit la traite des Marchands, & porter avec luy quelques marchandises pour aller trouver le sieur des Chesnes qui y estoit des-ja, & mena avec luy ledict Loquin, comme susdict, & pour mon regard je demeuray en nostre habitation quelques jours 182, où je m'occuppé aux affaires d'icelles, entr'autres choses à faire un fourneau pour faire une espreuve de certaines cendres dont on m'avoit donné le 128/616mémoire, lesquelles, à la vérité, sont de grande valleur, mais il y a de la peine, de l'industrie, vigillance, & de la conduite, & parce qu'il est requis en l'exercice, & façon de ces cendres des hommes entendus en cet art, & en quantité convenable. Ceste première espreuve n'a peu sortir à effect, la reservant à une autre plus grande commodité.
Je visitay les lieux, les labourages 183 des terres que je trouvay ensemencées, & chargées, de beaux bleds: les jardins184 chargez de toutes sortes d'herbes, comme choux, raves, laictues, pourpié, oseille, persil, & autres herbes, sitrouilles, concombres, melons, poix, féves, & autres légumes, aussi beaux, & advancez, qu'en France, ensemble les vignes transportées, & plantez sur le lieu des-jà bien advancées, bref le tout s'augmentant, & accroissant, à la veue de l'oeil: non qu'il en faille donner la louange après Dieu ny aux laboureurs, ny au fient qu'on y ait mis, car comme il est à croire, il n'y en a pas beaucoup, mais à la bonté, & valleur de la terre, qui de soy est naturellement bonne, & fertille en toute sorte de biens, ainsi que l'expérience le démontre, & pourroit-on y faire de l'augmentation & du profit, tant par le labourage d'icelle, culpture, & plants d'arbres fruittiers, & vignes, qu'en nourriture & eslevation de bestiaux, & vollatilles 129/617ordinaires en France: Mais ce qui manque à ce beau desseing est le peu de zelle,& affection, que l'on a au bien & service du Roy.
C'étaient les labourages de Louis Hébert, ou, comme on disait alors, son désert, et, un peu plus tard, son enclos. Cette terre (le fief du Saut-au-Matelot) lui fut d'abord concédée par le duc de Montmorency, en date du 4 février 1623; puis,—le dernier de février 1626, son premier titre lui fût confirmé par le duc de Ventadour. (Archives du Séminaire de Québec, Registre A, seconde partie, fol. I, et Carton AA.)
Les jardins étaient «autour du logement» (Voy. 1613, p. 156); mais comme il y avait une place devant l'habitation, et une autre « du côté du septentrion,» il faut conclure que la meilleure partie du jardin était le terrain où passe maintenant la rue Sous-le-Fort, et celui qui avoisinait le Cul-de-Sac.
Je sejournay quelque espace de temps audict Québec, en attendant autres nouvelles, & lors survint une barque venant de Tadoussac185, envoyée par le sieur du Pont pour venir quérir les hommes, & marchandises, restants audit grand vaisseau audit lieu, & passants par Québec je m'embarquay avec eux pour aller audit lieu des trois rivieres, où se faisoit la traicte, affin de voir les Sauvages, & communiquer avec eux, & voir 186 ce qui se passait touchant l'assassin cy-dessus déclaré, & ce qu'on y pourroit faire pour pacifier & adoucir le tout.
Et le cinquiesme jour de Juillet ensuivant, je party de Québec le Sr. de la Motte avec moy187, pour aller audit lieu des trois rivieres, tant pour faire ladicte traicte, que voir les Sauvages, & arrivasmes sur le soir devant Saincte Croix 188, lieu sur le chemin ainsi appellé, où nous apperçeusmes une Challouppe, venant droict à nous, où il y avoit quelques hommes, de la part des sieurs du Pont, des Chesnes, & quelques autres Commis & facteurs des Marchands me prièrent de depescher promptement laditte Chalouppe, & l'envoyer audict Québec quérir quelques marchandises restantes, & qu'il estoit venu un grand nombre de Sauvages, à desseing d'aller faire la guerre 189.
130/618Lesquelles nouvelles nous furent fort aggreables, & pour leur satisfaire dés le lendemain au matin 190, je laissay ma barque, & m'embarquis dans une challouppe, pour aller plus promptement veoir les sauvages, & l'autre qui venoit des trois rivieres continua son chemin à Québec, & fismes tant à force de rames,191 que nous arrivasmes audit lieu le septiesme jour de Juillet, sur les trois heures du soir, où estans, je mis pied à terre, lors tous les sauvages de ma cognoissance, & au païs desquels j'avois esté famillier avec eux, m'attendoient avec impatience & vindrent au devant de moy & comme fort contans & joyeux de me revoir, m'embrassant l'un après l'autre, avec demonstration d'une grande resjouissance, comme aussi de ma part je leur faisois le semblable & ainsi se passa la soirée, & reste dudict jour en ceste allegresse jusques au lendemain que lesdits Sauvages tindrent entr'eux Conseil, pour sçavoir de moy si je les assisterois encores en leurs guerres contre leurs ennemis, ainsi que j'avois fait par le passé, & comme je leur avois asseuré192, desquels ennemis ils sont cruellement molestez & travaillez.
Apparemment, il y avait ici, dans le manuscrit de l'auteur, quelque chose qui avait été omis dans le travail de la composition typographique; car l'édition de 1627, en reproduisant ce passage, y ajoute toute une phrase, qui ne pouvait être suppléée que par l'auteur ou par un témoin oculaire. Après ces mots je laissay ma barque, on y lit: & montay en laditte challouppe pour retourner audict Quebec, où estants, je la fis charger de plusieurs especes de marchandises en quantité, y des plus exquises y necessaires ausdits sauvages gui restoient aux magasins de ladite habitation. Ce fait, le lendemain matin je m'embarquis en une chalouppe moi sixiesme pour aller à laditte traite, & fismes tant qu'à force de rames... Les quelques autres changements qu'on y a faits, n'affectent point le sens, et n'ont guères d'autre but que de faciliter le remaniement typographique.
Et cependant de nostre part consultasmes ensemble pour resoudre 131/619ce que nous avions affaire sur le subject du meurtre de ces deux pauvres deffuncts, affin d'en faire justice, & par ce moyen les ranger au devoir de rien faire à l'advenir193.
Quand à l'instance requise par les Sauvages, pour faire la guerre à leurs ennemis, je leur fis responce que la volonté ne m'avoit point changée, ny le courage diminué: Mais ce qui m'empeschoit de les assister estoit, que l'année dernière, lors que l'occasion, & l'opportunité s'en presentoit, ils me manquèrent au besoing, d'autant qu'ils m'avoient promis de revenir avec bon nombre d'hommes de guerre, ce qu'ils ne firent, qui me donna subject de me retirer sans faire beaucoup d'effect, & que neantmoins il falloit en adviser, mais que pour le present il estoit raisonnable de resoudre ce qu'il falloit faire sur la mort assassinat de ces deux pauvres hommes, & qu'il en falloit tirer raison, alors sortans de leur conseil comme en cholere & faschez sur ce subject194, ils s'offrirent de tuer les criminels, & y aller dés lors en faire l'exécution si on voulloit le consentir, recognoissant bien entr'eux l'enormité de ceste affaire, à quoy neantmoins nous ne voullusmes entendre, remettant seullement leur assistance à une autre fois, en les obligeant de revenir vers nous avec bon nombre d'hommes l'année prochaine, & que cepandant je supplierois le Roy de nous favoriser d'hommes, de moyens, & commoditez, pour les assister, & les faire jouyr du repos par eux esperé, & de la victoire sur leurs ennemis, dont ils furent 132/620fort contents, & ainsi nous nous separasmes, encores qu'ils firent deux ou trois assemblées sur ce subject, qui nous fist passer quelques heures de temps. Deux ou trois jours après mon arrivée audit lieu195, ils commançerent à se resjouyr, dancer, & faire plusieurs grands festins sur l'esperance de la guerre à l'advenir, où je les devois assister196.
Dans l'édition de 1627, cette dernière phrase a été remplacée par la suivante: 2 ou 3 jours après mon arrivée audit lieu, on commança à traiter avec les sauvages tout ce qu'on avoit apporté de marchandise, bonne & mauvaise, mesme celle qui de long-temps avoit esté mise à mespris, & gardaient le magasin.
Ce fait, je representé audict sieur du Pont ce qu'il me sembloit de ce meurtre, qu'il estoit à propos d'en faire une plus grande instance, & quoy voyant les Sauvages se pourroient licentier, non seulement d'en faire de mesme, mais de plus prejudiciable, que je les recognoissois estre gents qui se gouvernent par exemple, qu'ils pourroient accuser les François de manquer de courage, que de n'en parler plus, ils jugeront que nous aurons peur, & crainte d'eux, & les laissans passer à si bon marché, ils se rendront plus insolents, audacieux, & insupportables, mesmes leur donneroit subject d'entreprendre de plus grands & pernicieux desseings: d'ailleurs que les autres nations sauvages qui ont, ou auront cognoissance de ce faict, & demeurez sans estre vengez, ou vengez par quelque dons & presens, comme c'est leur coustume, ils se pourroient vanter que de tuer un homme, ce n'est pas grande chose, puisque que les François en font si peu d'estat, de voir tuer leurs compagnons par leurs voisins, qui bornent & mangent avec eux, 133/621se pourmenent, & conversent familièrement avec les nostres, ainsi qu'il se peut voir197.
Cette raison était fort bien motivée, car quelques sauvages, entre autre les Hurons, au rapport de Sagard, ne purent s'empêcher de faire la remarque, que les Français avaient coulé assez doucement sur cette affaire. «Les Chefs François, dit cet auteur, firent assembler en un conseil général, tous les Sauvages qui se trouverent pour lors à la traite, où les meurtriers ayans esté grandement blasmez, furent en fin pardonnez à la prière de ceux de leur nation, qui promirent, un amendement pour l'advenir, moyennant quoy le sieur Guillaume de Caen général de la flotte, assisté du sieur de Champlain, & des Capitaines de Navires, prit une espée nue qu'il fit jetter au milieu du grand fleuve sainct Laurens en la presence de nous tous, pour asseurance aux meurtriers Canadiens, que leur faute leur estoit entièrement pardonnée, & ensevelie dans l'oubly, en la mesme sorte que cette espée estoit perdue & ensevelie au fond des eaues, & par ainsi qu'ils n'en parleroient plus. Mais nos Hurons qui sçavent bien dissimuler & qui tenoient bonne mine en cette action, estans de retour dans leur pays, tournèrent toute cette cérémonie en risée, & s'en mocquerent disans que toute la cholere des François avoit esté noyée en ceste espée, & que pour tuer un François on en seroit doresnavant quite pour une douzaine de castors, en quoy ils se trompoient bien fort, car ailleurs on ne pardonne pas si facilement, & eux-mesme y seront quelques jours trompez s'ils sont des mauvais, & que nous soyons les plus forts.» (Hist. du Canada, p. 236, 237.)
Mais aussi d'autre-part recognoissants les Sauvages gents sans raison, de peu d'accès, & faciles à s'estranger, & fort prompts à la vangeance: Que si on les presse d'en faire la justice, il n'y auroit nulle seureté pour ceux qui se disposeront de faire les descouvertures parmy eux. C'est pourquoy, le tout consideré, nous nous resolusmes de couller ceste affaire à l'amiable, & passer les choses doucement, laissant faire leur traicté198 en paix avec les commis & facteurs des Marchands, & autres qui en avoient la charge.
Or y avoit-il avec eux un appellé Estienne Brûlé, l'un de nos truchemens, qui s'estoit addonné avec eux depuis 8 ans, tant pour passer son temps, que pour voir le pays, & apprendre leur langue & façon de vivre, & est celuy que j'avois envoyé, & donné charge d'aller vers les Entouhonorons 199 à Carantoüan, 134/622affin d'amener avec luy les 500 hommes de guerre qu'ils avoient promis nous envoyer pour nous assister en la guerre où nous estions engagés contre leurs ennemis, & dont mention est faite au discours de mon précèdent livre200. J'appelle cet homme, sçavoir Estienne Brûlé, & communiquant avec luy, je luy demanday pourquoy il n'avoit pas amené le secours des 500 hommes, & la raison de son retardement, & qu'il ne m'en avoit donné advis, alors il m'en dist le subject, duquel il ne sera trouvé hors de propos d'en faire le récit, estans plus à plaindre qu'à blasmer, pour les infortunes qu'il receut en ceste commission.
Il commança à me dire que depuis qu'il eut prins congé de moy pour aller faire son voyage, & executer sa commission, il se mit en chemin, avec les 12 Sauvages que je luy avois baillé lors pour le conduire, & luy faire escorte à cause des dangers qu'il avoit à passer, & tant cheminèrent qu'ils parvindrent jusques audit lieu de Carantoüan, qui ne fut pas sans courir fortune, d'autant qu'il leur falloit passer par les païs & terres des ennemis, & pour éviter quelque mauvais desseing, ils furent en cerchant leur chemin plus asseuré de passer par des bois, forests, & halliers espois & difficiles, & par des pallus marescageux, lieux & deserts fort affreux, & non fréquentés, le tout pour éviter le danger, & la rencontre des ennemis.
Et neantmoins ce grand soin ledit Brûlé, & ses compagnons sauvages en traversans une campagne ne laisserent de faire rencontre de quelques sauvages ennemis, retournans à leur village, lesquels furent surprins, & deffaicts par nosdicts 135/623sauvages, dont quatre des ennemis furent tués sur le champ, & deux prins prisonniers, que ledit Brûlé, & ses compagnons emmenèrent jusques audit lieu de Carantoüan, où ils furent reçeus des habitans dudit lieu, de bonne affection, & avec toute allegresse, & bonne chère, accompagnée de dances, & festins, dont ils ont accoustumé festoyer, & honorer, les estrangers.
Quelques jours se passèrent en ceste bonne réception, & après que ledit Brûlé leur eust dit sa légation, & fait entendre le subject de son voyage, les sauvages dudit lieu s'assemblerent en conseil, pour délibérer & resoudre sur l'envoi des 500 hommes de guerre, demandés par ledit Brûlé.
Le conseil tenu, & la resolution prise de les envoyer, ils donnèrent charge de les assembler, préparer, & armer, pour partir & venir nous joindre, & trouver où nous estions campez devant le fort & village de nos ennemis, qui n'estoit qu'à 3 petites journées de Carantoüan, ledit village muny de plus de 800 hommes de guerre, bien fortifié à la façon de ceux cydessus specifiez, qui ont de hautes & puissantes pallissades, bien liées & joinctes ensemble, & leur logement de pareille façon.
Ceste resolution ainsi prinse par les habitants dudict Carantoüan, d'envoyer les 500 hommes, lesquels furent fort long-temps à s'aprester, encores qu'ils fussent pressés par ledit Brûlé de s'advancer, leur representant que s'ils tardoient d'avantage, ils ne nous trouveroient plus audict lieu, comme de faict ils ny peurent arriver que deux jours après nostre partement dudict lieu, que nous fusmes contraincts 136/624d'abandonner, pour estre trop foibles & fatiquez par l'injure du temps. Ce qui donna subject audict Brûlé, & le secours desdicts cinq cents hommes qu'il nous amenoit, de se retirer, & retourner sur leurs pas vers leur village de Carantoüan, où estans de retour, ledit Brûlé fut contrainct de demeurer & passer le reste de l'Automne, & tout l'Hyver, en attendant compagnie, & escorte, pour s'en retourner, & en attendant ceste opportunité, il s'employe à découvrir le païs, visiter les nations voisines, & terres dudict lieu, & se pourmenant le long d'une riviere qui se descharge du costé de la Floride, où il y a forces nations qui sont puissantes & belliqueuses, qui ont des guerres les unes contre les autres. Le pays y est fort tempéré, où il y a grand nombre d'animaux, & chasse de gibier, mais pour parvenir & courir ces contrées, il faut bien avoir de la patience pour les difficultez qu'il y a à passer par la pluspart de ses deserts.
Et continuant son chemin le long de ladicte riviere jusques à la Mer, par des isles, & les terres proches d'icelles, qui sont habitées de plusieurs nations, & en grand nombre de peuples Sauvages, qui sont neantmoins de bon naturel, aymant fort la nation Françoise sur toutes les autres: Mais quant à ceux qui cognoissent les Flamans, ils se plaignent fort d'eux, parce qu'ils les traictent trop rudement, entr'autres choses qu'il a remarqué est, que l'hyver y est assez tempéré, & y nege fort rarement, mesme lors qu'il y nege elle n'y est pas de la hauteur d'un pied, & incontinent fondue sur la terre.
Et après qu'il eut couru le païs & découvert ce qui estoit à 137/625remarquer, il retourna au village de Carantoüan, afin de trouver quelque compagnie pour s'en retourner vers nous en nostre habitation: Et après quelque sejour audit Carantoüan, 5 ou 6 des Sauvages prirent revolution de faire le voyage avec ledict Brûlé, & sur leur chemin firent rencontre d'un grand nombre de leurs ennemis, qui chargèrent ledict Brûlé, & ses compagnons, si vivement, qu'ils les firent escarter, & separer les uns des autres, de telle façon qu'ils ne se peurent r'allier, mesme ledict Brûlé qui avoit fait bande à part, sur l'esperance de se sauver, & s'écarta tellement des autres, qu'il ne peut plus se remettre, ny trouver chemin & adresse, pour faire sa retraite en quelque part que ce fust, & ainsi demeura errant par les bois, & forests, durant quelques jours sans manger, & presque desesperé de sa vie, estant pressé de la faim: En fin rencontra fortuitement un petit sentier, qu'il se resolut suivre, quelque part qu'il allast, fut vers les ennemis, ou non, s'exposant plustost entre leurs mains sur l'esperance qu'il avoit en Dieu, que de mourir seul & ainsi miserable: d'ailleurs qu'il sçavoit parler leur langage, qui luy pourroit apporter quelque commodité.
Or n'eust-il pas cheminé longue espace, qu'il découvrit trois sauvages, chargés de poisson, qui se retiroient à leur village. Il se haste de courir après eux pour les joindre, & les approchant il commança les crier, comme est leur coustume, auquel cry ils se retournèrent, & sur quelque aprehension, & crainte, firent mine de s'enfuir, & laisser leur charge, mais ledit Brûlé parlant à eux les asseura, qui leur fist mettre bas 138/626leurs arcs & flèches, en signe de paix, comme aussi ledit Brûlé de sa part ses armes, encores qu'il fust assez foible & débile de soy-mesme, pour n'asoir mangé depuis trois ou quatre jours: Et à leur abort après leur avoir faict entendre sa fortune, & l'estat de sa misere en laquelle il estoit réduit, ils petunerent ensemble, comme ils ont accoustumé entr'eux, & ceux de leur fréquentation lors qu'ils se visitent.
Ils eurent comme une pitié & compassion de luy, luy offrant toute assistance, mesme le menèrent jusques à leur village, où ils le traicterent, & donnèrent à manger: mais aussi-tost les peuples dudit lieu en eurent advis, à sçavoir qu'un Adoresetoüy estoit arrivé, car ainsi appellent-ils les François, lequel nom vaut autant à dire, comme gents de fer, & vindrent à la foule en grand nombre voir ledit Brûlé, lequel ils prirent & menèrent en la cabanne de l'un des principaux chefs, où il fut interrogé, & luy fut demandé qu'il estoit, d'où il venoit, qu'elle occasion l'avoit poussé & amené en cedit lieu, & comme il s'estoit égaré, & outre s'il n'estoit pas de la nation des François qui leur faisoient la guerre: sur ce il leur fist responce qu'il estoit d'une autre nation meilleure, qui ne desiroient que d'avoir leur cognoissance, & amitié, ce qu'ils ne voulurent croire, ains se jetterent sur luy, & luy arrachèrent les ongles avec les dents, le bruslerent avec des tisons ardens, & luy arrachèrent la barbe poil à poil, néant-moins contre la volonté du chef. Et en cet accessoire l'un des sauvages advisa un Agnus Dei, qu'il avoit pendu au col, quoy voyant, demanda qu'il avoit ainsi pendu à son col, & 139/627le voullut prendre & arracher, mais ledict Brûlé luy dit (d'une parolle assurée) si tu le prends & me fais mourir, tu verras que tout incontinent après tu mouras subitement, & tous ceux de ta maison, dont il ne fit pas estat, ains continuant sa mauvaise volonté, s'efforçoit de prendre l'Agnus Dei, & le luy arracher, & tous ensemble disposés à le faire mourir, & auparavant luy faire souffrir plusieurs douleurs & tourments par eux ordinairement exercés sur leurs ennemis. Mais Dieu qui luy faisant grâce ne le voullust permetre, ains par sa providence fist que le Ciel, qui de serain & beau qu'il estoit, se changea subitement en obscurité, & chargé de grosses & espoisses nuées, se terminèrent en tonnerres & esclairs si viollents, & continus, que c'estoit chose estrange, & épouvantable, & donnèrent ces orages un tel épouvantement aux Sauvages, pour ne leur estre commun, mesme n'en avoir jamais entendu de pareil, ce qui leur fist divertir, & oublier, leur mauvaise volonté qu'ils avoient à l'encontre dudit Brûlé, leur prisonnier, & le laissans l'abandonnèrent, sans toutesfois le deslier, n'osans l'approcher: Qui donna subject au patient de leur user de douces parolles, les appellant & leur remonstrant le mal qu'ils luy faisoient sans cause, leur faisans entendre combien nostre Dieu estoit courroucé contr'eux pour l'avoir ainsi maltraicté.
Lors le Cappitaine s'approcha dudit Brûlé, le deslia, & le mena en sa maison, où il luy cura & medicamenta ses playes, cela faict, il ne se faisoit plus de danses, & festins, ou resjouyssances, que ledict Brûlé ne fust appellé, & après avoir 140/628esté quelque temps avec ces Sauvages, il print resolution de se retirer en nos quartiers vers nostre habitation.
Et prenans congé d'eux, il leur promist de les mettre d'accord avec les François, & leurs ennemis, & leur faire jurer amitié les uns envers les autres, & qu'à ceste fin il retourneroit vers eux le plustost qu'il pourroit, & luy partant d'avec eux ils le conduirent jusques à quatre journées de leur village, & de là s'en vint en la contrée & village des Atinouaentans201, où j'avois des-ja esté, & là demeura ledit Brûlé quelque temps, puis reprenant chemin vers nous, il passa par la Mer douce, & navigea sur les costes d'icelle quelques dix journées du costé du Nort, où aussi j'avois passe allant à la guerre, & eust ledict Brûlé passe plus outre pour découvrir les terres de ces lieux comme je luy avois donné charge, n'eust esté qu'un bruict de leur guerre qui se preparoit entr'eux, reservant ce desseing à une autre fois, ce qu'il me promist de continuer, & effectuer dans peu de temps, avec la grâce de Dieu, & de m'y conduire pour en avoir plus ample & particulière cognoissance: Et après qu'il m'en eust faict le récit, je luy donnay esperance que l'on recognoistroit ses services, & l'encouragay de continuer ceste bonne volonté jusques à nostre retour, où nous aurions moyen de plus en plus à faire chose dont il recevroit du contentement. Voila en fin tout le discours & récit de son voyage, depuis qu'il partit d'avec moy 202 pour aller ausdites 141/629descouvertures, ce qui me donna du contentement, sur l'esperance de mieux parvenir par ce moyen à la continuation & advancement d'icelle.
Et à cet effect print congé de moy pour s'en retourner avec les peuples Sauvages, dont il avoit cognoissance & affinité par luy acquise en ses voyages & descouvertures, le priant de les continuer jusques à l'année prochaine que je retournerois avec bon nombre d'hommes, tant pour le recognoistre de ses labeurs, que pour assister les sauvages, ses amis, en leurs guerres, comme par le passé.
Et reprenant le fil de mon discours premier, faut noter qu'en mes derniers & précédents voyages & descouvertures, j'avois passé par plusieurs & diverses nations 203 de Sauvages non cogneus aux François, ny à ceux de nostre habitation, avec lesquels j'avois fait alliance, & juré amitié avec eux, à la charge qu'ils viendroient faire traicte avec nous, & que je les assisterois en leurs guerres: car il faut croire qu'il n'y a une seulle nation qui vive en paix, que la nation neutre, & suivant leur promesse vindrent de plusieurs nations de peuples Sauvages nouvellement descouvertes les uns pour traicte de leur pelletrie, les autres pour voir les François, & expérimenter quel traictement & réception on leur feroit, ce que voyant encouragea tout le monde, tant les François à leur faire bonne chère, & réception, les honorant de quelques gratifications & presents, que les facteurs des marchands leur donnèrent pour les contenter, qui fut à leur contentement, comme aussi 142/630d'autre-part tous lesdits Sauvages promirent à tous les François de venir, & vivre à l'advenir en amitié les uns & les autres, avec protestation chacun de se comporter avec une telle affection envers nous autres, qu'aurions sujet de nous louer d'eux, & au semblable que nous les assistassions de nostre pouvoir en leurs guerres.
La traicte ainsi faicte & parachevée, & les sauvages partis & congédiez, nous nous retirasmes & partismes des trois rivieres le 14 Juillet audict an, & le lendemain arrivasmes à Québec, lieu de nostre habitation, où les barques furent deschargées des marchandises qui avoient resté de ladicte traite, & mises dedans le magasin des Marchands qu'ils ont audit lieu.
Ce faict, le sieur du Pont s'en retourna à Tadoussac, avec les barques, afin de les faire charger & porter en laditte habitation les vivres, & choses necessaires pour la nourriture & entrenement de ceux qui y devoient hiverner & demeurer, & cepandant que les barques alloient & venoient pour apporter les vivres & autres commoditez necessaires pour l'entretien de ceux qui demeuroient à l'habitation, auquel lieu je me deliberay d'y demeurer pour quelques jours, affin de faire fortifier & reparer les choses necessaires pandant mon sejour.
Et lors de mon partement de laditte habitation, je pris congé des Pères Religieux, du sieur de la Mothe, & de tous autres qui demeuroient en icelle, sur l'esperance que je leur donnay de retourner, Dieu aydant, avec bon nombre de familles pour peupler ce pays. Je m'embarquay le 26 Juillet, & les Pères Pol 143/631& Pacifique qui y avoit hiverné trois ans, & l'autre Père un an & demy204 afin de faire rapport, tant de ce qu'ils avoient veu audit païs, que de ce qui s'y pouvoit faire: Nous partismes cedict jour de laditte habitation pour venir à Tadoussac faire nostre embarquement pour retourner en France, auquel lieu nous arrivasmes le lendemain, où nous trouvasmes nos vaisseaux prests à faire voile & nostre embarquement faict, nous partismes dudict lieu de Tadoussac pour venir en France le 30 du mois de Juillet 1618 & arrivasmes à Hondefleur le 28e jour d'Aoust, avec vent favorable, & contentement d'un chacun.
FIN.
QUÉBEC
Imprimé au Séminaire par GEO.-E. DESBARATS
1870
Nous avons cru quelque temps, avec plusieurs auteurs, que l'on avait fait, en 1640, une nouvelle, édition du volume de 1632. Mais, après un examen attentif, nous avons constaté que les éditeurs n'ont fait que rafraîchir le titre, et changer le millésime; partout, le texte est absolument conforme à certains exemplaires de 1632, et nous avons toujours eu soin de faire remarquer, dans nos notes, les principales divergences.
Cette édition est, sans contredit, la plus complète de toutes celles que publia l'auteur. On y trouve en effet, dans la Première Partie, une reproduction à peu près textuelle des voyages de Champlain publiés jusqu'alors, avec quelques nouvelles réflexions sur les difficultés qui avaient eu lieu entre les diverses compagnies; la Seconde Partie renferme tout ce qui était encore inédit des voyages de découverte et des événements qui se passèrent en Canada depuis 1620, et l'on peut dire que cette seconde moitié du volume de 1632 est unique et indispensable.
Le but des diverses publications de Champlain, fut toujours de faire connaître les avantages que la Nouvelle-France pouvait offrir à la mère patrie; mais, dans celle-ci, la pensée de l'auteur semble se dessiner de plus en plus. D'un coté, il était naturel qu'on se demandât, quel si grand intérêt la France pouvait avoir à conserver cette petite colonie lointaine et ces froides régions du Canada. Champlain commence cette édition par énumérer les ressources et les richesses de ces pays encore trop peu connus. Le premier chapitre, joint à quelques observations extraites, en grande partie, de ses divers ouvrages, forma même un petit mémoire, qu'il présenta au roi vers 1630.
D'un autre coté, il était important de bien faire comprendre à la France qu'il y allait de son honneur de ne point laisser si facilement entre les mains des Anglais d'immenses contrées dont elle était à juste titre en possession depuis très-longtemps et par droit de découverte. Champlain jugea qu'une édition plus complète de ses Voyages atteindrait ce but; en remettant sous les yeux du lecteur toute la série des événements accomplis jusque-là: Il commence, par établir que les Français fréquentaient les Terres-Neuves et le Canada longtemps avant que les Anglais y prétendissent quelque chose; puis, à la fin de son volume, craignant que le lecteur ne perde de vue ce point important, il donne encore un «Abrégé des découvertes attribuées tant 637aux Anglais qu'aux Français, suivant le rapport des historiens, afin que chacun, dit-il, puisse juger du tout sans passion.»
M. de Puibusque, dans une lettre dont nous avons cité quelques extraits en tête du Voyage de 1603, disait, en parlant de notre auteur: «Ses relations imprimées ont été retouchées par un arrangeur si habile, qu'elles parlent une autre langue que la sienne.» Nous ne savons jusqu'à quel point cette remarque est fondée relativement aux premiers voyages de Champlain; mais elle semble avoir surtout son application dans ce volume de 1632.
On y trouve en effet certains passages, et surtout des notes marginales, qui ne peuvent pas être de la main de l'auteur, Que l'on nous permette de citer quelques exemples.
Page 131 (de cette présente édition), première partie: pour se conformer à l'usage qui commençait à prévaloir, Champlain donne à la pointe de Tous-les-Diables le nom de pointe aux Vaches; que fait le réviseur? Le typographe avait mis dans le texte pointe aux roches; la note marginale vient aggraver la faute en substituant pointe aux Rochers. Or, Champlain connaissait trop bien cette pointe pour laisser passer ainsi une double faute.
Page 174, en marge: «Des Prairies remontre aux nôtres le peu d'honneur de combattre avec les sauvages.»
Évidemment, celui qui a fait cette note n'a pas compris le sens du texte en regard: Des Prairies représente à ses compagnons qu'il serait honteux de laisser Champlain se battre seul avec les sauvages.
Page 182: le sommaire du chapitre, qui ne se trouve pas dans l'édition 1613, ne peut vraisemblablement avoir été fait par l'auteur; car il ne s'accorde pas avec le texte.
Page 187, On lit en marge: «Les deux sauvages,» etc. Or l'auteur, qui était sur les lieux lors de l'accident, dit dans son texte que c'étaient un français nommé Louis et un sauvage.
Page 253, seconde partie: «Prise de l'auteur par l'Anglais,» au lieu de Prise du sieur de Caen. L'auteur pouvait-il se tromper sur ce fait?
Nous pourrions citer bien d'autres passages de cette nature, que nous avons notés dans l'occasion.
Non-seulement quelqu'un a revu, ou même retouché le récit de Champlain; mais on peut affirmer que ce travail a été fait soit par un jésuite, soit par un ami des religieux de cet ordre.
Il faut remarquer d'abord que cette édition s'imprimait au moment ou les Récollets faisaient d'inutiles efforts pour rentrer dans une mission dont ils étaient les fondateurs; tandis que les Pères Jésuites revenaient seuls, évidemment protégés par la toute-puissance du cardinal de Richelieu.
D'un autre, coté, Champlain ne devait pas être ennemi des Récollets, lui qui les avait amenés dans le pays. Du reste, le P. le Clercq nous apprend «qu'il prenait leurs intérêts à coeur, quoiqu'il n'osât paraître, et qu'il fut même le premier à les avertir des véritables intentions de ceux qui, faisant mine de les servir, les traversaient effectivement.»
Maintenant, que le lecteur examine attentivement l'édition de 1632, et il remarquera que l'on retranche à dessein, des éditions précédentes, tout ce qui était en faveur des Récollets, et que l'on y introduit au contraire tout ce qui pouvait servir la cause des Jésuites. Ainsi, toute l'édition de 1619 est reproduite mot pour mot, à la réserve de quelques passages ou il était fait mention des travaux des Récollets. En revanche, on intercale un résumé de la relation du P. Biard sur les missions des Jésuites à l'Acadie, et l'on ajoute à la fin du volume des échantillons des deux principales langues parlées dans le pays, opuscules faits tous deux par des pères jésuites.
Il est donc évident qu'une main étrangère s'est chargée de la révision de l'ouvrage de Champlain. Il paraît également certain que ces changements significatifs introduits dans son oeuvre originale, doivent être attribués au motif de laisser dans l'ombre les Pères Récollets au profit de ceux qu'ils avaient d'abord appelés à leur secours. Or, le caractère franc et loyal de 640Champlain ne permet pas de supposer qu'il ait eu recours à de pareils procédés, outre que le témoignage du P. le Clercq, cité plus haut, semble le laver de tout soupçon à cet égard.
On ne peut donc guère s'empêcher de conclure, qu'un correcteur officieux aura fait agréer à l'auteur certaines additions très-bonnes en elles-mêmes, et aura pris sur lui de biffer, sous prétexte de longueur, les passages qui pouvaient nuire à la cause.