Oeuvres de Champlain
RELATION DU VOYAGE FAIT
par le Capitaine Daniel de Dieppe, en la
Nouvelle France, la
presente
année 1629.
E 22e jour
d'Avril 1629, je suis party de Dieppe, sous le congé de Monseigneur le
Cardinal de Richelieu, Grand Maistre, Chef & Surintendant Général de
la Navigation & Commerce de France, conduisant les navires nommez le
Grand S. André & la Marguerite, pour (suivant le commandement de
Messieurs les Intendans & Directeurs de la Compagnie de la Nouvelle
France) aller trouver Monsieur le Commandeur de Rasilly en Brouage ou la
Rochelle, & delà aller sous son escorte secourir & avictuailler le
sieur de Champlain, & les François qui estoient au fort & à
l'habitation de Québec en la Nouvelle France: & estant arrivé le 17 de
May à Ché de Boys, le lendemain l'on publia la paix faite avec le Roy de
la Grande Bretagne, 300/1284& après avoir sejourné audit lieu
l'espace de 39 tours, en attendant ledit sieur de Rasilly, & voyant
qu'il ne s'advançoit de partir, & que la saison se passoit pour faire
ledit voyage: Sur l'advis de mesdits sieurs les Directeurs, & sans
plus attendre ledit sieur de Rasilly, je partis de la radde dudit Ché de
Boys le 26e jour de juin, avec quatre vaisseaux & une barque
appartenans à ladite Compagnie, & continuant mon voyage jusques sur le
Grand Ban, surpris que j'y fus de brunes & mauvais temps, je perdis la
compagnie de mes autres vaisseaux, & fus contraint de poursuivre ma
route seul, jusqu'à ce qu'estant environ à deux lieues proche de terre,
j'apperceus un navire portant au grand Mas un pavillon Anglois, lequel ne
me voyant aucun canon m'approcha à la portée du pistolet, pensant que je
fus totalement desgarny, à lors je commencé à faire ouvrir les sabors,
& mettre seize pièce de canon en batterie, de quoy s'estant ledit
Anglois apperceu il s'efforça de s'esvader, & moy de le poursuivre
jusques à ce que l'ayant approché je luy fis commandement de mettre son
pavillon bas, comme estant sur les costes appartenantes au Roy de France,
& de me monstrer sa commission, pour sçavoir s'il n'estoit point
quelque forban, ce que m'ayant refusé je fis tirer quelques coups de canon
& l'aborday, ce fait ayant recogneu que sa commission estoit d'aller
vers le Cap de Mallebarre trouver quelques siens compatriotes, & qu'il
y portoit des vaches autres choses, je l'asseuray que la paix estoit faite
entre les deux couronnes, & qu'à ce suject il ne devoit rien craindre,
& ainsi le laissay aller: & estant 301/1285le 28e jour
d'Aoust entré dans la riviere nommée par les Sauvages Grand Cibou,
j'envoyay le jour d'après dans mon batteau dix de mes hommes le long de la
coste, pour trouver quelques Sauvages & apprendre d'eux en quel estat
estoit l'habitation de Québec, & arrivant mesdits hommes au Port aux
Balaines; y trouverent un navire de Bordeaux, le maistre duquel se nommoit
Chambreau, qui leur dit que le sieur Jacques Stuart Millor Escossois
estoit arrivé audit lieu environ deux mois auparavant, avec deux grands
navires & une patache Angloise, & qu'ayant trouvé audit lieu
Michel Dihourse de S. Jean de Luz, qui faisoit sa pescherie & secherie
de molue, s'estoit ledit Milor Escossois saisi du navire & molue dudit
Dihourse, & avoit permis que ses hommes fussent pillez & que ledit
Milor avoit peu après envoyé les deux plus grands de ses vaisseaux, avec
le navire dudit Michel Dihourse, & partie de ses hommes vers le port
Royal pour y faire habitation, comme aussi ledit Milor depuis son arrivée
avoit fait construire un fort audit port aux Balaines, & luy avoit
enlevé de force les trois pièces de canon qu'il avoit dans son navire,
pour les mettre dans ledit fort, mesme donne un escrit signé de sa main,
par lequel il protestoit ne luy permettre ny à aucun autre François, de
pescher d'oresnavant en ladite coste, ny traitter avec les Sauvages, qu'il
ne luy fut payé le dixiesme de tout, & que sa commission du Roy de la
Grande Bretagne, luy permettoit de confisquer tous les vaisseaux qui
iroient ausdits lieux sans son congé: Lesquelles choses m'estant
rapportées, jugeant estre de 302/1286mon devoir
d'empescher que ledit Milor ne continua l'usurpation du païs, appartenant
au Roy mon maistre, & n'exigea sur tes sujets le tribut qu'il se
promettoit. Je fis préparer en armes 53 de mes hommes, & me pourveus
d'eschelles & autres choses necessaires pour assiéger & escalader
ledit fort, si qu'estant arrivé le 18 Septembre audit port aux Balaines,
où estoit construict ledit fort, je mis pied à terre, & fis advancer
sur les deux heures après midy mes hommes vers ledit fort, selon l'ordre
que je leur avois donné, & iceluy, attaquer par divers endroits, avec
forces grenades, pots à feu & autres artifices, nonobstant la
resistance & les mousquetades des ennemis, lesquels se voyant pressez
prindrent l'espouvente & se presenterent aussi tost sur leur rampart,
avec un drappeau blanc en la main, demandant la vie & le quartier à
mon Lieutenant, ce pendant que je faisois les approches vers les portes
dudit fort, que je fis promptement enfoncer, & aussi tost suivy de mes
hommes j'entray dans ledit fort, & me saisis dudit Milor, que je
treuvay armé d'un pistolet & d'une espée qu'il tenoit en ses mains,
& de tous ses hommes, lesquels au nombre de quinze estoient armez de
cuirasses, brassarts, cuisarts & bourguignottes, ayans chacun une
harquebuse à fusil en main, & le reste armez de mousquets &
picques seulement: Et ayant iceux faict desarmez je fis oster les
estendarts du Roy d'Angleterre, & fis mettre au lieu d'iceux ceux du
Roy mon Maistre. Puis visitant ce qui estoit audit fort y trouvé un
François natif de Brest nommé René Cochoan, détenu prisonnier jusques à ce
que son Capitaine (arrivé 303/1287deux jours
auparavant en un port distant de deux lieues de celuy aux Balaines) eust
apporté une pièce de canon qu'il avoit en son navire, & payé le
dixiesme de ce qu'il pescheroit, & le jour suivant je fis équiper une
carvelle Espagnolle que je trouvay eschouée devant ledit fort, &
charger les vivres & munitions qui estoient en iceluy, & après
l'avoir fait raser & desmolir, & le tout faict porter à ladite
riviere du grand Cybou, je fis avec toute diligence travailler en ce lieu
cinquante de mes hommes, & vingt des Anglois à la construction d'un
retranchement ou fort sur l'entrée de ladite riviere pour empescher les
ennemis d'y entrer, dans lequel je laissay quarante hommes, compris le R.
P. Vimond & Vieupont Jesuites, huict pièces de canon, dix-huict cens
de pouldre, six cens de mèche, quarante mousquets, dix-huict picques,
artifices, balles à canon & mousquets, vivres & autres choses
necessaires, avec tout ce qui avoit esté trouvé dans ladite habitation
& fort desdits Anglois, & ayant fait dresser les armes du Roy
& de Monseigneur le Cardinal, faict faire une Maison, Chappelle &
magasin, pris serment de fidélité du sieur Claude natif de Beauvais,
laissé pour commander ledit fort & habitation pour le service du Roy,
& pareillement du reste des hommes demeurez audit lieu: Suis party le
5e jour de Novembre, & ay amené lesdits Anglois, femmes & enfans,
desquels en ay mis 42, à terre prés Falmue, port d'Angleterre, avec leurs
hardes, & dix-huict ou vingt que j'ay amenez en France avec ledit
Milor, attendant le commandement de mondit Seigneur le Cardinal Ce que je
304/1288certifie estre vray, & ay signé la
presente Relation. A Paris ce douziesme Décembre 1629.793
Pour plus de détails sur cette expédition, voir: Prise d'un seigneur escossois & de ses gens qui pilloient les navires pescheurs de France, par M. Daniel de Dieppe, Capitaine pour le Roy en la Marine, & Général de la Nouvelle France, dédié à M. le Président de Lauzon, intendant de la Cie. dudit pays, par le sieur de Malapart, soldat dudit sieur Daniel, Rouen, 1630; The barbarous cariage of the French in Cape Britaine, lord Ewchiltree's Information (State Paper Office, Colonial Papers, vol. V, n. 46, 48).
Ayant sejourné deux jours à Dieppe je m'acheminay à Rouen, où je m'arrestay deux autres jours, & appris comme le vaisseau des Reverends Peres l'Allemand & Noyrot s'estoient perdus vers les Isles de Canseau, & me fit-on voir une lettre dudit Reverend Père l'Allemand, Supérieur de la Mission des Pères Jesuites, en la nouvelle France, envoyée de Bordeaux au R. P. Supérieur du Collège des Jesuites à Paris, & dattée du 22 Novembre 1629. comme il s'ensuit.
MON REVEREND PERE,
Pax Christi.
astigans castigavit me Dominus & morti non tradidit me, Chastiment qui m'a esté d'autant plus sensible que le naufrage a esté accompagné de la mort du R. P. Noyrot & de nostre frère Louys, deux hommes qui devoient, ce me semble grandement servir à nostre Séminaire. Or neantmoins puis que Dieu a disposé de la sorte, il nous faut chercher nos contentemens dans ses sainctes volontez, hors desquelles il n'y eut jamais esprit solide ny content, & se m'asseure 305/1289que l'expérience aura fait voir à vostre reverence que l'amertume de nos ressentiments détrempée dans la douceur du bon plaisir de Dieu, auquel une ame s'attache inseparablement, perd ou le tout, ou la meilleure partie de son fiel. Si que s'il reste encore quelques souspirs pour les souffrances, ou passées ou presentes, ce n'est que pour aspirer davantage vers le Ciel, & perfectionner avec mérite ceste conformité dans laquelle l'ame a pris resolution de passer le reste de ses jours; De quatre des nostres que nous estions dans la barque, Dieu partageant à l'esgal, en a pris deux, a laissé les deux autres. Ces deux bons Religieux très-bien disposez & resignez à la mort, serviront de victime pour appaiser la colère de Dieu justement jettée794 contre nous pour nos deffauts, & pour nous rendre desormais sa bonté favorable au succeds du dessein entrepris.
Ce qui nous perdit fut un grand coup de vent de Suest, qui s'esleva lors que nous estions à la rive des terres, vent si impétueux que quelque soin & diligence que peust apporter nostre Pilote avec ses Matelots, Quelques voeux & prières que nous peussions faire pour destourner ce coup, jamais nous ne peusmes faire en sorte que nous n'allassions heurter contre les rochers: ce fut le 26e jour d'après nostre départ, jour de sainct Barthelemy795, environ sur les neuf heures du soir; De 24 que nous estions dans la barque, dix seulement eschapperent, les autres furent estouffez dans les eaux. Les deux nepveux du Père Noyrot 306/1290tindrent compagnie à leur oncle, leurs corps ont esté enterrez, entre autres celuy du P. Noyrot & de nostre frère, des sept autres nous n'en avons eu aucune nouvelles, quelque recherche que nous en ayons peu faire. De vous dire comment le Père de Vieuxpont & moy avons eschappé du naufrage, il me seroit bien difficille, & croy que Dieu seul en a cognoissance, qui suivans les desseins de sa divine providence nous a preservez, car pour mon regard ne jugeant pas dans les apparences humaines qu'il me fust possible d'éviter ce danger, j'avois pris resolution de me tenir dans la chambre du navire avec nostre frère Louys, nous disposans tous deux à recevoir le coup de la mort, qui ne pouvoit tarder plus de trois Merere, u lors que t'entendis qu'on m'appelloit sur le haut du navire, je croyois que c'estoit quelqu'un qui avoit affaire de mon secours, je montay en haut, & trouvay que c'estoit le P. Noyrot qui me demandoit de rechef l'absolution: Après luy avoir donnée, & chanté tous ensemble le Salve Regina, je fus contrainct de demeurer en haut; car de descendre il n'y avoit plus de moyen, la mer estoit si haute, & le vent si furieux, qu'en moins de rien le costé qui panchoit sur le rocher fut mis en pièces, j'estois proche du P. Noirot lors qu'un coup de mer vint si impetueusement donner contre le costé sur lequel nous estions qui rompit tout, & me separa du P. Noyrot, de la bouche duquel t'entendis ces dernières paroles, In manus ci tuas Domine, etc. Pour moy de ce coup je me trouvay engagé entre quatre pièces de bois, deux 307/1291desquelles me donnerent si rudement contre la poictrine, & les deux autres me briserent si fort le dos que je croyois mourir auparavant que d'estre enveloppé des flots, mais voicy un autre coup de mer qui me desengageant de ces bois m'enleva, & mon bonnet & mes pantoufles, & mist le reste du navire tout à plat dans la mer: le tombay heureusement sur une planche que je n'abandonnay point, de rencontre elle estoit liée avec le reste du costé de ce navire. Nous voilà doncques à la mercy des flots, qui ne nous espargnoient point: ains s'eslevans je ne sçay combien de couldées au dessus de nous, tomboient par après sur nos testes. Après avoir flotté longtemps de la sorte dans l'obscurité de la nuict, qui estoit desja commencée, regardant à l'entour de moy je m'apperceus que nous estions enfermez d'espines & sur tout environnez & prest du costau qui sembloit une isle, puis regardant un peu plus attentivement je contay six personnes qui n'estoient pas fort esloignées de moy, deux desquels m'appercevans, m'excitèrent à faire tous mes efforts pour m'approcher, ce ne fut pas sans peine, car les coups que j'avois receus dans le débris du vaisseau m'avoient fort affoiblis: le fis tant neantmoins, qu'avec mes planches j'arrivay au lieu où ils estoient, & avec leur secours je me trouvay assis sur le grand mast, qui tenoit encore ferme avec une partie du vaisseau, je n'y fus pas long-temps car comme nous approchions plus prés de ceste isle, nos Matelots se lancèrent bien-tost à terre, & avec leur assistance tous ceux qui estoient sur le 308/1292costé du navire y furent bien tost après. Nous voilà donc sept de compagnie, je n'avois bonnet ny souliers, ma soutane & habits estoient tous deschirez, & si moulus de coups que je ne pouvois me soustenir, & de faict il fallut qu'on me soustint pour aller jusques dans le bois, aussi avois-je receu deux rudes coups aux deux jambes, mais sur tout à la dextre, dont je me retiens encore, les mains fendues avec quelque contusion, la hanche escorchée, la poitrine sur tout bort offencée, nous nous retirasmes donc tous sept dans le bois, mouillez comme ceux qui venoient d'estre trempez dans la mer: la première chose que nous fismes fut de remercier Dieu de ce qu'il nous avoit preservez, & puis le prier pour ceux qui pourroient estre morts. Cela faict pour nous eschauffer nous nous couchasmes les uns proches des autres, la terre & l'herbe qui avoient esté mouillez de la pluye du jour n'estoient encore propre pour nous seicher, nous passasmes ainsi le reste de la nuict, pendant laquelle le P. de Vieuxpont (qui grâces à Dieu n'estoit point offencé) dormit fort bien. Le l'endemain si tost qu'il fut jour nous allasmes recognoistre le lieu où nous estions, & trouvasmes que c'estoit une isle de laquelle nous pouvions passer à la terre ferme, sur le rivage nous trouvasmes forces choses que la mer y avoit jetté, j'y trouvay deux pantoufles, un bonnet, un chappeau, une soutanne, & plusieurs autres choses necessaires. Sur tout Dieu nous y envoya pour vivres cinq bariques de vin, quelques dix pièces de lard, de l'huile, du pain des fromages, 309/1293& une harquebuse, & de la pouldre tout à propos pour faire du feu. Après qu'on eut ainsi tout retiré, le jour de sainct Louys796 tous s'employerent à faire le possible pour bastir une chalouppe du desbris du vaisseau, avec laquelle nous irions rangeant la coste chercher quelque navire de pescheurs: On se mit doncques à travailler avec meschans ferremens que l'on trouva, elle estoit bien advancée, le quatriesme jour, lors que nous eusmes cognoissance d'une chalouppe qui estoit sous voile venant vers le lieu où nous estions, ils receurent dedans un de nos matelots qui alla tout seul plus proche du lieu où elle devoit passer, ils le menèrent dans leur vaisseau parler au Maistre, auquel il raconta nostre disgrace, le maistre tout aussi-tost s'embarqua dans une chalouppe & nous vint trouver, nous offrit à tous le passage: Nous voila en asseurance, car le lendemain tous les hommes couchèrent dans son vaisseau: C'estoit un vaisseau Basque qui faisoit pesche à une lieue & demie du rocher, où nous fismes naufrage, & pour autant qu'il restoit encores bien du temps pour achever leur pesche, nous demeurasmes avec eux ce qui restoit du mois d'Aoust, & tout le mois de Septembre. Le premier d'Octobre arriva un Sauvage qui dist au Maistre que s'il ne s'en alloit il y auroit danger que les Anglois ne le surprissent. Cette nouvelle le disposa au départ: Le mesme Sauvage nous dist que le Capitaine Daniel estoit à vingt-cinq lieues de là qui bastissoit une maison, & y laissoit des François avec un de nos 310/1294Peres: Cela me donna occasion de dire au P. de Vieuxpont qui me pressoit fort que je luy accordasse de demeurer avec ce Sauvage dans ceste coste, qui estoit bien l'un des meilleurs Sauvages qui se puisse rencontrer, Mon Père voicy le moyen de contenter vostre reverence, le Père Vimond sera bien aise d'avoir un compagnon. Ce Sauvage s'offre de mener vostre Reverence jusques au lieu où est Monsieur Daniel, si elle veut demeurer là elle y demeurera, si elle veut aller quelques mois avec les Sauvages, pour apprendre la langue elle le pourra faire, & ainsi le R. Père Vimond & vostre Reverence auront leur contentement: le bon Pere fut extresmement joyeux de ceste occasion qui se presentoit, ainsi il s'embarque dans la chalouppe du Sauvage, je luy laissay tout ce que nous avions sauvé, horsmis le grand Tableau duquel le matelot Basque s'estoit saisi, mais j'avois bien pensé au retour de luy faire rendre, si une autre disgrace ne nous fut arrivée. Nous partismes donc de la coste le 6 Octobre, & après avoir enduré de si furieuses tempestes que nous n'avions encores expérimentées, le quarantiesme jour de nostre départ entrant dans un port proche de S. Sebastien, nous fismes de rechef un second naufrage, le Navire rompu en mille pièces, toute la molue perdue, ce que je peux faire ce fut de me sauver dans une chalouppe, dans laquelle je me jettay avec des pantoufles aux pieds, & un bonnet de nuict en teste, & en ceste esquippage m'en aller trouver nos Pères à S. Sebastien, d'où je partis il y a huict jours, & suis arrivé à Bourdevac 311/1295proche de Bordeaux le 20 de ce mois797. Voila le succeds de nostre voyage, par lequel vostre Reverence peut juger des obligations que j'ay à DIEU.
De Rouen je m'acheminay à Paris, où je fus saluer sa Majesté, Monseigneur le Cardinal, & Messieurs les Associez, auquel je fis entendre tout le sujet de mon voyage, & ce qu'ils avoient à faire, tant en Angleterre qu'aux autres choses qui convenoit pour le bien & utilité de ladite nouvelle France, l'on despescha quelque temps après mon arrivée à Paris, le sieur Daniel 798 le medecin pour aller à Londres treuver mondit sieur l'Ambassadeur, avec lettres de sa Majesté pour demander au Roy d'Angleterre qu'il eust à faire rendre le Fort & Habitation de Québec, & autres ports & havres qu'il avoit pris aux costes d'Acadie, après la paix faicte entre les deux Couronnes de France & d'Angleterre: Ce que mondit sieur l'Ambassadeur demande au Roy & à son Conseil, qui ordonna que le Fort & Habitation seroient remis entre les mains de sa Majesté, ou ceux qui auroient pouvoir d'elle, sans parler des costes d'Acadie.
Mondit sieur Ambassadeur renvoya Daniel porter la responce, sçavoir si sa Majesté l'auroit pour agréable. Ce qu'attendant lesdits sieurs Directeurs ne laisserent de supplier sa Majesté & Monseigneur le Cardinal leur vouloir octroyer six de ses vaisseaux avec quatre pataches qu'ils fourniroient pour aller 312/1296au grand fleuve S. Laurens reprendre possession du Fort & Habitation de Québec, suivant l'accord qui en seroit faict entre leurs Majestés, que si cas advenant que l'on ne voulust remettre la place entre les mains de ceux qui auroient pouvoir de sa Majesté, ils seroient contraints par toutes les voyes justes & raisonnables. Ladite Société fournissant seize mille livres pour l'interests de six vingts mille livres, qu'il failloit à mettre les vaisseaux hors. Monsieur le Chevalier de Rasilly fut esleu pour général de ceste flotte, on les esquippe & appareille de tout ce qui estoit necessaire, ce pendant sa Majesté qui avoit à faire aux guerres d'Italie, ne peust rendre response au Roy d'Angleterre, & mondit sieur l'Ambassadeur qui attendoit la despeche de sa Majesté.
L'Anglois prend alarme de l'armement de ses vaisseaux, ils en font plainte à mondit sieur l'Ambassadeur, qui leur dit, qu'ils ne devoient appréhender sur ce sujet, d'autant que sa Majesté n'avoit desir que de traitter à l'amiable, puisqu'ils avoient ainsi commencé, que les vaisseaux que l'on armoit n'estoient que pour faire escorte à ceux de la societé, qui avoient interest de reprendre possession de ce qui leur appartenoit, portant ce qui leur estoit necessaire pour les hommes qui devoient demeurer en ces lieux. Puisqu'ils entroient en ombrage, il feroit qu'à son retour sa Majesté leur donneroit contentement, en ostant le soubçon qu'ils pourroient avoir, en traitant de ceste affaire à l'amiable: sur ce de rechef le Roy de la grande Bretagne promet faire restituer ce que ses sujets avoient pris depuis la paix faite.
313/1297Mondit sieur l'Ambassadeur s'en revient trouver sa Majesté, & mondit Seigneur le Cardinal en Savoye, ausquels il fait entendre tout ce que dessus, ce que ouy l'on contremande le commandement qui avoit esté donné pour les vaisseaux qui devoient aller audit Québec, le voyage rompu, les affaires demeurent en cet estat, pour le divertissement que sa Majesté avoit en Italie, & ne fit on response attendant la fin de ces guerres, ce pendant les Anglois qui ne perdent temps arment deux vaisseaux, avec vivres & marchandises pour porter audit Québec, qui ne croyoient icelle année rendre la place: l'on ne traita rien de ces affaires pour les causes susdites.
D'autre part les sieurs Directeurs font esquipper deux vaisseaux pour le Cap Breton, & secourir ceux qui y estoient habituez, & deux autres qui furent accommodez à Bordeaux, pour aller faire une habitation en l'Acadie, où estoit le fils de la Tour, qui avoit succedé en la place du feu sieur Jean Biencour. Nous laisserons voguer ces vaisseaux tant d'un costé que d'autre, pour voir ce qui en réussira à leur retour, & quelles nouvelles nous apprendrons du progrez qui y aura esté fait, & comme les hyvernans tant du Cap Breton, que Anglois auront passé le temps à Québec. Le sieur Tufet fait faire l'esquippage de ceux de Bordeaux l'an 1630. chargez de commoditez necessaires, pour aller faire une habitation à la coste d'Acadie, où il met des ouvriers & artisans avec trois Religieux de l'ordre des Peres Recollets, le tout sous la conduitte du Capitaine Marot de sainct Jean de Lus, se mettent en 314/1298mer pour avec la grâce de Dieu parfaire leur voyage, ayant esté contrariez de mauvais temps à leur traverse prés de trois mois, ils arrivent à un lieu qui s'appelle le Cap de Sable, sous la hauteur de 44 degrez où ils treuverent le fils de la Tour799 & quelques autres volontaires François qui estoient avec luy, auquel ledit Marot donna des lettres dudit sieur Tufet, par lesquelles l'on mandoit audit de la Tour, de se maintenir tousjours dans le service du Roy, & de n'adhérer ny condescendre aux volontez de l'Anglois, comme plusieurs meschans François avoient fait, lesquels se ruynoient d'honneur & de réputation d'avoir deservy sa Majesté, ce qui ne se pouvoit esperer de luy, s'estant tousjours maintenu jusqu'à present, & que pour cet effect il luy envoyoit des vivres, rafreschissement, armes, & hommes pour l'assister, & faire édifier une habitation au lieu qu'il jugeroit le plus commode, & plusieurs autres discours tendant à ce sujet. La Tour tres-aise de voir naistre ce que à peine il pouvoit esperer, qui neantmoins ne s'estoit laissé emporter aux persuasions de son père 800 qui estoit avec les Anglois, souhaitant plustost la mort que 315/1299de condescendre à une telle meschanceté que de trahir son Roy, qui donna du mécontentement aux Anglois, contre le père de la Tour qui leur avoit asseuré de réunir son fils à leur rendre toute sorte de service.
Charles-Amador, fils de Claude-Turgis de Saint-Étienne de la Tour. Il fut d'abord enseigne, puis lieutenant de M. de Biencourt, qui, en mourant, lui légua ses droits sur Port-Royal, et le nomma son successeur dans le commandement. M. de Biencourt, autant qu'on peut en juger, était mort vers le commencement de l'année 1624. (Conf. Lettre de La Tour au roi, 1627, et page 83 ci-dessus.)
Claude de La Tour, père, avait été pris l'année précédente, par la flotte de Kertk (ci-dessus, p. 17;). Il revenait de France pour rejoindre son fils dans l'Acadie. Emmené en Angleterre comme prisonnier, il laissa ébranler sa fidélité envers son souverain, et il épousa une dame anglaise de haute condition. Cette alliance lui imposa une espèce d'obligation d'engager son fils à remettre son fort en l'obéissance du roi d'Angleterre; ce qui lui réussit fort mal: car le jeune de La Tour résista courageusement à toutes les suggestions et même les attaques de son père. (Denys, t. I, p. 68 et suivantes.)
Ayant leu ces lettres, & la réception faicte avec le contentement qu'un chacun pouvoit desirer & principalement les Pères Recollets de se voir au lieu qu'ils avoient souhaitté, tant pour remettre les François au droit chemin de la crainte de Dieu, qui avoient esté plusieurs années sans avoir esté confessez, ny receu le S. Sacrement, que pour l'esperance qu'ils se promettoient de faire quelque progrez envers la conversion de ces pauvres infidèles, qui sont errans le long des costes, menant une vie miserable, telle que je l'ay representée cy dessus.
Lesdits de la Tour & Marot adviserent qu'il falloit donner advis à la Tour le père, qui estoit au port Royal avec lesdits Anglois, de tout ce qui se passoit en ce lieu, le persuadant à le faire revenir & laisser lesdits Anglois, ce qui fut exécuté, tant pour le remettre en son devoir, comme pour sçavoir de luy l'estat des Anglois & leur dessein, pour en suitte se gouverner selon qu'ils adviseroient suyvant sa relation.
Ils envoyerent un nommé Lestan801 avec lettre dudit la Tour à son père, qui l'ayant receue & leue aussi tost se mit en devoir de venir trouver son fils, ne pouvant ny esperant faire grande fortune avec les Anglois, qui avoient grandement diminué de 316/1300l'opinion qu'ils en avoient eue802: Arrivé qu'il fut audit Cap de Sable, il donne à entendre ce que l'Anglois avoit dessein de faire, qui estoit de venir prendre leur fort, c'est pourquoy ils avoient à se fortifier le mieux qu'il leur seroit possible, pour empescher l'Anglois de son dessein: sçavoir s'il disoit vray & pour se rendre necessaire, je tiens qu'il n'y avoit pas beaucoup d'apparence que l'Anglois eust voulu remuer la Paix, estant & sçachant les plaintes que l'on en avoit faites au Roy de la grande Bretagne, qui offroit de rendre & restituer tout ce qui avoit esté pris depuis la paix faicte: quoy que ce soit, il ne faut pas négliger de se loger fortement, aussi bien en temps de paix, que de guerre, pour se maintenir aux accidents qui peuvent arriver, c'est ce que je conseille à tous entrepreneurs de rechercher lieu pour dormir en seureté.
D'après Denys, qui tenait ses renseignements de La Tour lui-même, le retour du père ne se fit pas tout à fait comme le dit l'auteur. Claude de La Tour, n'ayant pu réussir ni à gagner son fils par des promesses, ni à le contraindre par la force, se trouva fort embarrassé, ne pouvant plus reparaître en Angleterre et encore moins retourner en France. Il prit le parti d'écrire à son fils, & le pria de souffrir que sa femme & luy demeurassent dans le pays... Son fils luy fit réponse, qu'il ne vouloit point estre la cause de sa mort, mais qu'il ne luy pouvoit accorder sa demande qu'à condition qu'il n'entreroit ny luy ny sa femme dans son fort; qu'il leur feroit bastir un petit logement au dehors, que c'estoit tout ce qu'il pouvoit faire; il receut la condition que son fils luy fit. Le Capitaine envoya tout leur équipage à terre, où la Tour père décendit avec sa femme, deux hommes pour le servir, & deux filles de chambre pour sa femme. Le jeune de la Tour leur fit bastir un logement à quelque distance du fort, où ils s'accommodèrent du mieux qu'ils peurent. Ils avoient apporté quelques victuailles, qui ne furent pas plutost consommées, que la Tour fils y supplea, en nourrissant son père & toute sa famille.» «Environ l'an mil six cens trente cinq, ajoute Denys, je passay par là; je fus voir le jeune de la Tour, qui me receut très-bien, & me permit de voir son père en son logement; ce que je fis. Il me receut bien, m'obligea de dîner avec luy & sa femme; ils estoient fort proprement meublez.» (Description de l'Amérique, t. I, p. 74-77.)
Ledit père de la Tour fit aussi rapport qu'il estoit mort trente Escossois, de septante qu'ils estoient en cet hyvernement, qui avoient esté mal accommodez: fut resolu tant par le Conseil desdits de la 317/1301Tour père & fils, que Marot, & Pères Recollets, de faire encore une habitation à la riviere S. Jean pour plusieurs raisons telles quelles, qui est à quatorze lieues du port Royal, plus au Nort dans la Baye Françoise: que pour parvenir à l'exécution de ceste entreprise, il estoit necessaire d'avoir des hommes & commoditez pour basti & se fortifier en ladite riviere.
Pour ne perdre temps il falloit dépescher le moyen vaisseau audit sieur Tufet, & envoyer promptement des hommes & autres choses necessaires, pour s'opposer aux forces de l'Anglois, qui ne taschoit que de temps en temps à usurper tout le païs, & qu'en icelle habitation nouvelle le père de la Tour y commanderoit, le fils au Cap de Sable, qui fit retenir toutes les commoditez des vaisseaux qu'il jugea luy estre necessaires: Le moyen vaisseau ne fit ny traite ny pesche pour payer les fraiz de son embarquement, & ainsi légèrement s'en revient à Bordeaux avec lettres tant des Peres Recollets que de la Tour, addressantes à Messieurs les Directeurs de la Nouvelle France, qui fut vers la fin du mois d'Octobre: ledit Marot demeura là avec le grand vaisseau, pour essayer à faire quelque chose pour payer le voyage.
Ceste nouvelle receue dudit sieur Tufet, par le retour du moyen vaisseau si léger, ne luy peust donner grand contentement, pour le renvoy estre trop precipitement & légèrement fait, sans y avoir du sujet necessaire qui les peust avoir esmeuz à cela.
Car la resolution de ce Conseil qui avoient plustost 318/1302leurs inclinations au bien de leur contentement, & autres de leurs affaires particulières, qu'à conserver & employer le bien de ceux qui les employent à leur proffit, pour supporter la despense qui se fait en cet embarquement, que si le mesnagement de ceux qui sont employez n'est fait avec soing & vigilence, accompagné de fidélité, les voyages se rendent inutils, font perdre courage aux entrepreneurs, qui ne font les rencontres selon leurs volontez, & souvent deceu de ce qu'ils s'estoient peu imaginer en ces desseins.
Quelle raison avoit il d'envoyer ce vaisseau vuide pour demander du secours, lequel quand on l'eust voulu renvoyer à mesme temps, avec les choses necessaires pour cet effect, il se fut passé plus de quatre à cinq mois, qui n'eust peu estre que vers la fin de Fevrier ou Mars, dans la rigueur de l'hyver, où les neges sont de deux à trois pieds, & les traverses fort fascheuses en ce temps, comme l'on voit assez par expérience, qui est fatiguer tous ceux d'un vaisseau, & quelquesfois courir risque de se perdre, ou estre desmatez & relâcher qui se voit assez souvent pour se haster trop tost, encore qu'à l'Acadie l'on peut aborder la terre en tout temps, & y arrivant en l'hyver l'on ne laine d'y avoir de grandes incommoditez, comme nous l'avons expérimenté.
Que si l'Anglois eust eu volonté d'aller prendre la Tour, & se sentant plus fort comme le representoit le Père, ils l'eussent emporté s'il n'eust esté bien fortifié & amunitionné, premier que le secours de France luy fut arrivé.
Mais ayant des hommes & commoditez que ledit 319/1303Marot avoit porté, ils n'avoient que faire de craindre estant un peu fortifiez comme ils eussent peu faire, & laisser faire la pesche de poisson & traitte aux vaisseaux, & ne le renvoyer vuide avec une lettre: sa charge faite revenant de compagnie avec ledit Marot, il eust apporté dequoy (au moins en partie) payer son voyage, & les lettres fussent venues aussi à temps pour ce qu'ils desiroient, comme quand ils le firent partir sans rien rapporter, car ils pouvoient s'imaginer que l'on ne renvoyeroit qu'au Printemps, par consequent vaine leur resolution inconsiderée & précipitée, qui a fait perdre beaucoup audit sieur Tufet, & des sieurs de la societé qui se fussent bien passés de telle depesche. Presqu'en ce mesme temps arriva un vaisseau pescheur du Cap Breton, dans lequel repassoit les Reverends Pères Vimond & Vieux-pont Jesuistes, par le commandement qui leur en avoit esté faict de leur Reverend Père Provincial, qui dirent qu'à ladite habitation du grand Cibou, en l'isle dudit Cap Breton estoit mort douze François du mal de terre, qui est le securbut, & d'autres malades, le Printemps les remit: Ces maladies comme j'ay dit en mes premiers voyages, ne vient que de manger des salures, pour n'avoir des viandes ou autres choses rafraichissantes, comme nous avons esprouvé en nos habitations par le passé. Durant l'hyvernement ils virent peu de Sauvages qui n'y viennent que par rencontre chercher les vaisseaux François qui y peuvent estre pour traitter avec eux: ces endroits ne sont pas beaucoup plaisans ny agréables que pour la pesche de molue. Ils laisserent les deux vaisseaux 320/1304que Messieurs les Directeurs avoient envoyez pour le secours d'icelle habitation, qui avoient traitté quelque nombre de peaux d'eslans, faisant leur pesche de poisson, comme plusieurs autres vaisseaux qui sont par toutes ces costes.
Vers le 10 Octobre arriverent à Londres deux vaisseaux Anglois, l'un du port de deux cens cinquante tonneaux, & l'autre de cent, qui revenoient de Québec où ils avoient fait monter leur vaisseau de Tadoussac pour n'estre en la puissance de ceux qui eussent esté plus forts qu'eux, s'il en fut venu comme ils s'imaginoient, en l'un commandoit le Capitaine Thomas Quer Vis-Admiral au voyage précèdent, & le Capitaine Breton Anglois bon marinier, lequel avoit fait bon traittement en son vaisseau aux Peres Jesuistes quand nous retournasmes de Québec avec lesdits Anglois l'année d'auparavant, lesquels ramenèrent deux François qu'ils avoient retenus par delà, l'un charpentier & l'autre laboureur, qui de Londres revindrent à Paris, lequel nous dit qu'ils avoient rapporté pour trois cens mille livres de peleterie, & estoit mort quatorze Anglois de nonante qu'ils estoient, de pauvreté & misere durant l'hyver, & autres qui avoient esté assez malades, n'ayant fait bastir ny défricher aucune terre depuis nostre département, sinon ensemencer ce qui estoit labouré tant la maison des Pères Jesuistes que Peres Recollets, dans lesquelles maisons y avoit dix hommes pour les conserver, qu'au fort ils n'avoient fait qu'un parapel de planche sur le rampart, & remply deux plates formes que j'avois fait commencer: de bastiment dedans ils n'en 321/1305avoient fait aucun, horsmis une de charpente contre le rempart, qu'en partie ils avoient défait du costé de la pointe aux Diamants pour gaigner de la place, & qu'elle n'estoit pas encore achevée. Que dans le fort y avoit quatorze pièces de canon, avec cinq espoirs de fonte verte qu'ils nous avoient pris, & quelques pierriers, estant bien amunitionnées, & estoient restez quelques septante Anglois. Que le tonnerre avoit tombé dans le fort & rompu une porte de la chambre des soldats, entré en icelle, meurtry trois à quatre personnes, passé dessous une table, tué deux grands dogues qui estoient pour la garde, & s'en estoit allé par le tuyau de la cheminée qui en avoit abatu une partie, & ainsi se perdit en l'air.
Dit que les mesnages François803 qui resterent ont esté très mal traictez, de ceux qui se sont rendus aux Anglois, & principalement d'un appelle le Bailly, duquel j'ay parlé cy dessus. Pour ce qui est du Capitaine Louis & des Anglois ils n'en ont point esté inquiétez: rapporte qu'ils s'attendoient bien que ceste année les vaisseaux du Roy y deussent aller avec commission du Roy de la grande Bretagne, pour les en faire desloger, ce qu'ils eussent fait non autrement que par force: Voilà ce que nous avons eu de nouvelles qu'injustement ils tiennent ceste place, & en tirent les émoluments qui ne leur appartiennent, mais l'esperance que l'on a que le Roy d'Angleterre la fera rendre au Roy avec douceur & non de force, convenir des limites que chacun doit posseder, & non vouloir des Virgines 322/1306embraser toutes les costes qui ne leurs appartiennent, comme il se peut voir & sçavoir par les relations de ceux qui ont premièrement descouvert & possedé actuellement & réellement ces terres, au nom de nos Roys devanciers jusqu'à maintenant, sous LOUYS le JUSTE XIII. Roy de France & de Navarre, que Dieu veuille combler de milles benedictions, & accroistre son règne d'une heureuse & longue vie.
FIN.
ABREGÉ DES DESCOUVERTURES
de la Nouvelle France, tant de ce que nous avons descouvert comme aussi les Anglais, depuis les Virgines Jusqu'au Freton Davis, & de ce qu'eux & nous pouvons prétendre, suivant le rapport des Historiens qui en ont descrit, que je rapporte cy dessous, qui feront juger à un chacun du tout sans passion.
Les Anglois ne nous disputent point toute la Nouvelle France, & ne peuvent desnier ce que tout le monde a accordé, ains seulement débattent des confins, nous restraignant jusqu'au Cap Breton, qui est par la hauteur de quarante cinq degrés trois quarts de latitude, ne nous permettant pas d'aller plus au midy, s'attribuant tout ce qui est de la Floride jusqu'au dit Cap Breton, & ces dernières années ils ont voulu s'estendre par usurpation jusqu'au fleuve sainct Laurent, comme ils ont fait.
Voicy le fondement de leur prétention, qui est 323/1307qu'environ l'an 1594,804 estant aux costes de la Floride arriverent en un lieu que lesdits Anglois appelloient Mocosa, y ayant treuvé quelques rivieres & païs qui leur agréa, ils commencèrent à y vouloir bastir, luy imposant le nom de Virgines: mais ayant esté contrariez par les Sauvages & autres accidents, ils furent contrains de quitter, ny ayant demeuré que deux ou trois ans: neantmoins depuis le feu Roy Jacques d'Angleterre venant à la couronne prit resolution de la recognoistre, habiter & cultiver, à quoy ledit Roy favorisant a baillé de grands privileges à ceux qui entreprendroient ceste peuplade, & entr'autres a estendu le droict de leur retenue dés le 33e degré de l'élevation jusqu'au 45 & 6, leur donnant pouvoir sur tous Estrangers qu'ils treuveroient dans ceste estendue de terre, & 50 mille avant en la mer. Ces lettres du Roy furent expédiées l'an quatriesme de son règne, & de grâce 1607, le 10 d'Avril, il y a 24 ans. Voilà tout ce qui se peut apprendre de leurs commissions & enseignements pour ces contrées. Voicy ce que nous leurs respondons.
En premier lieu, que leurs lettres royaux sur quoy ils se fondent les dédisent de leur prétention, parce qu'il est dit expressement dans icelles avec exception specifiée, Nous leur donnons toutes les terres jusqu'au 45e degré, lesquelles ne sont point actuellement possedées par aucun Prince Chrestien. Or est il que lors de la datte de ces lettres, le Roy de France actuellement & réellement possedoit pour 324/1308le moins jusqu'au quarantiesme degré de latitude desdites terres, où depuis quelques années les Holandois s'y sont establis, tout le monde le sçait par les voyages du sieur de Champlain imprimez, avec les cartes, ports, & havres de toutes les costes qu'il fit, qui depuis chacun s'en est servy, & les ont adaptés sur les globes & cartes universelles, que l'on a corrigées de cet échantillon de terre, & voit on par lesdits voyages qu'en l'an 1604, ils estoient à saincte Croix, & en l'an 1607. 805 au port Royal, auquel ledit Champlain donna le nom, comme à plusieurs autres lieux que l'on voit par ses cartes, le tout habité par le feu sieur de Mons, qui gouvernoit tout ce païs jusqu'au quarantiesme degré, comme Lieutenant de sa Majesté tres-Chrestienne.
Auparavant l'an précèdent 1603 ledit Champlain par commandement de sa Majesté fit le voyage de la Nouvelle France, en la grande riviere sainct Laurent, & à son retour en fit rapport à sa Majesté, lequel rapport & description il fit imprimer deslors, partit de Hondefleur en Normandie le 15 de Mars audit an, en ce mesme temps le feu sieur Commandeur de Chaste gouverneur de Dieppe; estoit Lieutenant général en ladite Nouvelle France: depuis le 40 degré jusqu'au 52e de latitude.
Si les Anglois disent que seulement ils n'ont pas possedé les Virgines dés l'an 1603, 4 & 7, ains dés l'an 1594, qu'ils treuverent comme avons dit.
L'on respond que la riviere qu'ils commençoient lors à posseder est au 36e & 37e degré, & que ceste leur allégation à l'advanture pourroit valloir, s'il 325/1309n'estoit question que de tenir ceste riviere, & 7 à 8 lieues de l'un de l'autre costé d'icelle, car autant se peut porter la veue pour l'ordinaire, mais que s'attribuant par domination l'on s'estende trente & six fois plus loing que l'on n'a recognu, c'est vouloir avoir les bras ou plustost la cognoissance bien monstrueuse. Posons que cela se puisse faire.
Il s'ensuiveroit que Ribaut & Laudonniere estant allez à la Floride en bon esquippage, par auctorité du Roy Charles IX, l'an 1564, 5 & 6, pour cultiver & habiter le païs y estant édifié la Caroline 806 au 35e ou 36e degré & par ainsi voilà l'Anglois hors des Virgines, suyvant leurs propres machines.
Pourquoy eux estant au 36e ou 37e avanceront plustost au 45e que nous, comme ils confessent, estant au 46e ne descendrons nous jusqu'au 37e quel droict y ont ils plus que nous, voilà ce que nous respondons aux Anglois.
Et est très certain & confessé de tous, que sa Majesté très chrestienne, a prins possession de ces terres avant tout autre Prince Chrestien, & asseuré que les Bretons & Normans treuverent premiers le grand Ban& les terres neufves, ces descouvertures faictes en l'an 1504. il y a 126 ans, ainsi qu'il se peut voir en l'histoire de Niflet807 & Anthoine Magin imprimé à Douay.
Et d'advantage tous confessent que par commandement du Roy François, Jean Verazan prit possession desdites terres au nom de France commençant dés le 33e degré de l'élevation jusqu'au 47e, 323/1310ce fut par deux voyages desquels le dernier fut fait l'an 1523. 808 il y a 107 ans.
Outre Jacques Cartier entra le premier en la grande riviere sainct Laurent, par deux voyages qu'il y fut, & descouvrit la plus grande part des costes de Canadas, à son dernier voyage l'an 1535. il fut jusqu'au Grand Sault sainct Louis de ladite grande riviere.
Et en l'an 1541. il fit un autre voyage comme Lieutenant de Messire Jean François de la Roque sieur de Robert-Val, qui estoit Lieutenant général audit païs, ce fut son troisiesme voyage où il demeura, ne pouvant vivre au païs avec les Sauvages qui estoient insupportables, & ne pouvoit descouvrir que ce qu'il avoit fait: il se délibéra de s'en retourner au Printemps, ce qu'il fit, en un vaisseau qu'il avoit reservé, & estant le travers de l'isle de terre neufve, il fit rencontre dudit sieur de Robert-Val qui venoit avec trois vaisseaux l'an 1542. il fit retourner ledit Cartier à l'isle d'Orléans 809 où ils firent une habitation, & y estant demeuré quelque temps, l'on tient que sa Majesté le manda pour quelques affaires importantes, & ceste entreprise peu à peu ne sortit à aucun effect, pour n'y avoir apporté la vigilance requise.
Presque en ce mesme temps Alfonse Xintongeois fut envoyé vers la Brador, par ledit sieur de Robert-Val, autres disent par sa Majesté, lequel descouvrit la coste du Nort de la grande Baye au 327/1311golphe sainct Laurent, & le passage de l'issle de terre neufve, à la grande terre du Nort, au 52e degré de latitude 810.
En suitte le Marquis de la Roche de Bretagne en l'an 1598, 811 fut en ces terres de la Nouvelle France, comme Lieutenant de sa Majesté, & en suitte les sieurs Chauvin de Hondefleur en Normandie, Commandeur de Chaste & de Mons comme dit est, & le sieur de Poitrincourt, & Madame de Quercheville812, qui eut quelque département à l'Acadie, y envoya la Saulsaye, avec lequel furent les Reverends Pères Jesuistes qui furent pris par les Anglois, (comme il a esté dit cy dessus) comme le port Royal, & depuis 28 ans ledit sieur de Champlain ayant descouvert & fait descouvrir plusieurs contrées, plus de quatre à cinq cens lieues dans les terres, comme il se voit par ses relations cy dessus imprimées depuis l'an 1603. jusqu'à present 1631.
Venons à ce qui se treuve descrit des voyages des Anglois, ce n'est pas assez qu'ils se vantent d'estre des premiers qui ont descouvert ces terres, il est question quelles elles sont. Il est très certain que quand il se fait quelque descouverture nouvelle, l'on est assez curieux d'en descrire les temps, ce que les Anglois n'ont oublié, ny les autres nations, suyvant les mémoires qui leurs sont envoyez, ils n'oublient rien de ce qui se fait, mais nous ne treuvons en aucuns autheurs que les Anglois ayent jamais 328/1312pris possession des païs de la Nouvelle France, qu'après les François.
Il est vray que les Anglois ont descouvert du coste du Nort vers les terres de la Brador & Freton Davis, des terres, isles, & quelques passages depuis le 56e degré vers le Pôle Artique, comme il se voit par les voyages qui ont esté imprimez tant en Angleterre, qu'ailleurs, par lesquels il appert dequoy ils se peuvent prevalloir sans usurpation, comme ils ont fait en plusieurs lieux de la Nouvelle France: il faudroit estre aveugle, sans cognoissance, pour ne voir ce que les histoires nous font cognoistre de véritable.
En premier lieu, Sebastien Cabot 813, sous le commandement du Roy Henry VII d'Angleterre l'an 1499 fut pour descouvrir quelques passages vers la Brador & s'en revint sans fruict, & depuis es années 1576 77 & 78, Messire Martin Forbichet814 y fit trois voyages, sept ans après Honfroy Guillebert815 y fut, en suitte Jean Davis descouvrit un destroit appellé de son nom. Estienne Permenud816 fut à l'isle de terre neufve à la coste du Nord de l'Est de l'isle, en l'an 1583. un autre peu après nommé Rtehard Viitaaboux N.817 fut à la mesme coste, en suitte un appellé le Capitaine 329/1313George818 y fut en l'an 1590, vers le Nort, de plus fraiche memoire l'an 1612. 819 y fut un Capitaine Anglois au Nort, où il treuva un passage par le 63e degré, comme il se voit par la carte imprimée en Angleterre, & y treuvant des difficultez pour treuver le passage que tant de navigateurs ont recherché, pour aller aux Indes Orientales du costé de l'Ouest: & depuis 35 ans ils se sont estendus tant aux Virgines qu'aux terres qui nous appartiennent.
Or le commun consentement de toute l'Europe & de despeindre la Nouvelle France, s'estendant au moins au 35e & 36e degrés de latitude, ainsi qu'il appert par les mapemondes imprimées en Espagne, Italie, Holande, Flandre, Allemagne & Angleterre mesme sinon depuis qu'ils se sont emparez des costes de la Nouvelle France, où est l'Acadie, Etechemains, l'Almonchicois, & la grande Riviere de sainct Laurent, où ils ont imposé à leur fantaisie des noms de Nouvelle Angleterre, Escosse, & autres, mais il est mal-aisé de pouvoir effacer une chose qui est cognue de toute la Chrestienté.
FIN.
RELATION DE CE QUI S'EST
passé durant l'année 1631.
essieurs les
Associez de la Nouvelle France residens à Bordeaux virent équipper au mois
d'Avril de la presente année 1631, un vaisseau, commandé par un nommé
Laurent Ferchaud, dans lequel vaisseau ils auroient fait charger tout ce
qui estoit necessaire pour secourir le Fort & habitation sainct Louys,
scitué au Cap de Sable coste d'Acadie, sur l'entrée d'un bon havre, &
munitionné de tout ce qui luy est besoing pour la defence d'iceluy.
Ayant fait sa navigation, & donné au sieur de la Tour commandement pour la Compagnie dans ledit Fort, ce dont il estoit chargé par lesdits Associez, fit son retour à Bordeaux à la fin du mois d'Aoust ensuyvant, & repassa le sieur de Krainguille Lieutenant dudit sieur de la Tour, lequel rapporta nouvelle comme les Escossois ne se resoudoient point à quitter le Port Royal, mais qu'ils s'y accommodoient de jour à autre, & y avoient fait venir quelques mesnages & bestiaux pour peupler ce lieu qui ne leur appartient que par l'usurpation qu'ils en ont faite, comme a esté dit cy dessus.
Lesdits Associez recognoissant ce qui estoit necessaire sur ce que leur mandoit ledit sieur de la Tour, r'equipperent le mesme vaisseau au mois d'Octobre dernier, monstrant par leur diligence qu'ils n'oublient rien de ce qui est necessaire pour le peuplement & conservation de ces lieux, où ils ont envoyé quantité d'artisans & des Religieux Recollets.
331/1315En ceste mesme année messieurs les Directeurs de Paris & Rouen firent équipper deux vaisseaux tant pour aller secourir l'habitation saincte Anne en l'isle du Cap Breton, que pour aller à Miscou & Tadoussac faire traite & la pesche de poisson. Le premier vaisseau commandé par Hubert Anselme partit de Dieppe le 25 Mars, accommodé de tout ce qui luy estoit necessaire pour son voyage: après quelques mauvais temps il fut jusques au travers du Cap des Rosiers, à quelque dix ou douzes lieues de Gaspey entrée du grand fleuve sainct Laurent, où estant il apperceut vers l'eau quelques vaisseaux qu'ils jugerent estre Anglois, qui leur fit changer de routte & aller à Miscou pour faire leur traite avec les habitans du Païs.
Le second vaisseau où commandoit le Capitaine Daniel partit le 26 d'Avril & fut à l'habitation saincte Anne chargé & accommodé de tout ce qui estoit necessaire pour cedit lieu, qui est en très bonne scituation, sur l'entrée de l'un des meilleurs ports de ces costes, les contrarietez de mauvais temps luy furent fascheuses & n'arriva sur l'escore du grand Ban que le 16 de Juin, où il vit quantité de glaces: Le 18, terrirent au Cap de Raye, peu après apperceurent un vaisseau qu'ils jugerent estre Turc, lequel arrivant sur eux vent arrière, les fit appareiller & mettre en defence, mais le Turc ayant apperceu quantité d'hommes sur le tillac il se retira, & fit porter sur un navire Basque, auquel il tira quelques coups de canon & l'aborda: mais comme ils n'estoient pas bien saisis ils se separerent, & en ceste separation un matelot Basque qui estoit sur 332/1316l'arriére de son vaisseau prit l'enseigne qui estoit sur l'arriére de celuy du Turc, laquelle il attira à luy, & aussitost le vaisseau Basque commença à fuir, & en fuyant ne laissoient de tirer forces coups de canons qui estoient sur l'arriére dudit vaisseau, de façon qu'il se sauva & emporta ladite enseigne, dans laquelle estoient dépeints trois croissans. Le vaisseau du Capitaine Daniel continuant sa routte, fut tellement contrarié de brunes & grand vent, que ne pouvant porter voilles se trouva en une nuict obscure à huict brasses d'eau, & entendoit la lame qui battoit contre les rochers, aussitost il jette l'ancre attendant le lendemain, pour voir s'ils pourroient cognoistre la terre, ce qu'ayant fait ils recogneurent que les marées les avoient portez aux isles sainct Pierre, où prenant cognoissance de la terre arriverent au fort & habitation saincte Anne le 24 de Juin, où ils trouverent quelque desordre, causez par l'assassinat commis par Gaude820 qui commandoit audit Fort, en la personne d'un nommé Martel de la ville de Dieppe, qui estoit son Lieutenant.
Le Capitaine Daniel voyant ce desordre, & que ceux de l'habitation avoient retenu prisonnier ledit Gaude leur Capitaine après cet assassinat, s'informa de ce faict, tant des hommes de l'habitation que de la bouche dudit Gaude, & apprit que le lendemain de la Pentecoste ledit Gaude & Martel ayant souppé ensemble, l'heure d'entrer en garde estant venue Gaude donna le mot à Martel, & aussi tost entra dans le Fort où il chargea une carabine de trois 333/1317balles qu'il tira sur ledit Martel, par une canoniere dudit Fort, ainsi qu'il jouoit aux quilles, & luy donna trois balles dans le corps dont l'une luy perça le coeur.
Ceste action ainsi laschement commise ne peut estre excusable audit Gaude, quoy qu'il soit vray que jamais ils ne se soient peu accorder ensemble, & que leurs humeurs estoient du tout incompatibles: Car si Gaude avoit envie de chastier ledit Martel, il devoit le faire prendre & le tenir prisonnier jusques à l'arrivée des vaisseaux, ou s'il doutoit qu'il y eust de la difficulté de le faire à cause des hommes de sa faction qui estoient en ceste habitation, il devoit s'armer de patience, & ce faisant il eust trouvé que Messieurs les Directeurs de Paris y avoient donné ordre par leur prevoyance, car ils avoient enjoint au Capitaine Daniel de repasser en France ledit Martel, & laisser ledit Gaude en sa charge, avec ceux qu'il choysiroit, tant des hommes de l'habitation que d'autres nouveaux que l'on luy envoyoit dans le vaisseau du dit Capitaine Daniel, & ainsi il eut tiré une honneste vengeance de son ennemy, sans se précipiter dans ceste determinée resolution, qui ne luy peut apporter que du blasme & de la peine s'il est pris, & s'il n'eust trouvé les moyens de s'eschapper dans le païs, il eust couru risque de sa vie.
Ce pendant il estoit necessaire que ledit Capitaine Daniel mit ordre en ce lieu, sur ce qui s'estoit passée, pour tenir chacun en son devoir: il envoya son vaisseau à Miscou pour faire la pesche & la traite & en donna la conduicte à Michel Gallois de 334/1318Dieppe, & en mesme temps il despescha une pinasse d'environ vingt tonneaux, qu'il donna à un appellé Saincte Croix pour la commander, & l'envoya à Tadoussac pour traiter avec les Sauvages: & estant ledit Gallois arrivé à Miscou, trouva deux vaisseaux Basques, l'un de Deux cens cinquante, & l'autre de Trois cens tonneaux, & une barque d'environ Trente cinq tonneaux, où commandoit le frère du Capitaine du May, qui avoit esté equippée au Havre de Grâce, lequel dit audit Gallois qu'il avoit commission de Monseigneur le Cardinal de faire la traite, visiter les vaisseaux qui alloient faire la pesche, & recognoistre les ports & havres de ces lieux, pour luy en faire son rapport, sans toutesfois luy monstrer sa commission: à quoy ledit Gallois monstra bien qu'il estoit de légère croyance, d'adjouster foy sur des paroles, & partant demeurèrent bons amis, & donna du May advis audit Gallois, que les deux vaisseaux Basques n'avoient aucun congé ny commission, & que s'il le vouloit assister en ceste affaire ils les iroient sommer de leur monstrer leurs passeports, le dit Gallois luy ayant accordé, furent de compagnie abord de l'un des deux navires Basques, ce que le maistre duquel leur monstra sa commission en tres bonne forme, en leur offrant toutes sortes d'assistances & de faveurs.
Ce fait ils furent à l'autre vaisseau, où ils ne trousverent que le Capitaine nommé Joannis Arnandel de sainct Jean de Lus avec un petit garçon, (ses gens estans pour lors tous à terre & en pescherie,) auquel Capitaine ils demandèrent à voir son congé, mais il n'avoit garde de leur monstrer, car il n'en avoit 335/1319point: aussi sa responce fut que les congers n'estoient necessaires que pour avoir de l'argent à ceux qui les delivrent, & que pour luy il n'avoit point accoustumé d'en prendre, surquoy ledit du May luy fit responce que luy qui avoit coustume d'aller en mer, ne devoit point ignorer les ordonnances de France, notamment celles de l'Admiraulté qui declare pour pirates & voleurs, ceux qui vont en mer sans congé ou passeport, & partant que le trouvant ainsi & ne le pouvant juger autre que forban, il arrestoit sa personne & son vaisseau pour l'amener en France, & iceluy le faire juger de bonne prise, à quoy ledit Arnandel ne se pouvant opposer, supplia ledit du May de luy laisser achever sa pescherie & qu'il le retint prisonnier pour ostage: laquelle pescherie estant faicte il y auroit moins de dommages & interests si la prise estoit déclarée injuste, & plus de proffit si elle estoit bonne, ce qui fut accordé par ledit du May, lequel aussi tost se saisit de toutes les armes & munitions dudit vaisseau, qu'il fit porter en son bord avec ledit Arnandel.
Ce qu'estant fait du May & Gallois retournent au vaisseau dudit Arnandel avec quelques uns de leurs gens, & comme ils furent entrez dedans, ils appellerent tous les gens de l'équipage de Arnandel qui estoient à terre, pour les advertir de l'accord & convention faicte entre leur Capitaine & eux, à quoy un de ces Basques fit responce, Que la prise & detemption de leur Capitaine n'estoit pas grand'chose, & qu'ils pouvoient faire un autre Capitaine d'un petit garçon de leur vaisseau, de quoy du May le voulant reprendre & remonstrer le tort qu'il avoit 336/1320de parler si desadvantageusement de son chef, ce Basque & tous ses compagnons se mettent tous en fougue, & comme ils ont la teste prés du bonnet, gaignent le bas du vaisseau, se saisissant de quelques picques & mousquets qui estoient restez, & qui n'avoient esté trouvez par ledit du May, & Gallois, & avec ces armes se defendent & attaquent si courageusement ledit du May & ses gens, qu'ils le contraignent de se retirer, avec quelques uns des siens qui furent blessez, lesquels il fit promptement embarquer avec luy dans sa chalouppe.
Et comme ces gens avoient desja la teste eschauffée, ne se contentans de ce qu'ils avoyent faict, poursuivirent encores ledit du May, jusques à ce qu'estant retiré en son bord il fut contrainct de faire monter sur son tillac le Capitaine Arnandel, afin qu'il commandast à ses gens de cesser leurs violences: mais le Capitaine se voyant libre se jetta promptement en l'eau, & tout vestu qu'il estoit gaigna à la nage une chalouppe, où estoient quelques uns des siens, & ainsy se sauva de ses ennemys, desquels il eust tost après une bonne raison, car estant rentré dans son navire, il commença à parler en Capitaine & non pas en prisonnier: & par la faveur & assistance d'un autre vaisseau Basque, duquel il envoya emprunter de la poudre & des armes, s'en vint fondre sur ledit du May, & luy tira deux ou trois coups de canon, & luy commanda de luy r'envoyer non seulement toutes ses armes & munitions qu'il luy avoit prises, mais encores celles qui estoient en son vaisseau, & de celuy dudit Gallois, autrement qu'il s'en alloit les couler à fond: ce que voyant, furent contraints 337/1321de ce faire n'ayant pas des forces pour resister, de façon qu'ils se trouverent pris par celuy qu'ils venoient de prendre.
En ces entrefaites arriva de Tadoussac la pinasse où commandoit Saincte Croix, lequel avoit esté rencontré des Anglois, qui luy avoient osté ses peleteries, & luy en avoient donné un mot descrit de la qualité & quantité, afin de n'estre point obligez à en rendre d'advantage, attendu le traité de paix d'entre les deux Couronnes, & Thomas Quer Général de la Flotte Angloise, luy dist qu'il avoit charge du sieur Chevallier Alexander de se saisir de toutes les peleteries qu'il trouverroit aux vaisseaux qui contreviendroient aux commissions du Roy de la grande Bretagne, à qui appartenoient ces lieux, ores qu'ils n'y eussent jamais esté que depuis trois ans qu'ils s'en saisirent, contre le traité de paix, & ainsi ledit Saincte Croix fut contrainct de céder à la force, esperant neantmoins que les Anglois luy payeroient tost ou tard ses peleteries, avec raison & justice.
Arrivant, comme dit est, à Miscou le jour mesme que se fit ceste rumeur d'entre le Basque & le Capitaine du May, il se trouva encores pris du vaisseau Basque, lequel parlant audit Saincte Croix luy fit commandement de le venir trouver en son bord, ce qu'ayant fait, il envoya quérir toutes les armes & munitions de ceste pinasse, avec ses voiles, disant que tout appartenoit à un mesme maistre, & qu'il voulait s'asseurer d'eux, & les empescher de le plus troubler ny faire aucun tort, & tout ce que peust faire ledit Saincte Croix fut de protester contre ce 338/1322Basque de tous ses despens, dommages & interests, de ce qu'il le troubloit ainsi en son traffic & sa traite, de quoy ledit Basque estant aucunement intimidé, luy rendit incontinent ses voiles, & luy enjoingnit de sortir du port de Miscou, ce que fit ledit Saincte Croix lequel s'en vint en l'habitation saincte Anne trouver le Capitaine Daniel, où il arriva le 29 Aoust pour luy donner advis de ceste procédure des Basques, afin d'y donner ordre, mais desja trop tard, car les Basques d'ordinaire sont presque prests en ce temps là pour s'en retourner.
Ceste disgrace fut encores suyvie d'une autre, causée par la malice de ces mesmes Basques, lesquels persuaderent aux Sauvages que les François les vouloient empoisonner par le moyen de l'eaue de vie qu'ils leur donnoient à boire, & comme ces peuples sont d'assez facile croyance, ayans rencontré une chalouppe de François qui estoit proche de terre pour traiter avec eux, ces peuples mutins & barbares se jetterent sur ceste chalouppe, la ravagerent, pillèrent ce qui estoit dedans: comme les matelots se vouloient opposer il y en eut un de tué d'un coup de flesche, & deux Sauvages qui furent aussi pareillement tuez à coups d'espée, par un François de ladite chalouppe: & ainsi voilà les François mal traitez des Anglois, des Basques, & encores des Sauvages, & contraincts de s'en revenir tous avec le vaisseau du Capitaine Gallois au fort & habitation Saincte Anne, avec ce peu de traite & de pesche qu'ils avoient faite. Et pareillement ledit du May ne voulant s'arrester ny destourner pour voir l'habitation Saincte Anne s'en revint en France, comme 339/1323sit tost après le Capitaine Daniel, ayant premier que de partir laissé son frère pour commander en ladite habitation avec tout ce qui estoit necessaire pour les hommes qu'il y a laissez pour hyverner. Il ne se faut pas estonner s'il y a des Basques ainsi mutins, & mesprisans toutes sortes de loix & d'ordonnances, ne se soucians de congers ny passeports, non plus que faisoient cy devant les Rochelois, n'ayans aucune apprehension de justice en leur pays, estans proche voisins de l'Espagnol: telles personnes meriteroient un chastiment exemplaire, qui font plustost le mestier de pirates que de marchands.
Peu de tours après le partement du vaisseau dudit Capitaine Daniel, pour aller audit pays de la Nouvelle France, partit celuy du sieur de Caen, lequel avoit obtenu un congé de Monseigneur le Cardinal, pour aller audit pays y faire la traite icelle presente année seulement, pour le redimer en quelques sortes de pertes qu'il remonstroit avoir souffertes, par la revocquation faicte de la commission qu'il avoit auparavant de sa Majesté pour la traite dudit pays, & ayant mis son nepveu Emery de Caen pour commander ledit vaisseau, luy donna ordre de monter jusques à Québec, & au dessus s'il pouvoit, pour faire sa traite avec les Sauvages des Hurons: mais comme il fut dedans la riviere sainct Laurens, il fit rencontre des navires d'Anglois, les Capitaines desquels luy demandèrent ce qu'il alloit faire en ces lieux, ausquels il respondit qu'il y alloit traiter & negotier en toute seureté, conformément au traité de paix fait entre les deux Couronnes de France & d'Angleterre, & qu'ils ne l'en pouvoient justement 340/1324empescher, attendu qu'il estoit tout notoire que le Roy de la Grande Bretagne avoit promis au Roy de faire restituer le fort & habitation de Québec, & qu'en bref il viendroit des vaisseaux de France pour en prendre possession.
Les Anglois luy respondirent que quand ils verroient la commission de leur Roy, que très volontiers ils laisseroient ces lieux, & qu'ils sçavoient très bien que cest affaire se traitoit entre leurs Majestez, mais qu'en attendant ils jouyroient toujours du bénéfice de la traite, puisqu'ils estoient possesseurs du pays, neantmoints qu'ils luy desiroient monstrer qu'ils ne luy vouloient point faire de prejudice, & qu'ils luy accorderoyent de faire sa traite concurremment avec eux: à quoy ledit Emery de Caen condescendit, & fit monter son vaisseau jusques devant Québec, où il demeura quelques jours, attendant la venue des Sauvages qui devoient descendre audit lieu. Entre ce temps arriva le Capitaine Thomas Quer à Tadoussac avec un vaisseau de trois cens tonneaux bien equippé, & deux qui estoient à Québec de leur part, un grand & l'autre moyen.
Mais comme les Anglois recogneurent le peu de Sauvages, & qu'il n'y avoit pas d'apparence de faire grande traite, leur proffit particulier leur fut en plus singuliere recommandation, que celuy d'Emery de Caen, auquel ils dirent qu'il devoit se resoudre à ne faire aucune traite, puisqu'il n'y en pouvoit avoir assez pour eux, luy accordant de descharger ses marchandises dans le magazin de l'habitation, & y laisser un commis ou deux pour les luy garder, & 341/1325les traiter durant l'hyver à son bénéfice, & afin qu'il ne peust faire aucune traite, les Anglois luy donnent des gardes en son vaisseau, jusques à ce que la traite fut faicte, & lors ils s'en revindrent de compagnie quelque temps ensemble. Ledit Emery de Caen comme ayant son vaisseau, plus advantageux que ceux des Anglois, il prit le devant pour retourner à Dieppe, où il arriva à port de falut.
Les gens de ce vaisseau rapportèrent que le Ministre avoit fait une ligue de la plus part des soldats Anglois, pour tuer leur Capitaine avec les François revoltez du service du Roy: cela estant descouvert le Capitaine Louys en fit chastier quelques uns821. Le sujet de ceste rébellion estoit le mauvais traitement qu'il faisoit à ses compagnons qui avoit causé ce desordre, par le conseil de ces deux ou trois mauvais François, ausquels il adjoustoit trop de foy.
Le ministre, en particulier, fut tenu six mois en prison dans la maison des Jesuites. «Au reste,» ajoute le P. Lejeune, «il n'estoit point de la mesme religion que les ouailles, car il estoit Protestant ou Luthérien, les Ker sont Calvinistes, ou de quelque autre religion plus libertine.» (Relat. 1632.)
Voilà le succez de tous ces voyages de la presente année, qui tesmoignent assez le peu d'apparence qu'il y a de pouvoir rien advancer en la peuplade, ny au commerce de ces lieux, tandis qu'ils seront possedez par une autre nation. Les François qui sont restez audit Québec sont encores tous vivans en bonne santé, resjouis du contentement, par l'esperance qu'ils ont, d'y voir ceste année retourner leur compatriotes, ce qui est assez probable, puisque le Roy d'Angleterre sollicité par Monsieur de Fontenay Mareuil Ambassadeur de France, a promis 342/1326de rechef de faire rendre ce pays, & que pour asseurance de sa promesse il a envoyé en France le sieur de Bourlamaky, pour en asseurer sa Majesté, & en delivrer les commissions & toutes lettres necessaires, sous esperance que sa Majesté fera le semblable, pour quelques prétentions qu'ont les Anglois sur quelques particuliers François, & ainsi il y a grande esperance que cet accommodement se fera, avant que ledit sieur Bourlamaky s'en retourne en Angleterre.
Depuis peu822 entre sa Majesté & l'Ambassadeur d'Angleterre a esté accordé la restitution du Fort & habitation de Québec & autres lieux qui avoient esté usurpez par les Anglois, contre le traité de paix, entre leurs Majestez. A ce printemps Monseigneur le Cardinal sous le bon plaisir de sa Majesté, ordonne que Messieurs les Associez de la Nouvelle France, y envoyeront un nombre d'hommes, lesquels seront mis en possession du dit fort & habitation de Québec par le sieur de Caen, qui en consideration de ce promet avec les vaisseaux du Roy, y passer lesdits hommes. Tant pour ce sujet qu'autres considerations, luy est accordé pour ceste année seulement la traite de peleterie ausdits lieux, après laquelle escheue ceux qu'il aura mis de sa part repasseront en France dans les vaisseaux de la societé, ainsi qu'il a esté ordonné par mondit Seigneur le Cardinal Duc de Richelieu.
A ce Printemps sous la conduicte de Monsieur le Commandeur de Rasilly, qui a toutes les qualitez 343/1327requises d'un bon & parfait Capitaine de mer, prudent, sage & laborieux, poussé d'un sainct desir d'accroistre la gloire de Dieu, & porter son courage au pays de la Nouvelle France, pour y arborer l'estendart de Jesus Christ, & y faire florir les lys sous le bon plaisir de sa Majesté & de Monseigneur le Cardinal, fait à la Rochelle un embarquement avec toutes les choses necessaires pour y establir une colonie, suyvant le traité qu'il a fait avec Messieurs les Associez de la Nouvelle France, sous le bon plaisir de mondit Seigneur le Cardinal. Il n'y a point de doute que Dieu aydant il s'y peut faire de grands progrez à l'advenir, les choses estant reiglées par des personnes telles qu'est ledit sieur Commandeur de Rasilly. Dieu y sera servy & adoré, lequel je prie luy faire prosperer ses bonnes & louables intentions, comme à celles de ceste Nouvelle Société, encores que par les pertes passées elle ne perd courage, estant maintenus de sa Majesté & de mondit Seigneur le Cardinal.
FIN.
TRAITTÉ DE
LA MARINE
ET DU DEVOIR
D'UN BON MARINIER.
PAR LE SIEUR DE CHAMPLAIN.
AU LECTEUR.
près avoir
passé trente huict ans de mon aage à faire plusieurs voyages sur mer &
couru maints périls & hasards, (desquels Dieu m'a preservé) &
ayant tousjours eu desir de voyager és lieux loingtains & estrangers,
où je me suis grandement pleu, principalement en ce qui despendoit de la
navigation, apprenant tant par expérience que par instruction que jay
receue de plusieurs bons navigateurs, qu'au singulier plaisir que j'ay eu
en la lecture des livres faits sur ce suject: c'est ce qui m'a meû à la
fin de mes descouvertures de la nouvelle France Occidentale, pour mon
contentement faire un petit traitté intelligible, & proffitable à ceux
qui s'en voudront servir, pour sçavoir ce qui est necessaire à un bon
& parfait navigateur, & notamment ce qui est des estimes, &
comme l'on doit procéder à faire des cartes marines selon la boussolle des
mariniers, car pour le reste de la navigation plusieurs bons autheurs en
ont escrit assez particulièrement, ce qui m'empesche de n'en dire
davantage, te suppliant d'avoir agréable ce petit traitté, & s'il
n'est selon ton sentiment excuse celuy qui l'a fait, ce qu'il a jugé estre
necessaire à ceux qui auront la curiosité de le sçavoir plus
particulièrement, ce que je n'ay veu descrit ailleurs; demeurant, amy
Lecteur,
VOSTRE SERVITEUR.
TRAITTÉ DE
LA MARINE
ET DU DEVOIR
D'UN BON MARINIER.
DE LA NAVIGATION.
L m'a semblé
n'estre hors de propos de faire un petit traitté de ce qui est necessaire
pour un bon & parfait navigateur, & des conditions qu'il doit
avoir: sur toute chose estre homme de bien, craignant Dieu; ne permettre
en son vaisseau que son sainct Nom soit blasphemé, de peur que sa divine
Majesté, ne le chastie, pour se voir souvent dans les périls, & estre
soigneux soir & matin de faire faire les prieres avant toute chose,
& si le navigateur peut avoir le moyen, je luy conseille de mener avec
luy un homme d'Eglise ou Religieux habile & capable, pour faire des
exhortations de 6/1334temps en temps aux soldats & mariniers,
affin de les tenir tousjours en la crainte de Dieu, comme aussi les
assister & confesser en leurs maladies, ou autrement les consoler
durant les périls qui se rencontrent dans les hasards de la mer.
Ne doit estre délicat en son manger, ny en son boire, s'accommodant selon les lieux où il se treuvera, s'il est délicat ou de petite complexion, changeant d'air & de nourriture, il est suject à plusieurs maladies, & changeant des bons vivres en de grossiers, tels que sont ceux qui se mangent sur mer, qui engendrent un sang tout contraire à leur nature: & ces personnes là doivent apprehender sur tout le Secubat823 plus que d'autres qui ne laissent d'estre frappez en ces maladies de long cours, & doit on avoir provision de remèdes singuliers pour ceux qui en sont atteints.
Doit estre robuste, dispos, avoir le pied marin, infatigables aux peines & travaux, affin que quelque accident qu'il arrive il se puisse presenter sur le tillac, & d'une forte voix commander à chacun, ce qu'il doit faire. Quelques fois il ne doit mespriser de mettre luy mesme la main à l'oeuvre, pour rendre la vigilance des matelots plus prompte, & que le desordre ne s'en ensuive: doit parler seul pour ce que la diversité des commandements, & principalement aux lieux douteux, ne face faire une manoeuvre pour l'autre.
Il doit estre doux & affable en sa conversation, absolu en ses commandements, ne se communiquer trop facilement avec ses compagnons, si ce n'est 7/1335avec ceux qui sont de commandement. Ce que ne faisant luy pourroit avec le temps engendrer un mespris: aussi chastier severement les meschans, & faire estat des bons, les aymant & gratifiant de fois à autres de quelque caresse, louant ceux là, & ne mespriser les autres, affin que cela ne luy cause de l'envie, qui souvent fait naistre une mauvaise affection, qui est comme une gangrene qui peu à peu corrompt & emporte le corps, ny pour avoir preveu de bonne heure 824, apportant quelque fois à conspirations, divisions ou ligues, qui souvent font perdre les plus belles entreprises.
S'il se fait quelques prises bonnes & justes, il ne doit frustrer le droict de l'Admirale, ny de ceux qui sont avec luy, ny celuy de ses compagnons, tant soldats que matelots en quelque façon que ce soit: que rien ne se dissipe s'il peut pour à son retour faire fidel rapport de tout. Il doit estre libéral selon ses commoditez, & courtois aux vaincus, en les favorisant selon le droict de la guerre, sur tout tenir sa parolle s'il a fait quelque composition: car celuy qui ne la tient est réputé lasche de courage, perd son honneur & réputation quelque vaillant qu'il toit, & jamais ne met on de confiance en luy. Il ne doit aussi user de cruauté ny de vengeance, comme ceux qui sont accoustumez aux actes inhumains, se faisant voir par cela plustost barbares que Chrestiens, mais si au contraire il use de la victoire avec courtoisie & modération, il sera estimé de tous, des ennemis mesmes, qui luy porteront tout honneur & respect.
8/1336Il ne se doit laisser surprendre au vin, car quand un chef ou un marinier est yvrongne, il n'est pas trop bon de luy confier le commandement ny conduite, pour les accidents qui en peuvent arriver, lors qu'il dort comme un pourceau, & qu'il perd tout jugement & raison, demeurant insolent par son yvrongnerie, à lors qu'il seroit necessaire de sortir du danger, car s'il arrive qu'il se treuve en tel estat, il n'aura moyen de cognoistre sa route, ny reprendre ceux qui sont au gouvernail s'il vont mal ou bien, qui luy fait perdre son estime. Il est aussi souvent cause de la perte du vaisseau, remettant son soing sur l'ignorance d'un qu'il croira estre marinier, comme plusieurs exemples l'ont fait voir.
Le marinier sage & advisé ne se doit tant fier en son esprit particulier, lors qu'il est principalement besoing d'entreprendre quelque chose de consequence ou changer de route hasardeuse, qu'il prenne conseil de ceux qu'il cognoistra les plus advisez, & notamment des anciens navigateurs qui ont esprouvé le plus de fortunes à la mer, & sont sortis des dangers & périls, gouster les raisons qu'ils pourront alléguer, toute chose n'estant souvent dans la teste d'un seul (car comme l'on dit) l'expérience passe science.
Il doit estre craintif & retenu sans estre trop hasardeux, soit à la cognoissance d'une terre, principalement en temps de brunes, mettre coste en travers selon le lieu, ou mettre un bort sur autre, d'autant qu'en ce temps de brune ou obscur il n'y a point de pilote: ne faire trop porter de voile pensant avancer chemin, qui souvent les fait rompre, 9/1337& démater le vaisseau ou estant foible de coste, & n'estre bien lesté comme il doit, met la quille en haut.
Doit faire du jour la nuict, & veiller la plus grande part d'icelle, coucher tousjours vestu pour promptement accourir aux accidents qui peuvent arriver, avoir un compas particulier, y regarder souvent si la route se fait bien, & voir si chacun de ceux qui sont au quart est en son devoir: doit faire un roole particulier des matelots qui seront destinez pour le quart, & bien départir les hommes entendus en la navigation, qui ayent soin sur ceux qui gouvernent, affin qu'il face tousjours bonne route, & les matelots bon quart, s'il y a suffisamment des soldats, l'un fera en sentinelle sur le devant, l'autre sur l'arriére, & le troisiesme au grand mas avec une lanterne pendue avec sa chandelle entre deux tillacs, pour voir & accourir aux choses qui quelques fois surviennent à l'impourveu.
Ne doit ignorer, mais sçavoir tout ce qui dépend des manoeuvres, du moins tout ce qui est necessaire pour appareiller le vaisseau, & mettre en funain prest à faire voile, comme de toutes autres commoditez necessaires pour la conservation dudit navire.
Doit estre fort soigneux d'avoir de bons vivres & boissons pour son voyage, & qu'ils soient de garde: avoir de bonnes soutes non humides pour la conservation de la galette ou biscuit, & principalement en un voyage de long cours, & en avoir plus que moins: car les voyages de mer ne se font que suivant le bon ou mauvais temps & contrariété des vents, faut estre bon oeconome en la distribution des 10/1338vivres donnant à chacun ce qui luy est necessaire avec raison, autrement cela engendre quelques fois des mescontentements entre les matelots & les soldats, que l'on traitte mal, & qui en ce temps là sont capables de faire plus de mal que de bien: commettre à la distribution des victuailles un bon & fidel despensier, qui ne soit point yvrongne, ains bon mesnager, car un homme modeste en cet office ne se peut trop priser.
Il doit estre grandement curieux que toutes chose soient bien ordonnées en son vaisseau, tant pour le fortifier que pour la pesanteur du canon qu'il pourroit avoir, que pour l'embellir, à ce qu'il en aye du contentement en y entrant & sortant, & en donner à ceux qui le voyent sur son appareil, comme l'Architecte se plaist après avoir décoré l'édifice d'un superbe bastiment qu'il aura dessigné, & toutes choses doivent estre grandement propres & nettes au vaisseau, à l'imitation des Flamans qui l'emportent pour le commun, par dessus toutes les nations qui navigent sur mer.
Doit estre grandement soigneux quand il y a des matelots & soldats, les faire tenir le plus nettement que faire se pourra, & apporter un tel ordre que les soldats soient separez des matelots, que le vaisseau ne soit point embarassé quand il est question de venir en telles affaires de temps en temps, Se souvent faire nettoyer entre les tillacs les ordures qui s'y engendrent, qui occasionnent maintefois un mauvais air, & les maladies accompagnées de mortalitez, comme si c'estoit peste & contagion.
Premier que s'embarquer il est necessaire d'avoir 11/1339tout ce qui est requis pour assister les hommes, avec un ou deux bons Chirurgiens qui ne soient ignorants, comme sont la plus part de ceux qui vont en mer.
S'il se peut, faut qu'il cognoisse son vaisseau & l'avoir navigé, ou l'apprendra pour sçavoir l'assiette qu'il demande, & le fillage qu'il peut faire en vingt quatre heures, selon la violence des vents, & ce qu'il peut déchoir de sa route costé en travers, ou à la cappe avec son papefis ou corps de voile pour le soustenir, afin qu'il ne se tourmente, & se soustienne plus au vent.
Appréhender de se voir és périls ordinaires, soit par cas fortuit, où quelques fois l'ignorance ou la témérité vous y engage, comme tomber avau le vent d'une coste, s'oppiniastrer à doubler un Cap, ou faire une route hasardeuse de nuict parmy les bans, batures, escueils, isles, rochers & glaces: mais quand le malheur vous y porte, c'est où il faut monstrer un courage masle, se moquer de la mort bien qu'elle se presente, & faut d'une voix asseurée & d'une resolution gaye, inciter un chacun à prendre courage, faire ce que l'on pourra pour sortir du danger, & ainsi oster la timidité des coeurs les plus lasches: car quand on se voit en un lieu douteux chacun jette l'oeil sur celuy que l'on juge avoir de l'expérience, car si on le voit blesmir, & commander d'une voix tremblante & mal asseurée, tout le reste perd courage, & souvent on a veu perdre des vaisseaux au lieu d'où ils eussent peu sortir, s'ils avoient veu leur chef courageux & resolu, user d'un commandement hardy & majestueux.
12/1340Estre soigneux de faire sonder toutes costes, rades, ports, havres, escueils, bans, rochers & batures, pour en cognoistre le fond, les dangers, ancrages si besoin estoit, ou pour se sçavoir arouter si d'aventure l'on n'avoit aucune hauteur ny cognoissance de terre, dont on doit tenir conte sur son papier journal.
Doit avoir bonne mémoire pour la cognoissance des terres, caps, montagnes & gisement des costes, transports des marées, leurs gisement où il aura esté. Ne mouiller l'ancre qu'en bon fond, s'il n'est contraint de soulager ses câbles par tonnes, poinsons ou autres inventions, afin qu'il ne se coupe sur le fond de rocher gallay ou gros coquillage par laps de temps, & se tenir en ce lieu le moins que l'on pourra, si ce n'est par force, & les faire garnir aux ecubiers, de peur qu'il ne se couppe, d'autant que si le câble venoit à faillir on seroit en danger de perdre la vie: c'est sur quoy il faut bien prendre garde à avoir de bons câbles, ancres, grapins, haussieres, & sur tout donner bonne touée s'il se peut, principalement durant le mauvais temps, afin que le vaisseau soit soulagé, & ne soit travaillé ou chasse sur son ancre.
N'estre paresseux de faire caller les voiles bas, quand on apperçoit quelque grand vent qui se forme sur l'horison.
Prendre garde aussi quand une tourmente arrive, & que le vaisseau est costé en travers, abaisser les matereaux, les vergues basses & bien saisies, comme de toutes autres manoeuvres, démonter le canon si besoin est, & qu'au debat de la mer il ne travaille & ne rompe ses manoeuvres, ou autres choses, saisir bien les canons, si en ne les démonte. Il y a des 13/1341vaisseaux lesquels s'ils n'ont le grand papefis hors, ils ne se tourmentent pas tant que quand il ne l'ont point, l'expérience fait cognoistre ce qui est requis en cest affaire.
sçavoir bien amarer son vaisseau quand il est dans le port, afin qu'il n'en arrive aucun dommage, aussi ne permettre que l'on porte du feu en iceluy qu'avec lanterne, sur tout où est le magazin des poudres: empescher de petuner entre deux tillacs, car il ne faut qu'une bluette de feu pour brûler tout, comme il arrive souvent par grand mal-heur.
Estre curieux d'avoir de bons canonniers, bien entendus aux artifices, & autres choses necessaires à un combat, que toutes choses soient bien appropriées, accommodées & ordonnées en leurs chambres, & tout ce qui despend du canon.
Aussi ne doit rien ignorer s'il peut, de ce qui est necessaire pour bastir un vaisseau non seulement, mais en sçavoir les mesures & proportions requises, en le voulant faire de tel port ou grandeur qu'il voudra, en un mot n'en rien ignorer pour en sçavoir discourir pertinemment quand il en sera besoin.
Doit estre soigneux à faire estime du vaisseau, sçavoir d'où il part, où il veut aller, où il se treuve, où les terres luy demeurent, à quel rumb de vent, sçavoir ce qu'il deschet & ce qu'il fait à sa route: Il ne se doit point endormir en ceste exercice, qui est grandement suject aux deffauts, c'est pourquoy à tous changements de vents & route, il doit bien prendre garde d'approcher au plus prés de la certitude, car il se voit quelques fois de bons pilotes estre bien decheus en leurs estimes.
14/1342Doit estre bon hauturien, tant de l'arbalestrile825 que l'astrolabe, sçavoir en quelle partie marche le Soleil, ce qu'il décline chaque jour, pour adjouster ou diminuer.
Comme de l'arbalestrile prendre la hauteur de l'estoile polaire, mettre les gardes à rumb, y oster ou diminuer les degrés qui sont dessus ou dessous le pole, selon le lieu où l'on est.
Sçavoir cognoistre la croisade, quand l'on est en la partie du Sud, appliquer ou diminuer les degrés, cognoistre si pouvez quelques fois autres estoiles pour prendre la hauteur, perdant les autres, ou ne l'ayant peu prendre au Soleil, pour ne le voir precisement à midy.
Sçavoir si les instruments dont on se sert sont justes & bien faits, & en un besoin d'en sçavoir faire d'autres pour son usage.
Doit estre expérimenté à bien pointer la carte, cognoistre si elle est justement faite selon le lieu de son méridien s'il s'y peut confier, combien l'on conte de lieues pour chaque rumb de vent pour eslever un degré: sçavoir les cours & marées, les gisements d'icelles, pour entrer à propos aux havres, & autres lieux où il aura affaire, soit le jour ou la nuict: & si besoin est, estre muny de bons compas & routiers pour cet effect, & avoir des mariniers en son vaisseau qui les sçachent, si par adventure il n'y avoit esté, car cela quelquesfois sauve la vie à tout une esquippage, quand on s'en sert en temps & lieu.
15/1343Doit tousjours estre muny de bons compas en nombre, principalement és voyages de long cours & avoir pour iceux des roses qui Nordestent & Norrouestent, & autres Nort & Sud, avoir quantité d'orloges de sables, & autres commoditez servant à cet effect.
Faut qu'il sçache prendre les declinaisons de l'emant, pour s'en servir en temps & lieu, cognoistre si les aiguilles sont bien touchées & bien posées sur le pivot, la chape droitte, le balensier libre, & si tout n'est bien l'accommoder, & pour cet effect doit avoir une bonne pierre d'emant quoy qu'elle couste, oster tout le fer d'auprès les compas & boussoles, car cela est grandement nuisible.
Qu'il sçache treuver le pole de la pierre d'emant, non seulement avec les mesmes aiguilles des compas, si vous ne sçavez qu'elles soient bien touchées: mais il y a d'autres moyens faciles, certains & sans erreur, car il y a des aiguilles, qui touchées Nordestent & Norrouestent du pole de ladite pierre d'emant, deux & trois degrés, qui quelques fois engendrent & causent de grands erreurs en la navigation, & principallement en celles qui sont de long cours.
N'oublier souvent, à apprendre les declinaisons de l'aguidement en tous lieux, qui est de sçavoir combien elle décline du Méridien vers l'Est, & Ouest, ce qui peut servir aux longitudes ayant ces observations, & retournant au mesme lieu d'où vous les auriez prises, trouvant la mesme declinaison vous sçauriez où vous seriez, soit en l'hemisphere de l'Asie ou du Pérou, & de ce on ne doit estre negligant, aussi sert pour sçavoir le Méridien du lieu, & appliquer 16/1344la rose des vents, selon le lieu où vous navigerez: sçavoir tous les noms des airs de vent ou rumb de la rose du compas à naviger.
Sçavoir faire des cartes marines, pour exactement recognoistre les gisements des costes, entrées des ports, havres, rades, rochers, bans, escueils, isles, ancrages, caps, transports des marées, les anses, rivieres & ruisseaux, avec leurs hauteurs, profondeurs, les amarques, balises, qui sont sur les écores des bans, & descrire la bonté & fertilité des terres, à quoy elles sont propres & ce que l'on en peut esperer, quels sont aussi les habitans des lieux, leurs loix, coustumes, & despeindre les oyseaux, animaux & poissons, plantes, fruicts, racines, arbres, & tout ce que l'on voit de rare, en cecy un peu de portraiture est tres necessaire, à laquelle l'on doit s'exercer.
Sçavoir la difference des longitudes d'un lieu à l'autre, non seulement sur un paralelle, mais sur tous, & mesme de ceux qui different en degrés de latitude, comme seroit de Rome au destroit de Gillebratard, & ainsi de tous autres lieux du monde.
Sçavoir le nombre d'or, la concurrence, le cycle solaire, la lettre Dominicale pour chacune des années, quand il est bissexte ou non, les jours de la lune de sa conjonction, en quel jour entre les mois, ce qu'ils contiennent de jours chacun, la difference de l'an lunaire & de l'an solaire, l'ange de la lune, ce qu'elle fait chaque jour de degré, quels signes entrent en chaque mois, combien il faut de lieues en un degré Nort & Sud, ce que contiennent les jours sur chaque paralelle, & ce qu'ils diminuent ou croissent chaque jour, sçavoir l'heure du coucher, & lever du Soleil, 17/1345quelle declinaison il fait à chaque jour, soit à la partie du Nort ou du Sud, sçavoir en quel jour entrent les festes mobiles.
Sçavoir qu'est-ce que la sphere, l'axe de la sphere, l'horison, méridien, hauteur de degré, ligne équinoxiales, tropiques, zodiaque, paralelles, longitude, latitude, zenit, centre, les cercles artiques, antartiques, pôles, partie du Nort, partie du Sud, & autres choses despendantes de la sphere, le nom des signes, des planètes, & leur mouvement.
Sçavoir quelque chose des régions, royaumes, villes, citez, terres, isles, mers, & autres telles singularitez qui sont sur la terre, partie de leurs hauteurs, longitudes, & declinaisons s'il se peut, & principalement le long des costes où la navigation se doit estendre, ce que sçachant tant par pratique que par science, je croy qu'il se pourra tenir au rang des bons navigateurs.
Outre ce que dessus, un bon capitaine de mer ne doit rien oublier de ce qui est necessaire à un combat de mer, où souvent l'on se peut rencontrer: doit estre courageux, prevoyant, prudent, accompagné d'un bon & sain jugement, recherchant tous les avantages qu'il se pourra imaginer, soit pour l'offensive ou la deffensive, s'il peut se tenir au vent de l'ennemy: car chacun sçait combien cela sert pour avoir de l'avantage, soit pour aborder ou non, la fumée des coups de canons ou des artifices, offusquent quelques fois si bien l'ennemy qu'il se met en desordre, faisant perdre la cognoissance de ce qu'il doit faire, ce qui s'est souvent veu en des combats de mer.
18/1346Le Capitaine doit prevoir que tous les canons, pierriers, balles, artifices, poudres & autres armes necessaires à combatre ou à se conserver soient en bon estat, maniées & conduittes par gens expérimentez & entendus, pour esviter aux inconveniens qui peuvent arriver, & notamment des poudres & artifices: ne les commettre qu'à des hommes sages & cognoissans, qui sçachent les distribuer & en user à propos: regarder d'y apporter un tel règlement à toutes les affaires, que chacun suyve son ordre, soit pour le commandement des quartiers selon qu'ils seront ordonnés: comme aussi pour les manoeuvres du vaisseau, que quand chacun sera en son quartier qu'il n'en parte, que ce ne soit [que] par le commandement du Chef ou autre qu'il aura ordonné, que pour ce suject tous les matelots & mariniers soient en estat & disposez pour avoir l'oeil aux manoeuvres & voiles, les bien saisir, tant par en bas que par en haut. Les pilotes doivent estre aussi soigneux des choses qui despendent du gouvernail & de ceux qui y seront mis: Aussi que tous les charpentiers & calfasteurs avec leurs ferrements, soient préparez pour reparer le dommage que l'ennemy pourroit faire au combat: Le vaisseau ne doit estre embarassé, pour pouvoir aller librement visiter en bas, & refaire le dommage que le canon pourroit faire sous l'eaue: L'on doit avoir des vaisseaux préparez, pleins d'eaue pour esteindre le feu, si par hasard il arrivoit quelque accident, soit pour le sujet des poudres, artifices, & autres choses.
Avoir esgard que les blessés soient secourus promptement par gens destinez à cela, & que les Chirurgiens 19/1347& quelques aydes soient en estat, & fournis de tous les instruments, qui leurs sont necessaires, comme des médicaments & appareils, avec du feu en un brasier de fer, soit pour cauteriser ou faire autre chose quand la necessité le requerra.
Que le chef soit tousjours à l'airte tantost en un lieu tantost en un autre, pour encourager un chacun à son devoir, donner un tel ordre qu'il n'y aye aucune confusion, d'autant qu'en toutes choses cela apporte des dommages notables, principalement en un combat de mer. Le sage & advisé capitaine doit considerer tout ce qui est à son avantage, en demander advis aux plus expérimentez, pour avec ce qu'il jugera estre necessaire & utile, l'exécuter: Aux rencontres & aux effects on ne doit estre nouice, mais expérimenté en l'ordre des combats qui sont de plusieurs façons, d'attaquer & assaillir, & autres choses que l'expérience fait cognoistre plus avantageuses les uns que les autres.
Que les cartes pour la navigation sont necessaires.
IL n'y a rien si utile pour la navigation que la carte marine, d'autant qu'elle designe toutes les parties du monde, avec les costes, rades, ports, rivieres, caps, promontoirs, ances, plages, rochers, escueils, isles, bans, batures, entrées des havres, les amarques & balisses, & leurs profondeurs, ancrages selon les lieux & dangers qui s'y peuvent rencontrer, les hauteurs, distances, & rumb de vent par lesquels l'on navige. Par la mesme on despeinct aussi les ruisseaux, achenals & terres doubles, qui 20/1348paroissent dans les terres & le long des costes, parquoy je dis que les cartes qui sont exactement faites sans erreur, les reduisant pour les distances au mieux qu'il sera possible du rond au plat: encore qu'il y aye quelque difficulté, néanmoins l'on y peut parvenir pour s'en servir & bien naviger: il faut que les rumbs de la rose des vents soient justement & délicatement tracées, que tous les degrés de l'eslevation soient bien esgaulx, que l'eschelle des lieux corresponde aux degrés de latitude, que tout soit bien en hauteur, & à cecy la portraiture est necessaire pour sçavoir exactement faire une carte en laquelle quelquefois est necessaire de representer beaucoup de particularités selon les contrées ou régions, comme figurer les montagnes, terres doubles qui paroissent, costoyant les costes, Aussi se peuvent despeindre les oyseaux, animaux, poissons, arbres, plantes, racines, simples, fruicts, habits des nations de toutes les contrées estrangeres, & tout ce que l'on peut voir & rencontrer de remarquable, & ainsi il est bien difficile sans carte marine de naviger, c'est pourquoy il est besoin que tous mariniers en ayent de bonnes, avec tous les instruments & autres choses necessaires à la navigation, qu'ils soient justes & bien graduez, comme aussi faut avoir de bonnes Boussoles selon les lieux où l'on voudra naviger.
Comme l'on doit user de la carte marine.
Quand il est question d'entreprendre voyage, il faut voir sur vostre carte le lieu de l'élevation d'où l'on part, & celuy où on veut aller, soit 21/1349en longitude ou latitude, si c'est en la partie du Nort ou du Sud, & la distance du chemin, les rumbs par où il doit naviger, & les vents qui luy seront favorables: Le tout estant bien consideré levez les ancres, mettez sous voiles, & ayant cinglé quelque espace de temps, s'il arrive quelque contrariété de temps l'on navigera par un autre rumb le plus approchant de la route, & à lors faut considérer le lieu où il se treuve selon l'estime qui sera faite du chemin, tenir bon conte sur le papier journal du changement de route avec la hauteur s'il peut, ou d'estimer au mieux qu'il luy sera possible: Pointer sa carte si l'on veut sçavoir le lieu où on est, conter les lieues du chemin, & ainsi l'on cognoistra où l'on sera descendu ou monté, & l'on regardera les rumbs de vent celuy qui a amené le vaisseau d'où il est party, pour quand on voudra faire l'estime: on doit avoir toutes choses bien calculées, pour sçavoir le chemin que l'on aura fait & dechu de la route, comme il sera montré cy après lors qu'il sera question de pointer la carte marine.
Comme, les cartes sont necessaires à la navigation, pour tous Mariniers qui peuvent sçavoir le moyen de les fabriquer pour s'en ayder, en figurant les costes & autres choses cy dessus dictes, & la façon comme l'on y doit procéder selon la Boussole des Mariniers.
Sur un papier ou carton l'on tracera une rose, ou plusieurs selon l'estendue de la carte, avec les trente deux rumbs, lesquels seront tirés le plus délicatement & nettement que l'on pourra, sur lequel 22/1350carton aux costés marquerez la quantité des degrés que l'on voudra estendre sur la carte, lesquels contiendront chacun dix-sept lieues & demie, & ferez l'eschelle de dix en dix lieues, qui conviendra aux lieues de degrez, ce que ayant esté observé, ayez aussi vostre Boussole, qui soit selon le lieu de la declinaison du lieu, autrement il y pourroit avoir erreur, prenant un méridien pour un autre: si l'on desire tracer une coste d'un Cap à l'autre, avec les bayes, caps, ports, rivieres, isles, basses, rochers, & autre chose qui peuvent servir de marques pour la navigation d'icelles contrées, avec les sondes, ancrages: Je presupose qu'une coste aille d'un Cap à l'autre selon que montre la Boussole de l'Ouest à l'Est, & que le Cap A, soit à quarante degrés & demy de latitude, poserez un poinct sur ledit carton, à la mesme hauteur de quarante degrés & demy au poinct A, comme l'aurez treuvée sur l'astrolabe, prenez vostre compas, mettant une pointe sur le rumb de vent, qui va de l'Ouest à l'Est, & l'autre que metterez au poinct A, & courant la pointe sur le rumb de vent de l'Ouest à l'Est, jusques au dernier cap vous y marquerez un poinct B, & tirez une ligne de A, B, paralelle au rumb Est & Ouest, ce faict estimez combien il y a de lieues du poinct A, à B, & vous verrez qu'il y a vingt lieues, lesquelles l'on prendra sur l'eschelle, que rapporterez sur le point A, & l'autre poinct sur le rumb de vent tant qu'il se pourra estendre, de ces vingt lieues y marquerez B, qui sera l'estendue d'icelle coste prétendue.
On portera la Boussole audit Cap B, lequel chemin 23/1351se fait avec un bateau, pour recognoistre exactement ce
qui sera le long de la coste, où l'on pourra mettre pied à terre pour
estre plus asseuré, avoir le gisement de la coste: estant au Cap B,
regardez sur la Boussole à quel rumb de vent suit la coste, prenez qu'elle
coure au Suest quinze lieues, il faut procéder à ceste seconde scituation
comme à la première: prenez le compas, mettez une pointe au poinct B,
& l'autre sur le rumb de vent qui est Suest & Norrouest, conforme
à la coste qui est le gisement, & tirerez une ligne paralelle au rumb
de vent Suest & Norrouest l'on prendra quinze lieues sur l'eschelle
& rapporterez une pointe au poinct B, & l'autre sur la ligne au
poinct C, distant de quinze lieues: ce qu'estant observé, portez la
Boussole sur tous les Caps & autres lieux, y procédant comme au
commencement, & s'il y avoit quelques isles, rochers, bans, ou batures
en mer, estant à l'un des Caps regardez sur la Boussole à quel rumb
demeure l'isle, comme de B, à D, de B, à G, & F, tracez les rumbs des
vents esgaux à ceux de la rose des vents, suivant la forme cy dessus,
& estant au Cap C, de rechef regardez avec la Boussole à quels rumbs
de vent vous demeurent lesdits caps de l'isle, c'est ce qu'il faut
premièrement observer: ce qu'ayant veu, vous les tracerez, & où ces
rumbs de vent entrecouperont les deux autres, là sera la scituation des
Caps de l'isle D, G, F, & la distance sera selon celle de la coste B,
C, où il y a quinze lieues, & de B, à D, onze & demie, & à G,
autant, à F, dix-huict, & de C, à F, dix, & à G, huict, à D,
treize, & ainsi selon la distance des lieux qui seront esloignés de la
coste, vous 24/1352observerez comme aussi tout ce qui se pourra
remarquer, faisant tousjours deux scituations, pour sçavoir combien les
isles, ou rochers, bans, ou batures sont esloignées de la coste & par
le moyen des intercessions qui s'entrecouppent aux rumbs de vent, l'on
sçaura la scituation des lieux soit prés ou loing avec la distance. Il ne
faut oublier de sonder souvent, & cognoistre les ancrages qui sont
marquées en la carte cy dessous, comme est ceste marque , faut mettre aussi le nombre des brasses en
chiffres comme vous voyez audit carton. Reprenant le Cap C, &
regardant la Boussole à quel rumb de vent suit la coste, recognoissant
qu'elle va à l'Est un quart du Nordest vingt & une lieue & demie
jusques au poinct H, du poinct H, regardez de rechef comme suit la coste
qui va au Nort au Cap I, prés de dix-huict lieues du poinct I, faisant
l'Est un quart du Suest, jusques au Cap K, dix-huict lieues & demie,
& faisant le Sud un quart du Surrouest, jusques au Cap L, 28 lieues,
& dudit Cap faisant l'Ouest Surrouest au Cap M, unze lieues, &
ainsi l'on procédera, cherchant les rumbs de vent sur la rose qui est
tracée sur le papier ou carton: de ceste façon ferez toutes sortes de
cartes à naviger. Je pourrois bien montrer d'autres manières de faire des
cartes pour la terre, mais elles ne serviroient pas pour la navigation,
d'autant que l'on n'y applique les rumbs de vent selon les Boussoles de la
navigation, comme l'on fait à celle de quoy les mariniers se gouvernent,
qui doivent estre selon la declinaison des lieux pour estre bien faites,
autrement il y auroit de l'erreur si l'on prenoit un autre meridien que
celuy qui est audit lieu d'où l'on fait la carte, que l'on ne laisse
d'observer sur la terre, mais d'autre façon que le long des costes propres
à la navigation.
Des accidents qui arrivent à beaucoup de navigateurs pour ce qui est des estimes, de quoy on ne se donne garde.
ET d'autant que l'estime que l'on doit faire aux voyages de mer, est très necessaire pour la navigation, bien qu'il n'y aye demonstration certaines, qui fait que beaucoup d'erreurs s'en ensuivent, notamment à ceux qui n'ont beaucoup d'expérience, ne cognoissant bien le cinglage du vaisseau où ils navigent, ou prenant un méridien au lieu d'un autre, pour ne sçavoir observer la declinaison du lieu où il navige, voulant prendre rumb pour un autre qui sera contraire à la route, pour quelques fois y avoir de mauvais gouverneurs, qui font déchoir le vaisseau à vau le vent. Tous ces deffauts en partie ne viennent que pour n'avoir cognoissance des longitudes comme des latitudes, & croy que pour en approcher faudroit prendre souvent les declinaisons de l'aiguille d'aimant 826, qui montre le vray méridien où l'on est comme j'ay dit cy dessus: de plus se voit des transports de marée que si l'on n'y prend garde font déchoir le vaisseau de sa route, outre la violence des tempestes, qui fait aller à vau le vent le vaisseau, prenant un rumb pour un autre, en fin un nombre infiny d'autres accidents qui se rencontrent, empeschent de faire une estime asseurée en la navigation, qui cause la perte d'une infinité de vaisseaux, sans la mort de plusieurs hommes, & le tout par l'opiniastreté de 27/1355certains navigateurs, qui croyent se faire tort si on les tenoit fautifs en leur estime, ne desirant se communiquer à personne, de crainte qu'on apperçoive leur deffaut, voulant par là faire croire qu'ils ont quelque règle plus asseurée que tous les autres, & tels navigateurs font souvent de mauvais voyages à leur ruine, & de ceux qui sont sous leur conduite.
On ne doit oublier une chose en l'estime, qui est se faire plus de l'avant que de l'arriére, comme si le vaisseau faisoit deux lieues par chacune heure, luy en donner demy quart ou plus, conformément au chemin de l'estime qu'on fait selon la longueur des voyages, il vaut mieux estre vingt lieues de l'arriére que trop tost de l'avant, où l'on se pourroit treuver sur la terre ou en danger de se perdre, comme il arrive à plusieurs vaiseaux faute de ne se donner garde, qui pensant estre bien esloignez de terre, faisant porter en l'obscurité de la nuict, aux temps des brunes, ou d'un grand orage, où ils n'ont point de veue, & se treuvent estonnez qu'ils se voient à terre, & s'il y a de quoy sonder au lieu où l'on va, que l'on sonde un jour plustost que plus tard, & si l'on espere la treuver ayant jecté le plomb, continuez de quatre horloges en quatre, en la nuict ou temps de brune, c'est le moyen d'eviter les périls, car l'on ne sçauroit trop appréhender ce que l'on ne voudroit voir, d'autant qu'il ne se fait jamais deux fautes en telles navigations: aussi si avez à doubler quelque cap ou isle la nuict ou durant la brune, prenez tousjours un demy quart de vent plus vers l'eaue pour eviter la terre, ou si quelque marée portoit dessus, prenez plustost un rumb entier: Le jugement du marinier 28/1356doit aviser à cela plus ou moins selon la violence des marées, & si l'on navigeoit dans les mers où il y a des glaces, & en doutant; prenez garde tout le jour, & ayez des matelots à la hune pour descouvrir, & si n'en voyez le jour ou la nuict allez à petit voile, & si la brune est ou qu'il face noir en lieu douteux, mettez à l'autre bort, ou amenez tout à bas, attendant que l'air soit clair & serain, & si vous en voyez, allez discrettement, & ne vous y engagez mal à propos: La nuict ne faites porter pour eviter le danger, jusqu'à ce qu'en soyez hors, & que l'on ne s'opiniatre de le faire inconsiderement parmy ses dangers, comme quelques fois je me suis veu dix-sept jours enfermé dans les glaces, & sans l'assistance de Dieu nous nous fussions perdus, comme d'autres que nous vismes faire naufrage par leur témérité. C'est pourquoy le sage marinier doit craindre autant les inconveniens qui peuvent arriver, comme ce qui est de l'estime, à laquelle les plus anciens navigateurs sont les plus experts, pour ce suject je traitteray de la différence des estimes cy après.
Premier que, rapporter les diverses estimes l'on verra une chose remarquable de la providence de Dieu, des moyens qu'il a donné aux hommes pour eviter les périls de la plus part des navigations qui se treuvent aux longitudes, puisqu'il n'y a point de reigle bien asseurée, non plus qu'en l'estime du marinier.
Dieu tout sage, tout bon, tout puissant, prevoyant que les hommes qui cinglent par les mers de ce grand Océan, couroient mil périls & 29/1357naufrages, s'il ne les assistoit de quelques enseignements, qui les peussent garantir de la mort, & perte de leurs vaisseaux: puisque l'homme n'avoit des certitudes asseurées en ses navigations par les longitudes, & que nul ne se doit travailler en ceste vie pour ce suject, d'autant que ce seroit en vain, comme plusieurs l'ont expérimenté de nostre temps, il y a assez de demonstrations & escrits sans effects solides & arrestez. Or Dieu autheur de toutes choses, comme il ne luy a plu donner ceste cognoissance, il a donné un autre enseignement, par lequel les mariniers se peuvent redresser de leur estime, evitant les périls qu'ils pourroient courir beaucoup plus qu'ils ne font, si ce n'estoit cette providence Divine. C'est chose asseurée que les hauteurs que l'on prend tant par le soleil que par l'estoile polaire & autres, donne une cognoissance certaine du lieu où l'on part, jusqu'à celuy où l'on va, & où l'on est: pour ce qui est des latitudes qui radressent le marinier, mais non l'espace du chemin qui ne se fait que par estime hormis du Nort au Sud, on estime estre une chose dont on n'est pas bien certain de la distance qu'il y a d'un lieu à autre, ou de quelque nombre ou chose semblable: que si le navigateur estoit asseuré de sa route, il ne l'estimeroit pas, ains diroit plustost le poinct de certitude où se treuve le vaisseau quand il voudroit poincter la carte.
On use encore d'une autre manière de parler, qui est quand l'estime ne se treuve bonne, il faut l'amander, & n'y a de règle certaine non plus qu'en l'estime, c'est ce que je n'ay peu sçavoir ny apprendre d'aucuns mariniers, avec lesquels j'ay communique, 30/1358sinon que tout se fait avec des règles de fantaisie, qui sont différentes, les unes meilleures que les autres, dequoy il faut estre grandement soigneux en la navigation. C'est pourquoy les plus experts & anciens navigateurs, ont cognoissance plus parfaite aux estimes, & autres accidents qui arrivent à la mer, que les autres qui souvent s'en font plus à croire qu'ils ne sçavent. Or comme dit est, il y a des marques asseurées à la navigation, qui sont oposees aux dangers que l'on pourroit encourir, & si certains que quand l'on les cognoist, le marinier se rejouist, & ceux qui sont avec luy, comme s'ils estoient ja arrivez au port de salut, soulagé de tous les soins & estimes passées, recognoissant les fautes qu'il avoit peu faire, comme s'il estoit trop de l'avant ou trop peu de l'arriére, & par ce moyen se gouverner & amander une autrefois son estime, & à bien pointer sa carte: peu à peu on se forme, en pratiquant souvent l'on se rend plus certains en la navigation.
Voyons quelles sont ces amarques & enseignements, commençons par ceux de la Nouvelle France Occidentale. Il y a entre elle & nous un lieu qui s'appelle le grand ban, où nombre de vaisseaux tant François que Estrangers vont faire la pesche de molue, comme à la terre ferme & isle d'icelle, qui s'y prend en partie de ces lieux en toute saison, manne qui ne se peut estimer tant pour la France qu'autres Royaumes & contrées, où il s'en fait de très grands & notables trafics. Ce grand ban tient du quarante & uniesme degré de latitude jusqu'au cinquante & uniesme sont quatre vingts dix lieues, il est Nordest & Surrouest, suivant le rapport des 31/1359navigateurs par le moyen des sondes, ce qui ne se pouvoit faire autrement, & sa largeur en des endroits comme sur la hauteur de 44 à 46 degrez à 50, 60, & 70 lieues quelque peu plus ou moins, selon la hauteur: & de ceste largeur allant au Nort il va en diminuant peu à peu, & du 44e degré au 42e il se forme à peu prés comme une ovale, où au bout il y a une pointe fort estroitte, ainsi que le representent tous les mariniers du passé, par le nombre infiny des sondes qu'ils y ont jettées, qui peu à peu en ont fait cognoistre la figure, tant de ce ban que d'autres, qui sont à Ouest & Ouest Norrouest d'iceluy comme le banc avert, & les banquereaux & autres qui sont peu esloignez de l'isle de sable, premier que venir à ce grand ban de 25 & 30 lieues en mer. Il se voit de certains oyseaux par troupes qui s'appellent marmétes, qui donne une cognoissance au pilote qu'il n'est pas loing de l'escore du ban, qui sont les bords, alors l'on appreste le plomb & la sonde pour sonder, jusqu'à ce que l'on parvienne à ceste escore, pour cognoistre quand l'on sera proche d'entrer sur le grand ban, ceste sonde se jette de 6 en 6 heures de 4 en 4 de 2 en 2 ainsi que le pilote en croit estre proche ou esloigné: or il cognoist quand il est à l'escore au fond où il y aura en des endroits 90, 80, 70, 65, 60 & 50 brasses d'eaue, un peu plus ou moins, selon la hauteur où il se treuverra, & estant sur le dit ban, il treuvera 45, 40, 30 & 35 brasses d'eaue, un peu plus ou moins selon la hauteur. A ce deffaut la sonde aux expérimentez qui donne cognoissance où il est, & est certain que premier que voir la terre, il doit passer 32/1360sur ce ban, qui luy fait cognoistre la distance du chemin qu'il a à faire, & asseuré de ce qu'il a fait, bien que son estime fust fautive, lequel ban est esloigné de la plus prochaine terre de 25 lieues, qui est le Cap de Rase, sur la hauteur de 46 degrés, & demy, tenant à l'isle de Terre Neufve, & entre le ban & la terre il y a grande profondeur, qui donne cognoisance que l'on est passé l'escore du ban de l'Ouest, Norrouest. De plus qu'estant sur ce grand ban, on y voit des marques certaines, par le nombre infiny d'oyseaux, qui sont comme fauquests, maupoules, huars, mauves, taillevent, poingoins ou apois, & quelques autres qui la plus part suivent les vaisseaux pescheurs qui prennent la molue, pour manger les testes & entrailles du poisson que l'on jette à la mer: tout cecy se faict cognoistre comme dit est, où l'on est, qui donne un grand contentement à un chacun: Le marinier ayant pris sa hauteur, ce qu'il ne doit négliger en aucune façon, ou s'il n'a bonne hauteur qui revienne à son estime, ce qu'il pensera avoir fait, ou s'il a cognoissance de la sonde il fera sa route pour gaigner le lieu où il desire aller: & le navigateur prevoiant par estime qu'il est proche de debanquer, il fait jetter la sonde jusqu'à ce qu'il ne treuve plus de fond, ou pour le moins grande profondeur, comme de 100, 130 ou 140 brasses d'eaue, faisant quelque chemin, comme 10 en 12 lieues l'on rencontre le Ban Avert qui conduit la sonde, jusqu'au travers des isles sainct Pierre, separées de l'isle de Terre-Neufve 5 à 6 lieues, ou bien passerez par autres bans appellez les banquereaux, qui donnent parfaite cognoissance avec la hauteur 33/1361où l'on est, & ainsi asseurement l'on fait sa route depuis ledit grand Ban.
Mais si la hauteur n'est asseurée que par estime du ban, l'on tasche le mieux que l'on peut d'aller cognoistre la terre pour s'arouter avec certitude, comme le Cap de Rase, saincte Marie, isles sainct Pierre, ou autres caps, attenants à ladite isle de Terre-Neufve, ou quelques batures qu'aucuns, cognoissent à la sonde & au poisson qui s'y pesche, & ainsi cherche lieu certain pour s'adresser & asseurer de la route, & allant recognoistre ces terres, que ce ne soit durant la brune ny de nuict: il y faut aller sagement & discrettement faisant faire bon quart, se donner garde des marées suivant le lieu où l'on est. Ceux qui partent du ban, beaucoup y en a qui sainct Pierre ou cap de Raye, tenant à ladite isle de Terre-Neufve, entre l'isle sainct Paul ou Cap sainct Laurent, tenant à l'isle du cap Breton, pour entrer au golphe sainct Laurent, ainsi que chacun desire faire sa route.
Et si l'on desire aller à la coste d'Acadie, Souricois, Etechemins, & Allemouchicois, l'on peut aller recognoistre le Cap Breton ou les isles de Canseau, l'Isle Verte, Sesambre, la Heve, Cap de Sable, Menasne, Isle Longue, & celle des Monts Deserts, ou le Cap-blan, proche de Mal Barre terre basse, à 20 & 25 lieues vers l'eau on à la sonde à 50 brasses fond attreant, venant à la terre, marque que Dieu a donnée aux navigateurs pour ne se perdre, pourveu qu'ils ne soient point paresseux ny négligents de sonder.
34/1362Toutes cesdites costes & caps, cy dessus nommez, ne sont esloignez dudit grand Ban jusqu'au cap Breton que de 100, ou de Canseau 120 lieues, entre deux est l'Isle de Sable, sur la hauteur de 43 degrés & demy de latitude 25 à 30 lieues du Cap Breton, Nort & Sud, fort dangereuse & baturiere, de laquelle l'on se doit donner garde: les marées portent sur icelle venant du Nort & Nornorrouest.
De façon que la navigation qui se fait en ces païs là est comme asseurée sans courir beaucoup de risque, encores que les estimes ne soient bien certaines pour les cognoissances cy dessus dites, on sçait où l'on est, refaisant une nouvelle, comme si on partoit d'un port, & l'ignorance d'un marinier qui a passé une ou deux fois seroit bien grande, si en 125 lieues qu'il y a du grand Ban aux costes de la Nouvelle France, fit tant d'erreurs en son estime, qu'il ne sceut se donner garde d'aborder la terre, où il iroit souvent sans la cognoissance dudit grand Ban, qui occasionne que tant de vaisseaux ne se perdent, comme ils feroient, si cela n'estoit, ce qui r'adresse le marinier de son estime.
Et pour les navigations qui se font de la Nouvelle France Occidentale, aux costes de France, Angleterre, & Irlande, il y a des marques & enseignements en la mer, de la sonde que l'on l'apporté 827 de 55 & 30 à 25 lieues en mer en des endroits, suivant la hauteur où l'on se treuve, donne à cognoistre le lieu où l'on est, le chemin que l'on a à faire & la route que l'on doit tenir, refaisant nouvelle estime, & si la hauteur n'est que par estime, 35/1363les anciens navigateurs par une longue pratique tant du passé que de l'heure presente recognoissent le fond des sondes, si c'est rocher sable d'orloge, ou vaseux, argile, coquillage, autre fond à grain d'orge, pailleteux, petits gravois, & ainsi d'autres noms qu'on donne pour cognoistre la différence des fonds, à ce joincte la profondeur de tant de brasses, il cognoisse le lieu où ils sont, & la route qu'ils doivent tenir, soit pour aller aux costes de France, Angleterre ou Escone, & s'ils ne sont mariniers bien cognoissants à ces sondes, il arrive qu'au lieu d'aller en la manche, ils vont celle de sainct George tres-mauvaise, si l'on n'en a la cognoissance qui est au Nort de Sorlingues & costes d'Angleterre: d'ailleurs il est à craindre comme les costes de Bretagne, mais si le temps est beau, il n'y a rien à apprehender, & si en si peu de chemin de 55, 30 & 25 lieues, on fait une si mauvaise estime, pour aller aborder la terre: le marinier seroit bien neuf & ignorant en ce qui seroit de la navigation, & par ainsi se recognoist la providence de Dieu, & enseignements qu'il donne aux mariniers, pour se conserver & les soulager des estimes.
De plus, ce qui soulage grandement le marinier, est qu'és costes d'Espagne il y a grande profondeur d'eau, & la plus part des terres fort hautes qui se peuvent voir de loing aux mariniers, qui fait que l'on n'en approche que selon que le navigateur desire il n'y a que la brune ou la nuict qui le pourroit endommager, & diray qu'en ce temps de brune on en approcheroit de fort prés, pour estre la coste saine, & eviter le péril, & remettre à la mer, que 36/1364l'on ne seroit si aysement à une terre basse où l'on seroit dessus premier que se pouvoir garantir, ce qui arrive par l'estime du pilote qui croyoit estre trop de l'arriére, au contraire il se faut tousjours faire plus de l'avant. Or quoy que s'en soit l'on a des enseignements, premier qu'arriver à terre, soit par sondes, hostes, terres, oyseaux, herbiers, qui se rencontrent en d'aucunes mers, poissons, changement de temps, saisons, & plusieurs autres marques, desquelles les navigateurs ont cognoissance, qui soulagent fort l'estime du pilote avec de grandes consolations: que si ces marques & enseignements n'estoient en la mer, la navigation seroit beaucoup plus perilleuse & suject aux risques qu'elle n'est, car en un bon vaisseau il n'y a à craindre que la terre & le feu, c'est pourquoy quand on est entre des terres & proche des costes, il faut estre grandement soigneux de dormir plus le jour que la nuict, prendre garde aux transports des marées pour eviter le lieu où elles vous pourroient porter, afin que quand vous arriverez au port de salut, vous rendiez grâces à Dieu.
Or voions les estimes des navigateurs très necessaires au marinier, si on ne les a prises si justement, au moins en approcher à peu prés, à ce qu'il aye cognoissance pour le pouvoir r'adresser, pour ce qui est des distances des longitudes, qui seroient très asseurées, s'il se rencontroit un instrument si juste qu'il peust enseigner la vraye esgalité de l'heure, continuant sans erreur (comme il sera dit cy après,) que nous aurons monstré comme selon mon sentiment l'on se devroit gouverner à dresser les papiers journaux, & celuy de l'estime.
37/1365Ayez deux livres journaux, l'un pour les estimes particulières, & l'autre pour les discours des rencontres, & de ce qui se passera pendant les voyages, celuy des rencontres se fera en ceste manière.
Le 20 de May, sommes partis d'un tel lieu, par la hauteur de 49 degrés de latitude, à quatre heures du matin, sur les deux heures après midy nous avons fait rencontre de quatre vaisseaux Holandois, qui nous dirent venir du destroit, ayant fait rencontre de deux autres de guerre à 20 lieues de Ourisant, & fait chasse sur eux, mais comme estant meilleurs voiliers s'estoient sauvez, croyant estre Turcs, & ainsi plusieurs autres choses, & qui se rencontrent de jour en jour.
Et le papier ou livre journal des estimes doit estre particulier, comme il s'ensuit à la table cy dessous, qui n'apportera nulle confusion au navigateur, au contraire un grand soulagement de voir tout par ordre, & pour promptement calculer son estime, pour les tracer sur sa carte ou carton, ainsi que bon luy semblera, l'on ne doit manquer de deux heures en deux heures, à arrester l'estime à ladite table cy dessous, du chemin que fait le vaisseau en premier lieu.
Comme l'on doit dresser la table des estimes de jour en jour au papier journal.
Au dessus est le long de la première colomne, & le long d'icelle escriverez le mois, le jour & l'heure, que sortira le vaisseau du port ou autre endroit, au premier quarré sont les heures de deux en deux jusques à douze, & recommencer deux 38/1366jusques à autre douze qui feront 24 heures, d'un midy à autre, qu'assemblerez les lieues de vostre estime, & pointer vostre carte pour sçavoir le lieu où sera le vaisseau, au deuxiesme est le rumb de vent sur lequel l'on navige. Le troisiesme sont les lieues du chemin de l'estime. Au quatriesme le rumb de vent qui fait cingler le vaisseau. Au cinquiesme, la hauteur où se treuvera le vaisseau: or notez que si partez à quatre heures du matin ou du soir, commencez à conter les lieues de chemin. Au deuxiesme quarré où est marqué 4 heures, d'autant que de 4 à 6 il y a deux heures, afin de rencontrer le midy ou la minuict, pour se treuver en l'ordre de douze heures, pour venir à 24, où finira l'estime. Ne faut oublier d'estre soigneux à toutes les fois que l'on peut, de prendre la hauteur & pointer la carte d'un midy à l'autre d'autant que l'on ne sçauroit estre trop exact & diligent.
Comme si je sortois du port par les 49. degrés de latitude, à quatre heures du matin, je recognois que navigeant à Ouest un quart au Norrouest, estimant faire deux lieues par heure, j'escrits deux lieues en la colomne deuxiesme, & allant estimans jusqu'à douze lieues lesquelles venues je prens la hauteur s'il m'est possible, la prenant je treuve 48 degrés & 50 minutes, que je mets à la sixiesme colomne vis à vis de 12 heures, assemblant le chemin de l'estime que j'ay fait depuis 4 heures du matin jusqu'à midy, je treuve qu'il y a 9 heures qu'il faut doubler & font 18 lieues de chemin, que marquerez sur la carte. Arrestez le poinct jusqu'au lendemain que ferez le semblable, chose facile si l'on desire s'en
39/1367servir, car je n'ay point veu que fort peu d'estimes qui ne soient en quelque confusion au papier journal des rencontres, menant l'un avec l'autre, ce qui donne de la peine & plus de soing, qu'il faut éviter en cela le plus qu'il est possible, en mettant le tout par ordre, comme il suit cy dessous en ceste table, qui n'est que pour 24 heures, continuant la route de midy jusqu'à mi nuict, je treuve avoir fait 12. lieues trois quarts qu'il faut doubler, & qui font 25. lieues & demie qu'avez faict, & de minuict l'on continuera jusqu'au l'endemain à midy, qu'arresterez l'estime & pointerez la carte, & ainsi tousjours continuerez l'ordre de ceste table cy dessus jusqu'à la fin du voyage.
Le 10 de May sortismes du Havre à 4 heures du matin.
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Heures |
Rumb pour la route |
Lieues |
Rumb pour le vent |
Degrés |
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2 |
- |
- |
- |
- |
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4 |
A Ouest ¼ de Norrouest |
2 |
Le vent Nort |
49° |
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6 |
A Ouest |
2 |
Le vent Nort |
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8 |
A Ouest ¼ au Surrouest |
1½ |
Le vent Nort ¼ au Nordest |
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10 |
A Ouest ¼ au Surrouest |
1¼ |
Le vent Nortnorrouest |
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12 |
Au Surouest ¼ à Ouest |
2 |
Le vent Norrouest ¼ au Nort |
48° 50' |
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2 |
Au Surrouest ¼ à Ouest |
1 |
Au Norrouest ¼ au Nort |
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4 |
Au Surouest |
¾ |
Le vent à Ouest Norrouest |
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6 |
A Ouest ¼ au Norrouest |
2½ |
Le vent Nort |
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8 |
A Ouest |
2½ |
Le vent Nortnordest |
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10 |
A Ouest |
3 |
Le vent Nordest |
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12 |
A Ouest |
3 |
Le vent Est Nordest |
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S'ensuit comme l'on peut sçavoir si un pilote a bien fait
son
estime, & pointer la carte.
Si un vaisseau sortoit d'un port qui fut sous la hauteur de 46 degrés de latitude, & navigeant par le rumb de l'Ouest Surouest, il faudroit sçavoir precisement l'heure qu'il sortiroit du port, & au préalable l'heure qu'il seroit quand il voudroit estimer le chemin qu'il auroit fait, & considerant le temps qu'il y a entre deux, par quelques bons instruments ou horloge la différence de ces deux lieux seroit la longitude, & ceste différence de temps reduitte en degrés de l'Esquinoctiale, qui seroit donner pour quatre minutes de temps un degré, qui en vaut 15 par heure, & en contant les lieues des degrés suivant le paralelle où se treuve le vaisseau, vous sçaurez s'il a déchu du rumb de vent de l'Ouest Surouest, soit plus à l'Occident ou moins à l'Orient.
Par exemple un vaisseau partant d'un port de 46 degrés de latitude à midy, & ayant navigé à Ouest Surouest 91 lieues, s'il a faict chemin, il se treuvera deux degrés plus aval, posé le cas que l'on ayt estimé ce chemin, sçachant la hauteur certaine de 44 degrés, il se peut faire qu'il sera plus ou moins sur ledit paralelle, selon le dechet que peut avoir fait le vaisseau. Le soleil estant à son méridien regardez aussi tost à l'instrument ou horloge, le midy de ce lieu, & regardez la différence qu'il y a du midy ou l'on est party, & celuy où l'on se treuve, qui fait la distance du chemin qui sera d'un tiers d'heure, qui font cinq degrés, qui reviennent à 66 lieues à 41/136912 & demie, & quelque peu d'avantage par chaque degré de longitude, sur le paralelle de 44 degrés de l'élévation où se treuve le vaisseau, il se voit qu'il a déchu du rumb de vent Ouest Surouest, & a cinglé à un autre, comme au Surouest un quart d'Ouest, bien que selon la Boussole il sembloit aller à Ouest Surouest, d'autant que si le vaisseau avoit navigé ce que le pilote avoit estimé, il auroit treuvé la différence du midy d'où il est party, à celuy où il pensoit se treuver, qui eust esté demie heure, ne s'estant treuvé qu'un tiers & se trouveroit 25 lieues de l'arriére, moins que ce qu'il avoit estimé: par ce moyen se cognoist le dechet du vaisseau, & la certitude du lieu où il se treuve, mais il est difficile de treuver des instruments justes, ou des horloges qui ne s'altèrent peu ou beaucoup, ce qui feroit commettre de grandes fautes & erreurs par succession de temps.
Quoy que s'en soit il est très necessaire au navigateur se servir de l'estime pour le soulagement de la navigation qui se fait en plusieurs manières, mais aucun ne donne cognoissance de l'erreur que l'on y commet, mais bien comme l'on doit pointer la carte comme fait Medigne, que la pluspart des navigateurs suivent, qui est bonne pour pointer, mais non comme l'on doit amander la faute de l'estime, laissant cela à la sagesse & discretion du marinier, comme il se voit cy dessous.
De pointer la carte.
Que l'on regarde d'où est party le vaisseau, où il se treuve, que l'on prenne deux compas, mettant la pointe de l'un d'où est party le vaisseau, & l'autre sur le vent qui l'a amené, prenez l'autre compas, mettez une pointe aux degrés de la hauteur que l'on a treuvé, & l'autre pointe sur le plus proche vent d'Est, & s'ils viennent à rencontrer les deux compas sans s'esgarer, les deux pointes qui viennent sur les vents, l'un qui amené le vaisseau, & l'autre sur l'Est, où les deux pointes de compas viennent à se joindre, à sçavoir celle qui fut mise d'où partit le vaisseau, & l'autre en la hauteur où il se treuve, considerant le poinct auquel il se rencontre, & mesurez combien de lieues l'on conte par degrés, & ayant veu combien de degrés il aura monté ou descendu depuis le lieu d'où il est party, jusques où il se treuve, il contera les lieues que montent les degrés, & si les lieues des degrés correspondent aux lieues du chemin, l'estime sera bonne si on regarde d'où vient la faute.
Deux choses sont à presupposer, en premier lieu que le navigateur aye toujours navigé droictement sur le rumb de vent qu'il a estimé sans s'esgarer, l'autre que l'estime convienne à la hauteur qu'il trouverra, cela estant asseuré il y aura apparence que tout ira bien, si les lieues des degrez correspondent au chemin que l'on aura estimé sur ledit rumb, à tant de lieues pour elever un degré, ce qui arrive peu souvent.
43/1371Posons le cas qu'un vaisseau cinglast par un mesme rumb, il pourra arriver que l'on l'estimera avoir fait 50 lieues, & considerant la hauteur suivant le chemin, en contant tant de lieues pour elever un degré, l'on croira estre à ce poinct, prenant la hauteur l'on trouverra demy degré moins au Sud, & l'on cognoist par là que l'estime n'est bonne, comme si l'on trouvoit en 50 lieues de chemin, avoir descendu deux degrés par le rumb Surrouest, neantmoins par la hauteur que l'on treuve, il se voit un tiers de différend, & si on recognoist qu'il a trop estimé l'on doit amander ceste faute, où s'il treuvoit un tiers de degré plus que les deux degrés, l'on aura assez estimé, ce que recognoissant que l'on voye sur le Surrouest ce que vaut un tiers, il fera 8 lieues & un tiers, que l'on rabatera de 50 qu'il avoit estimé, restera 41 lieues & deux tiers qu'il a fait, & un degré & deux tiers qu'il aura descendu: si l'on treuve un tiers plus au Sud que les deux degrés, il faudra adjouter à 50 lieues 8 & un tiers, pour faire deux degrés & un tiers, le vaisseau ayant navigé 58 lieues & un tiers, qui est 8 lieues & un tiers qu'il a fait plus qu'il n'avoit estimé, il n'y a point de doute quand le marinier navigera en asseurance d'un rumb sans deschoir, en prenant une asseurée hauteur, convenant à celle que l'on estime, il aura contentement en sa route, tant en la partie du Nort que du Sud.
Ceste difficulté ostée, il s'en presente une autre plus pénible & difficile, où l'on se treuve bien empesché, pour apprendre quelque règle extraordinaire, qui feroit sçavoir combien de lieues on sera decheu d'un rumb, par lequel on navigé avec contrariété 44/1372de mauvais temps, qui ne se peut juger que par estime, comme si on navigeoit à Ouest par le vent Nornorrouest, l'on jugera le dechet selon la violence des vents plus ou moins, c'est icy après avoir fait plusieurs & longues bordées que l'on fait l'estime qu'on arreste sur la carte ou papier journal, prenant un rumb pour un autre, le vent venant devant comme à Ouest du tout contraire à la route, le vaisseau ne peut plus courir que bordes à autres, au Sud Surrouest, & au Nornorouest, pour ne s'esgarer de sa route, tenant le mieux que l'on peut sa hauteur. Il ne laisse en ces contrarietez de dechoir soit du costé du Nort ou du Sud, & pourroit deriver au Suest ou au Nord est si la violence des vents est si grande, au lieu d'avancer chemin reculer de sa route, & estre contrainct pour ne perdre chemin sous voile, d'amener tout bas, amarer la barre du gouvernail sous le vent, & bien saisir toutes les manoeuvres qui peuvent travailler le vaisseau, comme amener bas les matereaux de hune, & saisir les vergues, roidir quelques fois les hauts bans quand ils sont trop lasches, comme le canon qu'il faut bien tenir en estat, pour eviter tout desordre.
Il y a des vaisseaux qui ne se peuvent soustenir, s'ils n'ont le grand corps de voile au vent, le marinier en cela cognoistra ce qui est necessaire pour son vaisseau, estant quelques jours, en cet estat fâcheux, agité du vent, de pluyes, brunes, & autres contrarietez ennuieuses à la navigation. Le vent venant à s'adoucir, la mer de furieuse & mauvaise qu'elle estoit se calme, l'air devient clair, & nettoyé de nebuleuses & orages, le vaisseau se soulage, l'on met 45/1373les voiles au vent, on reprend sa route, les voiles ne se rompent, & les manoeuvres n'endurent, le vaisseau fait son cinglage doucement, avec fort peu de dechet, l'estime aisée à faire, l'on n'a soucy comme quand le vaisseau estoit agité, chacun se réjouit sans se resouvenir du passé. Le marinier doit rapporter sur la carte toutes les routes dont il a deu tenir conte exactement, comme de ce qu'il aura decheu d'un bord sur l'autre, & cela fait il doit pointer sa carte pour sçavoir le lieu où il est.
Or comme ces routes se rapportent par l'estime d'un navigateur grandement expérimenté, ne se trouvera en la mesme peine que d'autres qui font les entendus, quoy que peu expérimentez, qui pour discourir n'en voudroient ceder aux plus experts & anciens navigateurs, c'est pourquoy on doit bien regarder à qui l'on donne la conduicte d'un vaisseau, pour les grands périls & dangers qu'il y a, qui s'evitent plustost par les bons capitaines de mer ou pilotes, qui sçavent comme ils se doivent gouverner & les routes qu'il faudroit tenir. Voicy une manière de pointer la carte, qui m'a tousjours semblé bonne.
Autre manière d'estimer & arrester le poinct sur la carte.
Prenez un carton ou papier blanc, sur lequel tracerez au costé des degrés de latitude, suivant le voyage que l'on fera, chacun contenant 17. lieues & demie, & faire l'eschelle des lieues conforme à celle des degrés: au milieu du carton tracerez une ou deux roses de compas, suivant la 46/1374distance du chemin qu'aurez à faire, pour plus facilement compasser quand il en sera besoin. Les 32 rumbs de vents estans exactement tracés, ayez d'autre part vostre papier journal des estimes, sur lequel d'heure en heure & de jour en jour ferez conte du chemin qu'aurez fait, & n'oublier, comme dit est, de prendre hauteur tous les jours s'il vous est possible, ce qui sert de beaucoup, & de 24 en 24 heures pointer la carte, pour voir le lieu où vous ferez, ce qui se fera en cette manière: Sur le carton où seront tracez les rumbs de vents & les degrés, considerez la hauteur d'où vous partez, comme celuy où vous devez aller, & le rumb de vent qui est necessaire, avec celuy qui fait cingler le vaisseau, duquel devez cognoistre l'assiette si pouvez, ou l'expérience vous l'apprendra. Cela fait allez à la grâce de Dieu, & suivez vostre route qui sera à Ouest, Norrouest partant du port qui sera par 46 degrés de hauteur, soit que l'on aye navigé 91 lieues à ce rumb de vent, qui sont deux degrés que j'ay monté plus au Nort: me trouvant à 48 de latitude, il arrive que le vent vient à changer, contraire à ma route je cherche en ma carte le rumb de vent, le plus proche de ma route pour y naviger, ayant fait à Ouest Norrouest 91 lieues, je trace ceste route sur le carton, & d'autant que je ne puis naviger par ce rumb, je vay par celuy du Norrouest, & y fais sur le rumb 25 ce qui me fait monter un degré de plus: quand de rechef il arrive du changement de temps. Et d'autant qu'il me faut aller par 50 degrés de latitude, & faire 180. lieues pour parvenir du lieu d'où je suis party, je prend en un autre rumb la terre où je veux aller, 47/1375presque à Ouest un quart au Norrouest, de hauteur 49 degrés & 65 lieues de chemin à faire, je fais l'Ouest un quart au Norrouest, 45 lieues qui m'esleve demy degré, & me treuve de hauteur 49 degrés & demy, reste 23 lieues à faire, le vent se leve du tout contraire, qui fait que je mets le cap au Norrouest un quart du Nort, qui ne me vaut que le Nort un quart au Norrouest, je cingle sur iceluy 18 lieues, qui fait que j'esleve demy degré plus que 50 qui fait 50 & demy, le lieu où je desire aller me demeure à Ouest Surrouest 19 lieues, delà vient que le vent se trouve si contraire & violent que je ne puis soustenir qu'avec le grand corps des voiles mettant le cap au Sud, ne m'avallant que le Suest, ayant demeuré 4 jours en cet estat, ayant fait quelques 50 lieues, ce qui m'a reculé de la route, je treuve selon l'estime 48 degrés & demy: on veut sçavoir le lieu où l'on est, & ce que le vaisseau a fait de chemin, & où demeure la terre où l'on desire aller, & quelle distance il y a, & du lieu où se suis party, sçachez qu'à mesure que l'escriverez au papier journal, l'on doit tracer toutes les routes que l'on aura faites suivant l'estime.
Or du dernier point où est le vaisseau qui est 48 degrés & demy, tirez de ce centre ou lieu deux lignes, l'une d'où vous estes party de 46 degrés, & l'autre où desirez aller à 50 voyez ces deux lignes, quels rumbs de vent ce sont, & combien l'on y conte de lieues pour elever un degré, suivant que seront lesdits deux rumbs, & si les lieues du chemin faites ou à faire, conviennent justement avec la hauteur des degrés l'estime sera bonne, ce que verrez sur le 48/1376carton, & treuverez que l'on est esloigné du lieu où l'on se treuve, sçavoir que Ouest Norrouest est la route qu'on doit tenir à peu prés, pour aller au 50 degré & 60 lieues de chemin à faire, & la terre d'où vous estes party, demeure à l'Est Suest de distance qu'avez fait 125 lieues n'estant que cinq lieues plus au midy de la droite route que je devois tenir du port de 46 degrés, il faut que vous ayez pris la hauteur, d'autant que cela vous r'adressera si vous avez trop ou trop peu estimé pour amander le deffaut s'il s'en treuve, & par ce petit carton vous verrez toutes vos routes, le chemin & dechet qu'aurez fait en la navigation, ceste demonstration est facile & bonne quand elle est bien entendue.
Autre manière d'estimer que font beaucoup de navigateurs.
Ils tracent sur un papier ou carton une rose de compas avec les 32 vents, & s'ils navigent au Nort 20 lieues, ils marquent sur le rumb de vent au carton qui est Nort, 20 lieues, s'ils navigent au Nortnorrouest 30 lieues, ils les mettent sur ce mesme rumb de vent, & ainsi consecutivement à tous les rumbs où ils navigent, quand ils veulent pointer la carte ils rapportent ce qui est des lieues suivant les rumbs de leur rose à ceux de la carte.
Autre manière, de pointer après l'estimé faicte.
Aprés comme dit est, que vous aurez tracé sur le carton tous les degrés & rumb de vent que l'on aura navigé, marquez le lieu où se trouve le vaisseau selon l'estime qu'aurez faite, & le degré auquel pensez estre, tirez de ce lieu une ligne jusqu'à celuy d'où vous estes party, considerez à quel rumb de vent il convient, contant les lieues qu'il faudra pour élever un degré, se rapportant justement aux degrés qu'aurez descendu ou monté, suivant l'estime il y a quelque apparence de vérité, il faut voir si l'estime est bonne, que l'on prenne hauteur, & si elle se rencontre à celle que l'on aura estimé: le chemin comme dit est convenant à la quantité des degrés qu'avez monté, l'estime sera bonne si avez tousjours navigé sur ledit air de vent sans dechoir, mais si la hauteur est de demy degré moins que l'on n'a estimé ou demy degré plus, l'on procédera en ceste manière: du poinct où l'on a estimé estre le vaisseau, tirez une ligne perpendiculaire qui marquera le méridien du lieu où l'on est: ayant pris la hauteur si treuvez demy degré moins que ce qu'avez estimé, tirez une ligne paralelle du degré que aurez treuvé, & où elle coupera la perpendiculaire sera le lieu où vous devrez estre, tirant une ligne de ce lieu à celuy d'où vous estes party, fait cognoistre qu'avez navigé par un autre rumb plus au Nort que celuy qu'aviez estimé, & s'il se treuvé demy degré davantage tirant comme à la première fois une paralelle, suivant la hauteur que l'on aura treuvé coupant 50/1378la ligne diametralle, en ce lieu doit estre le vaisseau plus au midy que l'estime qui en sera faite, tirant une ligne comme cy dessus est dit, vous verrez qu'aurez navigé par un autre rumb que celuy qu'avez estimé, laquelle par consequent se treuve fautive, c'est là où le défaut se treuve qui ne se peut amender parfaictement, que par le moyen des instruments ou horloges qui seroyent justes comme j'ay dit cy dessus, ce qui se peut cognoistre quand l'on arrive sur l'ecore du Grand Ban, ou à la sonde des costes de France & d'Angleterre, & autres enseignements comme dit est, où le marinier se r'adressera pour refaire nouvelle estime, & amander les défauts: quand on navige le coute largue avec bon vent, les estimes se rencontrent assez souvent meilleures que ceux qui ordinairement navigent à la boulline un bort sur autre, avec contrariété de mauvais temps qui fait faire maintes erreurs en la navigation.
Autre manière d'estimer, que j'ay veu pratiquer parmy aucuns Anglais bons navigateurs, qui m'a semblé fort seure au respect des estimes que l'on fait ordinairement828.
Il faut avoir une planchette de 3 pieds de hauteur sur 15 poulces de largeur, qui soit divisée en 13 parties en sa longueur, & en cinq en sa largeur, au premier quarré les heures, & les quarrez suivant jusques à 12 recommençant à 2 aller de rechef à 12 autres, qui feront 24 heures aux 12 51/1379quarrez comme voyez en la figure suivante. Au second quarré ensuivant, seront marquez le nombre des noeuds, au troisiesme les brasses, & au quatriesme & cinquiesme les rumbs de vent sur lesquels on navige. Il faut une ligne qui ne soit pas trop grosse, affin qu'elle se file plus promptement, au bout de laquelle faut mettre une petite palette de bois de chesne d'environ un pied sur six poulces de large, qui soit chargée d'une petite bande de plomb sur l'arriére, avec un petit tuyau de bois, qui sera attaché à une petite fiscelle aux deux costés de l'extrémité de la palette, & un autre petit bois en façon de fausset qui entre audit tuyau assez doucement, c'est ce qui fait que la palette se tient toujours droite derrière le vaisseau estant en la mer, & cela ne se défait que lors que l'on tire ladite palette de l'eau.
La ligne attachée à la palette doit avoir quelques 8 ou 10. brasses qui ne soient à rien conter, avant que venir au premier noeud qui pourra estre environ plus ou moins la hauteur du lieu où l'on l'a jettée, qui est sur l'arriére du vaisseau jusqu'à ce qu'elle soit en la mer, & que veniez au premier noeud, un homme doit tenir la ligne, un autre une petite horloge de fable, contenant le temps de demie minute, qui peut estre l'intervalle de conter jusqu'à 80 vingts sans se haster, à mesme temps que le premier noeud passe par les mains de celuy qui jette la ligne, la laissant librement couler selon la vistesse du vaisseau, faire en vostre presence tourner le petit horloge jusques à ce qu'il soit achevé de passer, à mesme temps l'on doit retenir la ligne & ne la laisser plus filer ou 52/1380couler: la retirant, voir combien de brasses il y aura jusques au premier noeud de sa main en tirant ladite ligne, conter après tous les noeuds qui auront coulé en la mer pendant que l'orloge passoit. Notez qu'autant de noeuds & d'espace qu'il y a entre chacun l'on faict 2000 de chemin en deux heures, il y a 7 brasses entre chaque noeud, de deux en deux heures l'on doit jetter en la mer la palette tant le jour que la nuict, & n'oublier 24 heures passées de faire vostre estime, en adjoustant vos nombres, pour sçavoir combien on aura fait de mille réduits en lieues, seront 3000 pour lieues.
Par exemple comme l'on se doit comporter en ce conte, je treuve qu'en 24 heures l'on a navigé & jetté la ligne de deux en deux heures, & d'autant que le vaisseau va plus ou moins selon la violence des vents ou marées, s'il dechet aussi il y aura plus ou moins de noeuds coulez selon l'air du vaisseau: desirant supputer combien le vaisseau a fait de chemin, l'on adjouste tous les nombres des noeuds qui sont au 12 quarrés de la tablette, & se voit qu'il y en a 44 noeuds, & de plus trente six brasses & demie à 7 brasses par noeud y aura cinq brasses, adjoutez le tout sçavoir 44 noeuds & cinq font 49 noeuds, multipliez par deux feront 98 mille à 2000. pour noeuds, les reduisant en lieues se monteront à 32 lieues trois quarts & quelque peu davantage, à 3000. pour lieue qui est ce que le vaisseau aura fait de chemin en 24 heures, l'on ne doit oublier de prendre hauteur à toutes occasions, pour r'adresser le chemin ou route, & tenir conte sur le papier journal, par ce moyen on cognoist ce que le vaisseau 53/1381fait de chemin, & le dechet, & où il se treuve, & où leur demeure, le lieu où il espere aller 829, & quelle route il faut prendre pour y parvenir, & diray que de 8 vaisseaux qui estoient de compagnie sur 500 lieues avoir dit à une heure & demie prés que l'on auroit sondé 830, ce qui fut treuvé véritable.
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Autre, manière de sçavoir le lieu où se treuve un vaisseau
cinglant par quelque vent que ce soit.
Supposez qu'un vaisseau parte d'un port qui soit par les 44 degrés de latitude, & navigé sur le rumb de vent Surrouest, faites vostre estime accoustumée, & si vous croyez que le vent aye esté si favorable qu'il n'aye point fait de dechet, le plustost que l'on pourra prendre hauteur que l'on le faicte, ce fait tirez une ligne parallele sur cette hauteur qui se treuvera en la carte de naviger, tirez aussi une ligne meridienne du port d'où vous estes party, qui coupe à angle droit la parallele de la hauteur qu'on aura prise: prenez un compas & mettez une pointe au port d'où l'on est party, & l'autre sur la ligne meridienne, qui coupe à angles droits la parallele, ne bougeant ceste pointe & levant l'autre du lieu d'où vous estes party, la faisant courir sur les rumbs de vent que croyriez avoir navigé, & où la pointe dudit compas coupera le rumb de vent, sera le poinct du lieu où doit estre le vaisseau: avec ceste asseurance que le vaisseau n'aura fait aucun dechet, autrement n'auriez ce que desireriez que par estime.
Autre façon d'estimer par fantaisie.
C'est qu'ayant pris la hauteur du lieu où l'on est, comme si l'on se treuvoit en la hauteur de 45. degrés de latitude, & ayant estime avoir fait 45 lieues plus ou moins sur un rumb de vent qu'on aura jugé estre necessaire à la route, & pour 55/1383voir ce qui est véritable l'on prendra les 45 lieues sur l'eschelle de la carte, que mettrez sur le rumb de vent qu'on aura navigé, & si les lieues dudit rumb en faisant tant pour elever un degré, respondent à celles qu'on aura estimé que peut avoir fait le vaisseau, l'on cognoistra l'estime estre bonne: mais si les lieues de l'estime sont moins ou plus que celle du rumb, pour parvenir en la hauteur où l'on se treuve: il est très certain & asseuré que le vaisseau a navigé par un autre rumb que l'on ne pensoit, & à ceste observation on met le poinct à sa fantaisie, pour lesquelles choses & toutes autres dependantes à la navigation, le grand soing & continuelle pratique fait beaucoup, tant pour la seureté du vaisseau que de ceux qui y navigent: c'est pourquoy que les bons & vrais expérimentez navigateurs & pilotes sont à rechercher & en faire estat en les maintenant, pour tant plus leur donner courage de bien faire en cet art de navigation, lequel est grandement à priser de toutes les nations du monde, pour les grands biens & advantages qu'en reçoivent les Royaumes & contrées, pour proches ou esloignées qu'elles soient.
FIN.