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Oeuvres de Champlain

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LES VOYAGES

DU SIEUR DE

CHAMPLAIN.

LIVRE TROISIESME.


Voyages du sieur de Poitrincourt en la nouvelle France, où il laisse son fils le Sieur de Biencourt. Pères Jesuites qui y sont envoyez & les progrés qu'ils y firent, y faisans fleurir la Foy Chrestienne.

CHAPITRE PREMIER.

e sieur de Poitrincourt père ayant obtenu un don du Sieur de Mons, en vertu de sa commission, de quelques terres adjacentes au port Royal, qu'il avoit abandonnées, l'habitation demeurant en son entier, ledit Sieur de Poitrincourt fait tout devoir de l'habiter, & y laisse son fils Sieur de Biencourt, lequel pendant qu'il excogite les moyens de s'y pouvoir establir, les Rochelois & les Basques l'assistent en la plus grande partie des embarquemens, souz esperance d'avoir les pelleteries par leur moyen: mais son dessein ne luy réussit pas comme il desiroit. Car Madame de Guercheville très-charitable, s'entremet en ceste affaire 110/766en faveur & consideration des Pères Jesuites. En voicy le discours.

Ledit sieur Jean de Poitrincourt, avant que le sieur de Mons partist de la nouvelle France, luy demanda en don le Port Royal, qu'il luy accorda, à condition que dans deux ans en suitte ledit sieur de Poitrincourt s'y transporteroit avec plusieurs autres familles, pour cultiver & habiter le pays; ce qu'il promit faire, & en l'an 1607, le feu Roy Henry le Grand luy ratifia & confirma ce don, & dit au feu Reverend Père Coton qu'il vouloit se servir de leur Compagnie en la conversion des Sauvages, promettant deux mille livres pour leur entretien. Le Père Coton obéît au commandement de sa Majesté; & entre autres de leurs Peres se presenta le Pere Biard, pour estre employé en un si sainct voyage: & l'an 1608, il fut envoyé à Bordeaux, où il demeura long temps sans entendre aucunes nouvelles de l'embarquement pour Canada.

L'an 1609. le sieur de Poitrincourt arriva à Paris: le Roy en estant adverty, & ayant sceu que contre l'opinion de sa Majesté il n'avoit bougé de France, se fascha fort contre luy. Mais pour contenter sadite Majesté, il s'équipe pour faire le voyage. Sur cette resolution le Père Coton offre luy donner des Religieux: sur quoy ledit sieur de Poitrincourt luy dit qu'il seroit meilleur d'attendre jusques en l'an suivant, promettant qu'aussi tost qu'il seroit arrivé au port Royal, il renvoyeroit son fils, avec lequel les PP. Jesuites viendroient.

111/767De faict l'an 1610, ledit sieur de Poitrincourt s'embarqua sur la fin de Fevrier, & arriva au port Royal au mois de Juin suivant, où ayant assemblé le plus de Sauvages qu'il peut, il en fit baptiser environ 25 le jour de sainct Jean Baptiste, par un Prestre appelle Messire Josué Fleche, surnommé le Patriarche.

Peu de temps après il renvoya en France le sieur de Biencourt son fils, aagé d'environ 19 ans, pour apporter les bonnes nouvelles du baptesme des Sauvages 192, & faire en sorte qu'il fust en brief secouru de vivres, dont il estoit mal pourveu, pour y passer l'hyver.

Note 192: (retour)

Lescarbot nous a conservé les noms de vingt-et-un sauvages baptisés à Port Royal par un prêtre du diocèse de Langres, nommé Jessé Fléché. (Hist. de la Nouv. France, liv. V, ch. VIII.)

Le Reverend Père Christoffe Balthazar, Provincial, commit pour aller avec le sieur de Biencourt, les Peres Pierre Biart, & Remond Masse193; le Roy Louys le Juste leur ayant fait delivrer cinq cents escus promis par le feu Roy son père, & plusieurs riches ornemens donnez par les Dames de Guercheville & de Sourdis. Estans arrivez à Dieppe, il y eut quelque contestation entre les Pères Jesuites, & des marchands194, ce qui fut cause que lesdits Pères se retirèrent en leur Collège d'Eu.

Note 193: (retour)

Enemond Massé. (Voir Hist. de la Colonie française en Canada, t. I, note de la p. 101.)

Note 194: (retour)

Ces marchands étaient Duchesne et Dujardin, tous deux de la religion prétendue reformée. (Relat. du P. Biart, ch. XII.—Lescarbot, liv. V, ch. X.—Asseline, ms. de Dieppe.)

Ce qu'ayant sceu Madame de Guercheville, fut fort indignée de ce que de petits marchands avoient esté se outrecuidez d'avoir offensé, & traversé ces Peres, dit qu'ils devoient estre punis, mais tout leur 112/768chastiement fut qu'ils ne furent receus à l'embarquement. Et ayant sceu que l'équipage ne se monsteroit qu'à quatre mil livres, elle fit une queste en la Cour, & par cet office charitable elle recueillit ladite somme dont elle paya les marchands qui avoient troublé lesdits Pères, & les fit casser de toute association: & du reste de ceste somme, & d'autres grands biens, fit un fonds pour l'entretien desdits Peres, ne voulant qu'ils fussent à charge au sieur de Poitrincourt, & faire en sorte que le profit qui reviendroit des pelleteries & des pesches que le navire remporteroit, ne reviendroit point au profit des associez, & autres marchands, mais retourneroit en Canada, en la possession des Sieurs Robin & de Biencourt, qui l'employeroient à l'entretien du port Royal & des François qui y resident.

A ce subject fut conclu & arresté que cet argent de Madame de Guercheville, ayant esté destiné pour le profit de Canada, les Jesuites auroient part aux émoluments de l'association desdits sieurs Robin & de Biencourt, & y participeroient avec eux. C'est ce contract d'association qui a fait tant semer de bruits, de plaintes, & de crieries contre les Pères Jesuites, qui en cela, & en toute autre chose se sont equitablement gouvernez selon Dieu & raison, à la honte & confusion de leurs envieux & mesdisans.

Le 26. Janvier 1611, les mesmes Peres s'embarquerent avec ledit sieur de Biencourt, lequel ils assisterent d'argent pour mettre le vaisseau hors, & soulager les grandes necessitez qu'ils avoient eues en ceste navigation; d'autant que costoyans les 113/769costes ils s'arreterent & sejournerent en plusieurs endroits avant qu'arriver au port Royal, qui fut le 12 juin195 1611, le jour de la Pentecoste; & pendant ce voyage lesdits Peres eurent grande disette de vivres, & d'autres choses, ainse que rapportèrent les pilotes David de Bruges, & le Capitaine Jean Daune, tous deux de la religion prétendue reformée, confessans qu'ils avoient trouvé ces bons Peres tout autres que l'on les leur avoit dépeint.

Note 195: (retour)

Le 22 mai, comme le prouvent abondamment les détails renfermés dans les lettres du P. Biard. C'est ce jour-là, au reste, que tombait la Pentecôte en 1611.

Le sieur de Poitrincourt desirant retourner en France, pour mieux donner ordre à ses affaires, laissa son fils le sieur de Biencourt, & les Pères Jesuites auprés luy, qui faisoient tous ensemble environ 20196 personnes. Il partit la my-Juillet de la mesme année 1611 & arriva en France sur la fin du mois d'Aoust.

Note 196: (retour)

«Vingt & deux personnes, en comptant les deux Jesuites,» dit la Relat. du P. Biard ch. XXV.

Pendant l'hyvernement ledict sieur de Biencourt fit encores quelques fascheries aux gens du fils dudit Pontgravé, appelle Robert Gravé197, qu'il traitta assez mal: mais en fin par le travail des Pères Jesuites, le tout fut appaisé, & demeurèrent bons amis.

Note 197: (retour)

«Le jeune du Pont avoit l'année prochainement passée, esté faist prisonnier par le sieur de Poitrincourt, d'où s'estant évadé subtilement, il avoit esté contrainct courir les bois en grande misere... Le P. Biard supplia le sieur de Poitrincourt d'avoir esgard aux grands merites du sieur du Pont le père, & aux belles esperances qu'il y avoit du fils... Il amena ledit du Pont au sieur de Poitrincourt, & paix & reconciliation faicte on tira le canon.» (Relat. du P. Biard, ch. XIV.) «Reconciliatus quoque magni quidam juvenis & animi & spei. Is, quod sibi a D. Potrincurtio timeret, annum jam unum cum silvicolis eorum more atq vestitu pererrabat, & suspicio erat pejoris quoq rei. Obtulit eum mihi Deus: colloquor deniq post multa juvenis sese credit. Deduco eum ad Potrincurtium. Non poenituit fidei datae: pax facta est maximo omnium gaudio, & juvenis postridie, antequam ad sacram Eucharistiam accederet, suapte ipse sponte a circumstantibus mali exempli veniam petiit.» (Lettre du P. Biard, 1612, Archives du Gesu.)

Le sieur de Poitrincourt cherchant en France tous moyens d'aller secourir son fils. Madame de 114/770Guercheville, pieuse, vertueuse, & fort affectionnée à la conversion des Sauvages, ayant desja recueilly quelques charitez, en communiqua avec luy, & dit que très-volontiers elle entreroit en la compagnie, & qu'elle envoyeroit avec luy des Peres Jesuites, pour le secours de Canada.

Le contract d'association fut passé, lad. Dame authorisée de Monsieur de Liencour198, premier Escuyer du Roy, & Gouverneur de Paris, son mary. Par ce contract fut arresté, Que presentement elle donneroit mil escus pour la cargaison d'un vaisseau, moyennant quoy elle entreroit au partage des profits que ce navire rapporteroit, & des terres que le Roy avoit données au sieur de Poitrincourt, ainsi qu'il est porté en la minute de ce contract. Lequel sieur de Poitrincourt se reservoit le port Royal, & ses terres; n'entendant point qu'elles entrassent en la communauté des autres Seigneuries, Caps, Havres, & Provinces qu'il dit avoir audit pays contre le port Royal. Ladite Dame luy demanda qu'il eust à faire paroistre tiltres par lesquels ces Seigneuries & terres luy appartenoient, & comme il possedoit tant de domaine. Mais il s'en excusa, disant que ses filtres & papiers estoient demeurez en la nouvelle France.

Note 198: (retour)

Dans d'autres exemplaires cette phrase se lit ainsi: «Le contract d'association fut passé avec lad. Dame, authorisée de Mr. de Liencourt...»

Ce qu'entendant ladite Dame, se mesfiant de ce que disoit le sieur de Poitrincourt, & voulant se garder d'estre surprise, elle traicta avec le sieur de Mons, à ce qu'il luy retrocedast tous les droicts, actions, & prétentions qu'il avoit, ou jamais eu en la 115/771nouvelle France, à cause de la donation à luy faite par feu Henry le Grand. La Dame de Guercheville obtient lettres de sa Majesté à present régnant, par lesquelles donation luy est faite de nouveau 199 de toutes les terres de la nouvelle France, depuis la grande riviere, jusques à la Floride, horsmis seulement le port Royal, qui estoit ce que ledit sieur de Poitrincourt avoit presentement200, & non autre chose.

Note 199: (retour)

L'édition de 1640 porte: «donation nouvelle luy est faite de toutes...»

Note 200: (retour)

L'édition de 1640 porte: «premièrement.»

Ladite Dame donna l'argent aux Pères Jesuites pour le mettre entre les mains de quelque marchand à Dieppe: mais ledit sieur de Poitrincourt fit tant avec les mesmes Peres, que de ces mille escus il en tira quatre cents.

Il commit à cet embarquement un sien serviteur appellé Simon Imbert Sandrier, qui s'acquitta assez mal de l'administration de ce navire équipé & frété. Il partit de Dieppe le 31 de Décembre au fort de l'hyver, & arriva au port Royal le 23 de Janvier l'an suivant 1612.

Le sieur de Biencourt fort aise d'une part de voir ce nouveau secours arrivé, & d'autre fasché de voir Madame de Guercheville hors de ceste compagnie, suivant ce que ledit Imbert luy avoit dit, & des plaintes que luy firent les Pères Jesuites du mauvais mesnage fait en tel embarquement par cet Imbert, qui à tort & sans cause accusoit les Peres, lesquels neantmoins le contraignirent de confesser qu'il estoit gaillard quand il parla audit sieur de Biencourt.

En fin toutes ces choses estans appaisées & pardonnées, le Pere Masse estant avec les Sauvages 116/772pour apprendre leur langue, il devint malade en un lieu, où il eut grande disette, car tout estoit en désordre en ceste demeure. Le Père Biart demeura au port Royal, où il souffrit plusieurs fatigues, & de grandes necessitez quelques jours durant, à amasser du gland, & chercher des racines pour son vivre. Pendant ce temps on dressoit en France un equipage pour retirer les jesuites du port Royal, & fonder une nouvelle demeure en un autre endroit. Le chef de cet équipage estoit la Saussaye, ayant avec luy trente personnes qui y devoient hyverner, y compris deux jesuites & leur serviteur, qui se prendroient au port Royal. Il avoit desja avec luy deux autres Peres Jesuites, sçavoir le Père Quentin 201, & le Père Gilbert du Thet 202, mais ils devoient revenir en France avec l'équipage des matelots, qui estoient 38.203 La Royne avoit contribué à la despense des armes, des poudres, & de quelques munitions. Le vaisseau estoit de cent tonneaux, qui partit de Honnefleur le 12 Mars l'an 1613, & arriva à la Héve à l'Acadie le 16 de May, où ils mirent pour marque de leur possession les armes de Madame de Guercheville. Ils vindrent au port Royal, où ils ne trouverent que 5 personnes, deux Peres Jesuites, Hébert 204 Apoticaire (qui tenoit la place du Sieur de Biencourt, pendant qu'il estoit allé bien loin chercher dequoy vivre) & deux autres personnes. Ce fut 117/773à luy qu'on presenta les lettres de la Royne, pour relascher les Pères, & leur permettre aller où bon leur sembleroit; ce qu'il fit: & ces Peres retirèrent leurs commoditez du pays, & laisserent quelques vivres audit Hébert, afin qu'il n'en eust necessité.

Note 201: (retour)

Jacques Quentin. «On a quelquefois confondu ce P. Jacques Quentin avec Claude Quentin, que nous trouvons porté sur le Catalogue de 1625 comme étudiant en théologie à la Flèche.».(Première mission des Jésuites en Canada, par le P. Carayon, note de la p. 109.)

Note 202: (retour)

Gilbert du Thet n'était que Frère.

Note 203: (retour)

Le P. Biard dit 48. (Relat, ch. XXIII.)

Note 204: (retour)

Louis Hébert, qui plus tard vint s'établir à Québec.

Ils sortirent de ce lieu, & furent habiter les monts deserts à l'entrée de la riviere de Pemetegoet. Le pilote arriva au costé de l'est de l'isle des monts deserts, où les Peres logèrent, & rendirent grâces à Dieu, eslevans une croix, & firent le sainct sacrifice de la Messe: & fut ce lieu nommé Sainct Sauveur, à 44 degrez & un tiers de latitude.

Là à peine commençoient-ils à s'accommoder, & deserter le lieu, que l'Anglois survint, qui leur donna bien d'autre besongne.

Depuis que ces Anglois se sont establis aux Virgines, afin de se pourveoir de moluës, ont accoustumé de venir faire leur pesche à seize lieues de l'isle des monts deserts: & ainsi y arrivans l'an 1613, estans surpris des bruines & jettez à la coste des Sauvages de Pemetegoet, estimans qu'ils estoient François, leur dirent qu'il y en avoit à Sainct Sauveur. Les Anglois estans en necessité de vivres, & tous leurs hommes en pauvre estat, deschirez, & à demy nuds, s'informent diligemment des forces des François: & ayans eu response conforme à leur desir, ils vont droit à eux, & se mettent en estat de les combattre. Les François voyans venir un seul navire à pleines voiles, sans sçavoir que dix autres approchoient, recogneurent que c'estoient Anglois. Aussi tost le sieur de la Motte le Vilin, Lieutenant de la Saussaye, & quelques autres, accourent au bord pour 118/774le défendre. La Saussaye demeure à terre avec la plus-part de ses hommes: mais en fin l'Anglois estant plus fort que les François, après quelque combat prirent les nostres. Les Anglois estoient en nombre de 60 soldats, & avoient 14 pièces de canon. En ce combat Gilbert du Thet fut tué205 d'un coup de mousquet, quelques autres blessez, & le reste furent pris, excepté Lamets, & quatre autres qui se sauverent206. Par après il entrent au vaisseau des François, s'en saisissent, pillent ce qu'ils y trouvent, desrobent la Commission du Roy que la Saussaye avoit en son coffre. Le Capitaine qui commandoit en ce vaisseau s'appelloit Samuel Argal.

Note 205: (retour)

Il reçut un coup de mousquet au travers du corps, et mourut de sa blessure le lendemain. Outre ce Frère, deux autres français furent tués, et quatre blessés, du nombre desquels était le capitaine Flory. «Or le P. Biard ayant sceu la blessure du P. Gilbert du Thet, fit demander au Capitaine que les blessez fussent portez à terre, ce qui fut accordé, & par ainsi le dit Gilbert eut le moyen de se confesser, & de louer & bénir Dieu juste & misericordieux en la compagnie de ses frères, mourant entre leurs mains; ce qu'il fit avec grande constance, resignation & devotion vingt-quatre heures après sa blessure. Il eut son souhait, car au départ de Honfleur, en presence de tout l'équipage, il avoit haussé les mains & les yeux vers le ciel, priant Dieu qu'il ne revinst plus en France, mais qu'il mourust travaillant à la conqueste des âmes & au salut des Sauvages. Il fut enterré le mesme jour au pied d'une grande croix que nous avions dressée du commencement.» (Relat. du P. Biard.)

Note 206: (retour)

«Le Capitaine anglois avoit une espine au pied qui le tourmentoit: c'estoit le pilote & les matelots qui estoient evadez, & desquels il ne pouvoit sçavoir nouvelles. Ce pilote appellé le Bailleur, de la ville de Rouen, s'en estant allé pour recognoistre, ainsi qu'il vous a esté dit, ne put point retourner à temps au navire pour le deffendre, & partant il retira sa chaloupe à l'escart, & la nuict venue, prit encore avec luy les autres matelots, & se mit en sureté hors la veue & le pouvoir des Anglois,» (Ibid.)

Les ennemis mettent pied à terre, cherchent la Saussaye, qui s'estoit retiré dans les bois. Le lendemain vint trouver l'Anglois, qui luy fit bonne réception: & luy demandant sa Commission, il va à son coffre pour la prendre, croyant qu'on ne l'auroit point ouvert. Il y trouve toutes ses bardes & commoditez, horsmis la Commission, dont il demeura fort estonné. Et alors l'Anglois faisant le 119/775fasché, luy dit: Quoy? vous nous donnez à entendre que vous avez Commission du Roy vostre Maistre, & ne la pouvez produire? vous estes donc des forbans & pirates, qui meritez la mort. Dés lors les Anglois partirent le butin entr'eux.

Les Pères Jesuites voyans le péril auquel les François estoient réduits, font en sorte avec Argal, qu'ils appaiserent les Anglois, & par des raisons puissantes que luy donna le Père Biart, il prouve que tous leurs hommes estoient gens de bien, & recommandez par sa Majesté Tres-chrestienne. L'Anglois fit mine de s'accorder, & croire aux raisons des Peres, & dirent au sieur de la Saussaye: Il y a bien de vostre faute de laisser ainsi perdre vos lettres. Et par après firent disner lesdits Peres à leur table.

Il fut parlé de renvoyer les François en France, mais on ne leur vouloit donner qu'une chaloupe à 30 qu'ils estoient, pour aller trouver passage le long des costes. Les Pères leur remonstrerent qu'il estoit impossible qu'une chaloupe peust suffire à les conduire sans péril. Et alors Argal dit: J'ay trouvé un autre expédient pour les conduire aux Virgines. Les artisans, souz promesse qu'on ne les forceroit point au faict de leur religion, & qu'après un an de service on les feroit repasser en France, trois acceptèrent cet offre: aussi le sieur de la Motte avoit dés le commencement consenty de s'en aller à la Virgine, avec ce Capitaine Anglois, lequel l'honoroit pour l'avoir trouvé faisant son devoir; & luy permit d'amener quelques uns des siens avec luy, & le Père Biart: que quatre qu'ils estoient, sçavoir deux Peres, & deux autres, fussent conduits aux isles où les Anglois 120/776faisoient la pesche des moluës, & qu'il leur mandast que par leur moyen il peust passer en France: ce que le Capitaine Anglois luy accorda très-volontiers.

De cette façon la chaloupe se trouva capable de porter les hommes divisez en trois bandes. Quinze estoient avec le pilote qui s'estoit eschapé: quinze avec l'Anglois, & quinze en la chaloupe accordée, où estoit le Pere Masse, & fut delivrée entre les mains de la Saussaye, & du mesme Pere Masse, avec quelques vivres, mais il n'y avoit aucuns mariniers, & de bonne fortune le pilote la rencontra, qui fut un grand bien pour eux, & furent jusques à Sesembre, par delà la Héve, où estoit le vaisseau de Robert Gravé, & un autre. Ils diviserent les François en deux bandes, pour les repasser en France, & arriverent à Sainct Malo, sans avoir couru aucun peril par les tempestes.

Le Capitaine Argal mena les quinze François & les Pères Jesuites aux Virgines, où estans, le chef d'icelle appellé le Mareschal, commandant au pays, menaçoit de faire mourir les Peres, & tous les François: mais Argal se banda contre luy, disant qu'il leur avoit donné sa parole.. Et se voyant trop foible pour les soustenir & défendre, se resolut de monstrer les Commissions qu'il avoit dérobés; & le Mareschal les voyant s'apaisa, & promit que la parole qu'on leur avoit donnée leur seroit tenue.

Ce Mareschal fait assembler son conseil, & se resoult d'aller à la coste d'Acadie, & y razer toutes les demeures & forteresses jusques au 46e degrée, pretendant que tout ce pays luy appartenoit.

121/777Sur ceste resolution du Mareschal, Argal reprend la routte avec trois vaisseaux, divise les François en iceux, & retournent à Sainct Sauveur; ou croyans y trouver la Saussaye, & un navire nouvellement arrivé, ils sceurent qu'il estoit retourné en France. Ils y plantèrent une croix, au lieu de celle que les Peres y avoient plantée, qu'ils rompirent, & sur la leur ils escrivirent le nom du Roy de la grand'Bretagne, pour lequel ils prenoient possession de ce lieu.

De là il fut à la Saincte Croix, qu'il brusla, osta toutes les marques qui y estoient, & print un morceau du sel qu'il y trouva.

Par après il fut au port Royal, conduit d'un Sauvage qu'il print par force, les François ne le voulant enseigner, met pied à terre, entre dedans, visite la demeure, & n'y trouvant personne, prend ce qui y estoit de butin, la fit brusler, & en deux heures le tout fut réduit en cendres, & osta toutes les marques que les François y avoient mises: de sorte que ceux qui y estoient furent contraints d'abandonner ceste demeure, & s'en aller avec les Sauvages.

un François meschant & desnaturé, qui estoit avec ceux qui s'estoient sauvez dans les bois, approchant du bord de l'eau, cria tout haut, & demanda à parlementer, ce qui luy fut accordé, & lors il dit: Je m'estonne qu'y ayant avec vous un Jesuite Espagnol, appellé, le Pere Biart, vous ne le faites mourir comme un meschant homme, qui vous fera du mal s'il peut, si le laissez faire. Est-il possible que la nation Françoise produise de tels monstres d'hommes detestables, 122/778semeurs de faussetez calomnieuses, pour faire perdre la vie à ces bons Peres?

Les Anglois partent du port Royal le 9 Novembre 1613 pour retourner aux Virgines. En ce voyage la contrariété des vents & des tempestes fut telle, que les trois vaisseaux se separerent. La barque où estoient six Anglois ne s'est peu recouvrer du depuis, & le vaisseau du Capitaine Argal abordant les Virgines, qui fit entendre au Mareschal ce qu'estoit le Père Biart, qu'il tenoit pour Espagnol, & qui l'attendoit pour le faire mourir. Il estoit alors au troisiesme vaisseau, où commandoit un Capitaine nomme Turnel, ennemy mortel des Jesuites; & ce vaisseau fut tellement battu du vent de surouest, que mettant à contre-bord, il fut contraint de relascher aux Sores207, à 500 lieues des Virgines, où l'on tua tous les chevaux qui avoient esté pris au port Royal, qu'ils mangèrent au defaut d'autres vivres. En fin ils arriverent à une isle des Sores, & alors il dit au Pere: Dieu est courroucé, contre nous, & nous contre vous208, pour le mal que nous vous avons fait souffrir injustement. Mais je m'estonne comme des François estans dans les bois, au milieu de tant de miseres & apprehensions, ayant fait courir le bruit que vous estes Espagnol: & l'ont non seulement dit & asseuré, mais l'ont signe? Monsieur (dit le Père) vous sçavez que pour toutes les calomnies & mesdisances, je n'ay jamais mal parlé de ceux qui m'accusoient, vous estes tesmoin de la patience que j'ay eue contre tant d'adversitez, mais Dieu cognoist la vérité. Non seulement 123/779je n'ay jamais esté en Espagne, ny aucun de mes parents, mais je suis bon fidèle François pour le service de Dieu, & de mon Roy, & feray tousjours paroistre au péril de ma vie que c'est à tort que l'on m'a calomnié, & que l'on m'appelle Espagnol. Dieu leur pardonne, & qu'il luy plaise nous delivrer d'entre leurs mains, & vous particulièrement, pour nostre bien, & oublions le passé.

Note 207: (retour)

L'édition de 1640 porte: «Esores.»

Note 208: (retour)

Et non contre vous. (Voir Relat. du P. Biard.)

De là ils vont mouiller l'anchre à la rade de l'isle du Fal209, qui est une des Sores, & furent contraints d'anchrer en ce port, & cacher les Peres en quelque endroit au fonds du vaisseau, & tirèrent parole d'eux qu'ils ne se descouvriroient point, ce qu'ils firent.

Note 209: (retour)

L'édition de 1640 porte: «Fayal, qui est une des Esores.»

La visite du vaisseau fut faite par les Portugais, qui descendirent au bas où les Peres estoient, & qui les voyoient sans faire aucun signe, & neantmoins s'ils se fussent donnez à cognoistre aux Portugais, ils eussent esté aussi tost delivrez, & tous les Anglois pendus: mais ces visiteurs pour ne chercher exactement, ne veirent point les Peres Jesuites, & s'en retournèrent à terre, & ainsi les Anglois furent delivrez du hazard qu'ils couroient d'estre pendus, allèrent quérir tout ce qui leur estoit necessaire, puis levans l'anchre, mettent en mer, & font mille remerciemens aux Peres, qu'ils caressent; & n'ayans plus opinion qu'ils fussent Espagnols, les traittent le plus humainement qu'ils peuvent, admirent leur grande constance & vertu à souffrir les paroles qu'ils avoient dites d'eux, & ne furent que bienveillances & tesmoignages de bonne amitié, jusques à ce qu'ils fussent arrivez en Angleterre: leur monstrans par 124/780là que c'estoit contre l'opinion de plusieurs ennemis de l'Eglise Catholique & au prejudice de la vérité, qu'ils leur imposent que leur doctrine enseigne qu'il ne faut garder la foy aux Hérétiques.

En fin Argal arrive au port de Milfier l'an 1614. en la Province de Galles, où le Capitaine fut emprisonné210, pour n'avoir passe-port, ny commission, son Général l'ayant, & s'estant esgaré, comme avoit fait son Vice-Admiral.

Note 210: (retour)

Suivant le P. Biard, Argal fut emprisonné à Pembroke, «ville principale de cest endroit & vice-admirauté.» (Relat. du P. Biard, ch. XXXII.)

Les Peres Jesuites racontèrent comme le tout s'estoit passé, & par après le Capitaine Argal fut delivré, & retourna en son vaisseau, & les Peres furent retenus à terre, aimez & caressez de plusieurs personnes. Et sur le discours que le Capitaine de leur vaisseau faisoit de ce qui se passa aux Esores, la nouvelle vint à Londres à la Cour du Roy de la grand'Bretagne, l'Ambassadeur de sa Majesté Tres-chrestienne poursuivit la delivrance des peres, qui furent conduits à Douvre, & de là passèrent en France, & se retirèrent en leur Collège d'Amiens, après avoir esté neuf mois & demy entre les mains des Anglois.

Le sieur de la Motte arriva aussi au mesme temps en Angleterre, dans un vaisseau qui estoit de la Bermude, ayant passé aux Virgines. Il fut pris en son vaisseau, & arresté, mais delivré par l'entremise de Monsieur du Biseau, pour lors Ambassadeur du Roy en Angleterre.

Madame de Guercheville ayant advis de tout cecy, envoya la Saussaye à Londres, pour solliciter la restitution 125/781du navire, & fut tout ce que l'on peut retirer pour lors trois François moururent à la Virginie, & 4 y resterent, pendant qu'on travailloit à leur delivrance.

Les Pères y baptiserent 30 petits enfans, excepté trois, qui furent baptisez en necessité211.

Note 211: (retour)

Cette phrase, qui, évidemment, est extraite de la relation du P. Biard, comme tout le reste de ce chapitre, se rapporte aux travaux des PP. Jésuites à l'Acadie: «Le Patriarche Flesche, dit ce Père, en avoit baptisé» [des sauvages] «peut-estre quatre-vingts, les Jesuites seulement une vingtaine, & iceux petits enfans, horfmis trois qui ont esté baptisez en extrême necessité de maladie, & sont allez jouir de la vie bienheureuse, après avoir esté régénérez à icelle, comme aussi aucun des petits enfans.» (Relat. de la Nouv. France, ch. XXXIV.)

Il faut advouer que ceste entreprise fut traversée de beaucoup de malheurs, qu'on eust bien peu eviter au commencement, si Madame de Guercheville eust donné trois mil six cents livres au sieur de Mons, qui desiroit avoir l'habitation de Québec, & de toute autre chose. J'en portay parole deux ou trois fois au R. P. Coton, qui mesnageoit cet affaire, lequel eust bien desiré que le traicté se fust fait avec de moindres conditions, ou par d'autres moyens, qui ne pouvoit estre à l'avantage dudit sieur de Mons, qui fut le sujet pourquoy rien ne se fit, quoy que je peusse representer audit Pere avec les avantages qu'il pourroit avoir en la conversion des infidèles, que pour le commerce & trafic qui s'y pouvoit faire par le moyen du grand fleuve Sainct Laurent, beaucoup mieux qu'en l'Acadie, mal aisée à conserver, à cause du nombre infiny de ses ports, qui ne se pouvoient garder que par de grandes forces, joint que le terroir y est peu peuplé de Sauvages, outre que l'on ne pourroit pénétrer par ces lieux dans les terres, où sont nombre d'habitans sedentaires, 126/782comme on pourroit faire par ladite riviere Sainct Laurent, plustost qu'aux costes d'Acadie.

D'avantage, que l'Anglois qui faisoit alors ses peches en quelques isles esloignées de 13 à 14 lieues de l'isle des monts deserts, qui est l'entrée de la riviere de Pemetegoet, feroit ce qu'il pourroit pour endommager les nostres, pour estre proche du port Royal & autres lieux. Ce que pour lors ne se pouvoit esperer à Québec, où les Anglois n'avoient aucune cognoissance. Que si ladite dame de Guercheville eust en ce temps là entré en possession de Quebec, on se fust peu asseurer212 que par la vigilance des Pères Jesuites, & les instrucions que je leur pouvois donner, le pays se fust beaucoup mieux accommodé, & l'Anglois ne l'eust trouvé dénué de vivres & d'armes, & ne s'en fust emparé, comme il a fait en ces dernières guerres. Ce qu'il a fait par l'industrie de quelques mauvais François, joint qu'alors lesdits Pères n'avoient avec eux aucun homme pour conduire leur affaire, excepté la Saussaye, peu expérimenté en la cognoissance des lieux. Mais on a beau dire & faire, on ne peut eviter ce qu'il plaist à Dieu de disposer.

Note 212: (retour)

On eût pu s'assurer.

Voila comme les entreprises qui se font à la haste, & sans fondement, & faites sans regarder au fonds de l'affaire, reussissent tousjours mal.

127/783



Seconde entreprise du Sieur de Mons. Conseil que l'Autheur luy donne. Obtient Commission du Roy. Son partement. Bastimens que l'Autheur fait au lieu de Quebec. Crieries contre le Sieur de Mons.

CHAPITRE II.

Retournons & poursuivons la seconde entreprise du Sieur de Mons, qui ne perd point courage, & ne veut demeurer en si beau chemin. Le R. P. Coton ayant refusé de convenir avec luy des 3600 livres, il me discourut particulièrement de ses desseins. Je le conseillay, & luy donnay advis de s'aller loger dans le grand fleuve Sainct Laurent, duquel j'avois une bonne cognoissance par le voyage que j'y avois fait, luy faisant goutter les raisons pourquoy il estoit plus à propos & convenable d'habiter ce lieu qu'aucun autre. Il s'y resolut, & pour cet effect il en parle à sa Majesté, qui luy accorde, & luy donne Commission de s'aller loger dans le pays. Et pour en supporter plus facilement la despense, interdit le trafic de pelleterie à tous ses subjects, pour un an seulement.

Pour cet effect il fait équiper 2 vaisseaux à Honnefleur, & me donna sa lieutenance au pays de la nouvelle France l'an 1608. Le Pont Gravé prit le devant pour aller à Tadoussac, & moy après luy dans un vaisseau chargé des choses necessaires & propres à une habitation. Dieu nous favorisa si heureusement, que nous arrivasmes dans ledit fleuve au port de Tadoussac; auquel lieu je fais descharger toutes nos commoditez, avec les hommes, manouvriers, & 128/784artisans, pour aller à mont ledit fleuve trouver lieu commode & propre pour habiter. Trouvant un lieu le plus estroit de la riviere, que les habitans du pays appellent Québec, j'y fis bastir & édifier une habitation, & défricher des terres, & faire quelques jardinages. Mais pendant que nous travaillons avec tant de peine, voyons ce qui se pane en France pour l'exécution de ceste entreprise.

Le Sieur de Mons qui estoit demeuré à Paris pour quelques siennes affaires, & esperant que sa Majesté luy continueroit sadite Commission, il ne demeura pas beaucoup en repos que l'on ne crie plus que jamais qu'il faut aller au Conseil. Les Bretons, Basques, Rochelois & Normands renouvellent les plaintes; & estans ouis de ceux qui les veulent favoriser, disent que c'est un peuple, c'est un bien public. Mais l'on ne recognoist pas que ce sont peuples envieux, qui ne demandent pas leur bien, ains plustost leur ruine, comme il se verra en la suitte de ce discours.

Quoy que c'en soit, voila pour sa seconde fois la Commission revoquée, sans y pouvoir remédier. Il s'en faudra retourner de Québec au printemps prochain; de sorte que qui plus y aura mis, plus y aura perdu, comme sera sans doute ledit Sieur de Mons, lequel me r'escrivit ce qui s'estoit passée, qui me donna sujet de retourner en France voir ces remuemens, & comme l'habitation demeuroit au sieur de Mons, qui en convint quelque temps de là avec ses associez; lequel cependant la met entre les mains de quelque marchand de la Rochelle, à certaines conditions, pour leur servir de retraitte à retirer leurs 129/785marchandises, & traicter avec les Sauvages. C'estoit en ce temps là que je fis l'ouverture aud. Reverend Pere Coton, pour Madame de Guercheville, si elle le vouloit avoir, ce qui ne se pût, comme j'ay dit cy-dessus, puis que la traicte estoit permise, jusques à ce qu'il renouvellast une autre commission, qui apportait un meilleur règlement que par le passé. J'allay trouver le sieur de Mons, auquel je representay tout ce qui s'estoit passé en nostre hyvernement, et ce que j'avois peu cognoistre & apprendre des commoditez que l'on pouvoit esperer dans le grand fleuve Sainct Laurent, qui m'occasionna de voir sa Majesté pour luy en faire particulièrement récit, auquel elle y prit grand plaisir. Cependant le sieur de Mons porté d'affection d'embrasser cet affaire à quelque prix que ce fust, fait derechef ce qu'il peut pour avoir nouvelle commission. Mais ses envieux, au moyen de la faveur, avoient mis si bon ordre, que son travail fut en vain. Ce que voyant, pour le desir qu'il avoit de voir les terres peuplées, il ne laissa, sans commission, de vouloir continuer l'habitation, & faire recognoistre plus particulièrement le dedans des terres à mont ledit fleuve. Et pour l'exécution de ceste entreprise, il fait équiper avec la Société des vaisseaux, comme font plusieurs autres, à qui le trafic n'estoit pas interdit, qui couroient sur nos brisées, qui emportèrent le lucre des peines de nostre travail, sans qu'ils voulussent contribuer à ses entreprises.

Les vaisseaux estans prests, le Pont Gravé & moy nous embarquasmes pour faire ce voyage l'an 1610. avec artisans & autres manouvriers, & fusmes traversez 130/786de mauvais temps. Arrivans au port de Tadoussac, & de là à Québec, nous y trouvasmes chacun en bonne disposition.

Premier que passer plus outre, j'ay pensé qu'il ne seroit hors de sujet de descrire la description de la grande riviere, & de quelques descouvertes que j'ay faites à mont ledit fleuve Sainct Laurent, de sa beauté & fertilité du pays, & de ce qui s'est passé és guerres contre les Hiroquois.



Embarquement de, l'Autheur pour aller habiter la grande riviere Sainct Laurent. Description du port de Tadoussac. De la riviere de Saguenay. De l'isle d'Orléans.

CHAPITRE III.

Aprés avoir raconté au feu Roy tout ce que j'avois veu & descouvert, je m'embarquay pour aller habiter la grande riviere Sainct Laurent au lieu de Québec, comme Lieutenant pour lors du sieur de Mons. Je partis de Honnefleur le 13 d'Avril 1608. & le 3 de Juin arrivasmes devant Tadoussac, distant de Gaspé 80 ou 90 lieues, & mouillasmes l'anchre à la rade du port de Tadoussac, qui est à une lieue du port, qui est comme une ance à l'entrée de la riviere du Saguenay, où il y a une marée fort estrange pour sa vistesse, où quelquefois se levent des vents impétueux qui ameinent de grandes froidures. L'on tient que cette riviere a 45 ou 50 lieues du port de Tadoussac jusques au premier sault, qui vient du nort norouest. Ce port est petit, & n'y pourroit qu'environ 20 vaisseaux.

131/787Il y a de l'eau assez, & est à l'abry de la riviere de Saguenay, & d'une petite isle de rochers qui est presque coupée de la mer. Le reste sont montagnes hautes eslevées, où il y a peu de terre, sinon rochers & sables remplis de bois, comme sapins & bouleaux. Il y a un petit estang proche du port renfermé de montagnes couvertes de bois. A l'entrée sont deux pointes, l'une du costé du surouest, contenant prés d'une lieue en la mer, qui s'appelle la pointe aux Allouettes, & l'autre du costé du nordouest, contenant demy quart de lieue, qui s'appelle la pointe aux roches 213. Les vents du sud suest frappent dans le port, qui ne sont point à craindre, mais bien celuy du Saguenay. Les deux pointes cy dessus nommées, assechent de basse mer.

Note 213: (retour)

La pointe aux Vaches. (Voir 1603, p. 5, note 4.)

En ce lieu y avoit nombre de Sauvages qui y estoient venus pour la traicte de pelleterie, plusieurs desquels vindrent à nostre vaisseau avec leurs canaux, qui sont de 8 ou 9 pas de long, & environ un pas, ou pas & demy de large par le milieu, & vont en diminuant par les deux bouts. Ils sont fort subjects à tourner si on ne les sçait bien gouverner, & sont faits d'escorce de bouleau, renforcez par dedans de petits cercles de cèdre blanc, bien proprement arrangez, & sont si légers, qu'un homme en porte aisément un. Chacun peut porter la pesanteur d'une pipe. Quand ils veulent traverser la terre pour aller en quelque riviere où ils ont affaire, ils les portent avec eux. Depuis Choüacoet le long de la coste jusques au port de Tadoussac, ils sont tous semblables.

132/788Je fus visiter quelques endroits de la riviere du Saguenay, qui est une belle riviere, & d'une grande profondeur, comme de 80 & 100 brasses. A 50 lieues de l'entrée du port, comme dit est, y a un grand sault d'eau, qui descend d'un fort haut lieu, & de grande impetuosité. Il y a quelques isles dedans ceste riviere fort desertes, n'estans que rochers, couvertes de petits sapins & bruyères. Elle contient de large demie lieue en des endroits, & un quart en son entrée, où il y a un courant si grand, qu'il est trois quarts de marée couru dedans la riviere, qu'elle porte encores hors: & en toute la terre que j'y aye veue, ce ne sont que montagnes & promontoires de rochers, la plus-part couverts de sapins & bouleaux; terre fort mal plaisante, tant d'un costé que d'autre: en fin ce sont de vrais deserts inhabitez. Allant chasser par les lieux qui me sembloient les plus plaisans, je n'y trouvois que de petits oiselets, comme arondelles, & quelques oiseaux de riviere, qui y viennent en esté; autrement il n'y en a point, pour l'excessive froidure qu'il y fait. Ceste riviere vient du norouest.

Les Sauvages m'ont fait rapport qu'ayans passé le premier sault ils en passent huict autres, puis vont une journée sans en trouver, & derechef en passent dix autres, & vont dans un lac, où ils font trois journées214, & en chacune ils peuvent faire à leur aise dix lieues en montant. Au bout du lac y a des peuples qui vivent errans. Il y a 3 rivieres qui se deschargent dans ce lac, l'une venant du nort, fort proche de la mer, qu'ils tiennent estre beaucoup plus froide 133/789que leur pays; & les autres deux d'autres costes par dedans les terres, où il y a des peuples Sauvages errans, qui ne vivent aussi que de la chasse, & est le lieu ou nos Sauvages vont porter les marchandises que nous leur donnons pour traicter les fourrures qu'ils ont, comme castors, martres, loups cerviers, & loutres, qui y sont en quantité, & puis nous les apportent à nos vaisseaux. Ces peuples Septentrionaux disent aux nostres qu'ils voyent la mer salée; & si cela est, comme je le tiens pour certain, ce ne doit estre qu'un gouffre qui entre dans les terres par les parties du nort. Les Sauvages disent qu'il peut y avoir de la mer du nort au port de Tadoussac 40 à 50 journées, à cause de la difficulté des chemins, rivieres, & pays qui est fort montueux, où la plus grande partie de l'année y a des neges. Voila au vray ce que j'ay appris de ce fleuve. J'ay souvent desiré faire ceste descouverte, mais je ne l'ay peu faire sans les Sauvages, qui n'ont voulu que j'allasse avec eux, ny aucuns de nos gens; toutesfois ils me l'avoient promis215.

Note 214: (retour)

Voir 1613, p. 143, note 3.

Note 215: (retour)

Voir 1613, p. 143, 144, notes, et 1603, p. 21.



Descouverte de l'isle aux Lievres. De l'isle aux Couldres: & du sault de Montmorency.

CHAPITRE IIII.

Je partis de Tadoussac216 pour aller à Québec, & passasmes prés d'une isle qui s'appelle l'isle aux Lievres, distante de 6 lieues dudit port, & est à deux lieues de la terre du nort, & à prés de 4 134/790 lieues 217 de la terre du sud. De l'isle aux Lievres, nous fusmes à une petite riviere qui asseche de basse mer, où à quelque 700 à 800 pas dedans y a deux sauts d'eau. Nous la nommasmes la riviere aux Saulmons218, à cause que nous y en prismes. Costoyant la coste du nort, nous fusmes à une pointe qui advance à la mer, qu'avons nommé le cap Dauphin 219, distant de la riviere aux Saulmons trois lieues. De là fusmes à un autre cap que nommasmes le cap à l'Aigle220, distant du cap Dauphin 8 lieues. Entre les deux y a une grande ance, où au fonds y a une petite riviere qui asseche de basse mer 221, & peut tenir environ lieue & demie. Elle est quelque peu unie, venant en diminuant par les deux bouts. A celuy de l'ouest y a des prairies & pointes de rochers, qui advancent quelque peu dans la riviere: & du costé du surouest elle est fort batturiere, toutesfois assez agréable, à cause des bois qui l'environnent, distante de la terre du nort d'environ demie lieue, où il y a une petite riviere qui entre assez avant dedans les terres, & l'avons nommée la riviere platte, ou malle baye 222, d'autant que le travers d'icelle la marée y 135/791court merveilleusement: & bien qu'il face calme, elle est tousjours fort emeue, y ayant grande profondeur: mais ce qui est de la riviere est plat, & y a force rochers en son entrée, & autour d'icelle. De l'isle aux Couldres costoyans la coste, fusmes à un cap, que nous avons nommé le cap de Tourmente, qui en est à sept lieues 223, & l'avons ainsi appellé, d'autant que pour peu qu'il face de vent, la mer y esleve comme si elle estoit pleine. En ce lieu l'eau commence à estre douce. De là fusmes à l'isle d'Orléans, où, il y a deux lieues, en laquelle du costé du sud y a nombre d'isles, qui sont basses, couvertes d'arbres, & fort agréables remplies de grandes prairies, & force gibbier, contenans à ce que j'ay peu juger, les unes deux lieues, & les autres peu plus ou moins. Autour d'icelles y a force rochers, & bases fort dangereuses à passer, qui sont esloignez d'environ deux lieues de la grande terre du sud. Toute ceste coste, tant du nort, que du sud, depuis Tadoussac, jusques à l'isle d'Orléans, est terre montueuse, & fort mauvaise, où il n'y a que des pins, sapins & bouleaux, & des rochers tres-mauvais, & ne sçauroit-on aller en la plus-part de ces endroits.

Note 216: (retour)

Le 30 juin 1608.

Note 217: (retour)

Près de trois lieues.

Note 218: (retour)

Probablement la rivière du port à l'Équille, ou port aux Quilles. (Voir 1613. P. 145, note 3.)

Note 219: (retour)

Le cap au Saumon.

Note 220: (retour)

Aujourd'hui le cap aux Oies.

Note 221: (retour)

En reproduisant ici le texte de 1613, on a passé, dans l'édition de 1632, ce qui suit: «Du cap à l'Aigle fusmes à l'isle aux Couldres, qui en est distante une bonne lieue...»

Note 222: (retour)

Ces mots «& l'avons nommée la riviere platte ou malle baye» devaient être, dans la pensée de l'auteur, placés quelques lignes plus haut, et le contre-sens que l'on remarque ici, est évidemment le fait de l'imprimeur. Pour que l'on puisse mieux en juger, nous remettrons en entier le passage de l'édition de 1613, tel que Champlain a du vouloir le corriger: «Entre les deux y a une grande ance, où au fonds y a une petite riviere qui asseche de basse mer, & l'avons nommée la riviere platte ou malle baye. Du cap à l'Aigle fusmes à l'isle aux Couldres qui en est distante une bonne lieue, & peut tenir environ lieue & demie de long. Elle est quelque peu unie venant en diminuant par les deux bouts: A celuy de l'Ouest y a des prairies & pointes de rochers, qui aduancent quelque peu dans la riviere: & du costé du Surouest elle est fort batturiere; toutesfois assez aggreable, à cause des bois qui l'environnent, distante de la terre du Nort d'environ demie lieue, où il y a une petite riviere qui entre assez avant dedans les terres, & l'avons nommée la riviere du gouffre, d'autant que le travers d'icelle la marée y court merveilleusement, & bien qu'il face calme, elle est tousjours fort esmeue, y ayant grande profondeur: mais ce qui est de la riviere est plat & y a force rochers en son entrée & autour d'icelle...» (Voir 1613, p. 146, note 2.)

Note 223: (retour)

Environ huit lieues.

Or nous rangeasmes l'isle d'Orléans du costé du sud, distante de la grande terre une lieue & demie, & du costé du nort demie lieue, contenant de long 136/792six lieues, & de large une lieue, ou lieue & demie par endroits. Du costé du nort elle est fort plaisante, pour la quantité des bois & prairies qu'il y a, mais il y fait fort dangereux passer, pour la quantité de pointes & rochers qui sont entre la grand terre & l'isle, où il y a quantité de beaux chesnes, & des noyers en quelques endroits, & à l'emboucheure224 des vignes & autres bois comme nous avons en France.

Note 224: (retour)

A l'entrée du bois.

Ce lieu est le commencement du beau & bon pays de la grande riviere, où il y a de son entrée 120 lieues. Au bout de l'isle y a un torrent d'eau du costé du nort, que j'ay nommé le sault de Montmorency, qui vient d'un lac 225 qui est environ dix lieues dedans les terres, & descend de dessus une coste qui a prés de 25 toises de haut 226, au dessus de laquelle la terre est unie & plaisante à voir, bien que dans le pays on voye de hautes montagnes, qui paroissent de 15 à 20 lieues.

Note 225: (retour)

Le lac des Neiges.

Note 226: (retour)

Le saut Montmorency a environ 40 toises de haut.



Arrivée de l'Autheur à Quebec, ou il fit ses logemens. Forme de vivre des Sauvages de ce pays là.

CHAPITRE V.

De l'isle d'Orléans jusques à Québec y a une lieue, & y arrivay le 3 Juillet, où estant, je cherchay lieu propre pour nostre habitation: mais je n'en peus trouver de plus commode, ny mieux scitué que la pointe de Québec, ainsi appellé des 137/793Sauvages, laquelle estoit remplie de noyers & de vignes. Aussi tost j'employay une partie de nos ouvriers à les abbatre, pour y faire nostre habitation, l'autre à scier des aix, l'autre à fouiller la cave, & faire des fossez, & l'autre à aller quérir nos commoditez à Tadoussac avec la barque. La première chose que nous fismes fut le magazin pour mettre nos vivres à couvert, qui fut promptement fait par la diligence d'un chacun & le soin que j'en eu227. Proche de ce lieu est une riviere agréable 228, où anciennement hyverna Jacques Cartier.

Note 227: (retour)

Ici se trouvent, dans l'édition de 1613, les détails de la conspiration tramée contre Champlain, et de la construction des premiers logements élevés sur la pointe de Québec. (1613, p. 148-156.)

Note 228: (retour)

La Petite-Rivière, ou rivière Saint-Charles, à laquelle Cartier donna le nom de Sainte-Croix. (Voir 1613, p. 156-161.)

Pendant que les Charpentiers, Scieurs d'aix, & autres ouvriers travailloient à nostre logement, je fis mettre tout le reste à défricher autour de l'habitation, afin de faire des jardinages pour y semer des grains & graines, pour voir comme le tout succederoit, d'autant que la terre paroissoit fort bonne.

Cependant quantité de Sauvages estoient cabannez proche de nous, qui faisoient pesche d'anguilles, qui commencent à venir comme au 15 de Septembre & finit au 15 Octobre. En ce temps tous les Sauvages se nourrissent de ceste manne, & en font secher pour l'hyver jusques au mois de Fevrier, que les neges sont grandes comme de deux pieds & demy, & trois pieds pour le plus, qui est le temps que quand leurs anguilles, & autres choses qu'ils font secher, sont accommodées, ils vont chasser aux 138/794castors, où ils sont jusques au commencement de janvier. Ils ne firent pas grand chasse de castors, pour estre les eaues trop grandes, & les rivieres desbordées, ainsi qu'ils nous dirent. Quand leurs anguilles leur faillent, ils ont recours à chasser aux eslans & autres bestes sauvages, qu'ils peuvent trouver en attendant le printemps, où j'eus moyen de les entretenir de plusieurs choses. Je consideray fort particulièrement leurs coustumes.

Tous ces peuples patissent tant, que quelquefois ils sont contraints de vivre de certains coquillages, & manger leurs chiens, & peaux, dequoy ils se couvrent contre le froid. Qui leur monstreroit à vivre, & leur enseigneroit le labourage des terres, & autres choses, ils apprendroient fort bien: car il s'en trouve assez qui ont bon jugement, & respondent à propos sur ce qu'on leur demande. Ils ont une meschanceté en eux, qui est d'user de vengeance, d'estre grands menteurs, & ausquels il ne le faut pas trop asseurer, sinon avec raison, & la force en la main. Ils promettent assez, mais ils tiennent peu, la plus-part n'ayans point de loy, selon que j'ay peu voir, avec tout plein d'autres faulses croyances. Je leur demanday de quelle sorte de cérémonies ils usoient à prier leur Dieu; ils me dirent qu'ils n'en usoient point d'autres, sinon qu'un chacun le prioit en son coeur comme il vouloit. Voila pourquoy il n'y a aucune loy parmy eux, & ne sçavent que c'est d'adorer & prier Dieu, vivans comme bestes brutes, mais je croy qu'ils seroient bien tost réduits au Christianisme, si on habitoit & cultivoit leur terre, ce que la plus-part désirent. Ils ont parmy eux quelques 139/795Sauvages qu'ils appellent Pilotois229, qu'ils croyent parler au diable visiblement, leur disant ce qu'il faut qu'ils facent tant pour la guerre, que pour autres choses, & s'ils leur commandoient qu'ils allassent mettre en exécution quelque entreprise, ils obéiroient aussi tost à son commandement. Comme aussi ils croyent que tous les songes qu'ils ont, sont véritables: & de faict, il y en a beaucoup qui disent avoir veu & songé choses qui adviennent ou adviendront. Mais pour en parler avec vérité, ce sont visions diaboliques, qui les trompe & seduit. Voila tout ce que j'ay peu apprendre de leur croyance bestiale.

Note 229: (retour)

Ce mot, cependant, serait basque, suivant le P. Biard. (Rel. de la Nouv. France, ch. VII.)

Tous ces peuples sont bien proportionnez de leurs corps, sans difformité, & sont dispos. Les femmes sont aussi bien formées, potelées, & de couleur bazannée, à cause de certaines peintures dont elles se frotent, qui les fait paroistre olivastres. Ils sont habillez de peaux: une partie de leur corps est couverte, & l'autre partie descouverte: mais l'hyver ils remédient à tout, car ils sont habillez de bonnes fourrures, comme de peaux d'eslan, loutres, castors, ours, loups marins, cerfs, & biches, qu'ils ont en quantité. L'hyver quand les neges sont grandes, ils font une manière de raquettes, qui sont grandes deux ou trois fois plus que celles de France, qu'ils attachent à leurs pieds, & vont ainsi dans les neges, sans enfoncer: car autrement ils ne pourroient chasser, ny aller en beaucoup de lieux. Ils ont aussi une façon de mariage, qui est, Que quand une fille est 140/796en l'aage de 14 ou 15 ans, & qu'elle a plusieurs serviteurs, elle a compagnie avec tous ceux que bon luy semble: puis au bout de 5 ou 6 ans elle prend lequel il luy plaist pour son mary, & vivent ensemble jusques à la fin de leur vie: sinon qu'après avoir demeuré quelque temps ensemble, & elles n'ont point d'enfans, l'homme se peut démarier, & prendre une autre femme, disant que la sienne ne vaut rien. Par ainsi les filles sont plus libres que les femmes.

Depuis qu'elles sont mariées elles sont chastes, & leurs maris sont la plus-part jaloux, lesquels donnent des presens aux pères ou parents des filles qu'ils ont espousées. Voila les cérémonies & façons dont ils usent en leurs mariages.

Pour ce qui est de leurs enterremens, quand un homme ou une femme meurt, ils font une fosse, où ils mettent tout le bien qu'ils ont, comme chaudieres, fourrures, haches, arcs, flesches, robbes, & autres choses: puis ils mettent le corps dans la fosse, & le couvrent de terre, & mettent quantité de grosses pièces de bois dessus, & une autre debout, qu'ils peindent de rouge par en haut. Ils croyent l'immortalité des âmes, & disent qu'ils sont se resjouir en d'autres pays, avec leurs parents & amis qui sont morts. Si ce sont Capitaines ou autres d'auctorité, ils vont après leur mort 3 fois l'an faire un festin, chantans & dançans sur leur fosse.

Ils sont fort craintifs, & appréhendent infiniment leurs ennemis, & ne dorment presque point en repos en quelque lieu qu'ils soient, bien que je les asseurasse tous les jours de ce qu'il m'estoit possible, en leur remonstrant de faire comme nous, sçavoir, 141/797veiller une partie, tandis que les autres dormiront, & chacun avoir tes armes prestes, comme celuy qui fait le guet, & ne tenir les songes pour vérité, sur quoy ils se reposent. Mais peu leur servoient ces remonstrances, & disoient que nous sçavions mieux nous garder de toutes ces choses qu'eux, & qu'avec le temps si nous habitions leur pays, ils le pourroient apprendre.



Semences de vignes plantées à Quebec par l'Autheur. Sa charité envers les pauvres Sauvages.

CHAPITRE VI.

Le premier Octobre230 je fis semer du bled, & au 15 du seigle.

Note 230: (retour)

De l'année 1608.

Le 3 du mois il fit quelques gelées blanches, & les fueilles des arbres commencèrent à tomber au 15.

Le 24 du mois, je fis planter des vignes du pays, qui vindrent fort belles. Mais après que je fus party de l'habitation pour venir en France, on les gasta toutes, sans en avoir eu soin, ce qui m'affligea beaucoup à mon retour.

Le 18 de Novembre tomba quantité de neges, mais elles ne durèrent que deux tours sur la terre.

Le 5 Fevrier il negea fort.

Le 20. du mois il apparut à nous quelques Sauvages qui estoient au delà de la riviere, qui crioient que nous les allassions secourir: mais il estoit hors de nostre puissance, à cause de la riviere qui charrioit 142/798un grand nombre de glaces. Car la faim pressoit si fort ces pauvres miserables, que ne sçachans que faire, ils se resolurent de mourir, hommes, femmes, & enfans, ou de passer la riviere, pour l'esperance qu'ils avoient que je les assisterois en leur extrême necessité. Ayant donc prins ceste resolution, les hommes & les femmes prindrent leurs enfans, & se mirent en leurs canaux, pensans gaigner nostre coste par une ouverture de glaces que le vent avoit faite: mais il ne furent si tost au milieu de la riviere, que leurs canaux furent prins & brisez entre les glaces en mille pièces. Ils firent si bien qu'ils se jetterent avec leurs enfans, que les femmes portoient sur leur dos, dessus un grand glaçon. Comme ils estoient là dessus, on les entendoit crier, tant que c'estoit grand pitié, n'esperans pas moins que de mourir. Mais l'heur en voulut tant à ces pauvres miserables qu'une grande glace vint choquer par le costé de celle où ils estoient, si rudement, qu'elle les jetta à terre. Eux voyans ce coup si favorable, furent à terre avec autant de joye que jamais ils en receurent, quelque grande famine qu'ils eussent eu. Ils s'en vindrent à nostre habitation si maigres & défaits, qu'ils sembloient des anatomies, la plus-part ne se pouvans soustenir. Je m'estonnay de les voir, & de la façon qu'ils avoient passé, veu qu'ils estoient si foibles & débiles. Je leur fis donner du pain & des febves, mais ils n'eurent pas la patience qu'elles fussent cuites pour les manger: & leur prestay des escorces d'arbres pour couvrir leurs cabanes. Comme ils se cabanoient, ils advisèrent une charongne qu'il y avoit prés de deux mois que j'avois fait jetter 143/799pour attirer des regnards, dont nous en prenions de noirs & de roux, comme ceux de France, mais beaucoup plus chargez de poil. Ceste charongne estoit une truye & un chien, qui avoient esté exposés durant la chaleur & le froid. Quand le temps s'adoucissoit; elle puoit si fort que l'on ne pouvoit durer auprès, neantmoins il ne laisserent de la prendre & emporter en leur cabanne, où aussi tost ils la devorerent à demy cuite, & jamais viande ne leur sembla de meilleur goust. J'envoyay deux ou trois hommes les advertir qu'ils n'en mangeassent point, s'ils ne vouloient mourir. Comme ils approchèrent de leur cabanne, ils sentirent une telle puanteur de ceste charongne à demy eschauffée, dont ils avoient chacun une pièce en la main, qu'ils penserent rendre gorge, qui fit qu'ils n'y arrêtèrent gueres. Je ne laissay pourtant de les accommoder selon ma puissance, mais c'estoit pour la quantité qu'ils estoient, & dans un mois ils eussent bien mangé tous nos vivres, s'ils les eussent eus en leur pouvoir, tant ils sont gloutons. Car quand ils en ont, ils ne mettent rien en reserve, & en font chère continuelle jour & nuict, puis après ils meurent de faim.

Ils firent encores une autre chose aussi miserable que la première. J'avois fait mettre une chienne au haut d'un arbre, qui servoit d'appast aux martres & oiseaux de proye, où je prenois plaisir, d'autant qu'ordinairement ceste charongne en estoit assaillie. Ces Sauvages furent à l'arbre, & ne pouvans monter dessus à cause de leur foiblesse, ils l'abbatirent, & aussi tost enleverent le chien, où il n'y avoit que 144/800la peau & les os, & la teste puante & infecte, qui fut incontinent devoré.

Voila le plaisir qu'ils ont le plus souvent en hyver: car en esté ils ont assez dequoy se maintenir, & faire des provisions, pour n'estre assaillis de ces extrêmes necessitez, les rivieres abondantes en poisson, & chasse d'oiseaux, & autres bestes sauvages.

La terre est fort propre & bonne au labourage, s'ils vouloient prendre la peine d'y semer des bleds d'Inde, comme font tous leurs voisins Algomequins, Hurons231, & Hiroquois, qui ne sont attaquez d'un si cruel assaut de famine, pour y sçavoir remédier par le foin & prevoyance qu'ils ont, qui fait qu'ils vivent heureusement au prix de ces Montaignets, Canadiens 232, & Souriquois, qui sont le long des costes de la mer. Les neges y sont 5 mois sur la terre, qui est depuis le mois de Décembre, jusques vers la fin d'Avril, qu'elles sont presque toutes fondues. Depuis Tadoussac jusques à Gaspé, cap Breton, nie de terre neufve, & grand baye 233, les glaces & neges y sont encores en la plus-part des endroits jusques à la fin de May: auquel temps quelquefois l'entrée de la grande riviere est seellée de glaces, mais à Québec il n'y en a point, qui monstre une estrange différence pour 120 lieues de chemin en longitude: car l'entrée de la riviere est par les 49, 50 & 51 degré de latitude, & nostre habitation par les 46 & demy234.

Note 231: (retour)

Dans l'édition de 1613, Champlain avait mis Ochastaiguins. C'était le nom d'un de leurs chefs.

Note 232: (retour)

Voir 1613, p. 169, note 2.

Note 233: (retour)

Ce qu'on appelait la Grand Baye était cette partie du Golfe qui s'étend vers le nord-est, entre la côte de Terreneuve et celle du Labrador.

Note 234: (retour)

L'édition de 1613 porte, en cet endroit: «46 & deux tiers.» Ce qui était plus proche de ce qu'on a trouvé de notre temps: d'après Bayfield, la latitude de Québec, au bastion de l'observatoire, est de 46° 49' 8".

145/801Pour ce qui est du pays, il est beau & plaisant, & apporte toutes sortes de grains & graines à maturité, y ayant de toutes les especes d'arbres que nous avons en nos forests par deçà, & quantité de fruicts, bien qu'ils soient sauvages, pour n'estre cultivez: comme noyers, cerisiers, pruniers, vignes, framboises, fraises, groiselles vertes & rouges, & plusieurs autres petits fruicts qui y sont assez bons. Aussi y a-il plusieurs sortes de bonnes herbes & racines. La pesche de poisson y est en abondance dans les rivieres, où il y a quantité de prairies & gibbier, qui est en nombre infiny.

Le 8 d'Avril en ce temps les neges estoient toutes fondues, & neantmoins l'air estoit encores assez froid jusques en May, que les arbres commencent à jetter leurs fueilles.



Partement de Québec jusques à l'isle Sainct Eloy, & de la rencontre que j'y fis des Sauvages Algomequins & Uchataiguins.

CHAPITRE VII.

Pour cet effect235 je partis le 18 dudit mois236, où la riviere commence à s'eslargir quelquefois d'une lieue, & lieue & demy en tels endroits. Le pays va de plus en plus en embellissant. Ce sont costaux en partie le long de la riviere, & terres unies sans rochers que fort peu. Pour la riviere elle est dangereuse en beaucoup d'endroits, à cause 146/802des bancs & rochers qui sont dedans, & n'y fait pas bon naviger, si ce n'est la sonde à la main. La riviere est fort abondante en plusieurs sortes de poisson, tant de ceux qu'avons par deçà, comme d'autres que n'avons pas. Le pays est tout couvert de grandes & hautes forests des mesmes sortes qu'avons vers nostre habitation. Il y a aussi plusieurs vignes & noyers qui sont sur le bord de la riviere, & quantité de petits ruisseaux & rivieres, qui ne sont navigeables qu'avec des canaux. Nous passasmes proche de la pointe Saincte Croix. Cette pointe est de sable qui advance quelque peu dans la riviere, à l'ouvert du norouest, qui bat dessus. Il y a quelques prairies, mais elles sont innondées des eaues à toutes les fois que vient la plaine mer, qui pert de prés de deux brasses & demie. Ce partage est fort dangereux à passer pour la quantité de rochers qui sont au travers de la riviere, bien qu'il y aye bon achenal, lequel est fort tortu, où la riviere court comme un ras, & faut bien prendre le temps à propos pour le passer. Ce lieu a tenu beaucoup de gens en erreur, qui croyoient ne le pouvoir passer que de plaine mer, pour n'y avoir aucun achenal: maintenant nous avons trouvé le contraire: car pour descendre du haut en bas, on le peut de basse mer: mais de monter, il seroit mal-aisé, si ce n'estoit avec un grand vent, à cause du grand courant d'eau, & faut par necessité attendre un tiers de flot pour le passer, où il y a dedans le courant 6, 8, 10, 12, 15 brasses d'eau en l'achenal.

Note 235: (retour)

C'est-à-dire: «Pour faire les descouvertures du pays des Yroquois.» (Voir 1613, fin du ch. VI, et commencement du ch. VII.)

Note 236: (retour)

Le 18 juin. (Ibid.)

Continuant nostre chemin, nous fusmes à une riviere qui est fort agréable, distante du lieu de 147/803Saincte Croix de neuf lieues, & de Québec 24 & l'avons nommée la riviere Saincte Marie 237. Toute ceste riviere depuis Saincte Croix est fort plaisante & agréable.

Note 237: (retour)

Aujourd'hui la rivière Sainte-Anne, qui est à une vingtaine de lieues de Québec.

Continuant nostre routte, je fis rencontre de deux ou trois cents Sauvages, qui estoient cabannez proche d'une petite isle appellée S. Eloy238, distante de Saincte Marie d'une lieue & demie, & là les fusmes recognoistre, & trouvasmes que c'estoit des nations de Sauvages appeliez Ochateguins & Algoumequins, qui venoient à Québec, pour nous assister aux descouvertures du pays des Hiroquois, contre lesquels ils ont guerre mortelle, n'espargnant aucune chose qui soit à eux.

Note 238: (retour)

Cette île est située devant l'église de Batiscan. Mais il y a apparence que le petit chenal qui la sépare de la côte nord, et qui porte encore le nom de Saint-Éloi, s'est exhaussé depuis le temps de Champlain.

Après les avoir recognus, je fus à terre pour les voir, & m'enquis qui estoit leur chef. Ils me dirent qu'il y en avoit deux, l'un appellé Yroquet, & l'autre Ochasteguin, qu'ils me monstrerent: & fus en leur cabane, où ils me firent bonne réception, selon leur coustume. Je commençay à leur faire entendre le sujet de mon voyage, dont ils furent fort resjouis, & après plusieurs discours je me retiray. Quelque temps après ils vindrent à ma chaloupe, où ils me firent present de quelque pelleterie, en me monstrant plusieurs signes de resjouinance, & de là s'en retournèrent à terre.

Le lendemain les deux chefs s'en vindrent me trouver, où ils furent une espace de temps sans dire mot, en songeant & petunant tousjours. Après avoir

148/804bien pensé, ils commencèrent à haranguer hautement à tous leurs compagnons qui estoient sur le bord du rivage avec leurs armes en la main, escoutans fort ententivement ce que leurs chefs leur disoient, sçavoir, Qu'il y avoit prés de dix lunes, ainsi qu'ils comptent, que le fils d'Yroquet m'avoit veu, & que je luy avois fait bonne réception, & desirions les assister contre leurs ennemis, avec lesqueîs ils avoient dés long temps la guerre, pour beaucoup de cruautez qu'ils avoient exercées contre leur nation, souz prétexte d'amitié; & qu'ayans tousjours depuis desiré la vengeance, ils avoient sollicité tous les Sauvages sur le bord de la riviere de venir à nous, pour faire alliance avec nous, & qu'ils n'avoient jamais veu de Chrestiens, ce qui les avoit aussi meus de nous venir voir, & que d'eux & de leurs compagnons j'en ferois tout ainsi que je voudrois. Qu'ils n'avoient point d'enfans avec eux, mais gens qui sçavoient faire la guerre, & pleins de courage, sçachans le pays & les rivieres qui sont au pays des Hiroquois, & que maintenant ils me prioient de retourner en nostre habitation, pour voir nos maisons: que trois tours après nous retournerions à la guerre tous ensemble: & que pour signe de grande amitié & resjouissance je fisse tirer des mousquets & harquebuses, & qu'ils seroient fort satisfaits: ce que je fia. Ils jetèrent de grands cris avec estonnement, & principalement ceux qui jamais n'en avoient ouy ny veus.

Après les avoir ouis, je leur fis response, que pour leur plaire, je desirois bien m'en retourner à nostre habitation, pour leur donner plus de contentement, 149/805& qu'ils pouvoient juger que je n'avois autre intention que d'aller faire la guerre, ne portant avec moy que dés armes, & non des marchandises pour traicter, comme on leur avoit donné à entendre. Que mon desir n'estoit que d'accomplir ce que je leur avois promis: & si j'eusse sceu qu'on leur eust rapporté quelque chose de mal, que je tenois ceux là pour ennemis plus que les leur mesme. Ils me dirent qu'ils n'en croyoient rien, & que jamais ils n'en avoient ouy parler, neantmoins c'estoit le contraire: car il y avoit quelques Sauvages qui le dirent aux nostres. Je me contentay, attendant l'occasion de leur pouvoir monstrer par effect autre chose qu'ils n'eussent peu esperer de moy.



Retour à Quebec, & depuis continuation avec les Sauvages jusques au saut de la riviere des Hiroquois.

CHAPITRE VIII.

Le lendemain 239) nous partismes tous ensemble pour aller à nostre habitation, où ils se resjouirent cinq ou six jours, qui se passèrent en dances & festins, pour le desir qu'ils avoient que nous fussions à la guerre.

Note 239: (retour)

Le 21 ou le 22 de juin 1609. (Voir 1613, ch. VIII et IV.)

Le Pont vint aussi tost de Tadoussac avec deux petites barques pleines d'hommes, suivant une lettre où je le priois de venir le plus promptement qu'il luy seroit possible.

Les Sauvages le voyans arriver se resjouirent encores plus que devant, d'autant que je leur dis qu'il 150/806me donnoit de ses gens pour les assister, & que peut estre nous irions ensemble.

Le 28 du mois240 je partis de Québec pour assister ces Sauvages. Le premier Juin241 arrivasmes à saincte Croix, distant de Québec de 15 lieues, avec une chaloupe équipée de tout ce qui m'estoit necessaire. Je partis de Saincte Croix le 3 de Juin242 avec tous les Sauvages, & passasmes par les trois rivieres, qui est un fort beau pays, remply de quantité de beaux arbres. De ce lieu à Saincte Croix y a 15 lieues. A l'entrée d'icelle riviere y a six isles, trois desquelles sont fort petites, & les autres de 15 à 1600 pas de long, qui sont fort plaisantes à voir: & proche du lac Sainct Pierre 243, faisant environ deux lieues dans la riviere 244 y a un petit sault d'eau, qui n'est pas beaucoup difficile à passer. Ce lieu est par la hauteur de 46 degrez quelques minutes moins de latitude. Les Sauvages du pays nous donnèrent à entendre, qu'à quelques journées il y a un lac par où passe la riviere, qui a dix journées, & puis on passe quelques saults, & après encore 3 ou 4 autres lacs de 5 ou 6 journées: & estans parvenus au bout, ils font 4 ou 5 lieues par terre, & entrent derechef dans un autre lac 245, où le Saguenay prend la meilleure part de sa source. Les Sauvages viennent dudit lieu à Tadoussac. Les trois rivieres vont 20 246 journées des Sauvages; & disent qu'au bout d'icelle 151/807riviere il y a des peuples 247 qui sont grands chasseurs, n'ayans de demeure arrestée, & qu'ils voyent la mer du nort en moins de six journées. Ce peu de terre que j'ay veu est sablonneuse, assez eslevée en costaux, chargée de quantité de pins & sapins sur le bord de la riviere: mais entrant dans la terre environ un quart de lieue, les bois y sont très-beaux & clairs, & le pays uny.

Note 240: (retour)

Le 28 juin 1609.

Note 241: (retour)

Le premier juillet. (Voir 1613, p. 184, note I.)

Note 242: (retour)

Le 3 juillet.

Note 243: (retour)

Voir 1613, p. 179, note 2.

Note 244: (retour)

Dans le Saint-Maurice. (Voir 1603, p. 30, 31.)

Note 245: (retour)

Le lac Saint-Jean.

Note 246: (retour)

L'édition de 1613 porte: «40 journées.» Les sources du Saint-Maurice sont à environ cent lieues des Trois-Rivières.

Note 247: (retour)

Probablement les Atticamègues, ou Poissons-Blancs.

Continuant nostre routte jusques à l'entrée du lac Sainct Pierre, qui est un pays fort plaisant & uny, & traversant le lac à 2, 3 & 4 brases d'eau, lequel peut contenir de long 8 lieues, & de large 4. Du costé du nort nous veismes une riviere qui est fort agréable, qui va dans les terres 50 lieues, & l'ay nommée saincte Suzanne 248: & du costé du sud il y en a deux, l'une appellée la riviere du Pont249, & l'autre de Gennes250, qui sont très-belles, & en beau & bon pays. L'eau est presque dormante dans le lac, qui est fort poissonneux. Du costé du nort il paroist des terres à 12 ou 13 lieues du lac, qui sont un peu montueuses. L'ayant traversé, nous passasmes par un grand nombre d'isles251, qui sont de plusieurs grandeurs, où il y a quantité de noyers, & vignes, & de belles prairies, avec force gibbier, & animaux sauvages, qui vont de la grand terre ausdites isles. La pescherie du poisson y est plus abondante qu'en aucun autre lieu de la riviere qu'eussions veu. De ces isles fusmes à l'entrée de la riviere 152/808des Hiroquois252, où nous sejournasmes deux jours, & nous rafraischismes de bonnes venaisons, oiseaux & poissons, que nous donnoient les Sauvages, & où il s'esmeut entre eux quelque différend sur le sujet de la guerre, qui fut occasion qu'il n'y en eut qu'une partie qui se resolurent de venir avec moy, & les autres s'en retournèrent en leur pays avec leurs femmes & marchandises, qu'ils avoient traictées.

Note 248: (retour)

Aujourd'hui, la rivière du Loup.

Note 249: (retour)

Aujourd'hui, la rivière de Nicolet. (Voir 1613, p. 180, note 2.)

Note 250: (retour)

Probablement la rivière d'Yamaska.

Note 251: (retour)

Les îles de Sorel.

Note 252: (retour)

Cette rivière a porté, depuis, les noms de Richelieu, de Sorel et de Chambly.

Partant de cette entrée de riviere (qui a environ 4 à 500 pas de large, & est fort belle, courant au sud) nous arrivasmes à un lieu qui est par la hauteur de 45 degrez de latitude, à 22 ou 23 lieues des trois rivieres. Toute ceste riviere depuis son entrée jusques au premier sault, où il y a 15 lieues, est fort platte & environnée de bois, comme sont tous les autres lieux cy-dessus nommez, & des mesmes especes. Il y a neuf ou dix belles isles jusques au premier sault des Hiroquois, lesquelles tiennent environ lieue, ou lieue & demie, remplies de quantité de chesnes & noyers. La riviere tient en des endroits prés de demie lieue de large, qui est fort poissonneuse. Nous ne trouvasmes point moins de 4 pieds d'eau. L'entrée du sault est une manière de lac 253 où l'eau descend, qui contient environ trois lieues de circuit, & y a quelques prairies où il n'y habite aucuns Sauvages, pour le sujet des guerres. Il y a fort peu d'eau au sault, qui court d'une grande vistesse, & quantité de rochers & cailloux, qui font que les Sauvages ne les peuvent surmonter par eau: mais au retour ils les descendent fort bien. Tout cedit 153/809pays est fort uny, remply de forests, vignes & noyers. Aucuns Chrestiens n'estoient encores parvenus jusques en cedit lieu, que nous, qui eusmes assez de peine à monter la riviere à la rame.

Note 253: (retour)

Le bassin de Chambly.

Aussi tost que je fus arrivé au sault, je prins 5 hommes 254, & fusmes à terre voir si nous pourrions passer ce lieu, & fismes environ lieue & demie sans en voir aucune apparence, sinon une eau courante d'une grande impetuosité, où d'un costé & d'autre y avoit quantité de pierres, qui sont fort dangereuses, & avec peu d'eau. Le sault peut contenir 600 pas de large. Et voyant qu'il estoit impossible couper les bois, & faire un chemin avec si peu d'hommes que j'avois, je me resolus avec le conseil d'un chacun, de faire autre chose que ce que nous nous estions promis, d'autant que les Sauvages m'avoient asseuré que les chemins estoient aisez: mais nous trouvasmes le contraire, comme j'ay dit cy-dessus, qui fut l'occasion que nous en retournasmes en nostre chaloupe, où j'avois laissé quelques hommes pour la garder, & donner à entendre aux Sauvages quand ils seroient arrivez, que nous estions allez descouvrir le long dudit sault.

Note 254: (retour)

Dans l'édition de 1613, on lit: «Des Marais, la Routte & moy, & cinq hommes fusmes à terre»...

Après avoir veu ce que desirions de ce lieu, en nous en retournant nous fismes rencontre de quelques Sauvages, qui venoient pour descouvrir comme nous avions fait, qui nous dirent que tous leurs compagnons estoient arrivez à nostre chaloupe, où nous les trouvasmes fort contents & satisfaits de ce que nous allions de la façon sans guide, sinon que 154/810par le rapport de ce que plusieurs fois ils nous avoient fait.

Estant de retour, & voyant le peu d'apparence qu'il y avoit de passer le sault avec nostre chaloupe, cela m'affligea, & me donna beaucoup de desplaisir de m'en retourner sans avoir veu un grand lac remply de belles isles, & quantité de beau pays, qui borne le lac où habitent leurs ennemis, comme ils me l'avoient figuré. Après avoir bien pensé en moy mesme, je me resolus d'y aller pour accomplir ma promesse, & le desir que j'avois, & m'embarquay avec les Sauvages dans leurs canaux, & prins avec moy deux hommes de bonne volonté. Car quand ce fut à bon escient que nos gens veirent que je me deliberay d'aller avec leurs canaux, ils saignerent du nez, ce qui me les fit renvoyer à Tadoussac255.

Note 255: (retour)

Au lieu de cette dernière phrase, il y avait, dans l'édition de 1613: «Après avoir proposé mon dessein à des Marais & autres de la chalouppe, je priay ledit des Marais de s'en retourner en nostre habitation avec le reste de nos gens, soubs l'esperance qu'en brief, avec la grâce de Dieu, je les reverrois.»

Aussi tost je fus parler aux Capitaines des Sauvages & leur donnay à entendre comme ils nous avoient dit le contraire de ce que j'avois veu au sault, sçavoir, qu'il estoit hors nostre puissance d'y pouvoir passer avec la chaloupe, toutesfois que cela ne m'empescheroit de les assister comme je leur avois promis. Ceste nouvelle les attrista fort, & voulurent prendre une autre revolution: mais je leur dis, & les y sollicitay, qu'ils eussent à continuer leur premier dessein, & que moy troisiesme, je m'en irois à la guerre avec eux dans leurs canaux, pour leur monstrer que quant à moy je ne voulois manquer de parole en leur endroit, bien que je fusse seul, & 155/811que pour lors je ne voulois forcer personne de mes compagnons de s'embarquer, sinon ceux qui en auroient la volonté, dont j'en avois trouvé deux, que je menerois avec moy.

Ils furent fort contents de ce que je leur dis & d'entendre la resolution que j'avois, me promettant toujours de me faire voir choses belles.



Partement du sault de la riviere des Hiroquois. Description d'un grand lac. De la rencontre des ennemis que nous fismes audit lac, & de la façon & conduite qu'ils usent en allant attaquer les Hiroquois.

CHAPITRE IX.

Je partis dudit Sault de la riviere des Hiroquois le 2 Juillet256. Tous les Sauvages commencèrent à apporter leurs canaux, armes & bagage par terre environ demie lieue, pour passer l'impetuosité & la force du sault, ce qui fut promptement fait.

Note 256: (retour)

Probablement le 12 juillet. (Voir 1613, p. 184, note 1.)

Aussi tost ils les mirent tous en l'eau, & deux hommes en chacun, avec leur bagage, & firent aller un des hommes de chasque canot par terre environ 1 lieue 1/2 que peut contenir ledit sault, mais non si impétueux comme à l'entrée, sinon en quelques endroits de rochers qui barrent la riviere, qui n'est pas plus large de trois à quatre cents pas. Après que nous eusmes passé le sault, qui ne fut sans peine, tous les Sauvages qui estoient allez par terre, par un chemin assez beau & pays uny, bien qu'il y aye 156/812quantité de bois, se rembarquèrent dans leurs canaux. Les hommes que j'avois furent aussi par terre, & moy par eau, dedans un canau. Ils firent reveue de tous leurs gens, & se trouva 24 canaux, où il y avoit 60 hommes. Après avoir fait leur reveue, nous continuasmes le chemin jusques à une isle257 qui tient trois lieues de long, remplie des plus beaux pins que j'eusse jamais veu. Ils firent la chasse, & y prindrent quelques bestes sauvages. Passant plus outre environ trois lieues de là, nous y logeasmes pour prendre le repos la nuict ensuivant.

Note 257: (retour)

L'ile Sainte-Thérèse.

Incontinent un chacun d'eux commença l'un à couper du bois, les autres à prendre des escorces d'arbre pour couvrir leurs cabanes, pour se mettre à couvert: les autres à abbatre de gros arbres pour se barricader sur le bord de la riviere autour de leurs cabanes; ce qu'ils sçavent si proprement faire, qu'en moins de deux heures cinq cents de leurs ennemis auroient bien de la peine à les forcer, sans qu'ils en fissent beaucoup mourir. Il ne barricadent point le costé de la riviere où sont leurs canaux arrangez, pour s'embarquer si l'occasion le requeroit.

Après qu'ils furent logez, ils envoyerent trois canaux avec neuf bons hommes, comme est leur coustume, à tous leurs logemens, pour descouvrir deux ou trois lieues s'ils n'apperceuront rien, qui après se retirent. Toute la nuict ils se reposent sur la descouverture des avant-coureurs, qui est une tres-mauvaise coustume en eux: car quelquefois ils sont surpris de leurs ennemis en dormant, qui les 157/813assomment, sans qu'ils ayent le loisir de se mettre sur pieds pour se défendre.

Recognoissant cela, je leur remonstrois la faute qu'ils faisoient, & qu'ils devoient veiller, comme ils nous avoient veu faire toutes les nuicts, & avoir des hommes aux aguets, pour escouter & voir s'ils n'appercevroient rien; & ne point vivre de la façon comme bestes. Ils me dirent qu'ils ne pouvoient veiller, & qu'ils travailloient assez de jour à la chasse; d'autant que quand ils vont en guerre ils divisent leurs troupes en trois, sçavoir, une partie pour la chasse separée en plusieurs endroits: une autre pour faire le gros, qui sont tousjours sur leurs armes: & l'autre partie en avant-coureurs, pour descouvrir le long des rivieres, s'ils ne verront point quelque marque ou signal par où ayent passé leurs ennemis, ou leurs amis: ce qu'ils cognoissent par de certaines marques que les Chefs se donnent d'une nation à l'autre, qui ne sont tousjours semblables, s'advertissans de temps en temps quand ils en changent; & par ce moyen ils recognoissent si ce sont amis ou ennemis qui ont passé. Les chasseurs ne chassent jamais de l'avant du gros, ny des avant-coureurs, pour ne donner d'allarme ny de détordre, mais sur la retraite & du costé qu'ils n'appréhendent leurs ennemis, & continuent ainsi jusques à ce qu'ils soient à deux ou trois journées de leurs ennemis, qu'ils vont de nuict à la desrobée, tous en corps, horsmis les coureurs, & le jour se retirent dans le fort des bois, où ils répètent, sans s'esgarer ny mener bruit, ni faire aucun feu, afin de n'estre apperceus, si par fortune leurs ennemis passoient, ny pour ce 158/814qui est de leur manger durant ce temps. Ils ne font du feu que pour petuner; & mangent de la farine de bled d'Inde cuite, qu'ils destrempent avec de l'eau, comme bouillie. Ils conservent ces farines pour leur necessité, & quand ils sont proches de leurs ennemis, où quand ils font retraitte après leurs charges, ils ne s'amusent à chasser, se retirant promptement.

A tous leurs logemens ils ont leur Pilotois, ou Ostemouy258, qui sont manières de gens qui font les devins, en qui ces peuples ont croyance, lequel fait une cabanne entourée de petits bois, & la couvre de sa robbe. Après qu'elle est faite, il se met dedans en sorte qu'on ne le voit en aucune façon, puis Comme ce prend un des piliers de sa cabanne, & la fait bransler, marmotant certaines paroles entre ses dents, par lesquelles il dit qu'il invoque le diable, & qu'il s'apparoist à luy en forme de pierre, & luy dit s'ils trouveront leurs ennemis, & s'ils en tueront beaucoup. Ce Pilotois est prosterné en terre, sans remuer, ne faisant que parler au diable; puis aussi tost se leve sur les pieds, en parlant & se tourmentant d'une telle façon, qu'il est tout en eau, bien qu'il soit nud. Tout le peuple est autour de la cabanne assis sur leur cul comme des singes. Ils me disoient souvent que le branslement que je voyois de la cabanne, estoit le diable qui la faisoit mouvoir, & non celuy qui estoit dedans, bien que je veisse le contraire: car c'estoit (comme j'ay dit cy-dessus) le Pilotois qui prenoit un des bâtons de sa cabanne, & la faisoit 159/815ainsi mouvoir. Ils me dirent aussi que je verrois sortir du feu par le haut, ce que je ne veis point. Ces drosles contrefont aussi leur voix grosse & claire, parlant en langage incogneu aux autres Sauvages, & quand ils la representent cassée, ils croyent que c'est le diable qui parle, & qui dit ce qui doit arriver en leur guerre, & ce qu'il faut qu'ils facent. Neantmoins tous ces garnimens que font les devins, de cent paroles n'en disent pas deux véritables, & vont abusans ces pauvres gens, comme il y en a assez parmy le monde, pour tirer quelque denrée du peuple. Je leur remonstrois souvent que tout ce qu'ils faisoient n'estoit que folie, & qu'ils ne devoient y adjouster foy.

Note 258: (retour)

L'édition de 1613 porte: «Ostemoy.» Ce mot, que Lescarbot écrit Aoutmoin, était employé par les Souriquois; le mot pilotais paraît être d'origine basque. (Voir 1613, p. 187, note 1.)

Or après qu'ils ont sceu de leurs devins ce qui leur doit succeder, les Chefs prennent des bâtons de la longueur d'un pied autant en nombre qu'ils sont, & signalent par d'autres un peu plus grands, leurs Chefs: puis vont dans le bois, & esplanadent une place de cinq ou six pieds en quarré, où le chef, comme Sergent major, met par ordre tous ces bâtons comme bon luy semble, puis appelle tous tes compagnons, qui viennent tous armez, & leur monstre le rang & ordre qu'ils devront tenir lors qu'ils se battront avec leurs ennemis: ce que tous ces Sauvages regardent attentivement, remarquans la figure que leur chef a faite avec ces bâtons, & aprés se retirent de là, & commencent à se mettre en ordre, ainsi qu'ils ont veu lesdits bâtons, puis se meslent les uns parmy les autres, & retournent derechef en leur ordre, continu ans deux ou trois fois, & font ainsi à tous leurs logemens, sans qu'il soit besoin de 160/816Sergent pour leur faire tenir leurs rangs, qu'ils sçavent fort bien garder, sans se mettre en confusion. Voila la règle qu'ils tiennent à leur guerre.

Nous partismes le lendemain, continuant nostre chemin dans la riviere jusques à l'entrée du lac. En icelle y a nombre de belles isles, qui sont basses, remplies de très-beaux bois & prairies, où il y a quantité de gibbier, & chasse d'animaux, comme cerfs, daims, faons, chevreuls, ours, & autres sortes d'animaux qui viennent de la grand'terre ausdites isles. Nous y en prismes quantité. Il y a aussi grand nombre de castors tant en la riviere qu'en plusieurs autres petites qui viennent tomber dans icelle. Ces lieux ne sont habitez d'aucuns Sauvages, bien qu'ils soient plaisans, pour le sujet de leurs guerres, & se retirent des rivieres le plus qu'ils peuvent au profond des terres; afin de n'estre si tost surpris.

Le lendemain entrasmes dans le lac, qui est de grande estendue, comme de 50 ou 60 lieues 259, où j'y veis 4 belles isles260, contenans 10, 12 & 15 lieues de long, qui autrefois ont esté habitées par les Sauvages, comme aussi la riviere des Hiroquois: mais elles ont esté abandonnées depuis qu'ils ont eu guerre les uns contre les autres: aussi y a-il plusieurs rivieres qui viennent tomber dedans le lac, environnées de nombre de beaux arbres, de mesmes especes que nous avons en France, avec force vignes, plus belles qu'en aucun lieu que j'eusse veu: force chastaigniers, 161/817& n'en avois encores point veu que dessus le bord de ce lac, où il y a grande abondance de poisson de plusieurs especes. Entre autres y en a un, appellé des Sauvages du pays chaoufarou 261, qui est de plusieurs longueurs: mais les plus grands contiennent, à ce que m'ont dit ces peuples, huict à dix pieds. J'en ay veu qui en contenoient 5 qui estoient de la grosseur de la cuisse, & avoient la teste grosse comme les deux poings, avec un bec de deux pieds & demy de long, & a double rang de dents fort aiguës & dangereuses. Il a toute la forme du corps tirant au brochet, mais il est armé d'escailles si fortes, qu'un coup de poignard ne les sçauroit percer, & est de couleur de gris argenté. Il a aussi l'extrémité du bec comme un cochon. Ce poisson fait la guerre à tous les autres qui sont dans ces lacs & rivieres, & a une industrie merveilleuse, à ce que m'ont asseuré ces peuples, qui est, que quand il veut prendre quelques oiseaux, il va dedans des joncs ou roseaux, qui sont sur les rives du lac en plusieurs endroits, & met le bec hors l'eau sans se bouger: de façon que lors que les oiseaux viennent se reposer sur le bec, pensans que ce soit un tronc de bois, il est si subtil, que serrant le bec qu'il tient entr'ouvert, il les tire par les pieds souz l'eau. Les Sauvages m'en donnèrent une teste, dont ils font grand estat, disans que lors qu'ils ont mal à la teste, ils se saignent avec les dents de ce poisson à l'endroit de la douleur, qui se passe soudain.

Note 259: (retour)

L'auteur, en 1632, avait acquis des idées plus exactes sur l'étendue du lac Champlain, qu'il n'en avait lors de sa première expédition. Aussi, au lieu de «80 ou 100 lieues,» comme il avait dit en 1613, il ne met ici que «50 ou 60»: ce qui cependant est encore un peu trop fort, car le lac Champlain n'a que trente et quelques lieues de long.

Note 260: (retour)

Voir 1613, p. 189, note 2.

Note 261: (retour)

Voir 1613, p. 190, note 1.

Continuant nostre routte dans ce lac du costé de l'Occident, considerant le pays, je veis du costé de 162/818l'Orient de fort hautes montagnes, où sur le sommet y avoit de la nege. Je m'enquis aux Sauvages si ces lieux estoient habitez: ils me respondirent qu'ouy, & que c'estoient Hiroquois262, & qu'en ces lieux y avoit de belles vallées, & campagnes fertiles en bleds, comme j'en ay mangé aud. pays, avec infinité d'autres fruicts; & que le lac alloit proche des montagnes, qui pouvoient estre esloignées de nous, à mon jugement, de 15 lieues. J'en veis au midy d'autres qui n'estoient moins hautes que les premières, horsmis qu'il n'y avoit point de nege. Les Sauvages me dirent que c'estoit où nous devions aller trouver leurs ennemis, & qu'elles estoient for peuplées, & qu'il falloit passer par un sault d'eau que je veis depuis, & de là entrer dans un autre lac 263 qui contient trois à quatre lieues de long, & qu'estans parvenus au bout d'iceluy, il falloit faire 4 lieues 264 de chemin par terre, & passer une riviere, qui va tomber en la coste des Almouchiquois, tenant à celle des Almouchiquois 265, & qu'ils n'estoient que deux jours à y aller avec leurs canaux, comme je l'ay sceu depuis par quelques prisonniers que nous prismes, qui me discoururent fort particulièrement de tout ce qu'ils en avoient recogneu, par le moyen de quelques truchemens Algoumequins, qui sçavoient la langue des Hiroquois 266.

Note 262: (retour)

Voir 1613, p. 191, note 1.

Note 263: (retour)

Le lac Saint-Sacrement, aujourd'hui le lac George, qui a une dizaine de lieues de long. C'est aussi la longueur que lui donne Champlain, en 1613.

Note 264: (retour)

L'édition de 1613 porte: «quelques deux lieues.»

Note 265: (retour)

En comparant ce passage avec le texte de 1613, qui lui-même est fautif en cet endroit, on peut juger que l'auteur a voulu mettre: «passer une rivière (l'Hudson), qui va tomber en la côte des Almouchiquois, tenant à celle de Norembègue.»

Note 266: (retour)

L'auteur s'exprimait ainsi dès 1613.

163/819Or comme nous commençasmes à approcher à deux ou trois journées de la demeure de leurs ennemis, nous n'allions plus que la nuict, & le jour nous nous reposions, neantmoins ne laissoient tousjours de faire leurs superstitions accoustumées, pour sçavoir ce qui leur pourroit succeder de leurs entreprises, & souvent me venoient demander si j'avois songé, & avois veu leurs ennemis. Je leur respondois que non, & leur donnois courage, & bonne esperance. La nuict venue, nous nous mismes en chemin jusques au lendemain, où nous nous retirasmes dans le fort du bois, pour y passer le reste du jour. Sur les dix ou onze heures, après m'estre quelque peu proumené autour de nostre logement, je me fus reposer, & en dormant, je songeay que je voyois les Hiroquois nos ennemis dedans le lac, proche d'une montagne, qui se noyoient à nostre veue; & les voulant secourir, nos Sauvages alliez me disoient qu'il les falloit tous laisser mourir, & qu'ils ne valloient rien. Estant esveillé, ils ne faillirent comme à l'accoustumée, de me demander si j'avois songé quelque chose. Je leur dis en effect ce que j'avois songé. Cela leur apporta une telle croyance, qu'ils ne doutèrent plus de ce qui leur devoit advenir pour leur bien.

Le soir estant venu, nous nous embarquasmes en nos canaux pour continuer nostre chemin: & comme nous allions fort doucement, & sans mener bruit, le vingt-neufiesme du mois267 nous fismes rencontre des Hiroquois sur les dix heures du soir au bout 164/820d'un cap268 qui advance dans le lac du costé de l'Occident, lesquels venoient à la guerre. Eux & nous commençasmes à jetter de grands cris, chacun se parant de ses armes. Nous nous retirasmes vers l'eau, & les Hiroquois mirent pied à terre, & arrangèrent tous leurs canaux les uns contre les autres, & commencerent à abbatre du bois avec de meschantes haches qu'ils gaignent quelquefois à la guerre, & d'autres de pierre, & se barricadèrent fort bien.

Note 267: (retour)

Le 29 juillet 1609.

Note 268: (retour)

Probablement la pointe Saint-Frédéric (Crown Point).

Aussi les nostres tindrent toute la nuict leurs canaux arrangez les uns contre les autres attachez à des perches pour ne s'esgarer, & combattre tous ensemble s'il en estoit de besoin; & estions à la portée d'une flesche vers l'eau du costé de leurs barricades. Comme ils furent armez & mis en ordre, ils envoyerent deux canaux separez de la troupe, pour sçavoir de leurs ennemis s'ils vouloient combatre, lesquels respondirent qu'ils ne desiroient autre chose: mais que pour l'heure, il n'y avoit pas beaucoup d'apparence, & qu'il falloit attendre le jour pour se cognoistre, & qu'aussi tost que le Soleil se leveroit, ils nous livreroient le combat: ce qui fut accordé par les nostres; & en attendant toute la nuict se passa en dances & chansons, tant d'un costé que d'autre, avec une infinité d'injures, & autres propos, comme, du peu de courage qu'ils avoient, avec le peu d'effect & resistance contre leurs armes, & que le jour venant, ils le sentiroient à leur ruine. Les nostres aussi ne manquoient de repartie, leur disant qu'ils verroient des effects d'armes que jamais ils n'avoient veus; & tout plein d'autres discours, comme 165/821on a accoustumé à un siege de ville. Après avoir bien chanté, dancé & parlementé les uns aux autres, le jour venu, mes compagnons & moy estions tousjours couverts, de peur que les ennemis ne nous veissent, preparans nos armes le mieux qu'il nous estoit possible, estans toutesfois separez, chacun en un des canaux des Sauvages montagnars. Après que nous fusmes armez d'armes légères, nous prismes chacun une harquebuse, & descendismes à terre. Je vey sortir les ennemis de leur barricade, qui estoient prés de 200 hommes fort & robustes à les voir, qui venoient au petit pas au devant de nous, avec une gravité & asseurance, qui me contenta fort, à la teste desquels y avoit trois chefs. Les nostres aussi alloient en mesme ordre, & me dirent que ceux qui avoient trois grands pennaches estoient les chefs, & qu'il n'y en avoit que ces trois, & qu'on les recognoissoit à ces plumes qui estoient beaucoup plus grandes que celles de leurs compagnons, & que je fisse ce que je pourrois pour les tuer. Je leur promis de faire ce qui seroit de ma puissance, & que j'estois bien fasché qu'ils ne me pouvoient bien entendre, pour leur donner l'ordre & façon d'attaquer leurs ennemis, & qu'indubitablement nous les desferions tous, mais qu'il n'y avoit remède: que j'estois tres-aise de leur donner courage, & leur monstrer la bonne volonté qui estoit en moy, quand serions au combat.

Aussi tost que fusmes à terre ils commencèrent à courir environ deux cents pas vers leurs ennemis qui estoient de pied ferme, & n'avoient encores apperceu mes compagnons, qui s'en allèrent dans les bois avec quelques Sauvages. Les nostres commencerent 166/822à m'appeller à grands cris; & pour me donner passage ils s'ouvrirent en deux, & me mis à la teste, marchant environ 20 pas devant, jusqu'à ce que je fusse à 30 pas des ennemis, où aussi tost ils m'apperceurent, & firent alte en me contemplant, & moy eux. Comme je les veis esbranler pour tirer sur nous, je couchay mon harquebuse en joue, & visay droit à un des trois chefs, duquel coup il en tomba deux par terre, & un de leurs compagnons qui fut blessé, qui quelque temps après en mourut. J'avois mis 4 balles dedans mon harquebuse. Les nostres ayans veu ce coup si favorable pour eux, ils commencèrent à jetter de si grands cris, qu'on n'eust pas ouy tonner; & cependant les flesches ne manquoient de part ne d'autre. Les Hiroquois furent fort estonnez, que si promptement deux hommes avoient esté tuez, bien qu'ils fussent armez d'armes tissues de fil de cotton, & de bois, à l'espreuve de leurs flesches; ce qui leur donna une grande apprehension. Comme je rechargeois, l'un de mes compagnons tira un coup de dedans le bois, qui les estonna derechef de telle façon, voyans leurs chefs morts, qu'ils perdirent courage, se mirent en fuitte, & abandonnèrent le champ, & leur fort, s'enfuyans dedans le profond des bois, où les poursuivant, j'en fis demeurer encores d'autres. Nos Sauvages en tuèrent aussi plusieurs, & en prindrent dix ou douze prisonniers. Le reste se sauva avec les blessez. Il y en eut des nostres quinze ou seize de blessez de coups de flesches, qui furent promptement guéris.

Après que nous eusmes eu la victoire, ils s'amuserent à prendre force bled d'Inde, & les farines des 167/823ennemis, & aussi leurs armes, qu'ils avoient laissées pour mieux courir. Et ayans fait bonne chère, dancé & chanté, trois heures après nous en retournasmes avec les prisonniers.

Ce lieu où se fit ceste charge est par les 43 degrez & quelques minutes de latitude, & je nommay le lac de Champlain.



Retour de la rencontre, & ce qui se passa par le chemin.

CHAPITRE X.

Aprés avoir cheminé huict lieues, sur le soir ils prindrent un des prisonniers, à qui ils firent une harangue des cruautez que luy & les tiens avoient exercées en leur endroit, sans avoir eu aucun égard, & qu'au semblable il devoit se resoudre d'en recevoir autant, & luy commandèrent de chanter, s'il avoit du courage; ce qu'il fit, mais avec un chant fort triste à ouir.

Cependant les nostres allumèrent un feu, & comme il fut bien embrazé, ils prindrent chacun un tizon, & faisoient brusler ce pauvre miserable peu à peu pour luy faire souffrir plus de tourmens. Ils le laissoient quelquefois, luy jettant de l'eau sur le dos, puis luy arrachèrent les ongles, & luy mirent du feu sur les extremitez des doigts, & de son membre. Après ils luy escorcherent le haut de la teste, & luy firent dégoutter dessus certaine gomme toute chaude: puis luy percèrent les bras prés des poignets, & avec des bâtons tiroient les nerfs, & les arrachoient à force: & comme ils voyoient qu'ils ne les pouvoient 1687/824r'avoir, ils les coupoient. Ce pauvre miserable jettoit des cris estranges, & me faisoit pitié de le voir traitter de la façon; toutesfois il estoit si constant, qu'on eust dit qu'il ne sentoit par fois aucune douleur. Ils me sollicitoient fort de prendre du feu, pour faire comme eux: mais je leur remonstrois que nous n'usions point de ces cruautez, & que nous les faisions mourir tout d'un coup, & que s'ils vouloient que je luy donnasse un coup d'harquebuze, j'en serois content. Ils dirent que non, & qu'il ne sentiroit point de mal. Je m'en allay d'avec eux comme fasché de voir tant de cruautez qu'ils exercoient sur ce corps. Comme ils veirent que je n'en estois content, ils m'appellerent, & me dirent que je luy donnasse un coup d'harquebuse: ce que je fis, sans qu'il en veist rien. Après qu'il fut mort, ils ne se contentèrent pas: car ils luy ouvrirent le ventre, & jetterent ses entrailles dedans le lac, puis luy coupèrent la teste, les bras, & les jambes, qu'ils separerent d'un costé & d'autre, & reserverent la peau de la teste, qu'ils avoient escorchée, comme ils avoient fait de tous les autres qu'ils avoient tuez à la charge.

Ils firent encores une autre meschanceté, qui fut, de prendre le coeur, qu'ils coupèrent en plusieurs pieces & le donnerent à manger à un sien frere, & autres de ses compagnons qui estoient prisonniers, lesquels en mirent en leur bouche, mais ils ne le voulurent avaler. Quelques Sauvages Algoumequins qui les avoient en garde, le firent recracher à aucuns, & le jetterent dans l'eau. Voila comme ces peuples traittent ceux qu'ils prennent en guerre, & 169/825vaudroit mieux pour eux mourir en combatant, ou se faire tuer à la chaude, comme il y en a beaucoup qui font, plustost que de tomber entre les mains de leurs ennemis. Après ceste exécution faite, nous nous mismes en chemin pour nous en retourner avec le reste des prisonniers, qui alloient toujours chantans, sans autre esperance d'estre mieux traittez que l'autre. Estans aux sauts de la riviere des Hiroquois les Algoumequins s'en retournèrent en leur pays, & aussi les Ochatequins269, avec une partie des prisonniers, fort contents de ce qui s'estoit passe en la guerre, & de ce que librement j'estois allé avec eux. Nous nous departismes donc les uns des autres avec de grandes protestations d'amitié, & me dirent si je ne desirois pas aller en leur pays, pour les assister tousjours comme frere: je le leur promis, & m'en revins avec les Montagnets.

Note 269: (retour)

Ochateguins; c'étaient des hurons, dont le chef s'appelait Ochateguin.

Après m'estre informé des prisonniers de leurs païs, & de ce qu'il pouvoit y en avoir, nous ployasmes bagage pour nous en revenir: ce que fismes avec telle diligence, que chacun jour nous faisions 25 & 30 lieues dans leurs canaux, qui est l'ordinaire. Comme nous fusmes à l'entrée de la riviere des Hiroquois, il y eut quelques Sauvages qui songèrent que leurs ennemis les poursuivoient. Ce songe leur fit aussi tost lever le siege, encores que ceste nuict fust fort mauvaise, à cause des vents & de la pluye qu'il faisoit, & furent passer la nuict dedans de grands roseaux, qui sont dans le lac Sainct Pierre, jusqu'au lendemain. Deux tours après arrivasmes à nostre habitation, où je leur fis donner 170/826du pain, des pois, & des patenostres, qu'ils me demanderent pour parer la teste de leurs ennemis, pour faire des resjouissances à leur arrivée. Le lendemain je fus avec eux dans leurs canaux à Tadoussac, pour voir leurs cérémonies. Approchans de la terre, ils prindrent chacun un bâton, où au bout estoient pendues les testes de leurs ennemis, avec ces patenostres, chantans les uns & les autres. Comme ils en furent prés, les femmes se despouillerent toutes nues, & se jetterent en l'eau, allans au devant des canaux pour prendre ces testes, pour après les pendre à leur col, comme une chaisne precieuse. Quelques tours après ils me firent present d'une de ces testes, & d'une paire d'armes de leurs ennemis, pour les conserver, afin de les monstrer au Roy: ce que je leur promis, pour leur faire plaisir270.

Note 270: (retour)

Ici, l'édition de 1613 renferme quelques détails de plus, sur ce qui se passa dans l'automne de 1609 et au printemps de 1610. (Voir 1613, p. 200-211.)



Desfaite des Hiroquois prés de l'emboucheure de ladite riviere des Hiroquois.

CHAPITRE XI.

L'An 1610271 estant allé dans une barque & quelques hommes de Québec à l'entrée de la riviere des Hiroquois, attendre 400 Sauvages qui devoient me venir trouver pour les assister en une autre guerre qui se presenta plus proche que nous ne pensions, un Sauvage Algomequin avec son canot vint en diligence advertir que les Algoumequins 171/827avoient fait rencontre des Hiroquois, qui estoient au nombre de cent, & qu'ils estoient fort bien barricadez, & qu'il seroit mal aisé de les emporter, si les Misthigosches ne venoient promptement, (ainsi nous appellent-ils).

Note 271: (retour)

Champlain partit de Québec le 14 juin, et arriva le 19, «à une isle devant ladite riviere des Yroquois.» (Voir 1613, p. 210, 211.)

Aussi tost l'allarme commença parmy quelques Sauvages, & chacun se mit en son canot avec ses armes. Ils furent promptement en estat, mais avec confusion; car ils se precipitoient si fort, qu'au lieu d'advancer ils se retardoient. Ils vindrent à nostre barque, me prians d'aller avec eux dans leurs canaux, & mes compagnons aussi, & me presserent si fort, que je m'y embarquay moy cinquiesme. Je priay la Routte, qui estoit nostre pilote, de demeurer en la barque, & m'envoyer encores 4 ou 5 de mes compagnons.

Ayant fait environ demie lieue en traversant la riviere272, tous les Sauvages mirent pied à terre, & abandonnans leurs canaux prindrent leurs rondaches, arcs, flesches, massues, & espées, qu'ils emmanchent au bout de grands bâtons, & commencèrent à prendre leur course dans les bois de telle façon, que nous les eusmes bien tost perdus de veue, & nous laisserent 5 que nous estions sans guide: neantmoins nous les suivismes tousjours. Comme nous eusmes cheminé environ demie lieue par l'espois des bois, dans des pallus & marescages, tousjours l'eau jusques aux genoux, armez chacun d'un corcelet de piquier, qui nous importunoit beaucoup, & aussi la quantité des mousquites qui estoient si espoisses qu'elles ne nous permettoient point presque 172/828de reprendre nostre baleine, tant elles nous persecutoient, & si cruellement, que c'estoit chose estrange, & ne sçavions où nous estions sans deux Sauvages que nous apperceusmes traversans le bois lesquels nous appellasmes, & leur dy qu'il estoit necessaire qu'ils fussent avec nous pour nous guider & conduire où estoient les Hiroquois, & qu'autrement nous n'y pourrions aller, & nous esgarerions; ce qu'ils firent. Ayans un peu cheminé, nous apperceusmes un Sauvage qui venoit en diligence nous chercher, pour nous faire advancer le plus promptement qu'il seroit possible, lequel me fit entendre que les Algoumequins & Montagnets avoient voulu forcer la barricade des Hiroquois, & qu'ils avoient esté repoussez, & les meilleurs hommes des Montagnets tuez, & plusieurs autres blessez. Qu'ils s'estoient retirez en nous attendant, & que leur esperance estoit du tout en nous. Nous n'eusmes pas fait demy quart de lieue avec ce Sauvage, qui estoit capitaine Algoumequin, que nous entendions les heurlemens & cris des uns & des autres, qui s'entre-disoient des injures, escarmouchans tousjours légèrement en nous attendant. Aussi tost que les Sauvages nous apperceurent, ils commencèrent à s'escrier de telle façon, qu'on n'eust pas entendu tonner. Je donnay charge à mes compagnons de me suivre tousjours, & ne m'escarter point. Je m'approchay de la barricade des ennemis pour la recognoistre. Elle estoit faite de puissans arbres arrangez les uns sur les autres en rond, qui est la forme ordinaire de leurs forteresses273. Tous les 173/829Montagnets & Algoumequins s'approchèrent aussi de lad. barricade. Lors nous commençasmes à tirer force coups d'harquebuze à travers les fueillards, d'autant que nous ne les pouvions voir comme eux nous. Je fus blessée en tirant le premier coup sur le bord de leur barricade, d'un coup de flesche qui me fendit le bout de l'oreille, & entra dans le col. Je la prins, & l'arrachay: elle estoit ferrée par le bout d'une pierre bien aiguë. Un autre de mes compagnons en mesme temps fut aussi blessé au bras d'une autre flesche, que je luy arrachay. Neantmoins ma blesseure ne m'empescha de faire le devoir, & nos Sauvages aussi de leur part, & pareillement les ennemis, tellement qu'on voyoit voler les flesches de part & d'autre menu comme gresle. Les Hiroquois s'estonnoient du bruit de nos harquebuzes, & principalement de ce que les balles perçoient mieux que leurs flesches; & eurent tellement l'espouvente de l'effect qu'elles faisoient, voyans plusieurs de leurs compagnons tombez morts, & blessez, que de crainte qu'ils avoient, croyans ces coups estre sans remède, ils se jettoient par terre quand ils entendoient le bruit, aussi ne tirions nous gueres à faute, & deux ou trois balles à chacun coup, & avions la plus-part du temps nos harquebuzes appuyées sur le bord de leur barricade. Comme je veis que nos munitions commençoient à manquer, je dis à tous les Sauvages qu'il les falloit emporter de force, & rompre leurs barricades, & pour ce faire, prendre leurs rondaches & s'en couvrir, & ainsi s'en approcher de si prés, que 174/830l'on peust lier de bonnes cordes aux pilliers qui les soustenoient, & à force de bras tirer tellement qu'on les renversast, & par ce moyen y faire ouverture suffisante pour entrer dedans leur fort, & que cependant nous à coups d'harquebuzes repousserions les ennemis qui viendroient se presenter pour ses en empescher, & aussi qu'ils eussent à se mettre quelque quantité après de grands arbres qui estoient proches de ladite barricade, afin de les renverser dessus pour les accabler. Que d'autres couvriroient de leurs rondaches, pour empescher que les ennemis ne les endommageassent, ce qu'ils firent fort promptement. Et comme on estoit en train de parachever, la barque qui estoit à une lieue & demie de nous, nous entendoient batre par l'écho de nos harquebuzades qui retentissoit jusques à eux, qui fit qu'un jeune homme de Sainct Malo, plein de courage, appellé des Prairies, qui avoit sa barque prés de nous pour la traitte de pelleterie, dit à tous ceux qui restoient, que c'estoit une grande honte à eux de me voir battre de la façon avec des Sauvages, sans qu'ils me vinssent secourir, & que pour luy il avoit trop l'honneur en recommandation, & ne vouloit point qu'on luy peust faire ce reproche: & sur cela délibéra de me venir trouver dans une chaloupe avec quelques siens compagnons, & des miens, qu'il amena avec luy.

Note 272: (retour)

C'est-à-dire, le fleuve. (Voir 1613, p. 21l et 212, où il y a quelques détails de plus.)

Note 273: (retour)

En comparant le dessin que l'auteur nous a conservé de cette bataille de 1610, dans l'édition de 1613, avec les diverses circonstances du récit, on doit conclure que la barricade des Iroquois était à environ une lieue de l'embouchure du Richelieu, et du côté de Contrecoeur, comme l'indique assez la position de la chaloupe du sieur des Prairies; car il est évident qu'elle ne dut pas remonter au-delà de la barricade.

Aussi tost qu'il fust arrivé, il alla vers le fort des Hiroquois, qui estoit sur le bord de la riviere, où il mit pied à terre, & me vint chercher. Comme je le veis, je fis cesser nos Sauvages qui rompoient la forteresse, 175/831afin que les nouveaux venus eussent leur part du plaisir. Je priay le sieur des Prairies & ses compagnons de taire quelques salves d'harquebuzades, auparavant que nos Sauvages les emportassent de force, comme ils avoient délibéré: ce qu'ils firent, & tirèrent plusieurs coups, où chacun se comporta selon son devoir. Après avoir assez tiré, je m'addresse à nos Sauvages, & les incitay de parachever. Aussi tost s'approchans de ladite barricade, comme ils avoient fait auparavant, & nous à leurs aisles, pour tirer sur ceux qui les voudroient empescher de la rompre, ils se comportèrent si bien & si vertueusement, qu'à la faveur de nos harquebuzades ils y firent ouverture, neantmoins difficile à passer, car il y avoit encores la hauteur d'un homme pour entrer dedans, & des branchages d'arbres abbatus, qui nuisoient fort: toutesfois quand je veis l'entrée assez raisonnable, je dis qu'on ne tirast plus: ce qui fut fait. Au mesme instant vingt ou trente, tant des Sauvages, que de nous autres, entrasmes dedans l'espée à la main, sans trouver gueres de resistance. Aussi tost ce qui restoit sain commença à prendre la fuitte, mais ils n'alloient pas loin, car ils estoient défaits par ceux qui estoient à l'entour de ladite barricade, & ceux qui eschaperent se noyèrent dans la riviere. Nous prismes 15 prisonniers, & le reste fut tué à coups d'harquebuzes, de flesches, & d'espées. Quand ce fut fait, il vint une autre chaloupe, & quelques uns de nos compagnons dedans, qui fut trop tard, toutesfois assez à temps pour la despouille du butin, qui n'estoit pas grand'chose: car il n'y avoit que des robbes de castor, des morts 176/832pleins de sang, que les Sauvages ne vouloient prendre la peine de despouiller, & se moquoient de ceux qui le faisoient, qui furent ceux de la dernière chaloupe. Ayans obtenu la victoire, par la grâce de Dieu, ils nous donnèrent beaucoup de louange. Ces Sauvages escorcherent les testes de leurs ennemis morts, ainsi qu'ils ont accoustumé de faire pour trophée de leur victoire, & les emportèrent. Ils s'en retournèrent avec 50 blessez des leurs, & 3 morts desdits Montagnets & Algoumequins, en chantant, & leurs prisonniers avec eux. Ils pendirent ces testes à des bâtons devant leurs canaux, & un corps mort coupé par quartiers, pour le manger par vengeance, à ce qu'ils disoient, & vindrent en ceste façon jusques où estoient nos barques, au devant de ladite riviere des Hiroquois.

Mes compagnons & moy nous embarquasmes dans une chaloupe, où je me fis penser de ma blesseure. Je demanday aux Sauvages un prisonnier Hiroquois, lequel ils me donnèrent. Je le delivray de plusieurs tourments qu'il eust soufferts, comme ils firent à ses compagnons, ausquels ils arrachèrent les ongles, puis leur coupèrent les doigts, & les bruslerent en plusieurs endroits. Cedit jour ils en firent mourir trois de la façon. Ils en amenèrent d'autres sur le bord de l'eau, & les attachèrent tous droits à un bâton, puis chacun venant avec u flambeau d'escorce de bouleau, les brusloient tantost sur une partie, tantost sur l'autre; & ces pauvres miserables sentans ce feu, jettoient des cris si hauts, que c'estoit chose estrange à ouir. Après les avoir bien fait languir de la façon, ils prenoient de l'eau, & leur versoient sur le corps, 177/833pour les faire languir davantage; puis leur remettoient derechef le feu de telle façon, que la peau tomboit de leurs corps, & continuoient avec grands cris & exclamations, dançans jusques à ce que ces pauvres malheureux tombassent morts sur la place.

Aussi tost qu'il tomboit un corps mort à terre, ils frapoient dessus à grands coups de bâton, puis luy coupoient les bras & les jambes, & autres parties d'iceluy, & n'estoit tenu pour homme de bien entr'eux, celuy qui ne coupoit un morceau de sa chair, & ne la donnoit aux chiens. Neantmoins ils endurent tous ces tourments si constamment, que ceux qui les voyent en demeurent tout estonnez.

Quant aux autres prisonniers qui resterent, tant aux Algoumequins, que Montagnets, ils furent conservez pour les faire mourir, par les mains de leurs femmes & filles, qui en cela ne se monstrent pas moins inhumaines que les hommes, & les surpassent encores en cruauté: car par leur subtilité elles inventent des supplices plus cruels, & prennent plaisir de leur faire ainsi finir leur vie.

Le lendemain arriva le Capitaine Yroquet, & un autre Ochategin274, qui avoient 80 hommes, & estoient bien faschez de ne s'estre trouvez à la défaite. En toutes ces nations il y avoit bien prés de 200 hommes, qui n'avoient jamais veu de Chrestiens qu'alors, dont ils firent de grandes admirations.

Note 274: (retour)

Ochateguin.

Nous fusmes trois jours ensemble à une isle275 le travers de la riviere des Hiroquois, puis chacune nation s'en retourna en son pays. J'avois un jeune 178/834garçon 276, qui avoit hyverné deux ans à Québec, lequel avoit desir d'aller avec les Algoumequins, pour apprendre la langue, cognoistre leur pays, voir le grand lac, remarquer les rivieres, & quels peuples y habitent: ensemble descouvrir les mines, & choses plus rares de ces lieux, afin qu'à son retour il nous peust donner cognoissance de toutes ces choses. Je luy demanday s'il l'avoit agréable, car de l'y forcer capitaine ce n'estoit ma volonté. Je fus trouver le Capitaine Yroquet, qui m'estoit fort affectionné, auquel je demanday s'il vouloit emmener ce jeune garçon avec luy en son pays pour y hyverner, & le ramener au printemps. Il me promit le faire, & le tenir comme son fils. Il le dit aux Algoumequins, qui n'en furent pas trop contents, pour la crainte qu'il ne luy arrivast quelque accident277.

Note 275: (retour)

Vraisemblablement l'île de Saint-Ignace. (Voir 1613, p. 219, note l.)

Note 276: (retour)

Ce jeune garçon était, ce semble, Étienne Brûlé; car on lit, dans l'édition de 1619: «Or y avoit-il avec eux un appellé Estienne Brûlé, l'un de nos truchemens, qui s'estoit adonné avec eux depuis 8 ans, tant pour passer son temps, que pour voir le pays, & apprendre leur langue & façon de vivre»... (1619, p. 133.)

Note 277: (retour)

L'édition de 1613 renferme ici quelques détails de plus sur cet échange d'un jeune français, que nous croyons être Étienne Brûlé, pour un jeune sauvage, (p. 220, 221, 222.)

Leur ayant remonstré le desir que j'en avois, ils me dirent: Que puis que j'avois ce desir, qu'ils l'emmeneroient, & le tiendroient comme leur enfant; m'obligeant aussi de prendre un jeune homme 278 en sa place, pour mener en France, afin de leur rapporter ce qu'il y auroit veu. Je l'acceptay volontiers, & en fut fort aise. Il estoit de la nation des Ochateguins dits Hurons279. Cela donna plus de sujet de mieux traitter mon garçon, lequel j'equipay 179/835de ce qui luy estoit necessaire, & promismes les uns aux autres de nous revoir à la fin de Juin.

Note 278: (retour)

Savignon, dont il est parlé en plusieurs endroits de l'édition 1613, et surtout dans, le Troisième Voyage.

Note 279: (retour)

Voir ci-dessus, p. 144.

Quelques jours après ce prisonnier Hiroquois que je faisois garder, par la trop grande liberté que je luy donnois, s'enfuit & se sauva, pour la crainte & appréhension qu'il avoit, nonobstant les asseurances que luy donnoit une femme de sa nation, que nous avions en nostre habitation280.

Note 280: (retour)

Dans l'édition de 1613, on trouve, à la fin de ce chapitre, plusieurs autres détails importants sur ce qui se passa jusqu'au retour des vaisseaux en 1610, et l'on y voit en même temps pourquoi l'auteur place ici la description de la pêche à la baleine, qui occupe le chapitre suivant. (Voir 1613, p. 222-226.)



Description de la pesche des Baleines en la nouvelle France.

CHAPITRE XII.

Il m'a semblé n'estre hors de propos de faire icy une petite description de la pesche des Baleines que plusieurs n'ont veue & croyent qu'elles se prennent à coups de canon, d'autant qu'il y a de si impudents menteurs qui l'afferment à ceux qui n'en sçavent rien. Plusieurs me l'ont soustenu obstinément sur ces faux rapports.

Ceux donc qui sont plus adroits à ceste pesche sont les Basques, lesquels pour ce faire mettent leurs vaisseaux en un port de seureté, où proche de là ils jugent y avoir quantité de Baleines, & équipent plusieurs chaloupes garnies de bons hommes & haussieres, qui sont petites cordes faites du meilleur chanvre qui se peut recouvrer, ayant de longueur pour le moins cent cinquante brasses, & ont force pertuisanes longues de demie pique, qui ont 180/836le fer large de six poulces, d'autres d'un pied & demy, & deux de long, bien trenchantes. Ils ont en chacune chaloupe un harponneur, qui est un homme des plus dispos & adroits d'entre eux, aussi tire-t'il les plus grands salaires après les maistres, d'autant que c'est l'office le plus hazardeux. Ladite chaloupe estant hors du port, ils regardent de toutes parts s'ils pourront voir & descouvrir quelque baleine allant à la borde d'un costé & d'autre; & ne voyans rien, ils vont à terre & se mettent sur un promontoire le plus haut qu'ils trouvent, pour descouvrir de plus loing, où ils mettent un homme en sentinelle, qui appercevant la baleine, qu'ils descouvrent tant par sa grosseur, que par l'eau qu'elle jette par les évans, qui est plus d'un poinçon à la fois, & de la hauteur de deux lances; & à ceste eau qu'elle jette, ils jugent ce qu'elle peut rendre d'huile. Il y en a telle d'où l'on en peut tirer jusques à six vingts poinçons, d'autres moins.

Or voyans cet espouventable poisson, ils s'embarquent promptement dans leurs chaloupes, & à force de rames, ou de vent, vont jusques à ce qu'ils soient dessus. La voyant entre deux eaues, à mesme instant l'harponneur est au devant de la chaloupe avec un harpon, qui est un fer long de deux pieds & demy de large par les orillons, emmanché en un baston de la longueur d'une demie pique, où au milieu il y a un trou où s'attache la haussiere; & aussi tost que le dit harponneur voit son temps, il jette son harpon sur la baleine, lequel entre fort avant, & incontinent qu'elle se sent blessée, elle va au fonds de l'eau. Et si d'avanture en se retournant 181/837quelquefois, avec sa queue elle rencontre la chaloupe, ou les hommes, elle les brise aussi facilement qu'un verre. C'est tout le hazard qu'ils courent d'estre tuez en la harponnant. Mais aussi tost qu'ils ont jetté le harpon dessus, ils laissent filer leur haussiere, jusques à ce que la baleine soit au fonds: & quelquefois comme elle n'y va pas droit, elle entraine la chaloupe plus de huict ou neuf lieues, & va aussi viste qu'un cheval, & sont le plus souvent contraints de couper leur haussiere, craignant que la baleine ne les attire souz l'eau. Mais aussi quand elle va tout droit au fonds, elle y repose quelque peu, & puis revient tout doucement sur l'eau, & à mesure qu'elle monte, ils rembarquent leur haussiere peu à peu, & puis comme elle est dessus, ils se mettent deux ou trois chaloupes autour avec leurs pertuisanes, desquelles ils luy donnent plusieurs coups; & se sentant frapée, elle descend derechef souz l'eau en perdant son sang, & s'affoiblit de telle façon, qu'elle n'a plus de force ny de vigueur, & revenant sur l'eau, ils achevent de la tuer. Quand elle est morte, elle ne va plus au fonds de l'eau: & lors ils l'attachent avec de bonnes cordes, & la traînent à terre, au lieu où ils font leur degrat, qui est l'endroit où ils font fondre le lard de ladite baleine, pour en avoir l'huile.

Voila la façon comme elles se peschent, & non à coups de canon, ainsi que plusieurs pensent, comme j'ay dit cy-dessus281.

Note 281: (retour)

À la suite de cette description, se trouvent, dans l'édition de 1613, les détails du retour en France et des dangers que courut l'auteur en revenant en Canada le printemps suivant. (Voir 1613, p. 229-242.)

182/838



Partement de l'Autheur de Quebec: du Mont Royal, ses rochers. Isles ou se trouve la terre à potier. Isle de Saincte Hélène 282.

Note 282: (retour)

Il nous paraît évident que le titre de ce chapitre n'a pas été fait par l'auteur lui-même. D'abord, cette expression du Mont Royal, pour désigner autre chose que la Montagne, n'est pas ordinaire à Champlain, qui, dans ce chapitre-ci même, se sert encore des noms saut Saint-Louis, ou Grand-Saut, et fait la remarque que ces rochers et basses sont à une lieue du Mont Royal. En second lieu, Champlain n'aurait pas de lui-même fait usage de ces mots Isles ou se trouve la terre à potier; puisque, dans le texte, il donne à entendre que cette terre à potier se trouvait dans les prairies voisines. «Il y a aussi, dit-il, quantité de prairies de très-bonne terre grasse à potier.» Or il est clair que le petit Islet, qui avait à peine «cent pas de long,» ne pouvait contenir quantité de prairies. (Voir ci-après, p. 184.)

CHAPITRE XIII.

L'An 1611, je remenay mon Sauvage à ceux de sa nation, qui devoient venir au grand Sault Sainct Louys, & retirer mon serviteur qu'ils avoient pour ostage. Je partis de Québec le 20 283 de May, & arrivay audit grand sault le 28, où je ne trouvay aucun des Sauvages, qui m'avoient promis d'y estre au 20 dudit mois. Aussi tost je fus dans un meschant canot avec le Sauvage que j'avois mené en France, & un de nos gens. Après avoir visité d'un costé & d'autre, tant dans les bois, que le long du rivage, pour trouver un lieu propre pour la scituation d'une habitation, & y préparer une place pour y bastir, je cheminay 8 lieues par terre costoyant le grand sault par des bois qui sont assez clairs, & fus jusques à un lac 284, où nostre Sauvage me mena, où je consideray fort particulièrement le pays. Mais en tout ce que je veis, je ne trouvay point de lieu plus propre qu'un petit endroit 285, qui est jusques 183/839où les barques & chaloupes peuvent monter aisément, neantmoins avec un grand vent, ou à la cirque, à cause du grand courant d'eau: car plus haut que ledit lieu (qu'avons nommé la Place royale) à une lieue du Mont royal, y a quantité de petits rochers & bases, qui sont fort dangereuses. Et proche de ladite Place Royale y a une petite riviere286, qui va assez avant dans les terres, tout le long de laquelle y a plus de 60 arpents de terre desertées qui sont comme prairies, où l'on pourroit semer des grains, & y faire des jardinages. Autrefois des Sauvages y ont labouré, mais ils les ont quittées pour les guerres ordinaires qu'ils y avoient. Il y a aussi grande quantité d'autres belles prairies, pour nourrir tel nombre de bestail que l'on voudra, & de toutes les sortes de bois qu'avons en nos forests de pardeça, avec quantité de vignes, noyers, prunes, cerises, fraises, & autres sortes qui sont très-bonnes à manger; entre autres une qui est fort excellente, qui a le goust sucrain, tirant à celuy des plantaines (qui est un fruict des Indes) & est aussi blanche que nege, & la fueille ressemblant aux orties, & rampe le long des arbres & de la terre comme le lierre. La pesche du poisson y est fort abondante, & de toutes les especes que nous avons en France, & de beaucoup d'autres que nous n'avons point, qui sont très-bons: comme aussi la chasse des oiseaux de différentes especes, & celle des cerfs, daims, chevreuls, caribous, lapins, loups cerviers, ours, castors, & autres petites bestes qui y sont en telle quantité, que durant que 184/840nous fusmes audit sault, nous n'en manquasmes aucunement.

Note 283: (retour)

On voit, par l'édition de 1613, que Champlain arrêta à Québec le 21, pour étancher sa barque, et qu'il en repartit le même jour. (1613, p. 241, 242.)

Note 284: (retour)

Probablement celui des Deux-Montagnes.

Note 285: (retour)

C'est l'endroit même où se fixèrent, en 1642, les premiers habitants de Montréal, près de ce qu'on a appelé depuis Pointe-à-Callières, ou Pointe-Callières.

Note 286: (retour)

La petite rivière Saint-Pierre.

Ayant donc recogneu fort particulièrement, & trouvé ce lieu un des plus beaux qui fust en ceste riviere, je fis aussi tost couper & défricher le bois de ladite place Royale, pour la rendre unie, & preste à y bastir, & peut-on faire passer l'eau autour aisément, & en faire une petite isle, & s'y establir comme l'on voudra.

Il y a un petit islet287 à 20 toises de ladite Place royale, qui a environ cent pas de long, où l'on peut faire une bonne & forte habitation. Il y a aussi quantité de prairies de très-bonne terre grasse à potier, tant pour brique, que pour bastir, qui est une grande commodité. J'en fis accommoder une partie 288, & y fis une muraille de quatre pieds d'espoisseur, & 3 à 4 de haut, & 10 toises de long, pour voir comme elle se conserveroit durant l'hyver quand les eaux descendroient, qui à mon opinion ne sçauroit289 parvenir jusques à ladite muraille, d'autant que le terroir est de 12 pieds eslevé dessus ladite riviere, qui est assez haut. Au milieu du fleuve y a une isle d'environ trois quarts de lieue de circuit, capable d'y bastir une bonne & forte ville, & l'ay nommée l'isle de Saincte Heleine290. Ce sault 185/841descend en manière de lac, où il y a deux ou trois isles, & de belles prairies.

Note 287: (retour)

Ce petit îlet, dans la carte du grand sault Saint-Louis, est indiqué par la lettre C, et l'auteur ajoute, au bas: «où je fis faire une muraille de pierre.»

Note 288: (retour)

Ces mots «J'en fis accommoder une partie,» ont été remplacés, dans l'édition de 1640, par ceux-ci: «J'en fis faire un bon essay.» Comme il est très-probable que cette correction n'est pas de Champlain, il est permis de douter qu'elle ait été faite à propos: car elle change le sens d'une phrase qui, suivant nous, est parfaitement intelligible, «J'en fis accommoder une partie,» c'est-à-dire, je fis accommoder, ou préparer une partie de l'îlet, «& y fis une muraille,» etc.

Note 289: (retour)

L'édition de 1640 remplace ce mot par «pouvoit.»

Note 290: (retour)

Voir 1613, p. 245, note l.—Hist. de la Colonie française en Canada, I, p. 129, 130.

En attendant les Sauvages je fis faire deux jardins, l'un dans les prairies, & l'autre au bois, que je fis deserter, & le deuxiesme jour de juin l'y semay quelques graines, qui sortirent toutes en perfection, & en peu de temps, qui demonstre la bonté de la terre.

Je me resolus d'envoyer Savignon nostre Sauvage avec un autre, pour aller au devant de ceux de son pays, afin de les faire haster de venir & se deliberent291 d'aller dans nostre canot, qu'ils doutoient, d'autant qu'il ne valloit pas beaucoup.

Note 291: (retour)

L'édition de 1640 porte: «delibererent.»

Le 7e jour 292 je fus recognoistre une petite riviere 293 par où vont quelquefois les Sauvages à la guerre, qui se va rendre au sault de la riviere des Hiroquois: elle est fort plaisante, y ayant plus de trois lieues de circuit de prairies, & force terres, qui se peuvent labourer. Elle est à une lieue du grand sault, & lieue & demie de la Place Royale.

Note 293: (retour)

La rivière Saint-Lambert. Les prairies dont parle ici Champlain, nous font connaître l'origine du nom de Laprairie, où passe cette rivière.

Le 9e jour nostre Sauvage arriva, qui fut quelque peu pardelà le lac 294, qui a environ dix lieues de long, lequel j'avois veu auparavant, où il ne fit rencontre d'aucune chose, & ne peurent passer plus loin à cause de leurd. canot qui leur manqua, & furent contraints de s'en revenir. Ils nous rapportèrent que passant le sault ils veirent une isle où il y avoit si grande quantité de hérons, que l'air en estoit tout 186/842couvert. Il y eut un jeune homme 295 appellé Louys, qui estoit fort amateur de la chasse, lequel entendans cela voulut y aller contenter sa curiosité, & pria fort instamment nostredit sauvage de l'y mener: ce que le Sauvage luy accorda, avec un Capitaine Sauvage Montagnet, fort gentil personnage, appelle Outetoucos. Dés le matin ledit Louys fut appeller les deux Sauvages, pour s'en aller à ladite isle des Hérons. Ils s'embarquèrent dans un canot, & y furent. Ceste isle est au milieu du sault296, où ils prirent telle quantité de heronneaux, & autres oiseaux qu'ils voulurent, & se r'embarquerent en leur canot. Outetoucos contre la volonté de l'autre Sauvage, & de l'instance qu'il peut faire, voulut passer par un endroit fort dangereux, où l'eau tomboit prés de trois pieds de haut, disant que d'autres fois il y avoit passé, ce qui estoit faux. Il fut long temps à débattre contre nostre Sauvage, qui le voulut mener du costé du sud le long de la grand terre, par où le plus souvent ils ont accoustumé de passer: ce que Outetoucos ne desira, disant qu'il n'y avoit point de danger. Comme nostre Sauvage le veit opiniastre, il condescendit à sa volonté: mais il luy dit qu'à tout le moins on deschargeast le canot d'une partie des oiseaux qui estoient dedans, d'autant qu'il estoit trop chargé, ou qu'infailliblement ils empliroient d'eau, & se perdroient: ce qu'il ne voulut faire, disant qu'il seroit assez à temps s'ils voyoient qu'il y eust du péril pour eux. Ils se laisserent donc tomber dans le courant.

Note 294: (retour)

Le lac des Deux-Montagnes a environ dix lieues dans sa plus grande longueur, et c'est là que Champlain s'était rendu quelques jours auparavant. (Voir ci-dessus, p. 182.)

Note 295: (retour)

«Qui estoit au sieur de Mons.» (Édit. 1613.)

Note 296: (retour)

Voir 1613, p. 246, note 3.

187/843Comme ils furent dans la cheutte du sault, ils en voulurent sortir, & jetter leurs charges, mais il n'estoit plus temps, car la vistesse de l'eau les maistrisoit ainsi qu'elle vouloit, & emplirent aussi tost dans les bouillons du sault, qui leur faisoient faire mille tours haut & bas, & ne l'abandonnèrent de long temps. En fin la roideur de l'eau les lassa de telle façon, que ce pauvre Louys qui ne sçavoit aucunement nager, perdit tout jugement, & le canot estant au fonds de l'eau, il fut contraint de l'abandonner; & revenant au haut, les deux autres qui le tenoient tousjours ne veirent plus nostre Louys, & ainsi mourut miserablement297.

Note 297: (retour)

Voir 1613, p. 247, note 2.

Estans sortis hors dudit sault, ledit Outetoucos estant nud, & se fiant en son nager, abandonna le canot, pour gaigner la terre, si que l'eau y courant de grande vistesse, il se noya: car il estoit si fatigué & rompu de la peine qu'il avoit eue, qu'il estoit impossible qu'il se peust sauver.

Nostre Sauvage Savignon mieux advisé, tint tousjours fermement le canot, jusques à ce qu'il fut dans un remoul, où le courant de l'eau l'avoit porté, & sceut si bien faire, quelque peine & fatigue qu'il eust eue, qu'il vint tout doucement à terre, où estant arrivé il jetta l'eau du canot, & s'en revint avec grande apprehension qu'on ne se vengeast sur luy, comme ils font entr'eux, & nous conta ces tristes nouvelles, qui nous apportèrent du desplaisir.

Le lendemain 298 je fus dans un autre canot audict 188/844sault avec le Sauvage, & un autre de nos gens, pour voir l'endroit où ils s'estoient perdus, & aussi si nous trouverions les corps. Je vous asseure que quand il me monstra le lieu, les cheveux me herisserent en la teste, & m'estonnois comme les defuncts avoient esté si hardis & hors de jugement de passer en un endroit si effroyable, pouvans aller ailleurs: car il est impossible d'y passer, pour avoir sept à huict cheuttes d'eau, qui descendent de degré en degré, le moindre de trois pieds de haut, où il se faisoit un frein & bouillonnement estrange, & une partie dudit sault estoit toute blanche d'escume, avec un bruit si grand, que l'on eust dit que c'estoit un tonnerre, comme l'air retentissoit du bruit de ces cataraques. Aprés avoir veu & consideré particulièrement ce lieu, & cherché le long du rivage lesdits corps, cependant qu'une chaloupe assez légère estoit allée d'un autre costé, nous nous en revinsmes sans rien trouver.

Note 298: (retour)

Vraisemblablement, le 11 juin.



Deux cents Sauvages ramènent le François qu'on leur avoit baillé & remmenèrent leur Sauvage qui estoit retourné de France. Plusieurs discours de part & d'autre.

CHAPITRE XIIII.

Le 13e jour dudit mois299, deux cents Sauvages Hurons300, avec les Capitaines Ochateguin, Yroquet, & Tregouaroti301, frère de nostre Sauvage, 189/845amenèrent mon garçon. Nous fusmes fort contents de les voir, & fus au devant d'eux avec un canot, & nostre Sauvage. Cependant qu'ils approchoient doucement en ordre, les nostres s'appareillèrent de leur faire une escopeterie d'harquebuzes & mousquets, & quelques petites pièces. Comme ils approchoient, ils commencèrent à crier tous ensemble, & un des chefs commanda de faire leur harangue, où ils nous louoient fort, & nous tenant pou véritables, de ce que je leur avois tenu ce que je leur promis, qui estoit de les venir trouver audit sault. Après avoir fait trois autres cris, l'escopeterie tira par deux fois, qui les estonna de telle façon, qu'ils me prièrent de dire que l'on ne tirast plus, & qu'il y en avoit la plus grand'part qui n'avoient jamais veu de Chrestiens, ny ouy des tonnerres de la façon, & craignoient qu'il ne leur fist mal, & furent fort contents de voir nostredict Sauvage sain, qu'ils pensoient estre mort, sur des rapports que leur avoient faits quelques Algoumequins, qui l'avoient ouy dire à des Sauvages Montagnets. Le Sauvage se loua grandement du bon traittement que je luy avois fait en France, & des singularitez qu'il y avoit veues, dont ils entrèrent tous en admiration, & s'en allèrent cabaner dans le bois assez légèrement, attendant le lendemain que je leur monstrasse le lieu où je desirois qu'ils se logeassent. Aussi je veis mon garçon qui estoit habillé à la Sauvage, qui se loua aussi302 du bon traittement des Sauvages, selon leur pays, & me fit entendre tout ce qu'il avoit veu en son hyvernement, & ce qu'il avoit appris avec eux.

Note 299: (retour)

Le 13 de juin.

Note 300: (retour)

Comparez 1613, p. 249.

Note 301: (retour)

Tregouaroti était huron, puisque Savignon, son frère, était de la nation huronne, comme il est dit plus haut. Mais Iroquet était algonquin.

Note 302: (retour)

L'édition de 1640 remplace aussi par bien.

190/846Le lendemain venu, je leur monstray un lieu pour aller cabaner, où les anciens & principaux deviserent fort ensemble. Et aprés avoir esté un long temps en cet estat, ils me virent appeller seul avec mon garçon, qui avoit fort bien appris leur langue303, & luy dirent qu'ils desiroient contracter une estroitte amitié avec moy, veu les courtoisies que je leur avois faites par le passé, en se louant tousjours du traittement que j'avois fait à nostre Sauvage, comme à mon frère, & que cela les obligeoit tellement à me vouloir du bien, que tout ce que je desirerois d'eux, ils essayeroient à me satisfaire. Après plusieurs discours, ils me firent un prêtent de 100 cators. Je leur donnay en eschange d'autres sortes de marchandises, & me dirent qu'il y avoit plus de 400 Sauvages qui devoient venir de leur pays, & ce qui les avoit retardez, fut un prisonnier Hiroquois qui estoit à moy, qui s'estoit eschapé, & s'en estoit retourné en son pays. Qu'il avoit donné à entendre que je luy avois donné liberté, & des marchandises, & que je devois aller audit sault avec 600 Hiroquois attendre les Algoumequins, & les tuer tous. Que la crainte de ces nouvelles les avoit arrestez, & que sans cela ils fussent venus. Je leur fis response, que le prisonnier s'estoit desrobé sans que je luy eusse donné congé, & que nostredit Sauvage sçavoit bien de quelle façon il s'en estoit allé, & qu'il n'y avoit aucune apparence de laisser leur amitié, comme ils avoient ouy dire, ayant esté à la guerre avec eux, & envoyé mon garçon en leur 191/847pays, pour entretenir leur amitié, & que la promesse que je leur avois si fidèlement tenue, le confirmoit encores. Ils me respondirent, Que pour eux ils ne l'avoient aussi jamais pensé, & qu'ils recognoissoient bien que tous ces discours estoient esloignez de la vérité; & que s'ils eussent creu autrement, qu'ils ne fussent pas venus, & que c'estoit les autres qui avoient eu peur, pour n'avoir jamais veu de François, que mon garçon. Ils me dirent aussi qu'il viendroit trois cents Algoumequins dans cinq ou six tours, si on les vouloit attendre, pour aller à la guerre avec eux contre les Hiroquoits, & que si je n'y venois ils s'en retourneroient sans la faire. Je les entretins fort sur le sujet de la source de la grande riviere, & de leur pays, dont ils me discoururent fort particulièrement, tant des rivieres, sauts, lacs, terres, que des peuples qui y habitent, & de ce qui s'y trouve. Quatre d'entre eux m'asseurerent qu'ils avoient veu une mer fort esloignée de leur pays, & le chemin difficile, tant à cause des guerres, que des deserts qu'il faut passer pour y parvenir. Ils me dirent aussi que l'hyver précédant il estoit venu quelques Sauvages du costé de la Floride, par derrière le pays des Hiroquois, qui voyoient nostre mer Oceane, & ont amitié avec lesd. Sauvages. En fin ils m'en discoururent fort exactement, me demonstrans par figures tous les lieux où ils avoient esté, prenans plaisir à me raconter toutes ces choses; & moy je ne m'ennuyois à les entendre, pour sçavoir d'eux ce dont j'estois en doute. Après tous ces discours finis, je leur dis qu'ils mesnageassent ce peu de commoditez qu'ils avoient, ce qu'ils firent.

Note 303: (retour)

Cette circonstance vient encore nous confirmer dans l'opinion que ce jeune français était Étienne Brûlé: c'est parce qu'il possédait bien la langue huronne, que l'on continua à l'employer comme interprète pendant un grand nombre d'années.

192/848Le lendemain304 après avoir traicté tout ce qu'ils avoient, qui estoit peu de chose, ils firent une barricade autour de leur logement, du costé du bois, & disoient que c'estoit pour leur seureté, afin d'eviter la surprise de leurs ennemis: ce que nous prismes pour argent comptant. La nuict venue, ils appellerent nostre Sauvage, qui couchoit à ma patache, & mon garçon, qui les furent trouver. Après avoir tenu plusieurs discours, ils me firent aussi appeller environ sur la my-nuict. Estant en leurs cabanes, je les trouvay tous assis en conseil, où ils me firent asseoir prés d'eux, disans que leur coustume estoit que quand ils vouloient proposer quelque chose, ils s'assembloient de nuict, afin de n'estre divertis par l'aspect d'aucune chose, & que le jour divertissoit l'esprit par les objects: mais à mon opinion ils me vouloient dire leur volonté en cachette, se fians en moy, comme ils me donnèrent à entendre depuis, me disans qu'ils eussent bien desiré me voir seul. Que quelques-uns d'entr'eux avoient esté battus. Qu'ils me vouloient autant de bien qu'à leurs enfans, ayans telle fiance en moy, que ce que je leur dirois ils le feroient, mais qu'ils se mesfioient fort des autres Sauvages. Que si je retournois, que j'amenasse telle quantité de gens que je voudrois, pourveu qu'ils fussent souz la conduite d'un chef, & qu'ils m'envoyoient quérir, pour m'asseurer d'avantage de leur amitié, qui ne se romproit jamais, & que je ne fusse point fasché contre eux. Que sçachans que j'avois pris délibération de voir leur pays, ils me le feroient voir au péril de leurs vies, m'assistans 193/849d'un bon nombre d'hommes qui pourroient passer par tout, & qu'à l'advenir nous devions esperer d'eux comme ils faisoient de nous. Aussi tost ils firent venir 30 castors & 4 carquans de leurs porcelaine (qu'ils estiment entre eux comme nous faisons les chaisnes d'or). Que ces presens estoient d'autres Capitaines, qui ne m'avoient jamais veu, qui me les envoyoient, & qu'ils desiroient estre tousjours de mes amis: mais que s'il y avoit quelques François qui voulurent aller avec eux, qu'ils en eussent esté fort contents, & plus que jamais, pour entretenir une ferme amitié.

Note 304: (retour)

Le 15 de juin.

Après plusieurs discours, je leur proposay, Qu'ayans la volonté de me faire voir leur pays, je supplierois sa Majesté de nous assister jusques à 40 ou 50 hommes armez de choses necessaires pour ledit voyage, & que je m'embarquerois avec eux, à la charge qu'ils nous entretiendroient de ce qui seroit de besoin pour nostre vivre durant ledit voyage. Que je leur apporterois dequoy faire des presens aux chefs qui sont dans les pays par où nous passerions, puis nous nous en reviendrions hyverner en nostre habitation. Que si je recognoissois le pays bon & fertile, l'on y feroit plusieurs habitations, & que par ce moyen aurions communication les uns avec les autres, vivans heureusement à l'avenir en la crainte de Dieu, qu'on leur feroit cognoistre.

Ils furent fort contents de ceste proposition, & me prierent d'y tenir la main, disans qu'ils feroient de leur part tout ce qui leur seroit possible pour en venir à bout; & que pour ce qui estoit des vivres, nous n'en manquerions non plus qu'eux-mesmes: 194/850m'asseurans derechef de me faire voir ce que je desirois. Là dessus je pris congé d'eux au poinct du jour en les remerciant de la volonté qu'ils avoient de favoriser mon desir, les priant de tousjours continuer.

Le lendemain 17e jour dudit mois, ils délibererent s'en retourner, & emmener Savignon, auquel je donnay quelques bagatelles, me faisant entendre qu'il s'en alloit mener une vie bien pénible, au prix de celle qu'il avoit eue en France. Ainsi il se separa avec grand regret, & moy bien aise d'en estre deschargé. Deux Capitaines me dirent que le lendemain au matin ils m'envoyeroient quérir, ce qu'ils firent. Je m'embarquay, & mon garçon avec ceux qui vinrent. Estant au sault, nous fusmes dans le bois quelques lieues, où ils estoient cabannez sur le bord d'un lac, où j'avois esté auparavant. Comme ils me veirent, ils furent fort contents, & commencerent à s'escrier selon leur coustume, & nostre Sauvage s'en vint au devant de moy me prier d'aller en la cabanne de son frère, où aussi tost il fit mettre de la chair & du poisson sur le feu, pour me festoyer.

Durant que je fus là il se fit un festin, où tous les principaux furent invitez, & moy aussi. Et bien que t'eusse desja pris ma refection honnestement, néantmoins pour ne rompre la coustume du pays j'y fus. Après avoir repeu ils s'en allèrent dans les bois tenir leur conseil, & cependant je m'amusay à contempler le païsage de ce lieu, qui est fort agréable. Quelque temps après ils m'envoyerent appeller pour me communiquer ce qu'ils avoient resolu entre eux.

195/851J'y fus avec mon garçon. Estant assis auprès d'eux ils me dirent qu'ils estoient fort aises de me voir, & n'avoir point manqué à ma parole de ce que je leur avois promis, & qu'ils recognoissoient de plus en plus mon affection, qui estoit à leur continuer mon amitié, & que devant que partir, ils desiroient prendre congé de moy, & qu'ils eussent eu trop de desplaisir s'ils s'en fussent aller sans me voir encore une fois, croyans qu'autrement je leur eusse voulu du mal305. Ils me prièrent encores de leur donner un homme. Je leur dis que s'il y en avoit parmy nous qui y voulussent aller, que j'en serois fort content.

Note 305: (retour)

Conf. 1613, p. 257.

Après m'avoir fait entendre leur volonté pour la dernière fois, & moy à eux la mienne, il y eut un Sauvage qui avoit esté prisonnier par trois fois des Hiroquois, & s'estoit sauvé fort heureusement, qui resolut d'aller à la guerre luy dixiesme, pour se venger des cruautez que ses ennemis luy avoient fait souffrir. Tous les Capitaines me prièrent de l'en destourner si je pouvois, d'autant qu'il estoit fort vaillant, & craignoient qu'il ne s'engageait si avant parmy les ennemis avec si petite troupe, qu'il n'en revinst jamais. Je le fis pour les contenter, par toutes les raisons que je luy peus alléguer, lesquelles luy servirent peu, me monstrant une partie de ses doigts coupez, & de grandes taillades & bruslures qu'il avoit sur le corps, & qu'il luy estoit impossible de vivre, s'il ne faisoit mourir de ses ennemis, & n'en avoit la vengeance, & que son coeur luy disoit qu'il falloit qu'il partist au plustost qu'il luy seroit possible: ce qu'il fit.

196/852Après avoir fait avec eux, je les priay de me ramener en nostre patache. Pour ce faire, ils équipèrent 8 canaux pour passer ledit sault, & se despouillerent tout nuds, & me firent mettre en chemise; car souvent il arrive que d'aucuns se perdent en le passant parquoy se tiennent-ils les uns prés des autres pour se secourir promptement, si quelque canot venoit à se renverser. Ils me disoient: Si par mal-heur le tien venoit à tourner, ne sçachant point nager, ne l'abandonne en aucune façon, & te tiens bien à de petits bâtons qui y sont par le milieu, car nous te sauverons aisément. Je vous asseure que ceux qui n'ont veu ny passé ledit endroit en des petits bateaux comme ils ont, ne le pourroient pas passer sans grande apprehension, mesmes les plus asseurés du monde. Mais ces peuples sont si adroits à passer les sauts, que cela leur est facile. Je le passay avec eux: ce que je n'avois jamais fait, ny aucun Chrestien, horsmis mon garçon: & vinsmes à nos barques, où j'en logeay une bonne partie 306.

Note 306: (retour)

Conf. 1613, p. 260.

Il y eut un jeune homme des nostres qui se delibéra d'aller avec les Sauvages qui sont Hurons307, esloignez du sault d'environ 180 lieues, & fut avec le frère de Savignon 308, qui estoit l'un des Capitaines, qui me promit luy faire voir tout ce qu'il pourroit309.

Note 307: (retour)

L'édition de 1613 porte: «Charioquois.»

Note 308: (retour)

Tregouaroti.

Note 309: (retour)

«Et celuy de Bouvier fut avec ledit Yroquet Algoumequin.» (1613, p. 260.)

Le lendemain310 vindrent nombre de Sauvages Algoumequins, qui traitterent ce peu qu'ils avoient, & me firent encores present particulièrement de 197/853trente castors, dont je les recompensay. Ils me prierent que je continuasse à leur vouloir du bien: ce que je leur promis. Ils me discoururent fort particulièrement sur quelques descouvertures du costé du nort, qui pouvoient apporter de l'utilité. Et sur ce sujet ils me dirent que s'il y avoit quelqu'un de mes compagnons qui voulust aller avec eux, qu'ils luy feroient voir chose qui m'apporteroit du contentement, & qu'ils le traitteroient comme un de leurs enfans. Je leur promis de leur donner un jeune garçon 311, dont ils furent fort contents. Quand il print congé de moy pour aller avec eux, je luy baillay un memoire fort particulier des choses qu'il devoit observer estant parmy eux.

Note 310: (retour)

Le 16 de juillet. L'édition de 1613 renferme beaucoup de détails sans lesquels il est difficile de bien entendre ce passage. (Voir 1613, p. 260-263.)

Note 311: (retour)

Il est assez probable que ce jeune garçon était Nicolas de Vignau, dont il est parle quelques pages plus loin; car nous avons vu (p. 178, 190) que celui qu'il confia aux sauvages, en 1610, était vraisemblablement Étienne Brûlé, et il ne paraît pas qu'il en ait envoyé d'autres les années précédentes, ni en 1612.

Après qu'ils eurent traicté tout le peu qu'ils avoient, ils se separerent en trois, les uns pour la guerre, les autres par ledit grand sault, & les autres par une petite riviere, qui va rendre en celle dudit grand sault; & partirent le 18e jour dudit mois 312, & nous aussi. Le 19 j'arrivay à Québec, où je me resolus de retourner en France 313, & arrivay à la Rochelle le 11 d'Aoust314.

Note 312: (retour)

Le 18 juillet.

Note 313: (retour)

«Le 23 j'arrivay à Tadoussac, où estant je me resolus de revenir en France, avec l'advis de Pont-gravé.» (1613, p. 264.)

Note 314: (retour)

Le 10 septembre. En revoyant le texte de l'édition de 1613, on reconnaît aisément que c'est ici une inadvertance. (Voir 1613, p. 265.) Champlain s'embarque, à Tadoussac, dans le vaisseau du capitaine Tibaut de La Rochelle, le 11 d'août, et il arrive à La Rochelle le 10 septembre. L'édition de 1613 renferme de plus les détails de toutes les difficultés qui retinrent l'auteur en France l'année suivante. Ces détails, dans l'édition de 1632, que nous reproduisons ici, forment le chapitre V du livre suivant, et l'auteur y ajoute, entre autres choses, la commission qui lui fut donnée par le comte de Soissons.

Fin du troisiesme Livre.




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