Oeuvres de Champlain
LES VOYAGES
DU SIEUR DE
CHAMPLAIN.
LIVRE QUATRIESME.
Partement de France; & ce qui se passa jusques à nostre arrivée au Sault Sainct Louys.
CHAPITRE PREMIER.
Je partis de Rouen le 5 Mars315 pour aller Honfleur, où je m'embarquay316, & le 7 May j'arrivay à Québec, où je trouvay ceux qui y avoient hyverné en bonne disposition, sans avoir esté malades, lesquels nous dirent que l'hyver n'avoit point esté grand, & que la riviere n'avoit point gelé. Les arbres commençoient aussi à se revestir de fueilles, & les champs à s'esmailler de fleurs.
Le 13, je partis de Québec pour aller au Sault Sainct Louys, où j'arrivay le 21 317. Or n'ayant que deux canaux, je ne pouvois mener avec moy que 199/8554 hommes, entre lesquels estoit un nommé Nicolas de Vignau, le plus impudent menteur qui se soit veu de long temps, comme la suitte de ce discours le fera voir, lequel autrefois avoit hyverné avec les Sauvages, & que j'avois envoyé aux descouvertes les années précédentes. Il me rapporta à son retour à Paris en l'année 1612. qu'il avoit veu la mer du nort. Que la riviere des Algoumequins318 sortoit d'un lac qui s'y deschargeoit, & qu'en 17 journées l'on pouvoit aller & venir du Sault Sainct Louys à ladite mer. Qu'il avoit veu le bris & fracas d'un vaisseau Anglois, qui s'estoit perdu à la coste, où il y avoit 80 hommes qui s'estoient sauvez à terre, que les Sauvages tuèrent, à cause que lesdits Anglois leur vouloient prendre leurs bleds d'Inde, & autres vivres, par force, & qu'il en avoit veu les testes, qu'iceux Sauvages avoient escorchées (selon leur coustume) lesquelles ils me vouloient faire voir, ensemble me donner un jeune garçon Anglois qu'ils m'avoient gardé. Ceste nouvelle m'avoit fort resjouy, pensant avoir trouvé bien prés ce que je cherchois bien loin. Ainsi je le conjuray de me dire la verité, afin d'en advertir le Roy, & luy remonstray que s'il donnoit quelque mensonge à entendre, il se mettoit la corde au col: aussi que si sa relation estoit veritable, il se pouvoit asseurer d'estre bien recompensé. Il me l'asseura encor avec serments plus grands que jamais. Et pour mieux jouer son rolle, il me bailla une relation du pays, qu'il disoit avoir faite au mieux qu'il luy avoit esté possible. L'asseurance donc que je voyois en luy, la simplicité de laquelle se le jugeois 200/856plein, la relation qu'il avoit dressée, le bris & fracas du vaisseau, & les choses cy-devant dites, avoient grande apparence, avec le voyage des Anglois vers Labrador, en l'année 1612. où ils ont trouvé un destroit qu'ils ont couru jusques par le 63 degré de latitude, & 290 de longitude, & ont hyverné par le 53 degré & perdu quelques vaisseaux, comme leur relation en fait foy319. Ces choses me faisans croire son dire véritable, j'en fis dés lors rapport à Monsieur le Chancelier 320; & le fis voir à Messieurs le Mareschal de Brissac, & President Jeanin, & autres Seigneurs de la Cour, lesquels me dirent qu'il falloit que je veisse la chose en personne. Cela fut cause que je priay le sieur Georges, marchand de la Rochelle, de luy donner passage dans son vaisseau, ce qu'il fit volontiers; où estant, il l'interrogea pourquoy il faisoit ce voyage. Et d'autant qu'il luy estoit inutile, il luy demanda s'il esperoit quelque salaire, lequel fit response que non, & qu'il n'en pretendoit d'autre que du Roy, & qu'il n'entreprenoit le voyage que pour me monstrer la mer du nort, qu'il avoit veue, & luy en fit à la Rochelle une déclaration pardevant deux Notaires.
Or comme je prenois congé de tous les Chefs, le our de la Pentecoste321, aux prières desquels je me recommandois, & de tous en général, je luy dis en leur presence, que si ce qu'il m'avoit cy devant dit n'estoit vray, qu'il ne me donnast la peine d'entreprendre le voyage, pour lequel faire, il falloit courir< 201/857plusieurs dangers. Il asseura encores derechef tout ce qu'il avoit dit, au péril de sa vie.
Ainsi nos canaux chargez de quelques vivres, de nos armes & marchandises, pour faire present aux Sauvages, je partis le Lundy 27 May de l'isle de Saincte Heleine, avec quatre François & un Sauvage, & me fut donné un adieu de nostre barque avec quelques coups de petites pièces. Ce jour nous ne fusmes qu'au Sault Sainct Louys, qui n'est qu'une lieue au dessus, à cause du mauvais temps, qui ne nous permit de passer plus outre.
Le 29, nous le passasmes partie par terre, partie par eau, où il nous fallut porter nos canaux, hardes, vivres & armes sur nos espaules, qui n'est pas petite peine à ceux qui n'y sont pas accoustumez: & après l'avoir esloigné deux lieues, nous entrasmes dans un lac322 qui a de circuit environ 12 lieues, où se deschargent 3 rivieres323, l'une venant de l'ouest, du costé des Ochataiguins, esloignez du grand sault de 150 ou 200 lieues: l'autre du sud pays des Hiroquois, de pareille distance: & l'autre vers le nort, qui vient des Algoumequins & Nebicerini, aussi à peu prés de semblable distance. Ceste riviere du nort (suivant le rapport des Sauvages) vient de plus loin 324, & passe par des peuples qui leur sont incogneus, distans environ de 300 lieues d'eux.
Ce lac est remply de belles & grandes isles, qui ne sont que prairies, où il y a plaisir de chasser, la 202/858venaison & le gibbier y estans en abondance, aussi bien que le poisson. Le pays qui l'environne est remply de grandes forests. Nous fusmes coucher à, l'entrée dudit lac, & fismes des barricades, à cause des Hiroquois qui rodent par ces lieux pour surprendre leurs ennemis; & m'asseure que s'ils nous eussent tenu, ils nous eussent fait le mesme traittement; c'est pourquoy toute la nuict nous fismes bon guet. Le lendemain je prins la hauteur de ce lieu, qui est par les 45 degrez 18 minutes de latitude. Sur les trois heures du soir nous entrasmes dans la riviere qui vient du nort, & passasmes un petit sault par terre pour soulager nos canaux, & fusmes à une isle le reste de la nuict en attendant le jour. Le dernier May nous passasmes par un autre lac325 qui a 7 ou 8 lieues de long, & 3 de large, où il y a quelques isles. Le pays d'alentour est fort uny, horsmis en quelques endroits, où il y a des costaux couverts de pins. Nous passasmes un sault, qui Sault de est appellé de ceux du pays Quenechouan326, qui est remply de pierres & rochers, où l'eau y court de grand' vistesse; & nous fallut mettre en l'eau, & traisner nos canaux bord à bord de terre avec une corde. A demie lieue de là nous en passasmes un autre petit à force d'avirons, ce qui ne se fait sans suer, & y a une grande dextérité à passer ces sauts, pour eviter les bouillons & brisans qui les traversent: ce que les Sauvages sont d'une telle adresse, qu'il est impossible de plus, cherchans les destours & lieux plus aisez qu'ils cognoissent à l'oeil.
203/859Le Samedy premier de Juin nous passasmes encor deux autres sauts: le premier contenant demie lieue de long, & le second une lieue, où nous eusmes bien de la peine: car la rapidité du courant est si grande, qu'elle fait un bruit effroyable; & descendant de degré en degré, fait une escume si blanche par tout, que l'eau ne paroist aucunement. Ce sault est semé de rochers, & quelques isles qui sont ça & là, couvertes de pins & cèdres blancs. Ce fut là où nous eusmes de la peine: car ne pouvans porter nos canaux par terre, à cause de l'espoisseur du bois, il nous les falloit tirer dans l'eau avec des cordes, & en tirant le mien, je me pensay perdre, à cause qu'il traversa dans un des bouillons; & si je ne fusse tombé favorablement entre deux rochers, le canot m'entraisnoit, d'autant que je ne peus défaire assez à temps la corde qui estoit entortillée à l'entour de ma main, qui me l'offensa fort, & me la pensa couper. En ce danger je m'escriay à Dieu, & commençay à tirer mon canot, qui me fut renvoyé par le remouil de l'eau qui se fait en ces sauts: & lors estant eschapé je louay Dieu, le priant nous preserver. Nostre Sauvage vint après pour me secourir, mais j'estois hors de danger; & ne se faut estonner si j'estois curieux de conserver nostre canot: car s'il eust esté perdu, il falloit faire estat de demeurer, ou attendre que quelques Sauvages passassent par là, qui est une pauvre attente à ceux qui n'ont dequoy disner, & qui ne sont accoustumez à telle fatigue. Pour nos François, ils n'en eurent pas meilleur marché, & par plusieurs fois pensoient estre perdus: mais la divine bonté nous preserva tous.
204/860Le reste de la journée nous nous reposasmes, ayans assez travaillé.
Nous rencontrasmes le lendemain 15 canaux de Sauvages appellez Quenongebin 327, dans une riviere, ayans passé un petit lac long de 4 lieues, & large de 2, lesquels avoient esté advertis de ma venue par ceux qui avoient passé au sault S. Louis, venans de la guerre des Hiroquois. Je fus fort aise de leur rencontre, & eux aussi, qui s'estonnerent de me voir avec si peu de gens, & avec un seul Sauvage. Après nous estre saluez à la mode du pays, je les priay de ne passer outre, pour leur déclarer ma volonté, & fusmes cabaner dans une isle.
Le lendemain je leur fis entendre que j'estois allé en leur pays pour les voir, & pour m'acquitter de la promesse que je leur avois par cy devant faite; & que s'ils estoient resolus d'aller à la guerre, cela m'agréroit fort, d'autant que j'avois amené des gens à ceste intention, dequoy ils furent fort satisfaits. Et leur ayant dit que je voulois passer outre, pour advertir les autres peuples, ils m'en voulurent destourner, disans qu'il y avoit un meschant chemin, & que nous n'avions rien veu jusques alors. Pour ce je les priay de me donner un de leurs gens pour gouverner nostre deuxiesme canot, & aussi pour nous guider, car nos conducteurs n'y cognoissoient plus rien.
Ils le firent volontiers & en recompense je leur fis un present, & leur baillay un de nos François, le moins necessaire, lequel je renvoyois au sault, avec 205/861une fueille de tablette, dans laquelle, à faute de papier, je faisois sçavoir de mes nouvelles.
Ainsi nous nous separasmes: & continuant nostre routte à mont ladite riviere, en trousasmes une autre fort belle & spacieuse, qui vient d'une nation appellée Ouescharini328, lesquels se tiennent au nort d'icelle, & à 4 journées de l'entrée. Ceste riviere est fort plaisante, à cause des belles isles qu'elle contient, & des terres garnies de beaux bois clairs qui la bordent: & la terre est bonne pour le labourage.
Le 4, nous passasmes proche d'une autre riviere 329 qui vient du nort, où se tiennent des peuples appellez Algoumequins, laquelle va tomber dans le grand fleuve Sainct Laurent, trois lieues aval le Sault Sainct Louys330 qui fait une grande isle contenant prés de 40 lieues, laquelle 331 n'est pas large, mais remplie d'un nombre infiny de sauts, qui sont fort difficiles à passer. Quelquefois ces peuples passent par ceste riviere pour eviter les rencontres de leurs ennemis, sçachans qu'ils ne les recherchent en lieux de il difficile accez.
A l'emboucheure d'icelle il y en a une autre 332 qui vient du sud, où à son entrée il y a une cheutte d'eau admirable: car elle tombe d'une telle impetuosité de 20 ou 25 brasses333 de haut, qu'elle fait une arcade, ayant de largeur prés de 400 pas. Les 206/862Sauvages passent dessouz par plaisir, sans se mouiller, que du poudrin que fait ladite eau. Il y a une isle au milieu de ladite riviere, qui est comme tout le terroir d'alentour, remplie de pins & cèdres blancs. Quand les Sauvages veulent entrer dans la riviere, ils montent la montagne en portant leurs canaux, & font demie lieue par terre. Les terres des environs sont remplies de toute sorte de chasse, qui fait que les Sauvages s'y arrestent plustost. Les Hiroquois y viennent aussi quelquefois les surprendre au passage.
Nous passasmes un sault à une lieue de là, qui est large de demie lieue, & descend de 6 à 7 brasses de haut. Il y a quantité de petites isles, qui ne sont que rochers aspres & difficiles, couverts de meschans petits bois. L'eau tombe à un endroit de telle impetuosité sur un rocher, qu'il s'y est cavé par succession de temps un large & profond bassin: si bien que l'eau courant là dedans circulairement, & au milieu y faisant de gros bouillons, a fait que les Sauvages l'appellent asticou, qui veut dire chaudiere. Ceste cheutte d'eau meine un tel bruit dans ce bassin, que l'on l'entend de plus de deux lieues. Les Sauvages passans par là, font une cérémonie que nous dirons en son lieu. Nous eusmes beaucoup de peine à monter contre un grand courant, à force de rames, pour parvenir au pied dudit sault, où les Sauvages prirent les canaux, & nos François & moy, nos armes, vivres, & autres commoditez, pour passer par l'aspreté des rochers environ un quart de lieue que contient le sault, & aussi tost nous fallut embarquer, puis derechef mettre pied à terre pour 207/863passer par des taillis environ 300 pas; & aprés se mettre en l'eau pour faire passer nos canaux par dessus les rochers aigus, avec autant de peine que l'on sçauroit s'imaginer. Je prins la hauteur du lieu, & trouvay 45 degrez 38 minutes de latitude 334.
Après midy nous entrasmes dans un lac335 ayant 5 lieues de long, & 2 de large, où il y a de fort belles isles remplies de vignes, noyers, & autres arbres agréables: & 10 ou 12 lieues de là amont la riviere nous passasmes par quelques isles remplies de pins. La terre est sablonneuse, & s'y trouve une racine qui teint en couleur cramoisie, de laquelle les Sauvages se peindent le visage, & mettent de petits affiquets à leur usage. Il y a aussi une coste de montagnes du long de ceste riviere, & le pays des environs semble assez fascheux. Le reste du jour nous le passasmes dans une ise fort agréable.
Le lendemain 336 nous continuasmes nostre chemin jusques à un grand sault337, qui contient prés de 3 lieues de large, où l'eau descend comme de 10 ou 12 brasses de haut en talus, & fait un merveilleux bruit. Il est remply d'une infinité d'isles couvertes de pins & de cèdres; & pour le passer il nous fallut resoudre de quitter nostre maïs ou bled d'Inde, & peu d'autres vivres que nous avions, avec les hardes moins necessaires, reservans seulement nos armes & filets, pour nous donner à vivre selon les lieux, & l'heur de la chasse. Ainsi, allégez, nous passasmes 208/864tant à l'aviron, que par terre, en portant nos canaux & armes par ledit sault, qui a une lieue & demie de long, où nos Sauvages qui sont infatigables à ce travail, & accoustumez à endurer telles necessitez, nous soulagerent beaucoup.
Poursuivans nostre routte nous passasmes deux autres sauts, l'un par terre, l'autre à la rame, & avec des perches en debouttant, puis entrasmes dans un lac338 ayant 6 ou 7 lieues de long, où se descharge une riviere 339 venant du sud, où à cinq journées de l'autre riviere il y a des peuples qui y habitent appellez Matououescarini. Les terres d'environ ledit lac sont sablonneuses, & couvertes de pins, qui ont esté presque tous bruslez par les Sauvages. Il y a quelques isles, dans l'une desquelles nous reposasmes, & veismes plusieurs beaux cyprès rouges, les premiers que j'eusse veu en ce pays, desquels je fis une croix, que je plantay à un bout de l'isle, en lieu eminent, & en veue, avec les armes de France, comme j'ay fait aux autres lieux où nous avions posé. Je nommay cette isle, l'isle Ste Croix.
Le 6 nous partismes de ceste isle saincte Croix, où la riviere est large d'une lieue & demie, & ayans fait 8 ou 10 lieues, nous passasmes un petit sault à la rame, & quantité d'isles de différentes grandeurs. Icy nos Sauvages laisserent leurs sacs avec leurs vivres, & les choses moins necessaires, afin d'estre plus légers pour aller par terre, & eviter plusieurs sauts qu'il falloit passer. Il y eut une grande contestation entre nos Sauvages & nostre imposteur, qui affermoit 209/865qu'il n'y avoit aucun danger par les sauts, & qu'il y falloit passer. Nos Sauvages luy dirent, Tu es las de vivre. Et à moy, que je ne le devois croire, & qu'il ne disoit pas vérité. Ainsi ayant remarqué plusieurs fois qu'il n'avoit aucune cognoissance desdits lieux, je suivis l'advis des Sauvages, dont bien m'en print, car il cherchoit des difficultez pour me perdre, ou pour me dégouster de l'entreprise, comme il confessa depuis (dequoy sera parlé cy-aprés). Nous traversasmes donc la riviere à l'ouest, qui couroit au nort, & pris la hauteur de ce lieu, qui estoit par 46° 2/3340 de latitude. Nous eusmes beaucoup de peine à faire ce chemin par terre, estant chargé seulement pour ma part de trois harquebuzes, autant d'avirons, de mon capot, & quelques petites bagatelles. J'encourageois nos gens, qui estoient un peu plus chargez, & plus grevez des mousquites, que de leur charge.
Ainsi après avoir passe quatre petits estangs, & cheminé deux lieues & demie, nous estions tant fatiguez, qu'il nous estoit impossible de passer outre, à cause qu'il y avoit prés de 24 heures que n'avions mangé qu'un peu de poisson rosty, sans autre saulce, car nous avions laisse nos vivres, comme j'ay dit cy-dessus. Nous nous reposasmes sur le bord d'un estang, qui estoit assez agréable, & fismes du feu pour chasser les mousquites qui nous molestoient fort, l'importunité desquelles est si estrange, qu'il est impossible d'en pouoir faire la description. Nous tendismes nos filets pour prendre quelques poissons.
210/866Le lendemain 341 nous passasmes cet estang, qui pouvoit contenir une lieue de long, & puis par terre cheminasmes 3 lieues par des pays difficiles plus que n'allions encor veu, à cause que les vents avoient abbatu des pins les uns sur les autres, qui n'est pas petite incommodité, car il faut passer tantost dessus & tantost dessouz ces arbres. Ainsi nous parvinsmes à un lac342, ayant 6 lieues de long, & 2 de large, fort abondant en poisson, aussi les peuples des environs y font leur pescherie. Prés de ce lac y a une habitation de Sauvages qui cultivent la terre, & recueillent du maïs. Le chef se nomme Nibachis, lequel nous vint voir avec sa troupe, esmerveillé comment nous avions peu passer les sauts & mauvais chemins qu'il y avoit pour parvenir à eux. Et après nous avoir presenté du petum selon leur mode, il commença à haranguer ses compagnons, leur disant; Qu'il falloit que fussions tombez des nues, ne sçachant comment nous avions peu passer, & qu'eux demeurans au pays avoient beaucoup de peine à traverser ces mauvais passages, leur faisant entendre que je venois à bout de tout ce que mon esprit vouloit. Bref qu'il croyoit de moy ce que les autres Sauvages luy en avoient dit. Et sçachans que nous avions faim, ils nous donnèrent du poisson, que nous mangeasmes: & après disné, je leur fis entendre par Thomas mon truchement, l'aise que j'avois de les avoir rencontrez. Que j'estois en ce pays pour les assister en leurs guerres, & que je desirois aller plus avant voir quelques autres Capitaines pour 211/867mesme effect, dequoy ils furent joyeux, & me promirent assistance. Ils me monstrerent leurs jardinages & champs, où il y avoit du maïs. Leur terroir est sablonneux, & pource s'adonnent plus à la chasse qu'au labeur, au contraire des Ochataiguins 343. Quand ils veulent rendre un terroir labourable, ils coupent & bruslent les arbres, & ce fort aisément: car ce ne sont que chesnes & ormes. Le bois bruslé ils remuent un peu la terre, & plantent leur maïs grain à grain, comme ceux de la Floride. Il n'avoit pour lors que 4 doigts de haut.
Continuation. Arrivée vers Tessouat, & le bon accueil qu'il me fit. Façon de leurs cimetières. Les Sauvages me promirent quatre canaux pour continuer mon chemin. Tost après me les refusent. Harangue des Sauvages pour me dissuader mon entreprise, me remonstrans les difficultés. Response à ces difficultés. Tessouat argue mon conducteur de mensonge, & n'avoir esté ou il disoit. Il leur maintint son dire véritable. Je les presse de me donner des canaux. Plusieurs refus. Mon conducteur convaincu de mensonge, & sa confession.
CHAPITRE II.
Nibachis fit équiper deux canaux pour me mener voir un autre Capitaine nommé Tessouat344, qui demeuroit à 8 lieues de luy, sur le bord d'un grand lac345, par où passe la riviere que nous avions laissée qui refuit au nort. Ainsi nous 212/868traversasmes le lac à l'ouest norouest prés de 7 lieues, où ayans mis pied à terre, fismes une lieue au nordest parmy d'assez beaux pays, où il y a de petits sentiers battus, par lesquels on peut passer aisément; & arrivasmes sur le bord de ce lac, où estoit l'habitation de Tessouat, qui estoit avec un autre chef sien voisin, tout estonné de me voir, & nous dit qu'il pensoit que ce fust un songe, & qu'il ne croyoit pas ce qu'il voyoit. De là nous passasmes en une isle346, où leurs cabanes sont assez mal couvertes d'escorces d'arbres, qui est remplie de chesnes, pins & ormeaux, & n'est subjecte aux inondations des eaux, comme sont les autres isles du lac.
Cette isle est forte de scituation: car aux deux bouts d'icelle, & à l'endroit où la riviere se jette dans le lac, il y a des sauts fascheux, & l'aspreté d'iceux la rendent forte, & s'y sont logez pour eviter les courses de leurs ennemis. Elle est par les 47 347 degrez de latitude, comme est le lac, qui a 10 lieues de long 348, & 3 ou 4 de large, abondant en poisson, mais la chasse n'y est pas beaucoup bonne.
Ainsi comme je visitois l'isle, j'apperceus leurs cimetières, où je fus grandement estonné, voyant des sepulchres de forme semblable aux bières, faits de pièces de bois, croisées par en haut, & fichées en terre, à la distance de 3 pieds ou environ. Sur les croisées en haut ils y mettent une grosse pièce de bois, & au devant une autre tout debout, dans laquelle est gravé grossierement (comme il est bien croyable) la figure de celuy ou celle qui y est enterré.
213/869Si c'est un homme, ils y mettent une rondache, une espée emmanchée à leur mode, une masse, un arc, & des flesches. S'il est capitaine, il aura un pennache sur la teste, & quelque autre bagatelle ou joliveté. Si un enfant, ils luy baillent un arc & une flesche. Si une femme, ou fille, une chaudière, un pot de terre, une cueillier de bois, & un aviron. Tout le tombeau a de longueur 6 ou 7 pieds pour le plus grand, & de largeur 4, les autres moins. Ils sont peints de jaulne & rouge, avec plusieurs ouvrages aussi délicats que le tombeau. Le mort est ensevely dans sa robbe de castor, ou d'autres peaux, desquelles il se servoit en sa vie, & luy mettent toutes ses richesses auprès de luy, comme haches, couteaux, chaudières, & aleines, afin que ces choses luy servent au pays où il va: car ils croyent l'immortalité de l'âme, comme j'ay dit autre part349. Ces sepulchres de ceste façon ne se font qu'aux guerriers, car aux autres ils n'y mettent non plus qu'ils font aux femmes, comme gens inutiles, aussi s'en retrouve-il peu entr'eux.
Après avoir consideré la pauvreté de ceste terre, je leur demanday comment ils s'amusoient à cultiver un si mauvais pays, veu qu'il y en avoit de beaucoup meilleur qu'ils laissoient desert & abandonné, comme le Sault Sainct Louys. Ils me respondirent qu'ils en estoient contraints, pour se mettre en seureté, & que l'aspreté des lieux leur servoit de boulevart contre leurs ennemis: Mais que si je voulois faire une habitation de François au Sault Sainct Louys, comme j'avois promis, qu'ils quitteroient 214/870leur demeure pour se venir loger prés de nous, estans asseurez que leurs ennemis ne leur feroient point de mal pendant que nous serions avec eux. Je leur dis que ceste année nous ferions, les préparatifs de bois & pierres, pour l'année suivante faire un fort, & labourer ceste terre. Ce qu'ayans entendu, ils firent un grand cry en signe d'applaudissement. Ces propos finis, je priay tous les Chefs et principaux d'entr'eux, de se trouver le lendemain en la grand'terre, en la cabane de Tessouat, lequel me vouloit faire Tabagie, & que la je leur dirois mes intentions, ce qu'ils me promirent, & dés lors envoyerent convier leurs voisins pour s'y trouver.
Le lendemain350 tous les conviez vinrent avec chacun son escuelle de bois, & sa cueillier, lesquels sans ordre ny cérémonie s'assirent contre terre dans la cabane de Tessouat, qui leur distribua une maniere de bouillie faite de maïs, escrazé entre deux pierres, avec de la chair & du poisson, coupez par petits morceaux, le tout cuit ensemble sans sel. Ils avoient aussi de la chair rostie sur les charbons, & du poisson bouilly à part, qu'il distribua aussi. Et pour mon regard, d'autant que je ne voulois point de leur bouillie, à cause qu'ils cuisinent fort salement, je leur demanday du poisson & de la chair, pour l'accommoder à ma mode, qu'ils me donnèrent. Pour le boire, nous avions de belle eau claire. Tessouat qui faisoit la Tabagie, nous entretenoit sans manger, suivant leur coustume.
La Tabagie faite, les jeunes hommes qui n'assistent pas aux harangues & conseils, & qui aux Tabagies 215/871demeurent à la porte des cabanes, sortirent, & puis chacun de ceux qui estoient demeurez commença à garnir son petunoir, & m'en presenterent les uns & les autres, & employasmes une grande demie heure à cet exercice, sans dire un seul mot, selon leur coustume.
Après avoir parmy un si long silence amplement petuné, je leur fis entendre par mon truchement que le sujet de mon voyage n'estoit autre, que pour les asseurer de mon affection, & du desir que j'avois de les assister en leurs guerres, comme j'avois fait auparavant. Que ce qui m'avoit empesché l'année dernière de venir, ainsi que je leur avois promis, estoit que le Roy m'avoit occupé en d'autres guerres, mais que maintenant il m'avoit commandé de les visiter, & les asseurer de ces choses, & que pour cet effect j'avois nombre d'hommes au sault Sainct Louys. Que je m'estois venu promener en leur pays pour recognoistre la fertilité de la terre, les lacs, rivieres & mer, qu'ils m'avoient dit estre en leur pays. Que je desirois voir une nation distante de 8 journées d'eux, nommée Nebicerini, pour les convier aussi à la guerre; & pource je les priay de me donner 4 canaux, avec 8 Sauvages, pour me conduire esdites terres. Et d'autant que les Algoumequins ne sont pas grands amis des Nebicerini 351, ils sembloient m'escouter avec plus grande attention.
Mon discours achevé, ils commencèrent derechef à petuner, & à deviser tout bas ensemble touchant mes propositions: puis Tessouat pour tous print la parole, & dit; Qu'ils m'avoient tousjours recogneu 216/872affectionné en leur endroit, qu'aucun autre François qu'ils eussent veu. Que les preuves qu'ils en avoient eues par le passe, leur facilitoient la croyance pour l'advenir. De plus, que je monstrois bien estre leur amy, en ce que j'avois passé tant de hazards pour les venir voir, & pour les convier à la guerre, & que toutes ces choses les obligeoient à me vouloir du bien comme à leurs propres enfans. Que toutesfois l'année dernière je leur avois manqué de promesse, & que 200 Sauvages estoient venus au sault, en intention de me trouver, pour aller à la guerre, & me faire des presens; & ne m'ayans trouvé, furent fort attristez, croyans que je fusse mort, comme quelques-uns leur avoient dit: aussi que les François qui estoient au sault ne les voulurent assister à leurs guerres, & qu'ils furent mal traittez par aucuns, de sorte qu'ils avoient resolu entr'eux de ne plus venir au sault352, & que cela les avoit occasionnez (n'esperans plus de me voir) d'aller à la guerre seuls, comme de faict 200 des leurs y estoient allez. Et d'autant que la plus-part des 217/873guerriers estoient absents, ils me prioient de remettre la partie à l'année suivante, & qu'ils feroient sçavoir cela à tous ceux de la contrée. Pour ce qui estoit des quatre canaux que je demandois, ils me les accordèrent, mais avec grandes difficultez, me disans qu'il leur desplaisoit fort de telle entreprise, pour les peines que j'y endurerois. Que ces peuples estoient sorciers, & qu'ils avoient fait mourir beaucoup de leurs gens par sort & empoisonnemens, & que pour cela ils n'estoient amis. Au surplus, que pour la guerre je n'avois affaire d'eux, d'autant qu'ils estoient de petit coeur, me voulans destourner, avec plusieurs autres propos sur ce sujet.
Ce passage nous fait voir combien Pont-Gravé et Champlain avaient raison de cultiver tous ces peuples. Comment, en effet, établir solidement une colonie dans un pays aussi éloigné, avec si peu de moyens, si l'on ne commençait par s'assurer l'amitié des nations indigènes? si l'on ne cherchait à s'en faire des alliés, en les secourant même contre leurs ennemis, afin de pouvoir explorer le pays, en bien connaître toutes les ressources, et les avantages qu'il pouvait offrir soit au commerce, soit à la colonisation et à la culture des terres? Voilà ce qui explique la plupart des démarches de Champlain, dans ses rapports avec les sauvages du Canada. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que nos historiens modernes n'aient pas mieux saisi les motifs de sa conduite, quand il prend la peine de les donner lui-même en cent endroits différents, et surtout au commencement de son expédition de 1615: «Surquoy ledit sieur du Pont, & moy, advisames qu'il estoit tres-necessaire de les assister, tant pour les obliger d'avantage à nous aymer, que pour moyenner la facilité de mes entreprises & descouvertures, qui ne se pouvoient faire en apparence que par leur moyen, & aussi que cela leur seroit comme un acheminement, & préparation, pour venir au Christianisme, en faveur dequoy je me resolu d'y aller recognoistre leurs pais, & les assister en leurs guerres, afin de les obliger à me faire veoir ce qu'ils m'avoient tant de fois promis.» (1619, p. 14, 15.—Voir de plus 1603, p. 7, 8; 1613, p. 173, 175-178, 208, 220, 257, 260, 264, 290, 291.)
Moy d'autre-part qui n'avois autre desir que de voir ces peuples, & faire amitié avec eux, pour voir la mer du nort, facilitois leurs difficultez, leur disant, qu'il n'y avoit pas loin jusques en leurs pays. Que pour les mauvais partages, ils ne pouvoient estre plus fascheux que ceux que j'avois passé par cy-devant: & pour le regard de leurs sortileges, qu'ils n'auroient aucune puissance de me faire tort, & que mon Dieu m'en preserveroit. Que je cognoissois aussi leurs herbes, & par ainsi je me garderois d'en manger. Que je les voulois rendre ensemble bons amis, & leur ferois des presens pour cet effect, m'asseurant qu'ils feroient quelque chose pour moy. Avec ces raisons, ils m'accordèrent, comme j'ay dit, ces quatre canaux, dequoy je fus fort joyeux, oubliant toutes les peines passées, sur l'esperance que j'avois de voir ceste mer tant desirée.
Pour passer le reste du jour, je me fus proumener par les jardins, qui n'estoient remplis que de quelques 218/874citrouilles, phasioles, & de nos pois, qu'ils commencent à cultiver, où Thomas mon truchement, qui entendoit fort bien la langue, me vint trouver pour m'advertir que ces Sauvages, après que je les eus quittez, avoient songé que si j'entreprenois ce voyage, que je mourrois, & eux aussi, & qu'ils ne me pouvoient bailler ces canaux promis, d'autant qu'il n'y avoit aucun d'entr'eux qui me voulust conduire, mais que je remisse ce voyage à l'année prochaine, & qu'ils m'y meneroient en bon équipage, pour se défendre d'iceux, s'ils leur vouloient mal faire, pource qu'ils sont mauvais.
Ceste nouvelle m'affligea fort, & soudain m'en allay les trouver, & leur dis, que je les avois jusques à ce jour estimez hommes, & véritables, & que maintenant ils se monstroient enfans & mensongers, & que s'ils ne vouloient effectuer leurs promesses, ils ne me feroient paroistre leur amitié. Toutesfois que s'ils se sentoient incommodez de quatre canaux, qu'ils ne m'en baillassent que deux, & 4 Sauvages seulement.
Ils me representerent derechef la difficulté des passages, le nombre des sauts, la meschanceté de ces peuples, & que c'estoit pour crainte qu'ils avoient de me perdre qu'ils me faisoient ce refus. Je leur fis response, que j'estois fasché de ce qu'ils se monstroient si peu mes amis, & que je ne l'eusse jamais creu. Que j'avois un garçon (leur monstrant mon imposteur) qui avoit esté dans leur pays, & n'avoit recogneu toutes les difficultez qu'ils faisoient, ny trouvé ces peuples si mauvais qu'ils disoient. Alors ils commencèrent à le regarder, & specialement 219/875Tessouat vieux Capitaine, avec lequel il avoit hyverné, & l'appellant par son nom, luy dit en son langage: Nicolas, est-il vray que tu as dit avoir esté aux Nebicerini? Il fut long temps sans parler, puis il leur dit en leur langue, qu'il parloit aucunement, Ouy, j'y ay esté. Aussi tost ils le regardèrent de travers, & se jettans sur luy, comme, s'ils l'eussent voulu manger ou deschirer, firent de grands cris, & Tessouat luy dit: Tu es un asseuré menteur: tu sçais bien que tous les soirs tu couchois à mes costez avec mes enfans, & tous les matins tu t'y levois: si tu as esté vers ces peuples, c'a esté en dormant. Comment as tu esté si impudent d'avoir donné à entendre à ton chef des mensonges, & si meschant de vouloir hazarder sa vie parmy tant de dangers? tu es un homme perdu, & te devroit faire mourir plus Cruellement que nous ne faisons nos ennemis. je ne m'estonne pas s'il nous importunoit tant sur l'asseurance de tes paroles. A l'heure je luy dis qu'il eust à respondre, & que s'il avoit esté en ces terres qu'il en donnast des enseignemens pour me le faire croire, & me tirer de la peine où il m'avoit mis, mais il demeura muet & tout esperdu. Alors je le tiray à l'escart des Sauvages, & le conjuray de me déclarer s'il avoit veu ceste mer, & s'il ne l'avoit veue, qu'il me le dist. Derechef avec juremens il afferma tout ce qu'il avoit par cy-devant dit, & qu'il me le feroit voir, si ces Sauvages vouloient bailler des canaux.
Sur ces discours Thomas me vint advertir que les Sauvages de l'isle envoyoient secrettement un canot aux Nebicerini, pour les advertir de mon arrivée.
220/876Et pour me servir de l'occasion, je fus trouver lesd. Sauvages, pour leur dire que j'avois songé ceste nuict qu'ils vouloient envoyer un canot aux Nebicerini, sans m'en advertir; dequoy j'estois adverty, veu qu'ils sçavoient que j'avois volonté d'y aller. A quoy ils me firent response, disans que je les offensois fort, en ce que je me fiois plus à un menteur, qui me vouloit faire mourir, qu'à tant de braves Capitaines qui estoient mes amis, & qui cherissoient ma vie. Je leur repliquay, que mon homme (parlant de nostre imposteur) avoit esté en ceste contrée avec un des parens de Tessouat, & avoit veu la mer, le bris & fracas d'un vaisseau Anglois, ensemble 80 testes que les Sauvages avoient, & un jeune garçon Anglois qu'ils tenoient prisonnier, dequoy ils me vouloient faire present.
Ils s'escrierent plus que devant, entendans parler de la mer, des vaisseaux, des testes des Anglois, & du prisonnier, qu'il estoit un menteur, & ainsi le nommèrent-ils depuis, comme la plus grande injure qu'ils luy eussent peu faire, disans tous ensemble qu'il le falloit faire mourir, ou qu'il dist celuy avec lequel il y avoit esté, & qu'il declarast les lacs, rivieres & chemins par lesquels il avoit passé. A quoy il fit response, qu'il avoit oublié le nom du Sauvage, combien qu'il me l'eust nommé plus de vingt fois, & mesme le jour de devant. Pour les particularitez du pays, il les avoit descrites dans un papier qu'il m'avoit baillé. Alors je presentay la carte, & la fis interpréter aux Sauvages, qui l'interrogèrent sur icelle: à quoy il ne sit response, ains par son morne silence manifesta sa meschanceté.
221/877Mon esprit voguant en incertitude, je me retiray à part, & me representay les particularitez du voyage des Anglois cy-devant dites, & les discours de nostre menteur estre assez conformes; aussi qu'il y avoit peu d'apparence que ce garçon eust inventé tout cela, & qu'il n'eust voulu entreprendre le voyage: mais qu'il estoit plus croyable qu'il avoit veu ces choses, & que son ignorance ne luy permettoit de respondre aux interrogations des Sauvages: joint aussi que si la relation des Anglois est véritable, il faut que la mer du nort ne soit pas esloignée de ces terres de plus de 100 lieues de latitude: car j'estois souz la hauteur de 47 degrez de latitude, & 296 de longitude353: mais il se peut faire que la difficulté de passer les sauts, l'aspreté des montagnes remplies de neiges, soit cause que ces peuples n'ont aucune cognoissance de ceste mer: bien m'ont-ils tousjours dit, que du pays des Ochataiguins il n'y a que 35 ou 40 tournées jusques à la mer qu'ils voyent en 3 endroits, ce qu'ils m'ont encores asseuré ceste année: mais aucun ne m'a parlé de ceste mer du nort, que ce menteur, qui m'avoit fort resjouy à cause de la briefveté du chemin.
Or comme ce canot s'apprestoit, je le fis appeller devant ses compagnons, & en luy representant tout ce qui s'estoit passé, je luy dis qu'il n'estoit plus question de dissimuler, & qu'il falloit dire s'il avoit veu les choses dites, ou non. Que je me voulois servir de la commodité qui se presentoit. Que j'avois oublié tout ce qui s'estoit passé: mais que si je passois plus outre, je le ferois pendre & estrangler.
222/878Après avoir songé à luy, il se jetta à genoux, & me demanda pardon, disant, que tout ce qu'il avoit dit, tant en France, qu'en ce pays, touchant ceste mer, estoit faux. Qu'il ne l'avoit jamais veue, & qu'il n'avoit pas esté plus avant que le village de Tessouat; & avoit dit ces choses pour retourner en Canada. Ainsi transporté de colère je le fis retirer, ne le pouvant plus voir devant moy, donnant charge à Thomas de s'enquérir de tout particulièrement: auquel il acheva de dire qu'il ne croyoit pas que je deusse entreprendre le voyage, à cause des dangers, croyant que quelque difficulté se pourroit presenter, qui m'empescheroit de passer, comme celle de ces Sauvages, qui ne me vouloient bailler des canaux: ainsi que l'on remettroit le voyage à une autre année, & qu'estant en France, il auroit recompense pour sa descouverture, & que si je le voulois laisser en ce pays, qu'il iroit tant qu'il la trouveroit, quand il y devroit mourir. Ce sont ses paroles, qui me furent rapportées par Thomas, qui ne me contenterent pas beaucoup, estant esmerveillé de l'effronterie & meschanceté de ce menteur: ne pouvant m'imaginer comment il avoit forgé ceste imposture, sinon qu'il eust ouy parler du voyage des Anglois cy mentionné, & que sur l'esperance d'avoir quelque recompense comme il disoit, il avoit en la témérité de mettre cela en avant.
Peu de temps après je fus advertir les Sauvages, à mon grand regret, de la malice de ce menteur, & qu'il m'avoit confessé la vérité, dequoy ils furent joyeux, me reprochans le peu de confiance que j'avois en eux, qui estoient Capitaines, mes amis, qui 223/879disoient tousjours vérité, & qu'il falloit faire mourir ce menteur, qui estoit grandement malicieux, me disans: Ne vois-tu pas qu'il t'a voulu faire mourir? donne le nous, & nous te promettons qu'il ne mentira jamais. Comme je veis qu'eux & leurs enfans crioient tous après luy, je leur défendis de luy faire aucun mal, & aussi d'empescher leurs enfans de ce faire, d'autant que je le voulois remener au sault pour luy faire faire son rapport, & qu'estant là, j'adviserois ce que j'en ferois.
Mon voyage estant achevé par ceste voye, & sans aucune esperance de voir la mer de ce costé là, sinon par conjecture, le regret de n'avoir mieux employé le temps me demeura, avec les peines & travaux qu'il me fallut tollerer patiemment. Si je me fusse transporté d'un autre costé, suivant la relation des Sauvages, j'eusse esbauché une affaire qu'il fallut remettre à une autre fois.
N'ayant pour l'heure autre desir que de m'en revenir, je conviay les Sauvages de venir au Sault Sainct Louis, où ils recevroient bon traittement, ce qu'ils firent sçavoir à tous leurs voisins.
Avant que partir, je fis une croix de cedre blanc, laquelle je plantay sur le bord du lac en un lieu eminent, avec les armes de France, & priay les Sauvages la vouloir conserver, comme aussi celles qu'ils trouveroient du long des chemins où nous avions passé. Ils me promirent ainsi le faire, & que je les retrouverois quand je retournerois vers eux.
Nostre retour au Sault. Fausse alarme. Cérémonie du sault de la Chaudière. Confession de nostre menteur devant un chacun. Nostre retour en France.
CHAPITRE III.
Le 10 Juin je prins congé de Tessouat, auquel je fis quelques presens, & luy promis, si Dieu me conservoit en santé, de venir l'année prochaine en équipage, pour aller à la guerre: & luy me promit d'assembler grand peuple pour ce temps là, disant, que je ne verrois que Sauvages, & armes, qui me donneroient contentement; & me bailla son fils pour me faire compagnie. Ainsi nous partismes avec 4354 canaux, & passasmes par la riviere que nous avions laissée, qui court au nort355, où nous mismes pied à terre pour traverser des lacs 356. En chemin nous rencontrasmes 9 grands canaux de Ouescharini, avec 40 hommes forts & puissans, qui venoient aux nouvelles qu'ils avoient eues; & d'autres que rencontrasmes aussi, qui faisoient ensemble 60 canaux, & 20 autres qui estoient partis devant nous, ayans chacun assez de marchandises.
Nous passasmes six ou sept sauts depuis l'isle des Algoumequins357 jusques au petit sault, pays fort desagreable. Je recogneus bien que si nous fussions venus par là, que nous eussions eu beaucoup plus de peine, & mal-aisément eussions nous passé: & ce n'estoit sans raison que les Sauvages contestoient 225/881contre nostre menteur, qui ne cherchoit qu'à me perdre.
Continuant nostre chemin dix ou douze lieues au dessouz l'isle des Algoumequins, nous posasmes dans une isle fort agréable, remplie de vignes & noyers, où nous fismes pescherie de beau poisson. Sur la minuict arriva deux canaux qui venoient de la pesche plus loin, lesquels rapportèrent avoir veu quatre canaux de leurs ennemis. Aussi tost on depescha trois canaux pour les recognoistre, mais ils retournèrent sans avoir rien veu. En ceste asseurance chacun print le repos, excepté les femmes, qui se resolurent de passer la nuict dans leurs canaux, ne se trouvans asseurées à terre. Une heure avant le jour un Sauvage songeant que les ennemis le chargeoient, se leva en sursault, & se print à courir vers l'eau pour se sauver, criant, On me tue. Ceux de sa bande s'esveillerent tout estourdis; & croyans estre poursuivis de leurs ennemis se jetterent en l'eau, comme aussi fit un de nos François, qui croyoit qu'on l'assommast. A ce bruit nous autres qui estions esloignez, fusmes aussi tost esveillez, & sans plus s'enquérir accourusmes vers eux. Mais les voyans en l'eau errans ça & là, estions fort estonnez, ne les voyans poursuivis de leurs ennemis, ny en estat de se défendre. Après que j'eus enquis nostre François de la cause de ceste émotion, & m'avoir raconté comme cela estoit arrivé, tout se passa en risée & moquerie.
En continuant nostre chemin, nous parvinsmes au sault de la Chaudière, où les Sauvages firent la ceremonie accoustumée, qui est telle. Après avoir 226/882porté leurs canaux au bas du sault, ils s'assemblent en un lieu, où un d'entr'eux avec un plat de bois va faire la queste, & chacun d'eux met dans ce plat un morceau de petum. La queste faite, le plat est mis au milieu de la troupe, & tous dancent à l'entour, en chantant à leur mode: puis un des Capitaines fait une harangue, remonstrant que dés long temps ils ont accoustumé de faire telle offrande, & que par ce moyen ils sont garentis de leurs ennemis: qu'autrement il leur arriveroit du mal-heur, ainsi que leur persuade le diable, & vivent en ceste superstition, comme en plusieurs autres, comme nous avons dit ailleurs. Cela fait, le harangueur prend le plat, & va jetter le petum au milieu de la chaudière, & font un grand cry tous ensemble. Ces pauvres gens sont si superstitieux, qu'ils ne croiroient pas faire bon voyage, s'ils n'avoient fait ceste cérémonie en ce lieu, d'autant que leurs ennemis les attendent à ce passage, n'osans pas aller plus avant à cause des mauvais chemins, & les surprennent là quelquefois.
Le lendemain nous arrivasmes à une isle qui est à l'entrée du lac, distante du grand sault Sainct Louis de 7 à 8 lieues, où reposans la nuict, nous eusmes une autre alarme, les sauvages croyans avoir veu des canaux de leurs ennemis: ce qui leur fit faire plusieurs grands feux, que je leur fis esteindre leur remonstrant l'inconvenient qui en pouvoit arriver, sçavoir, qu'au lieu de se cacher, ils se manifestoient.
Le 17 Juin nous arrivasmes au Sault Sainct Louys, où je leur fis entendre que je ne desirois pas qu'ils traittassent aucunes marchandises que je ne leur 227/883eusse permis 358, & que pour des vivres je leur en ferois bailler si tost que serions arrivez; ce qu'ils me promirent, disans qu'ils estoient mes amis. Ainsi poursuivant nostre chemin, nous arrivasmes aux barques, & fusmes saluez de quelques canonades, dequoy quelques uns de nos Sauvages estoient joyeux, & d'autres fort estonnez, n'ayans jamais ouy telle musique. Ayans mis pied à terre, Maisonneufve me vint trouver, avec le passeport de Monseigneur le Prince. Aussi tost que je l'eus veu, je le laissay luy & les siens jouir du bénéfice d'iceluy, comme nous autres, & fis dire aux Sauvages qu'ils pouvoient traitter le lendemain.
On se demande pourquoi cette défense, quand Champlain lui-même les a engagés à venir à la traite: c'est que, comme il est dit dans l'édition de 1613, «L'Ange était venu au-devant de l'auteur, dans un canot, pour l'avertir que le sieur de Maisonneuve, de Saint-Malo, avait apporté un passe-port de Monseigneur le Prince pour trois vaisseaux.» (1613, p. 322.)
Ayant raconté à tous ceux de la barque 359 les particularitez de mon voyage, & la malice de nostre menteur, ils furent fort estonnez, & les priay de s'assembler, afin qu'en leur presence, des Sauvages, & de ses compagnons, il declarast sa meschanceté; ce qu'ils firent volontiers. Ainsi estans assemblez, ils le firent venir, & l'interrogèrent pourquoy il ne m'avoit monstré la mer du nort, comme il m'avoit promis. Il leur fit response, qu'il avoit promis une chose impossible, d'autant qu'il n'avoit jamais veu cette mer: mais que le desir de faire le voyage luy avoit fait dire cela, aussi qu'il ne croyoit que je le deusse entreprendre. Parquoy les prioit luy vouloir pardonner, comme il fit à moy, confessant avoir grandement failly: mais que si je le voulois laisser 228/884au pays, qu'il feroit tant qu'il repareroit la faute, verroit ceste mer, & en rapporteroit certaines nouvelles l'année suivante. Pour quelques considerations je luy pardonnay, à ceste condition 360.
Après que les Sauvages eurent traitté leurs marchandises, & qu'ils eurent resolu de s'en retourner, je les priay de mener avec eux deux jeunes hommes pour les entretenir en amitié, leur faire voir le pays, & les obliger à les ramener, dont ils firent grande difficulté, me representans la peine que m'avoit donné nostre menteur, craignans qu'ils me feroient de faux rapports, comme il avoit fait. Je leur fis response, que s'ils ne les vouloient emmener ils n'estoient pas mes amis, & pour ce ils s'y resolurent.
Pour nostre menteur, aucun de ces Sauvages n'en voulut, pour prière que je leur fis, & le laissasmes à la garde de Dieu.
Voyant n'avoir plus rien à faire en ce pays, je me resolus de passer en France, & arrivasmes à Tadoussac le 6 Juillet.
Le 8 Aoust361 le temps se trouva propre, qui nous en fit partir, & le 26 du mesme mois 362 nous arrivasmes à Sainct Malo.
L'Autheur va trouver le Sieur de Mons, qui luy commet la charge d'entrer en la societé. Ce qu'il remonstre à Monsieur le Comte de Soissons. Commission qu'il luy donne. L'Autheur s'addresse à Monsieur le Prince qui le prend en sa protection.
CHAPITRE IIII.363
Aprés mon retour en France 364, je fus trouver le Sieur de Mons à Pons en Xainctonge, d'où il estoit gouverneur, auquel je fis entendre le succez de toute l'affaire, & le remède qu'il y falloit apporter. Il trouva bon tout ce que je luy en dis; & es affaires ne luy pouvant permettre de venir en Cour, il m'en commit la poursuitte, & m'en laissa toute la charge, avec procuration d entrer en ceste societé, de telle somme que j'adviserois bon estre pour luy. Estant arrivé en Cour, j'en dressay des mémoires, lesquels je communiquay à feu Monsieur le President Jeannin, qui les trouva tres-justes, & m'encouragea à la poursuitte, & mesmes voulut me faire ceste faveur que de se charger desdits mémoires, pour les faire voir au Conseil. Et voyant bien que ceux qui aimeroient à pescher en eau trouble trouveroient ces reglemens fascheux, & recercheroient 230/886les moyens de l'empescher, comme ils avoient fait par le passé, il me sembla à propos de me jetter entre les bras de quelque grand, du quel l'auctorité peust repousser l'envie.
En 1611. (Voir 1613, p. 284.) L'auteur semble avoir voulu, dans ce chapitre, faire comme un résumé de toutes les difficultés qu'il fallut surmonter depuis que les associés de M. de Monts «ne voulurent plus continuer en l'association, pour n'avoir point de commission qui pût empêcher un chacun d'aller en ces nouvelles découvertures négocier avec les habitants du pays» (1613, p. 266). Mais pour avoir une idée complète de ce qui se passa alors, il faut rapprocher de ce passage les suivants: 1613, p. 265-7, 283-7; 1619, p. 2, 108, 112.
Ayant eu cognoissance avec feu Monseig. le Comte de Soissons (Prince pieux & affectionné en toutes vertueuses & sainctes entreprises) par l'entremise de quelques miens amis qui estoient de son conseil, je luy monstray l'importance de l'affaire, le moyen de la régler, le mal que le désordre avoit apporté par le passé, & apporteroit une ruine totale, au grand deshonneur du nom François, si Dieu ne suscitoit quelqu'un qui le voulust relever. Comme il fut instruit de toute l'affaire, il veit la carte du pays, & me promit souz le bon plaisir du Roy d'en prendre la protection. Cependant monsieur le President Jeanin fait voir les articles à Messeig. du Conseil, par lesquels nous demandions à sa Majesté qu'il luy pleust nous donner mond. Seigneur le Comte pour protecteur. Ce qui fut accordé par nosdits Seigneurs de son Conseil; lequel renvoya neantmoins les articles à feu Monseig. le Duc d'Anville, Pair & Admiral de France, qui approuva grandement ce dessein, promettant d'y apporter tout ce qu'il pourroit du sien en faveur de ceste entreprise. Comme j'estois sur le point de faire publier les patentes de sa Commission 365 par tous les ports & havres du Royaume, & m'ayant honoré de sa Lieutenance, pour faire telle societé qui me sembleroit bonne, ainsi qu'il se voit par sad. Commission 231/887icy insérée, une griesve maladie surprit mond. Seigneur à Blandy, dont il mourut366, qui recula ceste affaire; ausquelles choses nos envieux n'avoient osé attenter, jusques après sa mort, qu'ils pensoient que tout fust décheu.
CHARLES DE BOURBON Comte de Soissons, Pair & grand Maistre de France, Gouverneur pour le Roy és pays de Normandie & Dauphiné, & son Lieutenant général au pays de la nouvelle France. A tous ceux qui ces presentes Lettres verront, Salut. Sçavoir faisons à tous qu'il appartiendra, que pour la bonne & entière confiance que nous avons de la personne du Sieur Samuel de Champlain, Capitaine ordinaire pour le Roy en la marine, & de ses sens, suffisance, practique & expérience au faict de la marine, & bonne diligence, cognoissance qu'il a audit pays, pour les diverses négociations, voyages & fréquentations qu'il y a faits, & en autres lieux circonvoisins d'iceluy: A iceluy Sieur de Champlain pour ces causes, & en vertu du pouvoir à nous donné par sa Majesté, Avons commis, ordonné & député, commettons, ordonnons & députons par ces presentes, nostre Lieutenant, pour representer nostre personne audit pays de la nouvelle France: & pour cet effect luy avons ordonné d'aller se loger avec tous ses gens, au lieu appelle Québec, estant dedans le fleuve Sainct Laurent, autrement appellé 232/888la grande riviere de Canada audit pays de la nouvelle France: & audit lieu, & autres endroits que ledit Sieur de Champlain advisera bon estre, y faire construire & bastir tels autres forts & forteresses qui luy sera besoin & necessaire pour sa conservation, & de sesdits gens, lequel fort, ou forts, nous gardera à son pouvoir: pour audit lieu de Québec, & autres endroits en l'estendue de nostre pouvoir, & tant & si avant que faire se pourra, establir, estendre, & faire cognoistre le nom, puissance, & autorité de sa Majesté, & à icelle assubjectir, souz-mettre, & faire obéir tous les peuples de ladite terre, & les circonvoisins d'icelle, & par le moyen de ce, & de toutes autres voyes licites, les appeller, faire instruire, provoquer & esmouvoir à la cognoissance & service de Dieu, & à la lumière de la foy & Religion Catholique, Apostolique & Romaine, la y establir, & en l'exercice & profession d'icelle maintenir, garder & conserver lesdits lieux souz l'obeissance & auctorité de sad. Majesté. Et pour y avoir égard & vacquer avec plus d'asseurance, Nous avons en vertu de nostredit pouvoir, permis audit Sieur de Champlain commettre, establir, & constituer tels Capitaines & Lieutenans que besoin sera. Et pareillement commettre des Officiers pour la distribution de la justice, & entretien de la police, reglemens & ordonnances, traitter, contracter à mesme effect, paix, alliance, & confédération, bonne amitié, correspondance & communication avec lesdits peuples, & leurs Princes, ou autres ayans pouvoir & commandement sur eux, entretenir, garder, & 233/889soigneusement conserver les traittez & alliances dont il conviendra avec eux, pourveu qu'ils y satisfacent de leur part. Et à ce default, leur faire guerre ouverte, pour les contraindre & amener à telle raison qu'il jugera necessaire, pour l'honneur, obeissance, & service de Dieu, & l'establissement, manutention & conservation de l'authorité de sadite Majesté parmy eux; du moins pour vivre, demeurer, hanter, & fréquenter avec eux en toute asseurance, liberté, fréquentation, & communication, y négocier & trafiquer amiablement & paisiblement: faire faire à ceste fin les descouvertures & recognoissances desdites terres, & notamment depuis ledit lieu appellé Québec, jusques & si avant qu'il se pourra estendre au dessus d'icelui, dedans les terres & rivieres qui se deschargent dedans ledit fleuve Sainct Laurent, pour essayer de trouver le chemin facile pour aller par dedans ledit païs au païs de la Chine & Indes Orientales, ou autrement, tant & si avant qu'il se pourra, le long des costes, & en la terre ferme: faire soigneusement rechercher & recognoistre toutes sortes de mines d'or, d'argent, cuivre, & autres métaux, & minéraux; les faire faire fouiller, tirer, purger, & affiner, pour estre convertis, & en disposer selon & ainsi qu'il est prescript par les Edicts & Reglemens de sa Majesté, & ainsi que par nous sera ordonné. Et où led. Sieur de Champlain trouveroit des François, & autres, trafiquans, negocians, & communiquans avec les Sauvages, & peuples estans depuis led. lieu de Québec, & au dessus d'iceluy, comme dessus est 234/890dit, & qui n'ont esté reservez par sa Majesté, Luy avons permis & permettons s'en saisir & apprehender, ensemble leurs vaisseaux, marchandises, & tout ce qui s'y trouvera à eux appartenant, & iceux faire conduire & amener en France és havres de nostre Gouvernement de Normandie, és mains de la justice, pour estre procédé contre eux selon la rigueur des Ordonnances Royaux, & ce qui nous a esté accordé par sad. Majesté: Et ce faisant, gerer, négocier, & se comporter par led. Sieur de Champlain en la fonction de lad. charge de nostre Lieutenant, pour tout ce qu'il jugera estre à l'advancement desd. conqueste & peuplement: Le tout, pour le bien, service, & authorité de sad. Majesté, avec mesme pouvoir, puissance & authorité que nous ferions si nous y estions en personne, & comme si le tout y estoit par exprés & plus particulièrement specifié & déclaré. Et outre tout ce que dessus, Avons audit Sieur de Champlain permis & permettons d'associer & prendre avec luy telles personnes, & pour telles sommes de deniers qu'il advisera bon estre pour l'effect de nostre entreprise. Pour l'execution de laquelle, mesme pour faire les embarquemens, & autres choses necessaires à cet effect qu'il fera és villes & havres de Normandie, & autres lieux où jugerez estre à propos, Vous avons de tout donné & donnons par ces presentes, toute charge, pouvoir, commission, & mandement special; & pource vous avons substitué & subrogé en nostre lieu & place, à la charge d'observer & faire observer par ceux qui seront souz vostre charge & commandement, 235/891tout ce que dessus, & nous faire bon & fidel rapport à toutes occasions de tout ce qui aura esté fait & exploité, pour en rendre par Nous prompte raison à ladite Majesté. Si prions & requérons tous Princes, Potentats, & Seigneurs estrangers, leurs Lieutenans généraux, Admiraux, Gouverneurs de leurs Provinces, Chefs & conducteurs de leurs gens de guerre, tant par mer que par terre, Capitaines de leurs villes & forts maritimes, ports, costes, havres, & destroits, donner audit Sieur de Champlain pour l'entier effect & exécution de ces presentes, tout support, secours, assistance, retraite, main-forte, faveur & aide, si besoin en a, & en ce qu'ils pourront estre par luy requis. En tesmoin de ce nous avons cesdites presentes signées de nostre main, & fait contre-signer par l'un de nos Secrétaires ordinaires, & à icelles fait mettre & apposer le cachet de nos armes; A Paris le quinziesme jour d'Octobre, mil six cents douze.
Signée CHARLES DE BOURBON.
Et sur le reply, Par Monseigneur le Comte,
BRESSON.
Mais ceste affaire ne dura que le moins qu'il me fut possible: car je me resolus de m'addresser à Monseig. le Prince; auquel ayant remonstré l'importance & le merite de ceste affaire, que mond. Seigneur le Comte avoit embrassée, comme protecteur d'icelle, il eust pour tres-agreable de la continuer souz son authorité; qui m'occasionna de faire dresser ses Commissions367, sa Majesté luy 236/892ayant donné la protection. Ses Commissions seellées, mond. Seigneur me continua en l'honneur de la Lieutenance de feu Monseigneur le Comte, avec l'intendance d'icelle, pour associer telles personnes que j'adviserois bon estre, & capables d'aider à l'execution de ceste entreprise.
Comme je moyennois de faire publier en tous les ports & havres du Royaume les Commissions de mond. Seigneur le Prince, quelques brouillons qui n'avoient aucun interest en l'affaire, l'importunerent de la faire casser, luy faisans entendre le pretendu interest de tous les marchands de France, qui n'avoient aucun sujet de se plaindre, attendu qu'un chacun estoit receu en l'association, & par ainsi l'on ne se pouvoit justement offenser: c'est pourquoy leur malice estant recognue, ils furent rejettez, avec permission seulement d'entrer en la societé.
Pendant ces altérations 368, il me fut impossible de rien faire pour l'habitation de Québec, & se fallut contenter pour ceste année369 d y aller sans aucune association qu'avec passe-port de Monseigneur, qui fut donné pour cinq vaisseaux, sçavoir trois de Normandie, un de la Rochelle, & un autre 370 de Sainct Malo; à condition que chacun me fourniroit six371 hommes, avec ce qui leur seroit necessaire, pour m'assister aux descouvertes372 que j'esperois faire par 237/893delà le, grand Sault, & le vingtiesme de ce qu'ils pourroient faire de pelleterie, pour estre employé aux réparations de l'habitation, qui s'en alloit en décadence. C'est donc tout ce qui se peut faire pour ceste année, en attendant que la societé se formast.
L'auteur omet ici un motif qu'il avait exprimé en 1613, celui de faire la guerre aux sauvages. C'est que Champlain ne se joignit aux nations alliées que par la nécessité des circonstances, et pour parvenir plus efficacement au but que l'on devait se proposer: connaître le pays et ses ressources.
Tous ces vaisseaux s'appresterent chacun en son port & havre, & moy je m'en allay embarquer à Honnefleur373 avec led. sieur du Pont-gravé, qui faisoit pour les anciens associez qui ne s'estoient desunis. Nous voila embarquez jusques à arriver à Tadoussac374, & de là à Quebec375, où tous estoient en bonne santé, qui fut l'an 1613. l'an 1613.
De là continuant nostre voyage jusques au grand Sault Sainct Louis 376, où chacun faisoit sa traitte de pelleterie, je cherchay le vaisseau le plustost prest pour m'en retourner, qui fut celuy de Sainct Malo, dans lequel je m'embarquay; & levant les anchres & mettant souz voile, nous singlasmes si favorablement, qu'en peu de jours377 nous arrivasmes en France, où estant, je donnay à entendre à plusieurs marchands le bien & utilité qu'apportoit une compagnie bien réglée, & conduitte souz l'authorité d'un grand Prince, qui les pouvoit maintenir contre toute sorte d'envie, & qu'ils eussent à considerer ce que par le dérèglement du passé ils avoient perdu, & mesme 238/894en la presente année, à l'envie les uns des autres. Et jugeans bien tous ces défauts, ils me promirent venir en Cour pour former leur compagnie, souz de certaines conditions. Ce qu'estant accordé, je m'acheminay à Fontainebleau, où estoit le Roy, & Monseigneur le Prince, ausquels je fis fidèle rapport de tout mon voyage.
Quelques jours après ceux de Sainct Malo & de Normandie se trouverent prests, mais ceux de la Rochelle manquèrent. Cependant je ne laissay de faire la societé à Paris, reservé le tiers aux Rochelois, qu'au cas que dedans un certain temps ils n'y voulussent entrer, ils n'y seroient plus receus. Ils furent si longtemps en ceste affaire, que ne venans pas au temps ils furent démis, & ceux de Rouen & Sainct Malo prirent l'affaire moitié par moitié.
En ce temps il falloit de tout bois faire flesches, car les importunitez qu'avoit Monseig. le Prince, occasionnoit que je faisois beaucoup de choses par son commandement. Voila donc la societé & le contract fait, lequel je fais ratifier à mond. Seig. le Prince, & de sa Majesté, pour unze années. Ceste Société ayant vescu quelque temps en tranquillité, il y eut quelque dissention entr'eux & les Rochelois, qui estoient faschez de ce qu'on les avoit démis, pour ne s'estre trouvez au temps prescrit, qui fit qu'ils eurent un grand procez, lequel est demeuré au crocq, jusques à ce qu'ils obtindrent de mond. Seign. le Prince un passe-port par surprise pour un vaisseau, qui par la permission de Dieu se perdit à quinze lieues à val de Tadoussac, à la coste du nort. Car sans ceste fortune, il n'y a point de 239/895doute que comme il estoit bien armé, il se fust battu, voulant jouir de son passe-port injustement acquis contre les nostres, où mond. Seig. s'obligeoit ne donner passe-port autre qu'à ceux de nostre Société, & que s'il s'en trouvoit d'autres obtenus en quelque manière & façon que ce fust, qu'il les declaroit nuls dés à present comme dés lors. C'est pourquoy il y eust eu raison de se saisir des Rochelois, ce qui ne se pouvoit faire qu'avec la perte de nombre d'hommes. Partie des marchandises de ce vaisseau furent sauvées, & prises par les nostres, qui en firent très-bien leur profit avec les Sauvages, qui leur causa une très-bonne année: aussi à leur retour eurent-ils un grand procez contre les Rochelois, qui fut enfin jugé au bénéfice de lad. Société 378.
Apparemment, les tribunaux d'alors ne jugeaient point des choses comme l'a fait, de nos jours, certain historien. Ils condamnèrent les Rochelois, parce que sans doute ils jugèrent qu'un vaisseau qui, après avoir refusé ou négligé d'entrer dans la société, venait, avec un passe-port frauduleux, enlever à une compagnie légalement constituée, sa principale source de revenu, prêt au besoin à employer la force pour soutenir ses injustes prétentions, devait être regardé comme un vrai pirate, et poursuivi comme tel suivant toute la rigueur du droit. Mais l'auteur de l'Hist. de la Colonie française en Canada, voit, et tient à faire voir les choses sous un autre jour; à l'entendre, c'est tout bonnement un vaisseau jeté à la côte, qui devient la victime de l'injustice et de la rapacité de ses compatriotes. «Un vaisseau Rochelois,» dit-il, «ayant échoué près de Tadoussac, la société ne manqua pas de tirer avantage de son privilège,» (quel crime!) «&]a rigueur dont elle usa dans cette occasion montre combien l'intérêt mercantile étouffait jusqu'aux sentiments de fraternité inspirés par l'esprit de secte.» Cette dernière phrase, pour avoir un sens, suppose admises deux choses dont l'une est au moins incertaine, et l'autre fausse, savoir: 1° que le vaisseau rochelois était de la religion prétendue réformée, ce que l'on ne sait pas au juste, puisque Champlain est le seul qui parle de ce vaisseau, et qu'il ne le dit point; 2° que la compagnie était également toute calviniste, comme le même auteur le fait dire à Champlain ailleurs (voir ci-après, ch. VIII), ce qui est faux. Cette compagnie renfermait, à la vérité, des marchands qui étaient de la réforme; mais il y avait aussi des catholiques, pour le moins Champlain lui-même, ce qui était bien quelque chose, puisque c'était lui qui avait formé cette société. Après une réflexion si peu fondée, le même auteur cite la phrase suivante entre guillemets, tout en la retouchant un peu, suivant sa coutume: «Une partie des marchandises que portait ce navire furent sauvées, dit Champlain, & prises par les nôtres, qui en firent très-bien leur profit avec les sauvages, ce qui leur causa une très-bonne année.» Mais il n'a garde de pousser plus loin la citation, le reste de la phrase étant de nature à faire naître des doutes sur la justesse de son appréciation, puisque les cours de justice jugèrent le procès en faveur de la société.
Continuant tousjours ceste entreprise souz l'authorité 240/896de mond. Seign. le Prince, & voyant que nous n'avions aucun Religieux, nous en eusmes par l'entremise du sieur Houel379, qui avoit une affection particulière à ce sainct dessein, & me dit que les pères Recollets y seroient propres, tant pour la demeure de nostre habitation, que pour la conversion des infideles. Ce que je jugeay à propos, estans sans ambition, & du tout conformes à la règle sainct François. J'en parlay à mond. Seig. le Prince, qui l'eut pour très-agréable; & ceste Compagnie s'offrit volontairement de les nourrir, attendant qu'ils peussent avoir un Séminaire, comme ils esperoient, par les charitables aumosnes qui leur seroient faites, pour prendre & instruire la jeunesse.
Quelques particuliers de Sainct Malo poussez par d'autres aussi envieux qu'eux, de n'estre de la Societé, (bien qu'il y en eust de leurs compatriotes) voulurent tenter une chose: mais n'osans se presenter devant mond. Seig. le Prince, ny trouver des Conseillers d'Estat, qui se voulussent charger de leur requeste contre son authorité, ils font en sorte de faire mettre dans le cahier général des Estats380, Qu'il fut permis d'avoir la traitte de pelleterie libre en toute la Province comme chose très-importante. C'estoit un article fort serieux, & ceux qui l'avoient fait coucher devoient estre pardonnez, car ils ne sçavoient pas bien ce que c'estoit de ceste affaire, qu'on leur avoit donné à entendre, contraire à la vérité.
Voila comme par les plus célèbres assemblées il 241/897se commet souvent des fautes, sans s'informer davantage. Ces envieux pensent avoir fait un grand coup, & qu'en ceste assemblée des Estats tenus à Paris il se feroit des merveilles sur ce sujet, comme s'ils n'eussent eu autre fil à devider. Ayant ouy le vent de cecy, j'en parlay à Monseigneur le Prince, & luy remonstray l'interest qu'il avoit en la defense si juste de cet article, & que s'il luy plaisoit me faire l'honneur de me faire ouir, je ferois voir que la Bretagne n'a nul interest en cela, que ceux de Sainct Malo, dont des plus apparents avoient entré en ladite societé, & que d'autres l'avoient refusée, & pour ce desplaisir avoient fait insérer cedit article au cahier général de la Province. Il me dit qu'il me feroit parler à ces Messieurs; ce qui fut fait, où je fis entendre la vérité de l'affaire, qui fut cause que l'article estant recogneu, il ne fut mis au néant.
Embarquement de l'Autheur pour aller en la nouvelle France. Nouvelles descouvertures en l'an 1615.
CHAPITRE V.381
Nous partismes de Honnefleur le 24e jour d'Aoust382 1615, avec quatre Religieux383, & fismes voile avec vent fort favorable, & voguasmes sans rencontre de glaces, ny autres hazards, & en peu de temps arrivasmes à Tadoussac le 25e jour de May, où nous rendismes grâces à Dieu, de nous avoir conduit si à propos au port de salut.
242/898On commença à mettre des hommes en besongne pour accommoder nos barques, afin d'aller à Québec, lieu de nostre habitation, & au grand Sault Sainct Louys, où estoit le rendez-vous des Sauvages qui y viennent traitter384. Incontinent que je fus arrivé au Sault385, je visitay ces peuples, qui estoient fort desireux de nous voir, & joyeux de nostre retour, sur l'esperance qu'ils avoient que nous leur donnerions quelques-uns d'entre nous pour les assister en leurs guerres contre leurs ennemis, nous remonstrans que mal aisément ils pourroient venir à nous, si nous ne les assistions, parce que les Yroquois leurs anciens ennemis, estoient tousjours sur le chemin, qui leur fermoient le passage; outre que je leur avois tousjours promis de les assister en leurs guerres, comme ils nous firent entendre par leur truchement. Sur quoy j'advisay386 qu'il estoit tres-necessaire de les assister, tant pour les obliger davantage à nous aimer, que pour moyenner la facilité de mes entreprises, & descouvertures, qui ne se pouvoient faire en apparence que par leur moyen, & aussi que cela leur seroit comme un acheminement & préparation pour venir au Christianisme, en faveur de 243/899quoy je me resolus d'y aller recognoistre leurs pays, & les assister en leurs guerres, afin de les obliger à me faire voir ce qu'ils m'avoient tant de fois promis.
Il est bon de remarquer qu'on a omis, dans l'édition de 1632, tous les détails qui ont rapport aux Pères Récollets. Ici, l'édition de 1619 s'étendait assez au long sur ce qui se passa à leur arrivée (Conf. 1619, p. 9-14). Il faut se rappeler de plus, qu'au moment où cette édition de 1632 se publiait, les Récollets faisaient d'inutiles efforts pour venir reprendre leurs missions. Maintenant, en jetant un coup-d'oeil sur ces passages de 1619 auxquels nous renvoyons, on comprend aisément, à voir l'obscurité et l'embarras de la narration, qu'il n'y avait que Champlain lui-même qui pût ou compléter le récit, ou le remettre dans un ordre plus clair, et tout autre que Champlain devait renoncer à débrouiller le chaos. De sorte que, tout bien considéré, il semble que l'édition de 1632 n'ait pas été faite, ou surveillée, par l'auteur lui-même, et de plus qu'elle ait été confiée à un père jésuite ou à un ami de leur ordre, comme on peut encore en trouver d'autres raisons ailleurs.
Je les fis tous assembler pour leur dire ma volonté, laquelle entendue, ils promirent nous fournir deux mil cinq cents hommes de guerre, qui feroient merveilles, & qu'à ceste fin je menasse de ma part le plus d'hommes qu'il me seroit possible: ce que je leur promis faire, estant fort aise de les voir si bien délibérez. Lors je commençay à leur descouvrir les moyens qu'il falloit tenir pour combattre, à quoy ils prenoient un singulier plaisir, avec demonstration d'une bonne esperance de victoire. Toutes ces resolutions prises, nous nous separasmes, avec intention de retourner pour l'exécution de nostre entreprise. Mais auparavant que faire ce voyage, qui ne pouvoit estre moindre que de trois ou quatre mois, il estoit à propos que je fisse un voyage à nostre habitation, pour donner ordre, pendant mon absence, aux choses qui y estoient necessaires. Et le jour ensuivant387, je partis de là pour retourner à la riviere des Prairies, avec deux canaux de Sauvages388.
Le 9 dudit mois 389 je m'embarquay moi troisiesme, à sçavoir l'un de nos truchemens, & mon homme, avec dix Sauvages, dans lesdits deux canaux, qui est tout ce qu'ils pouvoient porter, d'autant qu'ils estoient fort chargez & embarrassez de hardes, ce qui m'empeschoit de mener des hommes davantage.
244/900Nous continuasmes nostre voyage amont le fleuve Sainct Laurent environ six lieues, & fusmes par la riviere des Prairies, qui descharge dans ledit fleuve, laissant le sault sainct Louys cinq ou six lieues plus à mont, à la main senextre, ou nous passasmes plusieurs petits sauts par cette riviere, puis entrasmes dans un lac390, lequel passé, r'entrasmes dans la riviere, où j'avois esté autrefois, laquelle va & conduit aux Algoumequins, distante du sault sainct Louis de 89 lieues391, de laquelle riviere j'ay fait ample description cy-dessus392. Continuant mon voyage jusques au lac des Algoumequins393, r'entrasmes dedans une riviere 394 qui descend dedans ledit lac, & fusmes à mont icelle environ trente-cinq lieues, & passasmes grande quantité de sauts, tant par terre, que par eau, & en un pays mal agréable, remply de sapins, bouleaux, & quelques chesnes, force rochers, & en plusieurs endroits un peu montagneux. Au surplus fort desert, sterile, & peu habité, si ce n'est de quelques Sauvages Algoumequins, appeliez Otaguottouemin395, qui se tiennent dans les terres, & vivent de leurs chasses & pescheries qu'ils font aux rivieres, estangs, & lac, dont le pays est assez muny. Il est vray qu'il semble que Dieu a voulu donner à ces terres affreuses & desertes quelque chose en sa saison, pour servir de rafraischissement à l'homme, & aux habitans de ces lieux. Car je vous asseure 245/901qu'il se trouve le long des rivieres si grande quantité de blues 396, qui est un petit fruict fort bon à manger, & force framboises, & autres petits fruicts, & en telle quantité, que c'est merveille: desquels fruicts ces peuples qui y habitent en font seicher pour leur hyver, comme nous faisons des pruneaux en France, pour le Caresme. Nous laissasmes icelle riviere qui vient du nort397, & est celle par laquelle les Sauvages vont au Sacquenay pour traitter des pelleteries, pour du petum. Ce lieu est par les 46 degrez398 de latitude, assez agréable à la veue, encores que de peu de rapport.
Poursuivant nostre chemin par terre, en laissant ladite riviere des Algoumequins, nous passasmes par plusieurs lacs, où les Sauvages portent leurs canaux, jusques à ce que nous entrasmes dans le lac des Nipisierinij399, par la hauteur de quarante-six degrez & un quart de latitude. Et le vingt-sixiesme jour dud. mois400, après avoir fait tant par terre, que par les lacs vingt-cinq lieues, ou environ. Ce fait, nous arrivasmes aux cabannes des Sauvages, où nous sejournasmes deux jours avec eux. Ils nous firent fort bonne réception, & estoient en bon nombre. Ce sont gens qui ne cultivent la terre que fort peu. A, vous monstre l'habit de ces peuples allans à la guerre. B, celuy des femmes, qui ne diffère en rien de celuy des montagnars, & Algommequins, grands peuples, & qui s'estendent fort dans les terres 401.
246/902Durant le temps que je fus avec eux, le Chef de ces peuples, & autres des plus anciens, nous festoyerent en plusieurs festins, selon leur coustume, & mettoient peine d'aller pescher & chasser, pour nous traitter le plus délicatement qu'ils pouvoient. Ils estoient bien en nombre de sept à huict cents âmes, qui se tiennent ordinairement sur le lac, où il y a grand nombre d'isles fort plaisantes, & entr'autres une qui a plus de six lieues de long, où il y a trois ou quatre beaux estangs, & nombre de belles prairies, avec de très-beaux bois qui l'environnent, & y a grande abondance de gibbier, qui se retire dans cesdits petits estangs, où les Sauvages y prennent du poisson. Le costé du Septentrion dudit lac est fort agréable. Il y a de belles prairies pour la nourriture du bestail, & plusieurs petites rivieres qui se deschargent dedans.
Ils faisoient lors pescherie dans un lac fort abondant de plusieurs sortes de poisson, entre autres d'un très-bon, qui est de la grandeur d'un pied de long, comme aussi d'autres especes, que les Sauvages peschent pour faire secher, & en font provision. Ce lac402 a en son estendue environ 8 lieues de large, & 25 de long, dans lequel descend une riviere403 qui vient du norouest, par où ils vont traitter les marchandises que nous leur donnons en trocq, & retour de leurs pelleteries, & ce avec ceux qui y habitent 404, lesquels vivent de chasse, & de 247/903pescherie, parce que ce pays est grandement peuplé tant d'animaux, oiseaux, que poisson.
Après nous estre reposez deux jours avec le Chef desdits Nipisierinij, nous nous r'embarquasmes en nos canaux, & entrasmes dans une riviere 405 par où ce lac se descharge, & fismes par icelle environ 33 lieues, & descendismes par plusieurs petits sauts, tant par terre, que par eau, jusques au lac Attigouantan. Tout ce pays est encores plus mal agréable que le précèdent, car je n'y ay point veu le long d'iceluy dix arpents de terre labourable, sinon rochers, & montagnes. Il est bien vray que proche du lac des Attigouantan 406 nous trouvasmes des bleds d'Inde, mais en petite quantité, où nos Sauvages prirent des citrouilles, qui nous semblerent bonnes, car nos vivres commençoient à nous faillir, par le mauvais mesnage des Sauvages, qui mangèrent si bien au commencement, que sur la fin il en restoit fort peu, encores que ne fissions qu'un repas le jour: & nous aidèrent beaucoup ces blues & framboises (comme j'ay dit cy dessus) autrement nous eussions esté en danger d'avoir de la necessité.
Nous fismes rencontre de 300 hommes d'une nation que nous nommasmes les cheveux relevez, pour les avoir fort relevez & ageancez, & mieux peignez que nos Courtisans, & n'y a nulle comparaison, quelques fers & façons qu'ils y puissent apporter: ce qui semble leur donner une belle apparence. A. C. monstre la façon qu'ils s'arment allant 248/904à la guerre. Ils n'ont pour armes que l'arc & la flesche, fait en la façon que voyez dépeints, qu'ils portent ordinairement, & une rondache de cuir bouilly, qui est d'un animal comme le bufle407. Quand ils sortent de leurs maisons ils portent la massue. Ils n'ont point de brayer, & sont fort découpez par le corps, en plusieurs façons de compartiment: & se peindent le visage de diverses couleurs, ayans les narines percées, & les oreilles bordées de patenostres. Les ayant visitez, & contracté amitié avec eux, je donnay une hache à leur Chef, qui en fut aussi content & resjouy, que si je luy eusse fait quelque riche present. Et m'enquerant sur ce qui estoit de son païs, il me le figura avec du charbon sur une escorce d'arbre: & me fit entendre qu'ils estoient venus en ce lieu pour faire secherie de ce fruict appellé blues, pour leur servir de manne en hyver, lors qu'ils ne trouvent plus rien.
Le lendemain nous nous separasmes, & continuasmes nostre chemin le long du rivage de ce lac des Attigouantan 408, où il y a un grand nombre d'isles, & fismes environ 45 lieues, costoyant tousjours cedit lac. Il est fort grand, & a prés de trois 409 cents lieues de longueur de l'Orient à l'Occident, & de large cinquante 410; & à cause de sa grande estendue, 249/905je l'ay nommé la mer douce. Il est fort abondant en plusieurs especes de très-bons poissons, tant de ceux que nous avons, que de ceux que n'avons pas, & principalement des truittes qui sont monstrueusement grandes, en ayant veu qui avoient jusques à quatre pieds & demy de long, & les moindres qui se voyent sont de deux pieds & demy. Comme aussi des brochets au semblable, & certaine manière d'esturgeon, poisson fort grand, & d'une merveilleuse bonté. Le pays qui borne ce lac en partie est aspre du costé du nort, & en partie plat, & inhabité de Sauvages, quelque peu couvert de bois, & de chesnes. Puis après nous traversasmes une baye411, qui fait une des extremitez du lac, & fismes environ sept lieues412, jusques à ce que nous arrivasmes en la contrée des Attigouantan413, à un village appelle Otouacha414, qui fut le premier jour d'Aoust, ou trouvasmes un grand changement de pays, cestuy-cy estant fort beau, & la plus grande partie deserté, accompagné de force collines, & de plusieurs ruisseaux, qui rendent ce terroir agréable. Je fus visiter leurs bleds d'Inde, qui estoient lors fort advancez pour la saison.
L'édition de 1640, pour se conformer sans doute à celle de 1619, a remis dans le texte comme à la marge: «quatre cents.» Le lac Huron n'a environ que quatre-vingts lieues de longueur; mais, dans son immense contour, on peut bien compter quatre cents lieues, et c'est peut-être ce que Champlain a voulu dire, ou ce que lui auront dit les sauvages. Il est possible aussi que le manuscrit portât en toutes lettres quatre vint, et que le typographe ait lu quatre cent.
Otouacha, qui est probablement le même que Toanché, ou Toanchain, paraît avoir été situé à environ un mille du fond de la baie du Tonnerre. Il ne faut pas confondre ce premier emplacement d'Otouacha, ou de Touanché, avec le second dont parle la Relation de 1635, qui était encore un mille plus loin de la baie. (Voir 1619, p. 26, notes 3 et 4.)
Ces lieux me semblerent tres-plaisans, au regard d'une si mauvaise contrée d'où nous venions de sortir. Le lendemain je fus à un autre village appelle 250/906Carmaron415, distant d'iceluy d'une lieue, où ils nous receurent fort amiablement, nous faisans festin de leur pain, citrouilles, & poisson. Pour la viande, elle y est fort rare. Le chef dudit village me pria fort d'y sejourner, ce que je ne peus luy accorder, ains m'en retournay à nostre village 416.
A environ trois ou quatre milles au sud-est d'Otouacha, l'on trouve encore les restes d'un village qui doit avoir été Carmaron. Ce nom, que l'auteur semble donner comme huron, a probablement été mal lu par le typographe, la langue huronne n'ayant pas de labiales. Il est très-possible que Champlain ait écrit Cannaron, ou Connarea, mot qui se rapproche beaucoup de Kontarea, mentionné dans les Relations et dans la carte de Ducreux; or la position de ce dernier village pourrait répondre à celle de Carmaron. (Voir 1619, p. 27, note 2.)
Le lendemain 417 je partis de ce village pour aller à un autre, appellé Touaguainchain 418, & à un autre appellé Tequenonquiaye 419, esquels nous fusmes receus des habitans desdits lieux fort amiablement, nous faisans la meilleure chere qu'ils pouvoient de leurs bleds d'Inde en plusieurs façons, tant ce pays est beau & bon, par lequel il fait beau cheminer.
«Autrement nommé, dit Sagard, Quieuindohian, par quelques François la Rochelle, & par nous la ville de sainct Gabriel.» (Hist. du Canada, p. 208.) Quelques années plus tard, la Rochelle portait le nom d'Ossossané, et les Jésuites y établirent la résidence de la Conception. (Voir 1619, p. 28, note 3.) Ce village était à environ quatre lieues au sud-sud-est d'Otouacha, et par conséquent deux lieues plus au sud que Carmaron. (Sagard, et Relations des Jésuites.)
De là je me fis conduire à Carhagouha420, fermé de triple pallissade de bois, de la hauteur de trente-cinq pieds, pour leur defense & leur conservation. Estant en ces lieux421 le 12 d'Aoust422, j'y trouvay 251/90713 à 14 François423 qui estoient partis devant moy de ladite riviere des Prairies. Et voyant que les Sauvages apportoient une telle longueur à faire leur gros, & que j'avois du temps pour visiter leur pays, je deliberay de m'en aller à petites journées de village en village à Cahiagué424, où devoit estre le rendez-vous de toute l'armée, distant de Carantouan425 de 14 lieues, & partis de ce village le 14 d'Aoust avec dix de mes compagnons. Je visitay cinq des principaux villages 426, fermez de pallissades de bois, jusques à Cahiagué, le principal village du pays, où il y a deux cents cabannes assez grandes, où tous les gens de guerre se devoient assembler. Par tous ces villages ils nous receurent fort courtoisement & humainement. Ce païs est très-beau, souz la hauteur de quarante quatre degrez & demy de latitude, & fort deserté, où ils sement grande quantité de bleds d'Inde, qui y vient très-beau, comme aussi des citrouilles, herbe au Soleil, dont ils font de l'huile de la graine, de laquelle ils se frottent la teste. Il est fort traversé de ruisseaux qui se deschargent dedans le lac: & y a force vignes & prunes, qui sont très-bonnes, framboises, fraises, petites pommes sauvages, noix, & une manière de fruict qui est de la forme & couleur de petits citrons, comme de la grosseur d'un oeuf. La plante qui le porte a de hauteur deux 252/908pieds & demy, & n'a que trois à quatre fueilles pour le plus, de la forme de celle du figuier, & n'apporte que deux pommes chaque plante. Les chesnes, ormeaux, & hestres y sont en quantité, comme aussi force sapinieres, qui est la retraite ordinaire des perdrix & lapins. Il y a aussi quantité de petites cerises 427, & merises, & les mesmes especes de bois que nous avons en nos forests de France, sont en ce pays là. A la vérité ce terroir me semble un peu sablonneux, mais il ne laisse pas d'estre bon pour cet espece de froment. Et en ce peu de pays j'ay recogneu qu'il est fort peuplé d'un nombre infiny d'ames, sans en ce comprendre les autres contrées où je n'ay pas esté, qui sont (au rapport commun) autant ou plus peuplées que ceux cy-dessus: me representant que c'est grand pitié que tant de créatures vivent & meurent, sans avoir la cognoissance de Dieu, & mesmes sans aucune religion, ny loy, soit divine, politique, ou civile, establie parmy eux. Car ils n'adorent & ne prient en aucune façon, ainsi que j'ay peu recognoistre en leur conversation. Ils ont bien quelque espece de cérémonie entr'eux, que je descriray en son lieu, comme pour ce qui est des malades, ou pour sçavoir ce qui leur doit arriver, mesme touchant les morts; mais ce sont de certains personnages qui s'en veulent faire accroire, tout ainsi que faisoient, ou se faisoit du temps des anciens Payens, qui se laissoient emporter aux persuasions des enchanteurs & devins: neantmoins la plus-part de ces peuples ne croyent rien de ce qu'ils font, & disent. Ils sont assez charitables entr'eux, 253/909pour ce qui est des vivres, mais au reste fort avaricieux, & ne donnent rien pour rien. Ils sont couverts de peaux de cerfs, & castors, qu'ils traittent avec les Algommequins & Nipisierinij, pour du bled d'Inde, & farines d'iceluy.
Conf. 1619, p. 28, 29. Les détails omis ici, dans l'édition de 1632, ont rapport au P. le Caron. Cette suppression est assez significative, et prouve jusqu'à l'évidence que l'éditeur tenait à ne point nuire à la cause des Pères Jésuites. Voilà pourquoi, sans doute, le Mémoire des Récollets de 1637 insiste sur ce point d'une manière remarquable.
Nostre arrivée à Cahiagué. Description de la beauté. du pays: naturel des Sauvages qui y habitent, & les incommodités que nous receusmes.
CHAPITRE VI.428
Le dix-septiesme jour d'Aoust j'arrivay à Cahiagué, ou le fus receu avec grande allegresse, & recognoissance de tous les Sauvages du pays 429. Ils receurent nouvelles comme certaine nation de leurs alliez 430, qui habitent à trois bonnes journées plus haut que les Entouhonorons431, ausquels432 les Hiroquois font aussi la guerre, les vouloient assister en ceste expédition de cinq cents bons hommes, & faire alliance, & jurer amitié avec nous, ayans grand desir de nous voir, & que nous fissions la guerre tous ensemble, & tesmoignoient avoir du contentement de nostre cognoissance: & moy pareillement d'avoir trouvé ceste opportunité, pour le desir que j'avois de sçavoir des nouvelles de ce pays là. Ceste nation est fort belliqueuse, à ce que tiennent ceux de la nation des Attigouotans. Il ny a que trois villages qui sont au milieu de plus de vingt autres, 254/910ausquels ils font la guerre, ne pouvans avoir de secours de leurs amis, d'autant qu'il faut passer par le pays des Chouontouarouon433, qui est fort peuplé, ou bien faudroit prendre un bien grand tour de chemin.
Arrivé que je fus en ce village, où il me convint sejourner, attendant que les hommes de guerre vinsent des villages circonvoisins, pour nous en aller au plustost qu'il nous seroit possible, pendant lequel temps on estoit tousjours en festins & dances, pour la resjouissance en laquelle ils estoient de nous voir si resolus de les assister en leur guerre, & comme s'asseurans desja de la victoire.
La plus grande partie de nos gens assemblez, nous partismes du village le premier jour de Septembre, & passasmes sur le bord d'un petit lac 434, distant dudit village de trois lieues, où il se fait de grandes pescheries de poisson, qu'ils conservent pour l'hyver. Il y a un autre lac435 tout joignant, qui a 26 lieues de circuit, descendant dans le petit par un endroit où se fait la grande pesche dudit poisson, par le moyen de quantité de pallissades, qui ferment presque le destroit, y lainant seulement de petites ouvertures où ils mettent leurs filets, où le poisson se prend, & ces deux lacs se deschargent dans la mer douce. Nous sejournasmes quelque peu en ce lieu pour attendre le reste de nos Sauvages, où estans tous assemblez avec leurs armes, farines, & choses necessaires, on se délibéra de choisir des hommes des 255/911plus resolus qui je trouveroient en la troupe, pour aller donner advis de nostre partement à ceux qui nous devoient assister de cinq cents hommes pour nous joindre, afin qu'en un mesme temps nous nous trouvassions devant le fort des ennemis. Ceste délibération prinse, ils depescherent deux canaux, avec douze Sauvages des plus robustes, & par mesme moyen l'un de nos truchemens436, qui me pria luy permettre faire le voyage, ce que je luy accorday facilement, puis qu'il en avoit la volonté, & par ce moyen verroit leur pays, & recognoistroit437 les peuples qui y habitent. Le danger n'estoit pas petit, dautant qu'il falloit passer par le milieu des ennemis. Nous continuasmes nostre chemin vers les ennemis, & fismes environ cinq à six lieues dans ces lacs 438, & de là les Sauvages portèrent leurs canaux environ dix lieues par terre, & rencontrasmes un autre lac 439 de l'estendue de six à sept lieues de long, & trois de large. C'est d'où sort une riviere440 qui se va descharger dans le grand lac des Entouhonorons441. Et ayans traversé ce lac, nous passasmes un sault d'eau, continuant le cours de ladite riviere, tousjours à val, environ soixante-quatre lieues, qui est l'entrée dudit val 442 des Entouhonorons, & passasmes cinq sauts par terre, les uns de quatre à cinq lieues de long, où y a plusieurs lacs qui sont d'assez belle estendue; 256/912comme aussi ladite riviere qui passe parmy, est fort abondante en bons poissons, & est tout ce pays fort beau & plaisant. Le long du rivage il semble que les arbres y ayent esté plantez par plaisir en la pluspart des endroits: aussi que tous ces pays ont esté autrefois habitez de Sauvages, qui depuis ont esté contraints de l'abandonner, pour la crainte de leurs ennemis. Les vignes & noyers y sont en grande quantité, & les raisins y viennent à maturité, mais il y reste tousjours une aigreur acre, ce qui provient à faute d'estre cultivez: car ce qui est deserté en ces lieux est assez agréable.
La chasse des cerfs & des ours y est fort fréquente. Nous y chassasmes, & en prismes bon nombre en descendant. Pour ce faire, ils se mettoient quatre ou cinq cents Sauvages en haye dans le bois, jusques à ce qu'ils eussent attaint certaines pointes qui donnent dans la riviere, & puis marchans par ordre ayans l'arc & la flesche en la main, en criant & menant un grand bruit pour estonner les bestes, ils vont tousjours jusques à ce qu'ils viennent au bout de la pointe. Or tous les animaux qui se trouvent entre la pointe & les chasseurs, sont contraints de se jetter à l'eau, sinon qu'ils passent à la mercy des flesches qui leur sont tirées par les chasseurs, & cependant les Sauvages qui sont dans les canaux posez & mis exprés sur le bord du rivage, s'approchent des cerfs, & autres animaux chassez & harassez, & fort estonnez. Lors les chasseurs les tuent facilement avec des lames d'espées emmanchées au bout d'un bois, en façon de demie pique, & font ainsi leur chasse; comme aussi au semblable dans les isles, où 257/913il y en a à quantité. Je prenois un singulier plaisir à les voir ainsi chasser, remarquant leur industrie. Il en fut tué beaucoup de coups d'harquebuze, dont ils s'estonnoient fort. Mais il arriva par malheur qu'en tirant sur un cerf, un Sauvage se rencontra devant le coup, & fut blessé d'une harquebuzade, n'y pensant nullement, comme il est à presupposer, dont il s'ensuivit une grande rumeur entre eux, qui neantmoins s'appaisa, en donnant quelques presens au blessé, qui est la façon ordinaire pour appaiser & amortir les querelles. Et où le blessé decederoit, on fait les presens & dons aux parens de celuy qui aura esté tué. Pour le gibbier, il y est en grande quantité lors de la saison. Il y a aussi force grues blanches comme les cygnes, & plusieurs autres especes d'oiseaux semblables à ceux de France.
Nous fusmes à petites journées jusques sur le bord du lac des Entouhonorons, tousjours chassant, comme dit est cy-dessus, où estans, nous fismes la traverse443 en l'un des bouts, tirant à l'Orient, qui est l'entrée de la grande riviere Sainct Laurent, par la hauteur de quarante-trois degrez444 de latitude, où il y a de belles isles fort grandes en ce passage. Nous fismes environ quatorze lieues pour passer jusques à l'autre costé du lac, tirant au sud, vers les terres des ennemis. Les Sauvages cachèrent tous leurs canaux dans les bois, proches du rivage. Nous fismes par terre environ 4 lieues sur une playe de sable, où je remarquay un pays fort agréable & beau, traversé 258/914de plusieurs petits ruisseaux, & deux petites rivieres 445 qui te deschargent audit lac, & force estangs & prairies, où il y avoit un nombre infiny de gibbier, force vignes & beaux bois, grand nombre de chastaigniers, dont le fruict estoit encore en son escorce, qui est fort petit, mais d'un bon goust. Tous les canaux estans ainsi cachez, nous laissasmes le rivage du lac, qui a 80 lieues de long, & 25 de large446; la plus grande partie duquel est habité de Sauvages sur les costes des rivages d'iceluy, & continuasmes nostre chemin par terre 25 à 30 lieues. Durant quatre journées nous traversasmes quantité de ruisseaux, & une riviere447, procédante d'un lac 448 qui se descharge dans celuy des Entouhonorons. Ce lac est de l'estendue de 25 ou 30 lieues de circuit, où il y a de belles isles, & est le lieu où les Hiroquois ennemis font leur pesche de poisson, qui y est en abondance.
Le 9 du mois d'Octobre nos Sauvages allans pour descouvrir, rencontrèrent unze Sauvages qu'ils prindrent prisonniers, à sçavoir 4. femmes, trois garçons, une fille, & trois hommes, qui alloient à la pesche de poisson, esloignez du fort des ennemis de 4 lieues. Or est à noter que l'un des chefs voyant ces prisonniers, coupa le doigt à une de ces pauvres femmes pour commencer leur supplice ordinaire. Sur quoy je survins sur ces entrefaites, & blasmay le Capitaine Hiroquet, luy representant que ce 259/915n'estoit l'acte d'un homme de guerre, comme il se disoit estre, de se porter cruel envers les femmes, qui n'ont defense aucune que les pleurs, lesquelles à cause de leur imbécillité & foiblesse, on doit traitter humainement. Mais au contraire qu'on jugeroit cet acte provenir d'un courage vil & brutal, & que s'il faisoit plus de ces cruautez, il ne me donneroit courage de les assister, ny favoriser en leur guerre449. A quoy il me répliqua pour toute response, que leurs ennemis les traittoient de mesme façon. Mais puis que ceste façon m'apportoit du desplaisir, il ne feroit plus rien aux femmes, mais bien aux hommes.
Cette remontrance, pleine de courage et dictée par un profond sentiment d'humanité, est une preuve entre mille que Champlain ne s'était pas joint aux sauvages alliés pour faire un «usage meurtrier des armes à feu contre les Iroquois,» comme l'avance l'auteur de l'Histoire de la Colonie Française en Canada t. I, p. 137. Il est bien évident que cette expédition se fit aussi régulièrement qu'il était possible de le faire alors, et suivant les règles d'une bonne guerre.
Le lendemain sur les trois heures après midy nous arrivasmes devant le fort 450 de leurs ennemis, où les Sauvages firent quelques escarmouches les uns contre les autres, encores que nostre dessein ne fust de nous descouvrir jusques au lendemain: mais l'impatience de nos Sauvages ne le peut permettre, tant pour le desir qu'ils avoient de voir tirer sur leurs ennemis, comme pour delivrer quelques-uns des leurs qui s'estoient par trop engagez. Lors je m'approchay, & y fus, mais avec si peu d'hommes que j'avois: neantmoins nous leur monstrasmes ce qu'ils n'avoient jamais veu, ny ouy. Car aussi tost qu'ils nous veirent, & entendirent les coups d'harquebuze, & les balles siffler à leurs oreilles, ils se retirèrent promptement en leur fort, emportans 260/916leurs morts & blessez, & nous aussi semblablement fismes la retraite en nostre gros, avec cinq ou six des nostres blessez, dont l'un y mourut.
Cela estant fait, nous nous retirasmes à la portée d'un canon, hors de la veue des ennemis, néantmoins contre mon advis, & ce qu'ils m'avoient promis. Ce qui m'esmeut à leur user & dire des paroles assez rudes & fascheuses, afin de les inciter à se mettre en leur devoir, prevoyant que si toutes choses alloient à leur fantaisie, & selon la conduitte de leur conseil, il n'en pouvoit réussir que du mal à leur perte & ruine. Neantmoins je ne laissay pas de leur envoyer & proposer des moyens dont il falloit user pour avoir leurs ennemis, qui fut de faire un cavallier avec de certains bois, qui leur commanderoit par dessus leurs pallisades, sur lequel on poseroit quatre ou cinq de nos harquebuziers, qui tireroient par dessus leurs pallissades & galleries qui estoient bien munies de pierres & par ce moyen on deslogeroit les ennemis qui nous offensoient de dessus leurs galleries, & cependant nous donnerions ordre d'avoir des ais pour faire une manière de mantelets, pour couvrir & garder nos gens des coups de flesches & de pierres. Lesquelles choses, à sçavoir ledit cavallier, & les mantelets, se pourroient porter à la main à force d'hommes, & y en avoit un fait en telle sorte que l'eau ne pouvoit pas esteindre le feu, que l'on appliqueroit devant le fort. Se ceux qui seroient sur le cavallier feroient leur devoir, avec quelques harquebuziers qui y seroient logez, & en ce faisant nous nous défendrions en sorte, qu'ils ne pourroient approcher pour esteindre le 261/917feu que nous appliquerions à leurs clostures. Ce que trouvans bon, le lendemain 451 ils se mirent en besongne pour bastir & dresser lesdits cavalliers & mantelets, & firent telle diligence, qu'ils furent faits en moins de quatre heures. Ils esperoient que ledit jour les cinq cents hommes promis viendroient, desquels neantmoins on se doutoit, parce que ne s'estans point trouvez au rendez-vous, comme on leur avoit donné charge, & l'avoient promis, cela affligeoit fort nos Sauvages. Mais voyans qu'ils estoient bon nombre pour prendre leur fort, & jugeant de ma part que la longueur en toutes affaires est tousjours prejudiciable, du moins à beaucoup de choses, je les pressay d'attaquer led. fort, leur remonstrant que les ennemis ayans recogneu leurs forces, & l'effect de nos armes, qui perçoient ce qui estoit à l'espreuve des flesches, ils se seroient barricadez & couverts, comme de faict ils y remédièrent fort bien: car leur village estoit enclos de quatre bonnes pallissades de grosses pièces de bois entrelassées les unes parmy les autres, où il n'y avoit pas plus de demy pied d'ouverture entre deux, de la hauteur de trente pieds, & les galeries comme en manière de parappel, qu'ils avoient garnies de double pièces de bois, à l'espreuve de nos harquebuzes, & estoient proches d'un estang, où l'eau ne leur manquoit aucunement, avec quantité de goutieres qu'ils avoient mises entre deux, lesquelles jettoient l'eau au dehors, & la mettoient par dedans à couvert pour esteindre le feu. Voilà la façon dont ils usent tant en leurs fortifications, qu'en leurs defenses, 262/918& bien plus forts que les villages des Attigouautan, & autres.
Donc nous nous approchasmes pour attaquer ce village, faisant porter nostre cavallier par deux cents hommes des plus forts, qui le poserent devant à la longueur d'une pique, où je fis monter quatre452 harquebuziers, bien à couvert des flesches & pierres qui leur pouvoient estre tirées & jettées. Cependant l'ennemy ne laissa pour cela de tirer & jetter grand nombre de flesches & de pierres par dessus leurs pallissades. Mais la multitude des coups d'harquebuze qu'on leur tiroit, les contraignit de desloger, & d'abandonner leurs galeries. Et comme on portoit le cavallier, au lieu d'apporter les mantelets par ordre, & celuy où nous devions mettre le feu, il les abandonnèrent & se mirent à crier contre leurs ennemis, en tirant des coups de flesches dedans le fort, qui (à mon opinion) ne faisoient pas beaucoup d'exécution. Il les faut excuser, car ce ne sont pas gens de guerre, & d'ailleurs ils ne veulent point de discipline, ny de correction, & ne font que ce qui leur semble bon. C'est pour quoy inconsiderément un mit le feu contre le fort tout au rebours de bien, & contre le vent, tellement qu'il ne fit aucun effect. Le feu passé, la plus-part des Sauvages commencèrent à apporter du bois contre les pallissades, mais en si petite quantité, que le feu ne fit grand effect aussi le désordre qui survint entre ce peuple fut fi grand, qu'on ne se pouvoit entendre. J'avois beau crier après eux, & leur remonstrer au mieux qu'il m'estoit possible, le danger où ils se mettoient par 263/919leur mauvaise intelligence, mais ils n'entendoient rien pour le grand bruit qu'ils faisoient. Et voyant que c'estoit me rompre la teste de crier, & que mes remonstrances estoient vaines, & n'y avoit moyen de remédier à ce désordre, je me resolus avec mes gens de faire ce qui me seroit possible, & tirer sur ceux que nous pourrions descouvrir, & appercevoir. Cependant les ennemis faisoient profit de nostre désordre: ils alloient à l'eau, & en jettoient en telle abondance, qu'on eust dit que c'estoient ruisseaux qui tomboient par leurs goutieres, tellement qu'en moins de rien le feu fut du tout esteint, & ne cessoient de tirer plusieurs coups de flesches, qui tomboient sur nous comme gresle. Ceux qui estoient sur le cavallier en tuèrent & estropierent beaucoup. Nous fusmes en ce combat environ trois heures. Il y eut deux de nos Chefs, & des principaux blessez, à sçavoir un appelle Ochateguain, l'autre Orani, & environ quinze d'autres particuliers. Les autres de leur costé voyans leurs gens blessez, & quelques-uns de leurs Chefs, commencèrent à parler de retraitte sans plus combattre, attendant les cinq cents hommes 453, qui ne devoient plus gueres tarder à venir, & ainsi se retirèrent, n'ayans que ceste boutade de désordre. Au reste, les Chefs n'ont point de commandement absolu sur leurs compagnons, qui suivent leur volonté, & font à leur fantaisie, qui est la cause de leur désordre, & qui ruine toutes leurs affaires. Car ayans resolu quelque chose entr'eux, il ne faudra qu'un belistre, pour rompre leur resolution, & faire un nouveau dessein. Ainsi les uns pour les autres 264/920ils ne font rien, comme il se peut voir par ceste expédition.
Ayant esté blessé de deux coups de flesche, l'un dans la jambe, & l'autre au genouil, qui m'apporta une grande incommodité, nous nous retirasmes en nostre fort. Où estans tous assemblez, je leur fis plusieurs remonstrances sur le desordre qui s'estoit passe, mais tous mes discours ne servirent de rien, & ne les esmeut aucunement, disans que beaucoup de leurs gens avoient esté blessez, & moy-mesme, & que cela donneroit beaucoup de fatigue & d'incommodité aux autres faisant la retraite, pour les porter. Que de retourner plus contre leurs ennemis, comme je leur proposois, il n'y avoit aucun moyen: mais bien qu'ils attendroient encores quatre jours les cinq cents hommes qui devoient venir, & estans venus, ils feroient encores un second effort contre leurs ennemis, & executeroient mieux ce que je leur dirois, qu'ils n'avoient fait par le passé. Il en fallut demeurer là, à mon grand regret. Cy devant est representé comme ils fortifient leurs villes, & par ceste figure l'on peut entendre & voir, que celles des amis & ennemis font semblablement fortifiées.
Le lendemain 454 il fit un vent fort impétueux qui dura deux jours, grandement favorable à mettre derechef le feu au fort des ennemis; sur quoy je les pressay fort: mais craignans d'avoir pis, & d'ailleurs se representans leurs blessez, cela fut cause qu'ils n'en voulurent rien faire.
Nous fusmes campez jusques au 16 dudit mois, 265/921où durant ce temps il se fit quelques escarmouches entre les ennemis & les nostres, qui demeuroient le plus souvent engagez parmy eux, plustost par leur imprudence, que faute de courage; & vous puis certifier qu'il nous falloit à toutes les fois qu'ils alloient à la charge, les aller desgager de la presse, ne se pouvans retirer qu'en faveur de nos harquebuzades, que les ennemis redoutoient & apprehendoient fort. Car si tost qu'ils appercevoient quelqu'un de nos harquebuziers, ils se retiroient promptement, nous disans par forme de persuasion, que nous ne nous meslassions point en leurs combats, & que leurs ennemis avoient bien peu de courage de nous requérir de les assister, avec tout plein d'autres discours sur ce sujet.
Voyant que les cinq cents hommes ne venoient point, ils délibérèrent de partir, & faire retraite au plustost, & commencèrent à faire certains paniers pour porter les blessez, qui sont mis là dedans, entassez en un monceau, pliez & garrotez de telle façon, qu'il est impossible de se mouvoir, moins qu'un petit enfant en son maillot, & n'est pas sans leur faire ressentir de grandes douleurs. Je le puis certifier, ayant esté porté quelques jours sur le dos de l'un de nos Sauvages ainsi lié & garroté, ce qui me faisoit perdre patience. Aussi tost que je peux avoir la force de me soustenir, je sortis de ceste prison, ou à mieux dire, de la géhenne.
Les ennemis nous poursuivirent environ demie lieue de loin, pour essayer d'attraper quelques-uns de ceux qui faisoient l'arrière-garde: mais leurs peines furent inutiles, & se retirèrent.
266/922Tout ce que j'ay remarqué de bon en leur guerre, est qu'ils font leur retraite fort seurement, mettans tous les blessez & les vieux au milieu d'eux, estans sur le devant, aux aisselles455, & sur le derrière bien armez, & arrangez par ordre de la façon, jusques à ce qu'ils soient en lieu de seureté, sans rompre leur ordre. Leur retraite estoit fort longue, comme de 25 à 30 lieues, qui donna beaucoup de fatigue aux blessez, & à ceux qui les portoient, encores qu'ils se changeassent de temps en temps.
Le 18 dudit mois il tomba force neiges, qui durerent fort peu, avec un grand vent, qui nous incommoda fort: neantmoins nous fismes tant que nous arrivasmes sur le bord dudit lac des Entouhonorons, & au lieu où estoient nos canaux cachez, que l'on trouva tous entiers: car on avoit eu crainte que les ennemis les eussent rompus. Estans tous assemblez, & prests de se retirer à leur village, je les priay de me remener à nostre habitation; ce qu'ils ne voulurent m'accorder du commencement: mais en fin ils s'y resolurent, & cherchèrent 4 hommes pour me conduire, lesquels s'offrirent volontairement. Car (comme j'ay dit cy-dessus) les Chefs n'ont point de commandement sur leurs compagnons, qui est cause que bien souvent ils ne font pas ce qu'ils voudroient bien. Ces 4 hommes estans prests, il ne se trouva point de canau, chacun ayant affaire du sien. Ce n'estoit pas me donner sujet de contentement, au contraire cela m'affligeoit, fort, d'autant qu'ils m'avoient promis de me remener & conduire après leur guerre, à nostre habitation: 267/923outre que j'estois fort mal accommodé pour hyverner avec eux, car autrement je ne m'en fusse pas soucié. Quelques jours après j'apperceus que leur dessein estoit de me retenir, & mes compagnons aussi, tant pour leur seureté, craignans leurs ennemis, que pour entendre ce qui se passoit en leurs conseils & assemblées, que pour resoudre ce qu'il convenoit faire à l'advenir.
Le lendemain 28 dudit mois, chacun commença à se préparer, les uns pour aller à la chasse des cerfs, les autres aux ours, castors, autres à la pesche du poisson, autres à se retirer en leurs villages. Et pour ma retraite & logement, il y eut un des principaux Chefs appelle Darontal456, avec lequel j'avois quelque familiarité, qui me fit offre de sa cabanne, vivres, & commoditez, lequel prit aussi le chemin de la chasse du cerf, qui est tenue pour la plus noble entr'eux. Après avoir traversé le bout du lac de ladite isle457, nous entrasmes dans une riviere458 environ 12 lieues, puis ils portèrent leurs canaux par terre demie lieue, au bout de laquelle nous entrasmes en un lac qui a d'estendue 10 à 12 lieues de circuit, ou il y avoit grande quantité de gibbier, comme cygnes, grues blanches, outardes, canards, sarcelles, mauvis, allouettes, beccassines, oyes, & plusieurs autres sortes de vollatilles que l'on ne peut nombrer, dont j'en tuay bon nombre, qui nous servit bien, attendant la prise de quelque cerf, auquel lieu nous fusmes en un certain endroit esloigné de 268/924dix lieues, où nos Sauvages jugeoient qu'il y en avoit quantité. Ils s'assemblerent 25 Sauvages, & se mirent à bastir deux ou trois cabannes de pièces de bois, accommodées les unes sur les autres, & les calfeutrèrent avec de la mousse, pour empescher que l'air n'y entrast, les couvrant d'escorces d'arbres. Ce qu'estant fait, ils furent dans le bois, proche d'une petites sapiniere, où ils firent un clos en forme de triangle, fermé des deux costez, ouvert par l'un d'iceux. Ce clos fait de grandes pallissades de bois fort pressé, de la hauteur de 8 à 9 pieds, & de long de chacun costé prés de mil cinq cents pas; au bout duquel triangle y a un petit clos, qui va tousjours en diminuant, couvert en partie de branchages, y laissant seulement une ouverture de cinq pieds, comme la largeur d'un moyen portail, par où les cerfs devoient entrer. Ils firent si bien, qu'en moins de dix jours ils mirent leur clos en estat. Cependant d'autres Sauvages alloient à la pesche du poisson, comme truites & brochets de grandeur monstrueuse, qui ne nous manquèrent en aucune façon. Toutes choses estans faites, ils partirent demie heure devant le jour pour aller dans le bois, à quelque demie lieue de leurdit clos, s'esloignant les uns des autres de quatre vingts pas, ayant chacun deux bastons, desquels ils frapent l'un sur l'autre, marchant au petit pas en cet ordre, jusques à ce qu'ils arrivent à leur clos. Les cerfs oyans ce bruit s'enfuyent devant eux, jusques à ce qu'ils arrivent au clos, où les Sauvages les pressent d'aller, & se joignent peu à peu vers l'ouverture de leur triangle, où les cerfs coulent le long desdites pallissades, 269/925jusques à ce qu'ils arrivent au bout, où les Sauvages les poursuivent vivement, ayant l'arc & la flesche en main, prests à descocher, & estant au bout de leurdit triangle ils commencent à crier, & contrefaire les loups, dont y a quantité, qui mangent les cerfs: lesquels oyans ce bruit effroyable, sont contraints d'entrer en la retraitte par la petite ouverture, où ils sont poursuivis fort vivement à coups de flesches, & là sont pris aisément: car cette retraitte est si bien close & fermée, qu'ils n'en peuvent sortir. Il y a un grand plaisir en ceste chasse, qu'ils continuoient de deux jours en deux jours, si bien qu'en trente-huict jours459 ils en prirent six vingts, desquels ils se donnent bonne curée, reservans la graine pour l'hyver, & en usent comme nous faisons du beurre, & quelque peu de chair qu'ils emportent à leurs maisons, pour faire des festins entr'eux, & des peaux ils en font des habits.
Ils ont d'autres inventions à prendre les cerfs, comme au piège, dont ils en font mourir beaucoup, ainsi que voyez cy-devant dépeinte la forme de leur chasse, clos, & pièges. Voila comme nous passasmes le temps attendant la gelée, pour retourner plus aisément, d'autant que le pays est grandement marescageux.
Au commencement que nous sortismes pour aller chasser, je m'engageay tellement dans les bois à poursuivre un certain oiseau, qui me sembloit estrange, ayant le bec approchant d'un perroquet, & de la grosseur d'une poulie, le tout jaulne, fors la teste rouge, & les aisles bleues, & alloit de vol en 270/926vol comme une perdrix. Le desir que l'avois de le tuer me le fit poursuivre d'arbre en arbre fort long temps, jusques à ce qu'il s'envolla. Et perdant toute esperance, je voulus retourner sur mes brisées, où je ne trouvay aucun de nos chasseurs, qui avoient tousjours gaigné pays jusques à leur clos: & taschant de les attraper, allant ce me sembloit droit où estoit ledit clos, je m'esgaray parmy les forests, allant tantost d'un costé, tantost d'un autre, sans me pouvoir recognoistre, & la nuict survenant, je la passay au pied d'un grand arbre. Le lendemain je commençay à faire chemin jusques sur les 3 heures du soir, où je rencontray un petit estang dormant, & y apperceus du gibbier, & tuay trois ou quatre oiseaux. Las & recreu je commençay à me reposer, & faire cuire ces oiseaux dont je me repeus. Mon repas pris, je pensay à par-moy ce que je devois faire, priant Dieu qu'il luy pleust m'assister en mon infortune dans ces deserts, car trois tours durant il ne fit que de la pluye entre-meslée de nege.
Remettant le tout en sa misericorde, je repris courage plus que devant, allant ça & là tout le jour sans appercevoir aucune trace ou sentier que celuy des bestes sauvages, dont j'en voyois ordinairement bon nombre, & passay ainsi la nuict sans aucune consolation. L'aube du jour venu (après avoir un peu repeu) je pris resolution de trouver quelque ruisseau, & le costoyer, jugeant qu'il falloit de necessité qu'il s'allast descharger en la riviere, ou sur le bord où estoient nos chasseurs. Ceste resolution prise, je l'executay si bien, que sur le midy se me trouvay sur le bord d'un petit lac, comme de lieue 271/927& demie, où l'y tuay quelque gibbier, qui m'accommoda fort, & avois encores huict à dix charges de poudre. Marchant le long de la rive de ce lac pour voir où il deschargeoit, je trouvay un ruisseau assez spacieux, que je suivis jusques sur les cinq heures du soir, que t'entendis un grand bruit: & prestant l'oreille, je ne peus comprendre ce que c'estoit, jusques à ce que t'entendis ce bruit plus clairement, & jugeay que c'estoit un sault d'eau de la riviere que je cherchois. M'approchant de plus prés, j'apperceus une escluse, où estant parvenu, je me rencontray en un pré fort grand & spacieux, où il y avoit grand nombre de bestes sauvages. Et regardant à la main droite, je veis la riviere large & spacieuse. Desirant recognoistre cet endroit, & marchant en ce pré, je me rencontray en un petit sentier, où les Sauvages portent leurs canaux. Ayant bien consideré ce lieu, je recogneus que c'estoit la mesme riviere, & que j'avois passée par là. Bien aise de cecy, je soupay de si peu que j'avois, & couchay là la nuict. Le matin venu, considerant le lieu où j'estois, je jugeay par certaines montagnes qui sont sur le bord de ladite riviere, que je ne m'estois point trompé, & que nos chasseurs devoient estre au dessus de moy de quatre ou cinq bonnes lieues, que je fis à mon aise, costoyant le bord de lad. riviere, jusques à ce que j'apperceus la fumée de nosd. chasseurs: auquel lieu j'arrivay avec beaucoup de contentement, tant de moy, que de deux 460 qui me cerchoient, & avoient perdu esperance de me revoir, & me prièrent de ne m'escarter plus d'eux, 272/928ou que je portasse mon cadran sur moy, lequel j'avois oublié, qui m'eust peu remettre en mon chemin. Ils me disoient: Si tu ne fusses venu, & que nous n'eussions peu te trouver, nous ne serions plus allez aux François, de peur qu'ils ne nous eussent accusez de t'avoir fait mourir. Du depuis Darontal estoit fort soigneux de moy quand j'allois à la chasse, me donnant toujours un Sauvage pour m'accompagner. Retournant à mon propos, ils ont une certaine resverie en ceste chasse, telle, qu'ils croyent que s'ils faisoient rostir de la viande prise en ceste façon, ou qu'il tombast de la graisse dans le feu, ou que quelques os y fussent jettez, qu'ils ne pourroient plus prendre de cerfs, & pour ce sujet me prioient de n'en point faire rostir. Pour ne les scandaliser, je m'en deportois, estant devant eux: puis leur ayant dit que j'en avois fait rostir, ils ne me vouloient croire, disans que si cela eust esté, ils n'auroient pris aucuns cerfs, telle chose ayant esté commise.
Comme les Sauvages traversent les glaces. Des peuples du petum. Leur forme de vivre. Peuples appellez la nation neutre.