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Robert Burns. Vol. 1, La Vie

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«Depuis que je suis venu dans ce pays, j'ai traversé de cruelles tribulations et j'ai été en butte aux coups du Méchant. J'ai trouvé Jane, bannie comme une martyre, délaissée, pauvre, sans amis, tout cela pour la bonne vieille cause.

Je l'ai réconciliée à son sort; je l'ai réconciliée avec sa mère; je l'ai menée dans une chambre; je l'ai prise dans mes bras; je lui ai donné un lit d'acajou; je lui ai donné une guinée; et je l'ai embrassée jusqu'à ce qu'elle se réjouît dans une joie ineffable et radieuse. Mais,—comme cela m'arrive dans toutes les occasions,—j'ai été prudent et avisé à un degré étonnant. Je lui ai fait jurer, en particulier et solennellement, de ne jamais essayer de me revendiquer comme son époux, quand bien même on lui persuaderait qu'elle en a le droit, ce qui n'est pas—ni pendant ma vie, ni après ma mort. Elle a obéi comme une bonne fille[895].

Ces lettres sont cruelles, la première surtout. Sans doute il n'eut pas la brutalité de laisser paraître les sentiments qu'elle traduit. Il était bon et dissimula sa froideur sous des caresses. Mais la promesse qu'il exigeait était assez pour assombrir les pensées que les femmes qui portent un enfant tournent naturellement vers l'avenir. C'est un dur moment pour s'engager à ne pas être épouse que celui où l'on va devenir mère. Les paysannes, comme les autres, sentent ces choses, et Jane dut en souffrir. Mais Burns était encore sous le charme d'Édimbourg; il avait l'égoïsme des gens épris. Ce fut là un des moments troubles et mauvais de sa vie. Ces deux lettres sont une vilaine action. Il n'y a pas à essayer de l'en défendre. C'est peut-être ce qu'il a fait de plus mal en sa vie.

Il ne séjourna pas à Mauchline et, prenant avec lui un vieux fermier dans l'expérience de qui il avait confiance, il partit pour le Dumfriesshire afin d'examiner les différentes fermes, situées à peu de distance de Dumfries, entre lesquelles il avait le choix[896]. Il y allait sans beaucoup d'ardeur, un peu pour la forme, par politesse pour l'offre qu'on lui avait faite. La visite cependant fut plus favorable qu'il ne s'y attendait. Son compagnon se montra satisfait des terres qu'ils virent et fut d'avis qu'il pourrait accepter. La ferme qui leur plut davantage s'appelait Ellisland. Après une huitaine d'absence, Burns revint avec l'intention de la prendre si ses conditions pouvaient s'accorder avec celles du propriétaire.

À son retour de Dumfries, il passa à Mauchline environ une semaine, qui fut surtout consacrée à Jane Armour, dont la position réclamait de plus en plus de soins. Il semble que ce rapprochement prolongé ait cette fois réveillé quelques restes de l'ancienne tendresse. L'influence factice et étourdissante de Clarinda s'était un peu dissipée au grand air. Il avait eu le temps de se rajuster au milieu dans lequel Jane reprenait ses attraits et toute sa grâce villageoise. Il écrivait en effet, à son ami Brown, une lettre qui contraste avec celles qu'il avait écrites quelques jours auparavant. Il faut passer par-dessus ce que la forme peut avoir d'un peu choquant, dans ses comparaisons maritimes et en dégager le sentiment qui s'y dissimule:

«J'ai trouvé Jane avec sa cargaison bien arrimée; mais, malheureusement, dans un mouillage presque à la merci du vent et de la marée. Je l'ai remorquée dans un port commode où elle peut rester tranquillement à l'ancre, jusqu'à ce qu'elle opère son déchargement. J'en ai pris le commandement, pas ostensiblement, mais en secret pour quelque temps. Je vous suis reconnaissant de la bonté avec laquelle vous vous informez d'elle, car après tout, je puis dire avec Othello:

Excellente malheureuse,
La perdition saisisse mon âme, mais je t'aime[897].

Pendant ce temps la correspondance avec Clarinda, au début très fréquente, s'était un peu relâchée. Burns était resté une semaine sans donner de ses nouvelles. Clarinda froissée s'en plaint, non sans un peu de tristesse.

«J'ai reçu votre lettre de Cumnock, il y a une heure, et afin de vous montrer mon bon caractère, je m'assieds pour vous écrire aussitôt. Je crains, Sylvander, que vous n'exagériez ma générosité, car, croyez-moi, il s'écoulera quelque temps avant que je puisse cordialement vous pardonner la peine que votre silence m'a causé! Avez-vous ressenti quelquefois cette douleur de cœur qui provient d'une espérance différée? Cette peine, la plus cruelle de toutes, vous me l'avez infligée pendant les huit jours qui viennent de passer. Je crois pouvoir tenir raisonnablement compte de la hâte des affaires et des distractions. Cependant, quelque prise que j'eusse été, j'aurais trouvé une heure sur vingt-quatre pour vous écrire. N'en parlons plus. J'accepte vos excuses, mais je suis blessée qu'il en ait fallu entre nous dans une occasion aussi tendre.[898]»

Pour s'excuser, Burns rejette la faute sur les occupations dont il est accablé et sur le formidable accueil qu'il a reçu dans le pays:

«J'ai toujours quelque idée de ne pas m'asseoir pour écrire une lettre, à moins que je n'aie assez de temps et de possession de mes facultés pour faire honneur à une lettre, ce qui à présent est rarement ma situation. Par exemple hier, j'ai dîné chez un ami à quelque distance; l'hospitalité sauvage de ce pays m'a fait passer la plus grande partie de ma nuit en face du breuvage écœurant du bowl. Aujourd'hui, nausées, migraine, tristesse misérable, jeûne, excepté un coup d'eau ou de petite bière. Maintenant, huit heures du soir, à peine capable de me traîner à dix minutes de marche à Mauchline, pour attendre la poste, dans la douce espérance d'avoir des nouvelles de la maîtresse de mon âme.[899]»

À ces excuses, Clarinda répond, avec raison, qu'il ne doit pas reculer une lettre parce qu'il n'a pas le temps de la soigner. Elle sait assez ce dont il est capable et deux lignes lui «auraient épargné des jours et des nuits d'inquiétude[900].» Ses lettres à elle sont, au contraire, pleines d'un sentiment vrai. Elles deviennent plus simples. Elle lui raconte la tristesse qui est tombée sur sa vie depuis qu'il est parti. Elle s'est retirée dans l'isolement, où l'on est bien avec une chère pensée. «J'ai été solitaire depuis notre tendre adieu jusqu'à ce soir[901].» Tout lui semble délaissé. «Je pense que les rues ont un air tout désert depuis lundi; et il y a une certaine insipidité dans de bonnes gens, dont la société me plaisait naguère[902].» Elle cherche les occasions de parler ou d'entendre parler de lui. «Hier, je pensais à vous et je suis allé chez Miss Nimmo pour avoir la douceur de parler de vous[902].» Elle s'inquiète de le savoir en proie aux hospitalités dont il lui fait le tableau[903]. Elle n'est pas sans appréhensions et sans jalousies. «Quand vous verrez de jeunes beautés, pensez à l'affection de Clarinda et combien son bonheur dépend de vous[903].» Elle a, quand elle pense à lui, des coups subits d'émotion. «Hier matin, il m'arriva de penser à vous. Je me chantai: ma jolie Lizzie Baillie et je me mis à rire; mais je sentis mon cœur se gonfler délicieusement et mes yeux furent noyés de larmes. Je ne sais si votre sexe ressent quelquefois cette explosion d'affection. C'est une émotion indescriptible. Vous voyez que je suis devenue sotte depuis que vous m'avez quittée. Vous savez que j'étais raisonnable quand vous m'avez connue d'abord; mais je deviens toujours plus extravagante plus je suis loin de ceux que j'aime. Bientôt je suppose que je perdrai tout à fait la tête[903].» Toute la mouvante psychologie des femmes dont le cœur est préoccupé de l'absent et tour à tour se travaille d'inquiétudes et se nourrit de souvenirs, est là, gentiment, franchement et simplement exprimé. Au-dessus de ces sentiments qui n'ont rien d'extraordinaire, on trouve un aveu qui est peut-être la chose la plus profonde et la plus sincère de cette correspondance. Cet amour lui a fait prendre une plus haute idée et un plus grand soin d'elle-même. Il semble qu'il y ait eu en elle un peu de coquetterie ou de laisser-aller. Elle l'avoue, et aussi elle dit qu'elle en est guérie. «Je crois vraiment que vous m'avez enseigné la dignité; en partie par bonté de nature, en partie par suite de mes malheurs, je l'avais trop négligée. Je ne m'en départirai maintenant jamais plus. Pourquoi ne la maintiendrais-je pas droite, moi qui suis admirée, estimée, aimée par un des premiers entre les hommes[903].» Il y a dans ce surcroît de dignité, dans ce plus de prix ajouté à elle-même à cause de lui, quelque chose qui ne manque pas d'une certaine élévation. Cela montre que cet amour se développait en elle selon sa loi d'anoblissement. Ce pouvoir rehaussant d'une vraie affection, cet effort pour faire de soi une demeure digne de celui qu'on aime est humain. C'est à des trouvailles comme celle-là qu'on reconnaît la sincérité d'un sentiment. C'est la dernière chose que Clarinda ait écrite à Burns à cette époque-là; elle marque combien, depuis les coquetteries des premières lettres, avait grandi son affection pour son poète.

Vers le 10 mars, Burns retourna à Édimbourg, afin d'y faire ses préparatifs pour s'en éloigner définitivement. Il y resta seulement une quinzaine de jours, qu'il employa, avec une grande activité, à arranger plusieurs affaires importantes pour lui. La principale était le règlement définitif de son compte avec son libraire Creech. Après quelques lenteurs de la part de celui-ci, Burns reçut enfin presque tout ce qui lui revenait de la publication de ses poèmes. Il y a quelques divergences dans l'estimation de la somme qui lui revenait ainsi. Burns lui-même écrivait au Dr Moore: «Je crois qu'en y comprenant 100 livres de droit d'auteur, je réaliserai environ 400 livres et quelque chose en plus; et même une partie de ceci dépend de ce que le gentleman (Creech) a encore à régler avec moi[904]». William Nicol racontait plus tard que Burns lui avait dit qu'il avait reçu 600 livres pour sa première édition d'Édimbourg, plus 100 livres de droit d'auteur[905]. Currie, d'après Gilbert, évaluait les profits à 500 livres. Pour rapprocher ces sommes, assez peu différentes après tout, il suffit de penser qu'en employant le mot «réaliser», il avait défalqué les dépenses faites pendant ses séjours à Édimbourg et ses voyages. On peut, avec vraisemblance, estimer à 380 ou 400 livres, la somme qu'il retirait de ses poèmes. C'est avec ces ressources qu'il devait commencer sa vie. Une autre affaire fut la signature du contrat de sa ferme. Il choisissait décidément la ferme d'Ellisland. Mr Miller, le propriétaire, lui accordait un bail de 76 ans, moyennant une rente annuelle de 50 livres pendant les trois premières années, et de 70 livres pour les suivantes. Toutes ces occupations remplirent la quinzaine pendant laquelle il resta à Édimbourg. Dans cet affairement il dut, dit Chambers, recevoir de chez lui une série de lettres lui annonçant d'abord que Jane Armour venait d'accoucher de deux jumeaux, puis que les deux petits êtres étaient morts presque aussitôt[906].

Par dessous ces occupations et ces arrangements, sa liaison avec Clarinda avait repris. Mais il est évident que la flamme n'était plus ce qu'elle avait été et faiblissait. Les entrevues continuaient, bien que parfois écourtées ou différées par les démarches multiples qui absorbaient ses journées. Les lettres sont pressées et contiennent plus de renseignements sur ses préoccupations d'affaires que de sentiment. La dernière seule, écrite le vendredi 21 mars, se ranime et retrouve un peu du ton des anciennes lettres.

Je viens de rentrer et j'ai lu votre lettre. La première chose que j'ai faite a été de remercier le Divin Ordonnateur des événements de m'avoir réservé le bonheur de vous connaître. La vie, ma Clarinda, est un sentier nu et triste; malheur à celui ou à celle qui s'y aventure seul! Pour moi, j'ai ma très chère compagne de mon âme: Clarinda et moi ferons notre pèlerinage ensemble. Partout où je serai, je lui ferai savoir ce qui m'arrive, ce que j'observe dans le monde qui m'entoure et quelles aventures je rencontre. Cela vous plairait-il, mon amour, de recevoir toutes les semaines ou, du moins, tous les quinze jours, un paquet, deux ou trois feuilles pleines de remarques, de folies, de nouvelles, de rimes et de vieilles chansons.

Ouvrirez-vous avec satisfaction et bonheur la lettre d'un homme qui vous aime, qui vous a aimée et qui vous aimera jusqu'à la mort, à travers la mort et pour jamais? Ô Clarinda, que ne dois-je pas au ciel pour m'avoir donné une perfection comme vous! Je pense à vous comme un avare compte et recompte son trésor! Dites-moi, vous étiez-vous étudiée à me plaire hier soir? Sûrement vous m'avez charmé jusqu'au ravissement. Combien je suis riche, moi qui ai un trésor tel que vous! Vous me connaissez; vous savez comment me rendre heureux, et vous y réussissez, Dieu vous accorde

longue vie, longue jeunesse, long plaisir et un ami.

Demain soir, selon votre indication, je guetterai la fenêtre: c'est l'étoile qui me guide vers le paradis. La plus grande saveur de tout est que l'Honneur, que l'Innocence, que la Religion sont les témoins et les protecteurs de notre bonheur. «Le Seigneur Dieu sait» et peut-être «Israël connaîtra» mon amour et votre mérite. Adieu, Clarinda! Je vais me souvenir de vous dans mes prières.

Même dans cette déclaration suprême, le caractère littéraire de son amour reparaît dans l'offre de cet envoi hebdomadaire ou bi-mensuel d'une revue, qui transforme une maîtresse en lectrice et fait d'une correspondance d'amour une sorte d'abonnement à un magazine. Clarinda sans doute aurait mieux aimé une parole de tendresse pour elle que des feuilles de remarques sur le monde.

L'entrevue fixée dans la lettre eut lieu le 22 mars, dans la maison de Clarinda. Ce fut probablement la dernière rencontre des deux amants, «Il faut en croire le poète, dit ironiquement Scott Douglas[907], quand il dit que l'Honneur, l'Innocence et la Religion furent les témoins et les protecteurs de leur bonheur». L'ironie est injuste. Il est étonnant que ce chercheur si soigneux et si sagace ne se soit pas rappelé le passage d'une lettre qu'on verra plus tard, écrite par Burns à Clarinda, et qui prouve que celle-ci sut imposer jusqu'au dernier moment, à cet homme emporté, la réserve et le respect[908]. Ces adieux remuèrent profondément Burns. «Pendant ces huit derniers jours, écrivait-il le lendemain de son départ, j'ai eu positivement la tête égarée[909]». Malgré d'éloquentes promesses de constance, cet éloignement était triste parce qu'il était difficile qu'il ne fût pas définitif. Au milieu de leur volonté et de leur espérance de rester l'un à l'autre, les deux amants pouvaient-ils ne pas sentir que la vie les reprenait, les séparait, les entraînait loin l'un de l'autre?

On est ici au point pour juger cette étrange correspondance qui n'aura plus que quelques lettres. À dire vrai, celle de Burns est de la pure déclamation. La forme constamment oratoire, les apostrophes incessantes à Dieu et à la nature, la phrase pompeuse, l'enflure du ton, la rendent insupportable. Ces lettres ont l'air de péroraisons. Lui dont les autres productions doivent d'être si fortes à la réalité dont elles sont pleines, est ici en dehors de la réalité; les faits n'apparaissent presque pas, à peine comme prétexte à des variations ou à des lieux communs. Sans doute il y a des passages mouvementés, lancés par une main robuste, et c'est peut-être par eux qu'on peut le mieux entrevoir l'orateur qu'il y avait en lui. Mais ce sont des traces de talent égarées dans la prétention et l'emphase. Et comment en arriva-t-il là? Mr Hately Waddell, dont l'admiration pour cette correspondance nous semble excessive, a une remarque qui va au vrai des choses. Il dit qu'elle est faite de rivalité et il en explique l'exagération par l'emportement de gens qui jouent l'un contre l'autre et s'animent[910]. Cela est vrai pour Burns. Il y a de sa part un effort pour éblouir sa correspondante, pour avoir le dessus dans un exercice littéraire. Il se mit dès le premier jour dans le faux en faisant d'une affaire d'amour une question d'amour-propre. Aussi ne réussit-il pas. La correspondance de Clarinda est de beaucoup supérieure à la sienne. Si on la débarrasse de quelques développements à la mode, dont quelques-uns sont après tout fort jolis, elle reste autrement naturelle et sincère. Autant les lettres de Burns sont vagues et monotones, autant celles-ci sont précises, variées, pleines de ceux qui s'écrivent, pleines de ces petits faits qui sont la vie et ne semblent pas méprisables à ceux qui les vivent. C'est par elles qu'on peut suivre les péripéties et pénétrer dans les seconds plans de cette aventure. Elles ont la variété naturelle d'une conversation. À chaque instant, il s'y rencontre de fines remarques, des coins délicats de coquetterie ou de sensibilité féminines; parfois aussi de sages et prudents conseils, tout solides de bon sens. Il y a surtout de la sincérité et des passages véritablement dramatiques où l'on sent bien le trouble et le tumulte d'une âme qui, somme toute, n'était pas vulgaire. Il y a bien un peu d'affectation littéraire, généralement au début des lettres, mais qui ne dure pas, qui ne tient pas, et fond, dès que le sentiment vrai se montre, comme le givre répandu sur le bord matinal du jour disparaît au premier soleil. La correspondance de Burns ne vaut pas mieux que la plupart des lettres d'amour écrites par des hommes; celle de Clarinda aura sa place dans la collection charmante de lettres écrites par les femmes, sous la dictée de leur cœur.

C'est qu'au fond Burns n'aima pas Clarinda et qu'elle l'aima; ou plutôt ils s'aimèrent de façon différente. Lui fut attiré vers elle par l'élégance extérieure, par un raffinement auquel il n'était pas habitué, et qui lui sembla délicieux. Il n'aima d'elle que la culture, le brillant du dehors, les ornements et, pour ainsi dire, la toilette de l'âme. Il ne pénétra pas jusqu'à cette âme elle-même, qui était saine, heureuse et constante. Clarinda, au contraire, par une de ces intuitions pénétrantes dont son sexe est capable, laissant de côté toutes les conditions extérieures, alla jusqu'au fond même de sa nature et l'aima pour ce qu'il avait en lui de génie, de flamme et de générosité. Quelles que fussent les différences de rang et de façons, elle vit que cet homme était plus grand que les autres, fait d'une plus forte étoffe. Elle conçut un sentiment profond qui ne se démentit pas et qui malgré les déboires, l'absence et les années d'une longue vieillesse resta entier. Ce ne fut dans la vie de Burns qu'un épisode qui ne lui fait pas honneur; ce fut dans l'existence de Clarinda un événement unique, souverain, qui la domina à partir de ce jour. Ce ne fut pour lui qu'un souvenir; ce fut pour elle pendant longtemps une tristesse, et, quand l'âge eut mis en elle sa sérénité, un culte.

Le 24 mars 1788, Burns quitta Édimbourg définitivement. Il s'éloignait sans que son départ fût remarqué, désabusé, des lieux où, dix-huit mois auparavant, il était arrivé le cœur jeune, bondissant d'espérance et où il avait été accueilli par un tel enthousiasme. Il n'avait pas lieu d'être reconnaissant à la grande ville. Elle n'avait pas tenu ses promesses. Elle lui avait versé pendant quelques mois l'admiration et les flatteries, comme une ivresse. Mais cela était fini depuis longtemps; la faveur, la vogue étaient tombées, comme des voiles un instant gonflées par le vent; l'attention même avait disparu. Il ne restait rien que la fatigue et l'irritation de cette représentation inutile. S'il avait, en ce moment, une claire conscience de lui-même, il pouvait même en vouloir à la cité. Ce séjour l'avait plus vieilli que plusieurs années de travail ingrat. Cette ville l'avait détérioré. Par en haut, elle lui avait imprudemment montré une existence brillante, inaccessible pour lui; elle lui avait fait prendre goût à ce qu'elle ne pouvait lui donner, plus encore! à ce qu'il ne pouvait atteindre; elle lui avait fait connaître, non pas l'admiration brève des amis qui se mélange à l'effort et l'aiguillonne, mais l'admiration des salons qui le suit, le gêne et l'entrave. Il en emportait le mécontentement de sa destinée, une colère sourde contre les répartitions de la fortune et du rang, de la rancune contre ces classes élégantes où il était resté dépaysé. Par en bas, elle lui avait communiqué des habitudes de taverne, de boissonnements quotidiens et de bamboches nocturnes qui l'avaient fatigué. Chose plus grave! elle lui avait fait perdre l'habitude du travail, elle l'avait immobilisé dans un désœuvrement physique et intellectuel qui avait amolli son corps et son esprit. Il le savait bien. «J'ai pris un si vicieux pli de paresse, qu'il faudra un effort peu ordinaire pour amener convenablement mon esprit à la routine des affaires[911].» Et ailleurs «comme jusqu'à ces dix-huit derniers mois, ma richesse n'a jamais été jusqu'à posséder dix guinées, j'ai à apprendre la connaissance des affaires; ajoutez à cela que mes scènes récentes de paresse et de dissipation ont énervé mon esprit à un degré alarmant[912]». Il sentait bien le mal que lui avait fait Édimbourg. Il partait de là, avec quelques centaines de livres dans sa poche, un peu moins pauvre que lorsqu'il était arrivé, mais aussi indécis, aussi incertain de l'avenir et moins propre à l'aborder. Il s'éloignait le cœur alourdi de lassitude, de soucis. Il était entré dans cette ville avec la confiance, il en sortait avec la défiance de la vie. Où était-il le refrain de la vieille chanson?

En passant près de Glenap,
Je vis une vieille femme;
Elle me dit: «Prends courage,
Tes meilleurs jours vont venir.»

Hélas! peut-être étaient-ils passés! ceux qu'il apercevait devant lui étaient indécis et obscurs. À tout prendre, il aurait mieux valu continuer à Mossgiel cette vie où le travail était aux prises avec la pauvreté, mais où éclataient des moments d'allégresse intérieure et qu'illuminaient les visites de la Vision. C'était là peut-être qu'étaient les meilleurs jours.

De graves difficultés l'attendaient, tellement graves qu'elles allaient brusquement changer le cours de sa vie. Quand il rentra à Mauchline, il trouva Jane Armour dans le déchirement de sa maternité, dans le deuil de ces deux petites vies tombées mortes d'elle, dans le désespoir de l'abandon des siens, dans l'isolement et le scandale de sa faute. Et c'était là son ouvrage, l'ouvrage de quelques mauvaises heures de désir ou de revanche! Qu'allait-il faire maintenant? Abandonnerait-il cette fille qu'il avait arrachée à la maison paternelle, à la possibilité d'un mariage, pour l'amener dans cette chambre d'auberge, sur ce lit? Mais que deviendrait-elle? Où irait-elle? Comment vivrait-elle? Elle n'avait de ressource que de se faire servante ou de mendier. À quel degré de misère serait-elle réduite, à quel degré d'abaissement la misère la réduirait-elle? Cette vie entière dépendait de lui. S'il la laissait tomber, où roulerait-elle? «J'avais entre mes mains le bonheur ou la misère d'une créature humaine que j'avais longtemps et beaucoup aimée, et qui oserait jouer avec un tel dépôt[913]?» S'il passait outre, quelle durée de remords il se préparait! La pensée, intolérable, persistant jusque dans les dernières lueurs de la mémoire et les empoisonnant, d'avoir disgracié, dégradé, détruit une existence. «Vous avez raison, la condition de célibataire m'aurait assuré plus d'amis, mais, pour une cause que vous devinerez facilement, une conscience tranquille dans la jouissance de mon propre esprit, une confiance assurée pour l'heure où je comparaîtrai devant Dieu, auraient rarement été du nombre[914].» Non! Il ne pouvait pas l'abandonner.

Mais alors, c'était le sacrifice de tout un avenir, juste entrevu pour être regretté! C'était perdre la femme élégante, spirituelle, instruite, qui lui avait fait comprendre le charme et le bienfait d'une existence vraiment partagée, celle qu'il croyait aimer, qu'il aimait peut-être et qui avait encore tout le mystère de la non-possession. C'était déchirer le plus brillant rêve qu'il eût fait, mettre en lambeaux une vague et indéfinie évocation de bonheur. C'était entraver l'indépendance d'allures, la fantaisie de travail, les changements de résidence, l'humeur capricieuse, utiles à la production; c'était passer le licol à sa liberté, attacher sa vie pour toujours, dans le même pré, au même poteau. Il fallait redescendre au lot commun, reprendre une fille ignorante, dénuée de la grâce et des raffinements dont il était désormais épris, une fille qu'il avait possédée, qui l'avait délaissé, qu'il avait frappée de reproches et d'outrages; il fallait rentrer dans ce commerce vulgaire et borné et, à cause de ce fardeau, s'emprisonner dans l'inexorable et irrévocable labeur de la glèbe. Une fatalité sortie de lui, quelque chose qui n'aurait pas existé s'il ne l'avait voulu, lui fermait la porte par laquelle il pensait pénétrer dans une existence nouvelle, et brutalement le repoussait dans le sort ancien, si sombre, si lourd.

Encore s'il ne s'était agi que de lui, si la ruine de ses propres souhaits avaient suffi à satisfaire le passé! Mais il fallait faire saigner un cœur qui s'était attaché à lui; il fallait désabuser cette femme, encore émue et heureuse, lui dire que les promesses où elle se reposait était vaines, vides, vulgaires, déjà violées et évanouies, frapper d'une douleur nouvelle cette âme tant endolorie, changer cet amour en amertume, cette tendresse en détresse, faire de ces espérances qui commençaient à la consoler un désespoir plus accablant que tous ses chagrins passés! Et pourtant il fallait prendre un parti: ou désoler une âme ou détruire une existence! Quelle situation! Il était pris entre deux mauvaises actions. Il était dans un de ces moments où un homme, ayant agi dans des sens différents, comme s'il était plusieurs hommes, ses actes grandis le réclament de côtés opposés, se disputent sa vie. Ils essayent tous de s'emparer de lui, et chacun d'eux assailli, mutilé par les autres, le jonche de débris. Celui qui finit par être le maître sort maltraité de cette lutte, reste entamé, affaibli. Il remplace mal alors un seul acte qui se serait droitement développé et aurait porté ses fruits paisiblement. Ainsi les actes inconsidérés de Burns revendiquaient sa vie. Quelle que fût la décision qu'il prît, elle resterait ébranlée par l'effort de la décision contraire, et, dans le choix qu'il ferait, vivrait l'appel et les doléances d'un autre choix qu'il aurait pu et peut-être dû faire.

Le débat fut vif en lui. Outre ce qui, dans sa poitrine, criait d'être sacrifié, ses anciens ressentiments parlaient contre Jane. Il ne pouvait lui pardonner son abandon; il lui en gardait encore rancune, et c'est ce qui rend probable qu'il y avait de la revanche dans la reprise de ses relations avec elle.

«Quoique l'Orgueil et une Justice apparente fussent un terrible Ministère Public, cependant l'Humanité, la Générosité et le Pardon furent, d'autre part, des avocats si puissants et si irrésistibles, qu'un jury de toutes les Tendresses et de nouveaux Attachements rendit unanimement le verdict: «Non coupable». Qu'il soit donc connu de tous ceux que cela concerne, que le Prévenu est installé et établi dans tous les droits, privilèges, immunités, franchises, services et paraphernaux qui, pour le présent, appartiennent et, dans l'avenir, peuvent appartenir, au nom, titre et désignation[915]

Le tableau qu'il traçait eût été plus exact s'il s'était agi de reprendre Jane après la rupture causée par elle. À présent, c'était trop représenter les circonstances à son avantage. Il avait lui-même renversé les situations. En réalité, c'était lui l'accusé, qui comparaissait devant les conséquences de son acte. Il n'avait qu'à écouter sa sentence. Matériellement, il pouvait y échapper et devenir contumace. Moralement, il ne le pouvait pas. C'était un devoir inflexible qu'il s'était forgé pour lui-même. La nécessité le tenait. Nos actes louches sont comme des sbires que nous pensons avoir laissés derrière nous, qui prennent au court et nous attendent embusqués plus loin. Ils nous sautent à la gorge et nous entraînent hors du chemin que nous voulions suivre. Nous sommes leurs prisonniers parfois pour la vie. Ces quelques heures du retour à Mossgiel mettaient la main sur Burns et l'emmenaient.

Il est certain aussi que les côtés bons et droits de sa nature se mêlèrent de cette affaire. C'eût été une lâcheté que d'abandonner cette fille, et il en était incapable. Sans doute encore se mêla-t-il, à ces raisonnements et à ces injonctions de sa conscience, des mouvements de pitié pour une fille vaincue maintenant, ce coup de tendresse profonde et instinctive qui remue l'homme quand il regarde, brisée, la femme mère par lui, cette commisération et cette reconnaissance qui font défaillir les plus dures résolutions. La vue de la pâleur et des larmes et celle, plus émouvante encore, d'une expression silencieuse de désespoir ou de supplication, établie comme à demeure sur un visage altéré, sont puissantes à ébranler des cœurs bons et impulsifs comme celui de Burns. Il avait sous les yeux le mal qu'il avait fait et, presque aussi clairement, le mal qu'il allait faire encore s'il abandonnait cette malheureuse. Non! il ne pouvait se désintéresser d'elle. Il fut vaincu. Coûte que coûte, il prendrait sur lui le fardeau de cette vie! Chassant tous les rêves, assumant sa destinée en quelques jours, peut-être en quelques heures, il décida qu'il épouserait Jane Armour.

Il est en effet certain que cette résolution fut prise subitement et que Burns n'y pensait pas en quittant Édimbourg. «C'est un acte dont je n'avais pas l'idée quand vous et moi nous trouvâmes ensemble[916]», écrivait-il à Alexander Cunningham. Cependant, lorsqu'il était parti d'Édimbourg, il connaissait la situation, il pouvait en prévoir les conséquences et les devoirs. Il faut donc qu'immédiatement après son retour à Mauchline, il soit intervenu des faits nouveaux et ignorés; ou bien qu'il se soit produit en lui une révulsion de sentiments. Avait-il supposé jusqu'au dernier moment que le vieil Armour reprendrait sa fille et le trouva-t-il inflexible? Il est plus probable que le spectacle du chagrin de Jane, peut-être des conseils et des exhortations d'amis, changèrent sa volonté. Peut-être aussi s'ajouta-t-il des considérations pratiques, qui prenaient de la force à mesure qu'il approchait du moment de s'établir. Il ne pouvait espérer qu'une femme d'éducation élevée l'aiderait dans son travail ou même consentirait à partager sa condition. Il fallait une fermière à la ferme qu'il venait de prendre. Clarinda fut sacrifiée.

Avant la fin du mois d'avril, Burns s'était irrévocablement engagé à Jane Armour. «Cela n'implique pas la cérémonie du mariage, mais seulement tout au plus cette reconnaissance verbale, quelque privée qu'elle soit, par laquelle on reconnaît une femme comme épouse, et qui en Écosse lie l'homme à la femme, pour toutes fins légales[917].» Burns tint pendant quelque temps cet engagement secret. Le 28 avril, il écrit à son vieil ami James Smith, qui s'était établi marchand, de lui envoyer un châle pour sa femme. «J'ai l'intention d'offrir à Mrs Burns un châle imprimé: c'est un article dont vous devez sûrement avoir un grand choix. C'est le premier cadeau que je lui fais depuis que je l'ai appelée mienne irrévocablement, et j'ai une sorte de fantaisie et de désir que ce premier cadeau me vienne d'un vieil ami estimé.» Et il ajoute: «Mrs Burns (c'est seulement sa désignation privée), me charge de vous faire ses meilleurs compliments.» On se souvient que James Smith était à Mauchline au moment des premières amours et était au courant de toute l'ancienne histoire. La fille aînée de Gavin Hamilton se rappelait la première fois où Burns avait révélé sa situation nouvelle[917]. C'était chez son père, au déjeuner, auquel prenait part John Aiken. Mrs Hamilton ayant exprimé le regret de ne pouvoir servir un œuf à Aiken, le poète dit que si elle voulait envoyer de l'autre côté de la route chez Mrs Burns, celle-ci en aurait peut-être. Au mois de mai, il signa chez Gavin Hamilton une formule légale[918] qui donna à Jane Armour le droit de porter publiquement son nom. Mais le mariage régulier ne se fit qu'un peu plus tard.

En même temps et comme pour se mettre en règle de tous côtés, il partagea avec Gilbert ce qui lui restait de son édition d'Édimbourg. Gilbert luttait désespérément contre la ruine. «Je m'interposai entre mon frère et le sort qui le menaçait[919].» Il lui donna une somme de 180 livres. C'était, dit Chambers[920], «à peu près la moitié du capital qu'il possédait lui-même et que, selon toute vraisemblance, il devait jamais posséder.» Il fit cela simplement et franchement. «Je ne m'en fais aucun mérite, car c'était pur égoïsme de ma part. J'avais conscience que le mauvais plateau de la balance était lourdement chargé, et je pensais que mettre dans l'autre plateau, en ma faveur, un peu de piété filiale et d'affection fraternelle pourrait aider à arranger les choses le jour de la grande reddition de comptes[921].» Il fut entendu que c'était un prêt sans intérêt, qui équivalait à un don. Et en effet la somme ne fut remboursée par Gilbert aux enfants de son frère que vingt-quatre ans après la mort du poète[922].

On se rappelle qu'au moment où Burns avait publié ses poèmes, il avait été question parmi ses amis de Mauchline de lui trouver une situation dans l'Excise. Pendant ses incertitudes d'avenir à Édimbourg, cette idée s'était peu à peu établie dans son esprit. Ne sachant s'il trouverait une ferme, il avait formé une demande pour être admis dans cette administration. Au mois de janvier, il écrivait au comte de Glencairn: «Je désire entrer dans l'Excise: on me dit que l'influence de votre Seigneurie me procurerait facilement une nomination des commissaires. La protection et la bonté de votre Seigneurie qui m'ont déjà sauvé de l'obscurité, de la misère et de l'exil, m'encouragent à demander cet appui[923].» Et à quelques jours de là, on a une autre lettre de lui à Robert Graham de Fintry, un des commissaires de l'Excise. «Vous savez que j'ai récemment adressé une demande à votre Conseil, pour être admis comme employé de l'Excise. J'ai, selon la règle, été examiné par un Inspecteur et aujourd'hui j'envoie son certificat, avec une demande à l'effet d'être autorisé à recevoir mes instructions. J'ai bien peur, si je réussis dans cette affaire, d'avoir besoin de la protection d'un ami. Je ne crains pas de promettre la bienséance de conduite comme homme, la fidélité et l'attention comme employé, mais en fait d'affaires, en dehors du travail manuel, je ne sais rien[924].» C'est probablement à propos de l'examen dont il parle qu'il avait été question de l'inscription sur la fenêtre de Stirling. Néanmoins, grâce à la protection de ses patrons et du chirurgien Mr Wood, qui soignait son genou, il avait été inscrit sur la liste des surnuméraires, de ceux à qui on donnait l'instruction nécessaire, et qui attendaient ensuite leur nomination à un poste. Lorsque son bail avec Mr Miller l'eut engagé dans une autre voie, il ne renonça pas pour cela à toute idée d'entrer dans l'Excise, ou tout au moins de se mettre en état d'y entrer, s'il ne réussissait pas dans sa ferme. Il résolut donc de prendre ses instructions. Le 31 mars, l'employé d'Excise de Tarbolton reçut l'ordre «d'instruire le porteur, Mr Robert Burns, dans l'art de jauger, et de le mettre en état de contrôler les marchands de vivres, distillateurs, fabricants de chandelles, tanneurs, mégissiers, malteurs, etc.» Cette éducation durait six semaines. Elle lui donnait le droit d'être nommé employé dans l'Excise. Il n'avait pas pour le moment l'intention d'exercer. Il avait, pour ainsi dire, sa nomination en poche; il se réservait de la retirer si jamais le besoin en venait, à la façon de ceux qui passent un examen et obtiennent un diplôme comme une ressource contre les mauvais jours[925].

En même temps, il s'occupait de son installation et cherchait des domestiques. «J'ai couru par tout le pays, louant des domestiques et préparant tout[926].» «J'ai pris une ferme sur les bords de la Nith, et à l'exemple des vieux patriarches, je me procure des serviteurs, hommes et femmes, des troupeaux de bétail, petit et gros[927].» Enfin le moment de prendre possession de sa ferme arriva. Le 25 mai, il écrivait: «Demain je commence mon métier de fermier. Dieu protège la charrue![928]»[Lien vers la Table des matières.]

CHAPITRE V.

ELLISLAND.
Juin 1788—Novembre 1791.

«M. Burns, vous avez fait un choix de poète et non de fermier», lui dit le père d'Allan Cunningham, en apprenant qu'il s'était décidé pour Ellisland, la plus jolie et la plus ingrate des trois fermes qui lui avaient été offertes[929]. Ellisland est, en effet, dans une position charmante sur la côte méridionale de la Nith. «La ferme, disait Burns lui-même, est admirablement située sur les bords de la Nith, large cours d'eau qui passe par Dumfries et se jette dans le Solway-Frith[930].» À cet endroit, la Nith est une sinueuse rivière, limpide et rapide, dont l'épaisseur ne suffît pas à recouvrir les bancs de galets qui la coupent, et sur lesquels sa frêle nappe claire se plisse et se déchire en maintes longues rayures obliques. Ce fond de galets produit un joli murmure incessant, où se mêlent celui plus léger et inconstant des feuillages et, de temps en temps, des bêlements ou des beuglements lointains. À cause de ses détours, la rivière semble, en amont et en aval, sortir de dessous des verdures. La rive gauche, comprise dans une large boucle de la Nith et bordée d'un lais gris de cailloux, est basse et plate. Elle se prolonge en prairies humides et grasses, parfois inondées par les crues; des groupes de grands arbres séculaires, aux dômes ronds et réguliers, leur donnent un air de parc. La rive droite, creusée par une échancrure qui correspond à la convexité de l'autre bord, est escarpée. C'est là qu'est placée la ferme, sur une sorte de petite falaise à pic, ouverte par une déchirure de terre rougeâtre. À quelques pas de la ferme, un affaissement du terrain mène doucement à une petite anse où la rivière coule à fleur de rive. Le soir, les vaches y viennent boire, dans l'eau jusqu'à mi-jambe, au milieu de leurs reflets, et font un joli tableau rustique. Plus loin que cette crique, la berge, se redressant un peu, présente, entre les champs qui s'élèvent en talus au-dessus d'elle et la rivière qui coule au-dessous, une plate-forme sablonneuse, d'un gazon très fin, bordée du côté de l'eau par un rideau d'arbustes, et longée par un sentier. C'était la promenade favorite de Burns; c'est ici qu'il venait quand il désirait être seul; c'est ici que, tout en marchant de long en large, il composa en une après-midi son célèbre Tam de Shanter. De son temps, tout le pays était envahi de genêts. «Je sortis, dit-il, et allai me promener sur les bords couverts de genêts de la Nith[931]». «On a arraché tant d'ajoncs et de genêts, dit Dorothée Wordsworth, qu'on se demande pourquoi tout n'a pas disparu, et cependant il semble qu'il y ait presque autant d'ajoncs et de genêts que de blé; ils poussent l'un parmi l'autre, on ne comprend pas comment[932].» Maintenant encore des plaques d'or clair éclatent et luisent de toutes parts.

La vue n'est pas très étendue: des deux côtés de la rivière, elle est bornée par les collines uniformes qui renferment la vallée, et elle est arrêtée, dans le sens de la longueur, par les sinuosités des rives. C'est un endroit qui est loin d'avoir la grande et puissante allure de Mont-Oliphant ou de Mossgiel; il n'a pas le caractère dur mais énergique de Lochlea. C'est un site gracieux, paisible et discret, un lieu d'ombrages et de murmures, de sensations plutôt que de spectacles, pensif sans aller jusqu'à la tristesse. Il ne possède aucun de ces points de vue d'où l'œil s'élance dans un monde de ciel et d'horizons, mais des recoins qu'on croirait artificiels et arrangés. Il a un charme plus anglais qu'écossais. C'est un peu un paysage de vignette.

Combien aimables, ô Nith, tes fertiles vallées,
Où les aubépines épandues fleurissent gaîment.
Combien doucement sinuent tes vallons en pente,
Où les agnelets jouent dans les genêts[933].

Ce n'est pas un paysage d'envolées d'âme, mais de retour sur soi-même ou de séjour en soi-même. Il est fait à souhait pour les rêveries douces et tranquilles, les méditations du déclin de la vie, quand les passions sont apaisées et que les voyages de l'esprit ne se mesurent plus aux horizons des espoirs, mais à des souvenirs. C'est une jolie retraite de solitude et de loisirs studieux, un abri dans le goût du romantisme un peu passé du XVIIIe siècle; on y lirait volontiers du Gray ou du Collins. C'eût été parfait pour Burns, s'il eût pu se consacrer uniquement à la poésie.

Malheureusement il était fermier, et ce site qui l'avait séduit lui ménageait des déboires. Le sol, surtout à cette époque de mauvaise culture, était maigre et difficile. L'exploitation consistait, partie en terres qui s'étendent entre une rivière et les collines et que les Écossais appellent holms, et partie en terres de qualité supérieure qu'ils nomment croft land, et qu'ils fatiguaient alors par des moissons uniformes, sans les réconforter d'engrais ou de fumiers qu'à de longs intervalles. Les premières étaient de marne profonde et donnant du blé; les secondes, de marne et de pierre sur un fond de gravier[934]. Les améliorations successives par lesquelles l'agriculture s'est transformée, les grands travaux de drainage, ont modifié ces terres. Le fermier actuel paie 230 livres là où Burns en payait 50[935]. Mais tout, alors, était à faire. Le propriétaire disait plus tard: «Quand j'achetai ces terres il y a vingt-cinq ans, je ne les avais pas vues. Elles étaient dans le plus misérable état d'épuisement et tous les locataires étaient dans la pauvreté. Vous jugerez du premier de ces faits quand je vous dirai que les avoines, prêtes à couper, étaient vendues 25 shellings l'acre sur les holms. Quand je vins voir mon achat, j'en fus tellement dégoûté pendant huit ou dix jours que j'avais fait le projet de ne plus revenir dans le pays[936].» Burns, lui-même, un jour que la pluie avait lavé un champ d'orge nouvellement semé et passé au rouleau, le comparait à une rue pavée[937].[Lien vers la Table des matières.]

I.
INSTALLATION À ELLISLAND. — BONNES RÉSOLUTIONS.

Comme les bâtiments tombaient en ruines, il fut convenu qu'on en construirait de nouveaux. Burns obtenait de M. Miller, 300 livres, pour bâtir une ferme complète, consistant en un corps d'habitation, une grange, une étable pour les vaches, une écurie et des hangars[938]. Ces constructions prendraient la fin de l'année. Le résultat de cette situation était qu'il devait s'établir seul dans le pays, en attendant que la demeure fût prête pour y amener Jane. Celle-ci restait à Mossgiel, chez la mère de Burns, où elle apprenait son futur métier de fermière.

Il apportait au commencement de sa nouvelle entreprise, une âme pleine d'appréhension et de lassitude. Il était cependant encore dans toute sa vigueur et capable de battre, à qui soulèverait le poids le plus lourd, tous les ouvriers qui travaillaient pour lui[939]. Mais son visage assombri, marqué d'une mélancolie profonde, le faisait paraître de dix ans plus âgé qu'il ne l'était. Comme Byron, il eut de bonne heure l'air vieilli. L'amitié et l'éloquence avaient encore le pouvoir de transfigurer merveilleusement ses traits fatigués: il était méconnaissable quand ses regards s'enflammaient et qu'il s'illuminait d'enthousiasme. Mais une expression soucieuse et triste était définitivement sur cette face; la gaîté, même factice, devait y faire de plus rares visites; et la mort, l'absence ou les froissements devaient rendre plus clairsemées les rencontres de l'amitié.

Devant cette vie à recommencer tout entière, avec de nouvelles responsabilités, il se sentait découragé et défiant. Le lendemain même de son arrivée dans le pays, il écrivait à Mrs Dunlop:

«Voici le second jour, mon honorée amie, que je suis sur ma ferme. Je suis l'habitant solitaire d'une vieille chambre enfumée, loin de tout ce que j'aime et qui m'aime; sans connaissance qui date de plus loin qu'hier, excepté Jenny Geddes, la vieille jument sur laquelle je chevauche. En même temps, des préoccupations inaccoutumées et des plans nouveaux font à chaque instant honte à ma grande ignorance et à mon inexpérience. Aux heures soucieuses, il y a une atmosphère de brume qui est naturelle à mon âme; par suite de laquelle les objets attristants semblent plus grands que nature. Une sensibilité excessive, qu'une série de malheurs et de déboires a irritée et portée à voir le côté sombre des choses, à cette période où l'âme embarque sa cargaison d'idées pour le voyage de la vie, est, je le crois, la cause principale de cette malheureuse disposition d'esprit[940].

Et le troisième jour, il jetait sur son journal ces lignes où sa pensée, dans toute sa sincérité intime, s'exhale comme un soupir de lassitude, et, par instants, comme un soupir de regret.

«Voici le troisième jour que je suis dans ce pays. «Seigneur! qu'est-ce que l'homme?» Quel petit faisceau affairé de passions, d'appétits, d'idées et de fantaisies! Et quel fantasque genre d'existence il a ici-bas!... Il y a, à la vérité, un ailleurs, où, comme le dit Thomson, «la vertu seule survit.»

Dites-nous, ô morts,
Aucun de vous ne voudra-t-il, par pitié, nous révéler le secret
De ce que vous êtes et ce que nous serons bientôt!
Un peu de temps
Nous rendra aussi savants que vous et aussi muets.

Je suis si lâche dans la vie, si fatigué du service, que, comme l'Adam de Milton, il n'y a presque pas de moment où je ne souhaite «me coucher avec joie dans le giron de ma mère et être en paix.»

Mais une femme et des enfants m'obligent à lutter avec le courant, jusqu'à ce que quelque rafale soudaine renverse la pauvre barque, ou que, dans l'indifférent retour des années, sa propre caducité la réduise à n'être qu'une épave[941].

La vie qu'il allait mener pendant quelques mois n'était pas pour chasser ces sombres humeurs. Afin de surveiller les travaux, il avait voulu se loger près de sa future ferme. Il n'avait trouvé qu'une misérable chaumière enfumée et délabrée. «Je me souviens bien de la maison, dit Allan Cunningham, le plancher était d'argile, les chevrons couverts de suie; la fumée du foyer sortait épaisse par la porte et la fenêtre, tandis que le soleil, qui faisait effort pour pénétrer par ces ouvertures, produisait une sorte de crépuscule. C'est là que tous ceux qui avaient la curiosité ou le goût de le voir, le trouvaient avec une table, des livres, des plans devant lui, tantôt en train d'écrire des lettres sur la contrée et les gens, parmi lesquels il était tombé comme une pierre lancée par une fronde; tantôt donnant audience aux ouvriers qui étaient occupés à creuser les fossés ou les fondations; et quelquefois aussi en train de donner un coup de brosse à une vieille chanson[942].» «La cabane où je m'abrite, écrivait-il lui-même, est ouverte à toutes les rafales qui soufflent et à toutes les averses qui tombent; je ne puis m'y défendre de mourir de froid qu'en étant suffoqué de fumée[943]

Les journées passaient encore, prises par les occupations. Comme il arrive pour ces petits travaux exécutés par des maçons et des charpentiers de village, Burns devait être son propre architecte; tout le soin de la surveillance et de la direction lui revenait. Pendant ces besognes, sa faculté de causerie et sa familiarité trouvaient à s'exercer; le mouvement l'occupait. Mais quand, à la nuit tombante, les ouvriers s'éloignaient, un sentiment de solitude et de tristesse le reprenait. Les soirées étaient longues et sombres dans la chaumière; il avait la sensation d'être exilé, bien loin, hors de la vie.

Dans cette terre étrangère, ce pays sauvage,
Terre inconnue à la prose et aux vers,
Où les mots n'ont jamais été étirés sur le peigne de la Muse,
Ni sautillé dans les entraves de la poésie;
Une terre que la Prose n'a jamais visitée,
Sauf quand il lui arrive d'y trébucher, les jours où elle est soûle;
Ici donc, embusqué dans un côté de la cheminée,
Caché dans une atmosphère de fumée,
J'entends un rouet bruire dans le coin,
Je l'entends.—car c'est en vain que je regarde.
La tourbe rouge luit, noyau de flamme
Dans une cosse de brouillard infernal:
Ici, au lieu de mes ravissements poétiques,
Me voici assis à compter mes péchés par chapitres;
Au lieu d'être vivant et vif comme les autres chrétiens,
Je suis recroquevillé, réduit à exister simplement,
Sans société que les indigènes du Galloway,
Sans figure de connaissance que Jenny Geddes;
Jenny, mon orgueil, mon Pégase!
Toute morne, elle trotte le long de la Nith,
Et sans cesse elle tourne ses yeux du côté de l'ouest,
Tandis que des larmes coulent sur ses vieux naseaux bruns!
Était-ce pour ceci, qu'avec tant de soin,
Tu as porté le Barde à travers maint comté?

Avec tout ce souci et tout ce chagrin,
Et peu, bien peu d'espoir de soulagement,
Et rien que de la fumée de tourbe dans ma tête,
Comment puis-je écrire quelque chose que vous puissiez lire[944]?

La construction de sa ferme ne tarda pas à l'absorber. Il en fit lui-même les plans et il en traça les fondations. Lorsqu'il posa la première pierre, il se découvrit, et pria que la maison qui devait abriter ses jours futurs fût bénie[945]. Peut-être des visions de contentement et de paix domestiques s'offrirent-elles à lui, et rêva-t-il, pour le foyer qui allait s'édifier, des samedis soirs pareils à celui qu'il avait chanté. Il surveilla lui-même les travaux, aidant à rassembler les pierres, à chercher le sable, à voiturer la chaux, donnant parfois un coup de main ou un coup d'épaule aux ouvriers. «Quand il voyait que nous ne pouvions pas venir à bout d'une grosse pierre, disait l'un d'eux, il criait: «Attendez un peu!» et il accourait. Nous nous apercevions bientôt qu'il était là. Je n'ai jamais vu son pareil pour soulever un poids[945].» La maison arrivée à hauteur des fenêtres, il envoya à Dumfries chercher du bois pour les linteaux. Tous les charpentiers se pressèrent autour du messager pour voir l'écriture du poète. «C'est par de pareilles touches, dit Allan Cunningham, que se traduit l'admiration d'un pays[945]

En s'engageant dans cet avenir nouveau, il s'évertuait à prendre de bonnes résolutions. Il faisait projet d'assagir sa vie, de lui donner l'assiette des vies bien établies. Il était à un de ces changements matériels qui rendent plus facile d'abandonner le passé, parce qu'ils en interrompent les habitudes. D'ailleurs, il avait de nouveaux devoirs, une responsabilité. Ses résolutions étaient ferventes. Il laissait à jamais derrière lui le fardeau de ses fautes et de ses folies; comme un homme soulagé d'avoir jeté le sac où il porterait toutes les pierres qui l'ont fait trébucher, il reprenait sa route plus droit et plus preste.

Adieu maintenant à ces folies étourdies, ces vices vernis qui, bien qu'à moitié sanctifiés par la légèreté charmante de l'esprit et de la gaîté, ne sont après tout qu'une façon de dissiper vainement le précieux courant de l'existence, que dis-je? de l'empoisonner tout entière, en sorte que, comme dans les plaines de Jéricho, «les eaux y sont très mauvaises et la terre stérile» et qu'il faudrait les dons surnaturels d'Élisée pour guérir le mal[946].

Et en même temps il écrivait à un ami:

J'ai, jusqu'à présent, dans le guerroyement de la vie, été formé aux armes, dans la cavalerie légère et les éclaireurs de la fantaisie: une manière de hussards et de highlanders de la cervelle. Mais j'ai pris la ferme résolution de céder mon grade dans ces bataillons d'étourdis, qui n'ont d'autre idée d'une bataille que de rencontrer l'ennemi, et d'autre idée d'un siège que de donner l'assaut à la ville. Il en coûtera ce qu'il voudra; je suis déterminé à entrer dans les graves escadrons, lourdement armés, de la Prudence et dans le corps d'artillerie de l'artificieuse Opiniâtreté[947].

Il n'est pas possible d'avoir de meilleures intentions. Il y entrait avec tant d'impétuosité qu'il allait un peu vite. Il avait pour son propre passé, qui lui tenait encore aux épaules, des réprobations indignées; il en parlait avec une admirable sévérité; il le fustigeait avec une bonne foi amusante.

Une importante et récente décision dans ma vie m'a mis hors de la voie de ces disgracieuses iniquités qui, bien que la licence à la mode ferme les yeux sur elles, et que les phrases à la mode les couvrent d'un vernis, ne sont en réalité que des nuances plus ou moins légères ou sombres de scélératesse[948].

Il souligne lui-même ce gros mot qui retombe sur un passé à peine détaché de lui. Il avait cet oubli des fautes de la veille, et ce défaut d'appréhension de celles du lendemain, qu'ont souvent les femmes et les poètes, pour ne pas ajouter quelques orateurs, et qui leur permet une indignation véritable, non pas contre eux-mêmes, mais contre des erreurs déposées pour un instant. Ils n'abjurent pas leurs faiblesses, ils les dénoncent; et là où on attendrait de l'humilité et de la contrition, on trouve, avec étonnement, l'assurance et une colère de moraliste. Il semblait à Burns que cette scélératesse, qu'il stigmatisait, était à grande distance de lui. Il eût peut-être été moins dur pour elle s'il avait su qu'elle l'attendait non loin de là.

Mais il n'y avait pas uniquement là une modification de conduite; il y avait, jusqu'à un certain degré, une transformation dans la manière d'envisager la vie. Et ce changement sortait d'une altération de l'homme lui-même, effet de l'imperceptible mais irrésistible travail de l'âge. Burns arrivait à ce point de la trentaine, où les pieds commencent à tenir davantage au sol. Les espoirs sont moins frémissants, pour avoir été souvent déçus; et les désirs le sont moins, pour avoir été quelquefois satisfaits. Il se fait une mue où bien des plumes brillantes de la fantaisie tombent; l'oiseau a les ailes écourtées, le plumage plus sombre et le vol plus bas. Un assagissement, un assoupissement entre dans le sang. On commence à introduire de la mesure et du calcul dans ses actes; on est disposé à faire une part plus grande à la pratique, à compter avec les nécessités et les conditions matérielles, le bien-être, la considération. On ne rompt plus en visière à la vie; on confère plus humblement avec elle, on en vient à des termes et à une transaction. C'est généralement à cette époque que meurent dans les hommes les révoltes et les intransigeances contre les formes sociales, et que s'entame une lente capitulation qui aboutit à un modus vivendi avec l'existence. C'est souvent une crise douloureuse. Les plus terre à terre ne sentent pas sans un certain malaise périr en eux leur parcelle idéale; et d'autres, en qui plus d'eux-mêmes meurt, en éprouvent une affliction. C'est ainsi qu'on s'achemine vers le scepticisme ou la résignation. Quelques-uns sont seuls exempts de cette transformation et se maintiennent; soit à cause d'une grande vitalité d'idéalisme, qu'ils possèdent en don spécial; soit par le dédain des intérêts, vers quoi la vie veut les plier; soit par une insouciance de conduite ou une impétuosité de passions, qui les rendent indifférents au lendemain ou incapables de se contraindre. C'était ce changement qui se produisait dans l'esprit de Burns. Il faisait des concessions, il reconnaissait plus de prix à ce dont il avait longtemps fait peu de cas.

J'ai toute la révérence possible pour le monde d'outre-tombe dont on parle tant, et je souhaite que ce que la piété croit et la pitié mérite, existe réellement. Mais, dans les choses qui appartiennent à cette scène actuelle de l'existence et qui s'y terminent, l'homme a des intérêts sérieux et immédiats. De savoir si un homme sera accueilli par des mains tendues, dans une situation élevée, distinguée et respectable, ou se dérobera au mépris dans un coin abject d'une vie obscure; de savoir s'il s'épanouira sous les tropiques de l'abondance, s'il se réjouira tout au moins sous les latitudes confortables d'une aisance convenable, ou s'il souffrira de la faim dans le cercle arctique de la noire pauvreté; de savoir s'il s'élèvera dans la conscience virile d'un esprit satisfait de lui-même, ou s'il s'affaissera sous un douloureux fardeau de regret et de remords; ce sont là des alternatives de la dernière importance[949].

Et un peu plus tard il dira:

Il n'y a pas de doute que la santé, les talents, une bonne réputation, une aisance décente, des amis respectables, ne soient des bonheurs réels et substantiels[950].

C'étaient là des paroles qui ne lui seraient pas venues quelques années auparavant. Nous voilà loin des strophes de l'épître à Davie, de la louange de la vie de vagabonds et des sommeils à la belle étoile.

Qu'importe si, comme le peuple des airs,
Nous errons dehors sans savoir où,
Sans maison ni abri?
Qu'importe! les charmes de la nature, les collines et les bois,
Les vallons tortueux et les cours d'eau écumants
Sont ouverts à tous.

Ce n'est pas que tout fût gain dans cette altération obscure dont les indices perçaient ainsi ça et là. C'était en lui, comme chez tant d'autres, le signe d'un tassement intérieur, d'un affaissement de l'imagination, en tant qu'elle est un des facteurs de la vie journalière. Il y a des instants de la jeunesse pendant lesquels, on peut le dire, l'existence réelle est incorporée avec l'existence idéale; elle n'existe pas à part, elle dérive de l'autre son prix et ses peines. Cette période avait été très marquée chez Burns, à Lochlea et à Mauchline. Durant ces années, les plus ferventes et partant les plus fécondes, il avait véritablement vécu en dehors, au-dessus de sa condition extérieure; non pas même en lutte avec elle, car sa vie intime la remplissait, la transformait et en faisait son cadre naturel et son réceptacle. Aussi puisait-il sa poésie dans les faits de chaque jour. C'est cette primauté, cette souveraineté de l'imagination qui semblait s'affaiblir en lui. Il ne remplissait plus, n'envahissait plus les choses extérieures de lui-même; c'est qu'elles commençaient à pénétrer en lui sans se déformer; sa flamme ne les fondait plus; elles restaient indépendantes et intactes, ce qui est le train pour qu'elles deviennent indispensables. C'était une descente vers la terre. Elle n'était pas ressentie, et ne devait jamais l'être, dans les hautes parties de l'entendement, où demeurent les efforts intellectuels et les jugements généraux. Celles-ci sont d'ailleurs les dernières atteintes; la mort arrive souvent plus vite que leur obscurcissement et elles subsistent claires au-dessus des diminutions de l'action. C'était la manière d'être quotidienne qui se modifiait, d'où sortent plus tard les sentiments et les aspirations intellectuelles. On peut encore continuer à mettre en œuvre les produits de la vie antérieure; mais si on avait toujours mené la vie actuelle, on n'aurait pas les éléments de ce travail. C'est ce qui arrivera pour Burns. Désormais sa vie sortira moins de lui-même. Elle ne lui fournira plus les thèmes de sa poésie. Il sera obligé de les emprunter à son existence passée, comme pour Tam de Shanter; ou à des existences autres, comme pour ses chansons.

Toutefois, en dépit de leur sincérité, ces répudiations du passé et ces projets de réforme n'étaient chez lui que superficiels. Ces résolutions, faites de bonne volonté et d'une légère décroissance d'idéalité, n'avaient pas de racines. Il les croyait durables, elle ne l'étaient pas. Elles indiquaient qu'il était arrivé au moment de la vie où généralement les hommes deviennent sages et plus empiriques; mais ce moment ne devait pas se développer en lui. Elles ressemblaient à ces organes atrophiés qui font quelques tentatives pour exister et qui, incapables de remplir leur fonction, en marquent seulement le moment et le besoin. Il arrivait à Burns ce qui arrive à certains organismes où des phases importantes de l'évolution n'apparaissent qu'à l'état embryonnaire. La phase de sagesse devait rester chez lui indécise et mal ébauchée. Son imagination et son tempérament, ses qualités et ses défauts, devaient l'empêcher d'y prendre assiette et l'entraîner. D'ailleurs, eût-il possédé les conditions intérieures d'une véritable transformation, les circonstances extérieures les auraient rendues vaines. Pour que des décisions de ce genre, si malaisées à fixer, soient solides, il faut qu'elles s'établissent sur un fondement de confiance dans le lendemain. Celles-ci se formaient sur un fond mouvant d'incertitudes et de craintes, suffisantes par elles-mêmes pour ébranler une volonté assurée et décourager une volonté moyenne. Un esprit persévérant en eût été éprouvé. Celui de Burns n'y pouvait résister. Cela fit que cette réforme, comme beaucoup de ses sentiments, beaucoup de de ses résolutions, devait rester imaginaire. C'était un côté de sa vie qu'il devait vivre en rêve, ainsi qu'il arrive à beaucoup de poètes: c'est ce qui leur permet d'avoir des conduites si folles et des têtes si sages.

Dès que sa maison fut en train, il partagea son temps entre Ellisland et Mauchline, passant alternativement huit ou dix jours dans chaque endroit. Jane Armour était alors à Mossgiel, chez la mère de Burns, dont elle s'était faite l'apprentie pour la laiterie et les autres occupations rustiques. La route était longue de «sa ferme à sa femme», car d'Ellisland en Nithsdale à Mauchline en Kyle, il y a 45 milles[951], et les chemins d'alors la rendaient rude. Parfois il la faisait d'une traite, sellant à trois heures du matin, sa vieille jument, Jenny Geddes, et partant dans l'obscurité. Parfois il coupait la route eu deux et passait la nuit dans une auberge[952]. D'après Currie, ces voyages auraient eu une influence considérable et pernicieuse sur sa vie, parce que, dans ces arrêts, il rencontrait de la compagnie avec laquelle il oubliait ses résolutions de sobriété[952]. C'est exagérer. Il eût été sans doute désirable qu'il s'installât dès son arrivée dans sa nouvelle existence, car les bonnes résolutions demandent à être appliquées aussitôt; il faut les mettre au travail tout de suite; elles s'affaiblissent si on leur laisse le temps de flâner. Il y aurait surtout gagné d'éviter six mois de solitude et de découragement. Mais le cours ultérieur de sa vie fut dirigé par des causes plus profondes que quelques soirées passées autour du bol à whiskey, même si ces soirées empruntaient quelque chose au lendemain.

Ces semaines de Mauchline étaient les seules éclaircies dans l'assombrissement de sa vie. Lorsqu'il était de retour à Ellisland, dans sa chaumière provisoire, il prétendait que Jenny Geddes avait toujours l'œil tourné à l'ouest, vers le pays qu'ils venaient de quitter. Quant à lui, sa pensée y aspirait sans cesse, et il l'envoyait à sa jeune femme toute rhythmée et rimée, toute prête pour sa voix «aux claires notes agrestes».

De tous les points d'où le vent peut souffler,
J'aime chèrement l'ouest;
Car c'est là que la jolie fillette vit,
La fillette que j'aime le mieux;
Des bois sauvages croissent, des rivières coulent,
Mainte colline est entre nous deux;
Mais, jour et nuit, ma pensée envolée
Est sans cesse avec ma Jane.

Je la vois dans les fleurs fraîches de rosée,
Je la vois douce et belle;
Je l'entends dans la chanson des oiseaux,
Je l'entends charmer l'air.
Il n'y a pas une jolie fleur qui pousse,
Près d'une fontaine, d'un bois ou d'une pelouse;
Il n'y a pas un joli oiseau qui chante,
Qui ne me fasse penser à ma Jane[953].

C'est qu'en effet, avec sa versatilité de poète, il s'était repris d'amour pour elle. Ce qui pourrait sembler incroyable après tant de choses passées, ce mariage avait sa lune de miel. C'était du reste un regain de l'ancienne passion, à laquelle rien de nouveau, rien de plus profond ne s'était ajouté; il avait le même caractère purement extérieur et presque lascif. Ce qui frappe Burns dans celle qu'il a prise pour compagne irrévocablement, c'est toujours un corps bien tourné, une démarche souple et l'œil noir et vif qui jadis l'avait atteint. Les pièces qu'il lui adresse ont un riche coloris de désir, et, pour ainsi parler, de luxure conjugale; mais il n'y a pas un mot de sentiments plus graves, et les heures d'intimité sérieuse que suppose l'union complète de deux êtres n'y sont point représentées.

Oh! si j'étais sur les collines du Parnasse,
Si je pouvais puiser à l'Hélicon,
Afin d'atteindre l'habileté poétique
Pour chanter combien chèrement je t'aime!
Mais il faut que la Nith soit la fontaine de ma Muse,
Il faut que ma Muse soit ton joli toi-même,
Sur le Corsicon le regard perdu, je chanterai,
Et j'écrirai combien chèrement je t'aime.

Viens donc, douce Muse, inspire ma chanson!
Car pendant tout un long jour d'été
Je ne pourrais chanter, je ne pourrais dire
Combien, combien chèrement je t'aime.
Je te vois danser sur la pelouse!
Ta taille si souple, tes membres si bien pris,
Tes lèvres tentantes, les yeux fripons,
Par le ciel et la terre—je t'aime!

Le jour, la nuit, aux champs, à la maison,
Ta pensée enflamme ma poitrine,
Et sans cesse je redis et chante ton nom,
Je vis seulement pour t'aimer.
Quand je serais condamné à errer
Au delà de la mer et du soleil couchant,
Jusqu'à ce que mon dernier sable soit écoulé,
Jusqu'alors, alors même, je t'aimerais![954]

Ce sont là de brûlantes paroles. Mais, après cette gerbe de chansons amoureuses, on ne trouve plus de vers pour Jane Armour. À l'exception d'une petite pièce de fantaisie, dont les termes plutôt que le sentiment s'opposent à cette supposition, si on ne la connaissait que d'après l'œuvre de son mari, on la prendrait pour une maîtresse plutôt que pour l'épouse. Pas une seule fois, elle n'apparaît dans son cadre véritable: la famille; elle ne lui a pas inspiré le pendant de la pièce où il a représenté le ménage de son père et de sa mère. Des affections successives que traverse la vie à deux et qui aboutissent à la touchante tendresse des vieux époux, qu'il a si délicieusement rendue dans John Anderson, il semble qu'il n'en ait ressenti aucune. Entre Jane et lui, il n'y eut jamais de communauté intellectuelle; ils vécurent ensemble, mais à part. La distance était trop grande. Mais, de quelque façon qu'il s'y fût pris, c'est un malheur auquel il ne pouvait échapper. La disproportion qui existait entre sa position et sa valeur intellectuelle devait le poursuivre dans le mariage. S'il avait choisi, comme il le disait très bien à Mrs Dunlop, une femme «qui eût pu entrer dans ses études favorites et apprécier ses auteurs favoris[955]»; elle n'aurait pu s'abaisser à son genre de vie. S'il prenait une femme capable de vivre en fermière, il était probable qu'elle ne saurait se hausser à son esprit.

Pendant un de ses séjours à Mauchline, Burns se réconcilia avec l'Église. Son mariage avec Jane Armour avait été purement civil. Les formalités religieuses n'avaient pas été remplies: les annonces, selon l'expression calviniste, n'avaient pas été proclamées, pendant trois dimanches consécutifs, dans les deux paroisses où vivaient les futurs; le ministre ne leur avait pas fait joindre les mains, et la promesse simple et grave du mariage écossais n'avait pas été prononcée d'être l'un pour l'autre un époux aimant et fidèle et une épouse aimante, fidèle et soumise, «jusqu'à ce que Dieu nous sépare par la mort[956].» La situation du jeune ménage était donc irrégulière, vis-à-vis de l'Église. Cependant la communion annuelle, qui était administrée à Mauchline, au commencement d'Août, approchait. C'est dans les paroisses écossaises un événement entouré de solennité. Quelque temps auparavant, le ministre, en chaire, donne notice à la congrégation que «le souper du Seigneur» sera administré tel jour. Durant la semaine qui précède, le Consistoire se réunit et dresse une liste de tous les communiants de la paroisse, conformément au livre d'exercices du ministre et au témoignage des anciens et des diacres. D'après cette liste, des billets sont remis aux anciens pour les distribuer aux fidèles. Le jour de la Cène, en face des tables recouvertes d'une nappe blanche et portant les deux espèces, le vin dans le calice et le pain dans la corbeille, le ministre défend aux indignes d'approcher. Les communiants ne peuvent prendre place aux sièges déposés de chaque côté des tables qu'en présentant les billets délivrés par les anciens. Il y a là un moyen efficace de discipline et qui sert de sanction aux arrêts du Consistoire, car être exclu de la participation au sacrement emporte une idée de déconsidération et de scandale. Aussi, un peu avant l'époque de cette cérémonie, les registres des paroisses sont-ils remplis de notices de gens qui font amende honorable. Burns fit comme les autres, plus sans doute pour sa jeune femme et sa famille que pour lui-même. On trouve dans les registres de Mauchline, le passage suivant:

1788.—Août 5.—Ont comparu Robert Burns, avec Jane Armour, son épouse prétendue. Ils reconnaissent tous deux leur mariage irrégulier, leur chagrin de cette irrégularité, et leur désir que la session prenne les mesures qui lui sembleront nécessaires en vue de la confirmation solennelle du dit mariage. La session, prenant cette affaire en considération, décide qu'ils seront tous deux blâmés pour l'irrégularité qu'ils reconnaissent, et qu'ils seront solennellement engagés à rester fidèlement unis à l'un à l'autre, comme mari et femme, tous les jours de leur vie.

La session a, par loi, droit à une amende en faveur des pauvres, elle s'en rapporte à la générosité de M. Burns.

La sentence précitée a été conformément exécutée et la session absout les deux personnes susdites de tout scandale de ce chef[957].

À la suite, vient la signature du ministre et celle de Burns. Celui-ci avait aussi signé pour sa femme, ce qui porte à croire ou qu'elle était trop émue pour tenir une plume ou que, à cette époque, elle ne savait pas encore écrire. Au-dessous se trouve cette ligne: «M. Burns a donné un billet d'une guinée pour les pauvres.» C'était la fin de la fameuse lutte de Burns contre l'Église.

Cette union enfin conclue, on se demande ce qu'elle était, et surtout ce qu'elle allait être. Pour le moment, elle vivait d'un besoin de repos et d'un reste de passion. Mais cela ne peut aller bien loin; ce sont comme ces premières provisions avec lesquelles on se met en ménage, et qui permettent d'attendre le pain de tous les jours. Comment la vie commune allait-elle définitivement s'établir? Les deux êtres qu'elle réunissait avaient connu les ivresses, les délaissements, les colères, les déchirements, les rapiècements et, pour employer l'expression de Montaigne, «l'herbe, les fleurs, le fruit[958]» et le regain de l'amour. Ils se hasardaient maintenant à être paisiblement heureux ensemble. Ne leur serait-il pas plus difficile de l'être l'un avec l'autre qu'avec n'importe qui? Pouvaient-ils passer de leur liaison tourmentée au commerce uni et reposant que veut le ménage?

Pour Jane Armour, il semble que cette transition fût facile. Dans les aventures du passé sa part avait été plutôt de faiblesse et de laisser aller. Il paraît clair qu'elle était heureuse de trouver le repos, de retrouver l'amitié des siens; elle était fière d'être la femme de Robert Burns, d'une fierté mal démêlée et bornée, qui ne comprenait pas toute la valeur de son mari; elle était disposée à se trouver bien partagée, à espérer, comme un gros bonheur, une ferme prospère et une vie de petite aisance.

Mais lui où en était-il? Que pensait-il? ou plutôt que ressentait-il, non pas sur le devant mais dans l'arrière-chambre de son âme, en remuements confus de pensées et en vagues retours sur soi-même? Il avait été mené à ce mariage, brusquement saisi par une de ses propres fautes, et lié à une destinée qu'il ne prévoyait pas. Maintenant qu'il se remettait, comment jugeait-il sa condition nouvelle?

Il était impossible qu'il trouvât, impossible qu'il ait cru trouver dans ce mariage la haute union de deux esprits, la joie de deux natures associées par leurs qualités intellectuelles les plus élevées, en une communion d'intelligence. Avec Clarinda, avec Margaret Chalmers, il eût peut-être pu goûter cette douceur suprême de la vie; avec Jane Armour, il devait y renoncer. La plus rare partie de lui-même n'aurait jamais de foyer; il serait obligé, sur ce point, de vivre avec des étrangers ou de vivre dans sa solitude. Il le disait bien lui-même dans un passage où il s'efforce un peu trop de chasser ce vœu d'une femme intelligente et instruite.

«Dans les circonstances où je suis, je n'aurais jamais pu avoir de compagne pour la vie, capable de pénétrer dans mes études favorites, de goûter mes auteurs favoris, etc, sans qu'elle m'imposât en même temps une vie coûteuse, des fantaisies capricieuses, peut-être des singeries de l'affectation, avec tous ces beaux talents de pensionnat, qui (pardonnez-moi, Madame[959]) se rencontrent quelquefois parmi les femmes de haut rang, et qui pénètrent presque universellement les demoiselles des classes qui ont des prétentions à la Gentry[960]

À défaut de cette félicité, si rarement accordée du reste aux hommes supérieurs, parce que leur supériorité même les place hors des chances d'appariement, ne pouvait-il pas du moins rencontrer le bonheur qui vient juste au-dessous, un bonheur moyen, fait d'habitudes et de bon accueil, de repos intime sous un toit qui devient plus cher, de tendresse active et vigilante autour des choses pratiques, et du déploiement de la famille dans une âme paternelle? Ne pouvait-il connaître ce refuge où les ennuis et les tribulations ne pénètrent pas, qui garde un coin de lumière argentée et paisible même aux jours sombres? Il entre beaucoup de bien-être d'âme et de corps dans ce bonheur-là. Il est plus terrestre que le premier, mais il est bien humain. C'est par lui que se disent heureux la plupart des quelques-uns qui se félicitent d'être nés. Burns ne pouvait-il le goûter? Pendant quelques mois, il crut en toute sincérité qu'il le possédait; bien plus, il crut qu'il s'en contenterait. On eût dit qu'il avait guéri ses vœux et ses rêves de leur inquiétude, qu'il leur avait enseigné à se borner au même arpent de terre et de tendresse. Il semblait qu'il eût pris pour lui le contentement modique et constant dont son frère, le poète latin, a donné la jolie formule:

tellus
Et domus et placens uxor[961].

Il annonce de toutes parts qu'il est heureux, qu'il est satisfait de son mariage; il parle du bon effet que celui-ci a sur sa vie.

«... N'étaient les terreurs de ma situation incertaine en ce qui concerne l'entretien d'une famille d'enfants, je suis décidément d'opinion que le parti que j'ai pris est grandement en faveur de mon bonheur[962]

«... Je suis doublement satisfait de ma conduite. J'ai la conscience d'avoir agi conformément à ces principes de générosité que mon désir est qu'on m'attribue, et je suis réellement de plus en plus content de mon choix[963]

«... Vous ne me dites pas si vous allez vous marier. Croyez-moi, si vous ne faites pas quelque choix maladroit, cela améliorera beaucoup le mets de la vie. Je puis en parler par expérience, bien que, Dieu le sait, mon choix ait été fait aussi au hasard qu'au jeu de Colin Maillard[964]

Et huit mois plus tard il écrit encore:

«Pour vous donner en raccourci le reste de mon histoire: j'ai épousé ma Jane et pris une femme. Du premier de ces actes, j'ai chaque jour plus en plus de raison d'être satisfait[965]

Néanmoins, à y regarder de plus près, les choses n'étaient pas aussi assurées qu'elles le paraissaient. Quelques signes subtils, perceptibles à peine dans cette satisfaction, auraient pu en révéler la faiblesse. Personne ne les vit; Burns ne les soupçonna point. Ils existaient pourtant dès alors. Avec un peu d'attention il n'est pas impossible de les découvrir dans ce qui nous reste de ses sentiments à cette époque. Ce sont quelques pages à peine, quelques instants de son cœur; mais quelques parcelles d'un corps suffisent à une chimie un peu soigneuse pour déceler les moindres traces dans sa composition.

Les sentiments qu'il avait pour sa femme étaient affectueux. Il discernait bien les mérites qu'elle avait. Il les discernait trop bien. Le trait par lequel il les enserrait était si net, si précis, qu'il servait presque autant à marquer les qualités dont elle était privée que celles qu'elle possédait, et qu'il était difficile de dire pour quel côté la ligne avait été tracée, pour ce qu'elle renfermait ou pour ce qu'elle excluait. On n'y sent pas ce tremblement et ce léger refus de la main à marquer les limites de ce qui nous est cher. Il ne laissait pas même à certains contours du caractère ce quelque chose d'indécis, ce bord flottant, dont on accorde le bénéfice à la personne aimée, où il y a place pour un acte de foi et de confiance, sans lequel un amour manque d'un élément précieux, c'est-à-dire de ce qu'il donne. Il y a là aussi, dans ce petit intervalle, une réserve pour l'admiration, une ressource contre les déceptions, un peu de mystère, de possible au delà de ce que nous avons mesuré, qui répond à ce besoin d'illimité qu'ont les vraies affections. Cette pénombre de faveur n'existe pas dans la manière dont Burns apprécie sa femme. Il lui fait sa part d'un trait arrêté sans hésitation: voici ce qu'elle possède, voici ce qui lui manque; elle a sa juste mesure, mais tout juste. C'est peu et c'est beaucoup ce simple fil tremblant autour d'un portrait. Il manque ici.

Je puis facilement imaginer une plus agréable compagne pour mon voyage de la vie, mais, sur mon honneur, je n'ai jamais vu la personne qui la représenterait. Dans les affaires domestiques, elle possède, à un degré éminent, l'aptitude à apprendre et l'activité à exécuter, et, pendant mon absence dans la vallée de la Nith, elle s'est faite l'apprentie régulière et constante de ma mère et de mes sœurs, dans leur laiterie et autres occupations rustiques[966].

Et ailleurs:

Je n'ai pas de motif de m'en repentir (de son mariage). Si je ne possède pas le bavardage poli, les façons maniérées et la toilette à la mode; je ne suis pas écœuré et dégoûté par les mille fléaux de l'affectation apprise au pensionnat, et j'ai le plus beau corps, le plus doux caractère, la plus saine constitution et le meilleur cœur du pays. Mrs Burns croit, aussi ferme que sa foi, que je suis le plus bel esprit et le plus honnête homme[967] de l'univers; bien que c'est à peine s'il lui est arrivé une fois en sa vie de s'occuper, pendant cinq minutes, d'un trait de prose ou de vers, sauf pour les Écritures de l'ancien et du nouveau Testament, et les Psaumes de David versifiés. Pour ce qui est des vers, je dois aussi faire exception pour une récente publication de Poèmes Écossais, qu'elle a lus très religieusement, et pour toutes les ballades de la contrée, car elle a (ô l'amoureux partial! vous écrierez-vous!) la plus jolie «voix d'oiseau sauvage des bois» que j'ai jamais entendue[968].

Et encore ce jugement-ci qui, sous sa satisfaction apparente, est plus dur que le reste:

«Je ne puis conclure sans vous dire que je suis de plus en plus satisfait de la résolution que j'ai prise vis à vis de «ma Jane». Il y a deux choses que, d'après mon heureuse expérience, j'établis comme des apophthegmes dans la vie: «La tête d'une femme n'a pas d'importance, en comparaison de son cœur», et «les voies de la vertu (quant à la sagesse quel poète y prétendrait?) sont des voies de contentement, et dans ses sentiers est la paix[969]

Qui ne sent l'accent un peu ironique, avec lequel il parle de l'attachement naïf et touchant que sa femme a pour lui; il le traite comme quelque chose d'un peu simple et d'enfantin. Qui ne sent surtout ce que ces louanges ont de purement pratique et presque de matériel? On dirait qu'elles s'appliquent à une bonne servante. Ailleurs, on croirait presque un examen des qualités physiques de la femme, en quoi elles restent bien dans le ton général de son amour pour elle. Mais ce ton devient ici pénible; au lieu d'être une célébration passionnelle, cela devient presque une évaluation utilitaire. À tous égards, ce témoignage est étroit; il ne couvre qu'une petite portion de la vie commune; il est d'un ordre trop rabaissé; il n'atteint pas à ce qui fait la dignité d'une existence vraiment partagée. Il manque quelque chose pour faire de cet éloge de ménagère un éloge d'épouse. Et, si l'on veut s'en convaincre, qu'on se demande quelle femme voudrait être louée ainsi, et se contenterait de la part de vie qui lui serait assignée de la sorte.

Il y avait quelque chose de plus grave encore, quoique ce fût moins apparent, plus profondément enfoui en lui-même. Il se poursuivait en lui de ces sourds débats, qui s'établissent en nous, en dépit de nous, presque sans nous, et qui portent sur nos actes les plus déterminés; cette discussion machinale, involontaire, qui travaille confusément mais continûment dans nos derniers replis de conscience, et détruit, à mesure que nous nous en satisfaisons, nos propres raisonnements sur notre propre conduite. Il en souffrait. Il était trop souvent occupé à se persuader qu'il avait agi pour le mieux: «Sûrement il avait bien fait, et d'ailleurs il ne pouvait pas faire autrement!» Voici ce qu'il écrivait pour lui seul, dans son journal intime, dès ses premières journées d'Ellisland; on dirait qu'il cherche à refouler, à accabler cette obscure, cette obstinée contradiction qui monte de lui-même.

Le mariage—la circonstance qui m'enchaîne le plus étroitement à la prudence si la vertu et la religion doivent être pour moi autre chose que des mots—le mariage est ce à quoi j'aurais, dans quelques années, dû me décider. Dans ma situation présente, il était absolument nécessaire. L'humanité, la générosité, un honnête orgueil de ma réputation, les droits de mon bonheur dans l'avenir, en tant qu'il dépendra (et il en dépendra beaucoup) de la paix de ma conscience, tous ces motifs ont joint leurs plus ardents suffrages, leurs plus puissantes sollicitations, avec une affection enracinée, pour me pousser à l'acte que j'ai accompli. Et je n'ai, de la part de ma femme, aucun sujet de m'en repentir. Je puis bien me figurer comment, mais je n'ai jamais vu où j'aurais pu faire un meilleur choix. Allons! que j'agisse, selon ma devise favorite, ce magnifique passage de Young.

Sur la Raison bâtis la Résolution,
Ce pilier de la vraie majesté dans l'homme[970].

C'est là un étrange langage. Quand on est simplement heureux, il n'y a pas besoin de faire appel à l'énergie et au stoïcisme. Comme s'il n'était jamais bien convaincu, il revient sans cesse sur ce point et recommence sa démonstration. Quand il écrit à des étrangers, il répond à des objections qu'on ne lui fait pas et la même formule de raisonnement revient: Je ne pouvais pas agir autrement. «Il n'est plus temps de regimber quand on s'est laissé entraîner» disait Montaigne[971].

Cette situation, ou plutôt les résultats qu'elle pouvait amener, n'ont pas échappé à quelques-uns de ses contemporains. Walker dont la sympathie pour Burns nous est connue depuis Édimbourg, l'avait notée avec mesure et fermeté:

Un lecteur perspicace s'apercevra que les lettres dans lesquelles il annonce son mariage à quelques-uns de ses correspondants les plus respectés, sont écrites dans cet état où l'esprit souffre de réfléchir à une décision pénible, et trouve un soulagement en cherchant des arguments pour justifier l'action et diminuer ses désavantages dans l'opinion des autres.... Un mariage imposé par un sentiment de devoir peut être rendu indispensable par les circonstances; cependant, comme c'est entreprendre un devoir qui ne peut s'accomplir par un effort temporaire quelque puissant qu'il soit, mais qui réclame un renouvellement d'effort chaque année, chaque jour et chaque heure, c'est soumettre la force et la constance de nos principes à l'épreuve la plus dure et la plus hasardeuse[972].

Il y avait donc des dangers latents. Mais il les ignorait, quoiqu'il les portât en lui-même. Il était, comme toujours, confiant en soi, se donnant si bien tout entier à ce qu'il éprouvait qu'il ne réservait rien de lui pour s'en défier. Il allait être un modèle de fidélité et de confiance; il était bien sûr de posséder ces deux qualités essentielles d'un mari; il les sentait en lui. C'est d'une entière bonne foi qu'il écrivait à Mrs Dunlop:

«À la jalousie et à l'infidélité je suis également étranger. Mon préservatif contre la première est la conviction complète de ses sentiments d'honneur et de son attachement pour moi; mon antidote contre la seconde est ma longue et profondément enracinée affection pour elle[973]

À coup sûr, il était victime de l'illusion commune. Combien souvent il arrive qu'on prenne la conception d'un devoir pour la volonté de le remplir, et qu'à travers cette erreur on se trouve presque le mérite de l'avoir accompli! Ces bonnes résolutions étaient des gelées blanches. Mais il croyait à leur durée. «Tout licencieux qu'on me tient, dit carrément Montaigne, j'ay en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage que je n'avais n'y promis n'y espéré[974].» Du moins, avec lui, on avait su à quoi s'en tenir. C'est le dire d'un sage: il s'engageait à peu, il tenait un peu plus, et s'estimait dans l'humaine mesure. Mais Burns était un emporté; il voulait aller en tout à l'extrémité des choses. Le malheur est qu'il n'y restait pas longtemps; et c'est un défaut quand il s'agit justement de constance.

Presque aussitôt après son mariage, Burns fut obligé de repartir pour faire la moisson à Ellisland. Il se remit au travail de la terre abandonné depuis deux ans, parfois maniant la faux, ou plus souvent liant les gerbes derrière ses faucheurs. C'était toujours un rude ouvrier et il dut retrouver ces fortes occupations de jadis avec une sorte de joie et de bien-être.

Malheureusement les inquiétudes l'attendaient. Lorsqu'il était arrivé sur sa ferme, les grains étaient jeunes; l'été, qui parfois met tant de différence entre les épis verts et les épis mûrs, n'avait pas encore passé sur eux. Il pouvait espérer. La construction de la maison et ses voyages à Mauchline avaient ensuite distrait sa pensée. Maintenant que l'ouvrage fixait son esprit sur cette glèbe et qu'il voyait les résultats de la saison, il se sentait des inquiétudes sur le marché qu'il avait fait en prenant la ferme. Les récoltes, à mesure qu'elles tombaient, semblaient plus maigres; la terre apparaissait dure, pétrie de cailloux. Avec ce sein ingrat, donnerait-elle jamais plus que ces chétifs épis? Il n'y avait pas là de quoi payer le loyer. Il prévit le pire et, du même coup, songea à sa place de l'Excise, comme une aide s'il parvenait à continuer sa vie de fermier, comme une ressource s'il était forcé d'y renoncer. L'impression du danger fut si vive et si poignante que, dès le commencement de septembre, dès le 10 septembre, il écrivait à M. Robert Graham, un des commissaires de l'Excise, pour lui demander un emploi.

«Il y a quelque temps, votre honorable Comité m'a donné ma commission dans l'Excise, que je regarde comme mon ancre de salut dans la vie. Ma ferme, maintenant que je l'ai essayée un peu, bien que je pense qu'elle deviendra avec le temps un marché où je ne perdrai pas, n'est cependant pas l'affaire avantageuse qu'on m'avait fait espérer. Elle est au dernier point d'épuisement et de pauvreté, et il faudra quelque temps avant qu'elle puisse payer la rente.... Mais je suis maintenant embarqué dans la ferme. Je suis marié et je suis déterminé à tenir bon sur mon bail, jusqu'à ce qu'une nécessité irrésistible me contraigne à abandonner le terrain[975]

Au milieu de septembre, il avouait à Miss Chalmers, dans les mêmes termes:

«Je ne trouve pas que ma ferme soit le marché avantageux qu'on m'avait fait espérer; mais je crois qu'avec le temps elle pourra devenir un marché auquel je ne perdrai pas....

Pour me sauver de cette horrible situation d'être entraîné, par une ferme qui vous ruine, jusqu'à la misère, j'ai pris mes instructions dans l'Excise et j'ai ma commission dans ma poche à tout événement[976]

Enfin, vers les derniers jours du même mois, il écrivait à M. Graham qui, en réponse à sa demande, lui avait promis son patronage et sa protection, avec une effusion de reconnaissance qui donne la mesure de ses craintes:

«Si vous saviez, Monsieur, de quelles craintes et anxiétés l'assurance amicale de votre patronage et de votre protection m'a délivré, cela serait une récompense de votre bonté.

Je suis affligé d'une prescience mélancolique, qui fait de moi un vrai lâche dans la vie. Il n'y a pas d'effort que je ne tente plutôt que de me trouver dans cette horrible situation, d'être prêt à implorer les montagnes de s'écrouler sur moi, et les collines de me dérober à la présence d'un propriétaire hautain ou de son employé encore plus hautain à qui je devrais ce que je ne pourrais payer....

Ma ferme, je crois que j'en puis être certain, sera par la suite quelque chose pour moi, et, comme je la loue, pendant les trois premières années, un peu au-dessous de sa valeur, je pourrai avoir un an et peut-être plus d'avance sur la mauvaise période[977].

Ainsi, à mesure que les tas de gerbes lui laissaient mieux voir ce que chaque champ rendait, ses appréhensions devenaient plus vives. Lorsqu'après la dernière javelle, les moissonneurs, rassemblés sur l'éminence la plus proche, proclamèrent par trois hourrahs que la moisson était terminée, et jetèrent leurs faucilles en l'air, il ne lui restait plus guère d'illusion. Pauvre Burns! Il dut porter un cœur soucieux à la fête de la rentrée des grains, au Kirn jovial, et bruyant de ses propres chansons. C'est qu'il se rappelait les visites de l'intendant, les terreurs de la prison et les angoisses qui remplissaient jadis la maison. Ces scènes sombres, qui avaient bouleversé son esprit d'enfant et l'avaient laissé plein d'épouvantes, voici qu'il en entrevoyait de semblables pour lui-même! Elles lui inspiraient d'autant plus de terreur que, désormais, elles ne le menaçaient plus seul.

«Mes soucis croissants dans celle contrée qui m'est encore étrangère, des conjectures sombres dans la noire perspective de l'avenir, la conscience de mon inaptitude au combat du monde, la cible plus large que je présente au malheur avec une femme et des enfants... je pourrais m'abandonner à ces réflexions, jusqu'à ce que mon humeur fermente, et se tourne en un chagrin acide qui corroderait le fil même de la vie[978]

Heureusement, la moisson une fois terminée et rentrée, Jane Armour vint enfin le rejoindre vers le commencement de Décembre. Elle lui apporta un peu d'affection et de bien-être, dont il avait grand besoin. La ferme n'était pas encore aménagée pour les recevoir. Ils se logèrent, en attendant, dans un bâtiment situé au pied d'une vieille tour démantelée, sur un terrain entouré d'un côté par la Nith, de l'autre par une tranchée, et que, pour cette raison, on appelait l'Île[979]. Il accueillit la venue de sa femme par une petite chanson alerte, un peu effrontée, mais pleine de crânerie et de belle humeur et qui fait plaisir après tant de confidences découragées.

J'ai une femme pour moi seul,
Je ne partagerai avec personne;
Personne ne me fera cocu,
Je ne ferai cocu personne.

J'ai un penny à dépenser,
Là—qui ne doit rien à personne!
Je n'ai rien à prêter,
Je n'emprunterai à personne.

Je serai gai et libre,
Je ne serai triste pour personne;
Personne n'a souci de moi,
Je n'ai souci de personne[980].

Ces mois de l'hiver 1788-89 furent probablement les meilleurs de la seconde partie de sa vie. Le contraste les lui faisait mieux goûter. Après tant de vicissitudes, après les derniers six mois si délaissés et si pénibles dans son taudis enfumé ou sur les grand'routes, il retrouvait un foyer, et ce foyer égayé par un pas léger et une voix joyeuse. Il en éprouva comme un bien-être qui lui pénétra jusqu'au cœur. La présence de sa femme sembla le rassurer, chasser les idées noires nées de sa solitude, lui rendre bon espoir et bon courage.

Elle lui était arrivée aussi au bon moment, non pas au temps des labours et des récoltes, alors que le cultivateur ne connaît que les rentrées rapides pour les repas, et les rentrées lasses du soir. Elle était venue avec les mois d'hiver, quand il est plus souvent à la maison. La ferme a pris cette intimité dont Virgile a fait un exquis tableau flamand:

Et quidam seros hiberni ad luminis ignes
Pervigilat, ferroque faces inspicat acuto:
Interea, longum cantu solata laborem,
Arguto conjux percurrit pectine telas,
Aut dulcis musti Vulcano decoquit humorem
Et foliis undam trepidi despumat aheni[981].

C'est aussi le moment où le fermier connaît le délassement d'esprit et de corps. Dehors, les champs se reposent; sous la neige, silencieusement et sûrement, la terre travaille à préparer les graines pour la vie. L'homme, confiant en elle, oublie les anxiétés qui lui viennent de l'air et qui le ressaisiront dès que les pointes vertes poindront hors du sein maternel des plaines. Il goûte sans arrière-pensée, dans la routine des occupations décrues, la monotone douceur des courtes journées et des longues soirées d'hiver. Toutes ces conditions s'étaient réunies à souhait pour donner à Burns l'illusion du bonheur. On aime à s'arrêter sur ces quelques mois. On imagine le poète écrivant une pièce, le pendant du Samedi soir, représentant, dans un tableau moins patriarcal, le bonheur simple, sain et vigoureux d'un couple dans sa maturité jeune. On a un aperçu de ce qu'aurait pu être sa vie si ses rêves s'étaient réalisés.

C'est dans ces dispositions qu'il acheva l'année 1788 et commença l'année 1789. La plus belle manifestation de ce rassérènement eut lieu le 1er Janvier 1789. Parmi les quelques jours splendides et surprenants, qui éclatent ça et là dans la vie de cet homme, il n'y en a peut-être pas qui rayonne plus que celui-ci. Les souhaits faits autour de lui, Burns pensa à sa vieille amie, Mrs Dunlop; il lui écrivit une lettre admirable, baignée d'une lumière harmonieuse, sereine, pure, chaste et d'une large tendresse. C'est un morceau de prose comparable aux plus beaux de la littérature anglaise.

Ce matin-ci, chère Madame, est un matin de souhaits, et plût à Dieu que je répondisse à la description de l'apôtre Jacques: «La prière sincère, fervente d'un homme juste a grand pouvoir!» En ce cas, Madame, vous accueilleriez une année pleine de bénédictions; tout ce qui obstrue ou trouble la tranquillité et la joie intérieure serait écarté, et tous les plaisirs que la frêle humanité peut goûter vous appartiendraient. J'avoue que je suis tellement peu Presbytérien que j'approuve qu'on fixe des moments et des saisons pour des actes extraordinaires de dévotion, afin de briser cette routine coutumière de vie et de pensée, qui est si apte à réduire notre existence à une sorte d'instinct, ou même quelquefois, chez quelques esprits, à un état peu supérieur à celui de pure machine.

Ce jour-ci, le premier dimanche de mai, un midi avec une brise légère et un ciel bleu vers le commencement de l'automne, un matin blanchâtre et un calme jour soleillé vers la fin de la même saison, ont toujours été pour moi, aussi loin que je me rappelle, une sorte de fête. Non pas pour prendre la physionomie sacramentelle, dure comme celle d'un bourreau, des communions de Kilmarnock; mais pour rire ou pleurer, être joyeux ou pensif, moral ou religieux, selon l'humeur et la tournure de la saison et de moi-même. Je crois que je dois cela à ce magnifique article du Spectator «la Vision de Mirza», ce morceau qui frappa ma jeune imagination, avant que je fusse capable de fixer une idée sur un mot de trois syllabes. «Le cinquième jour de la lune, que, selon la coutume de mes ancêtres, j'observe comme un jour saint, après m'être lavé et avoir élevé vers le ciel mes dévotions du matin, je montai la haute colline de Bagdad, pour passer le reste du jour en méditation et en prière[982]

Nous ne connaissons rien, ou à peu près rien, de la substance ou de la structure de nos âmes. C'est pourquoi nous ne pouvons expliquer leurs caprices apparents, pourquoi telle d'entre elles est particulièrement charmée de cette chose-ci, ou frappée de cette autre, qui, sur des esprits d'un tour différent, ne font pas d'impression extraordinaire. J'ai des fleurs favorites parmi lesquelles sont la pâquerette des montagnes, la campanule, la digitale, la rose de l'églantier, le bouleau en bourgeons et l'aubépine blanche; je les contemple, je m'attarde près d'elles avec un délice particulier. Je n'entends jamais le sifflement aigu, solitaire, du courlis, par un midi d'été, ou la cadence sauvage, confuse d'une bande de pluviers gris, par un matin d'automne, sans ressentir une élévation d'âme qui ressemble à l'enthousiasme de la Dévotion ou de la Poésie. Dites-moi, ma chère amie, à quoi cela peut-il être dû? Sommes-nous une simple machine passive qui, comme la harpe éolienne, prend l'impression de l'accident qui passe? Ou bien ces mouvements sont-ils la preuve de quelque chose en nous au-dessus de la vile argile? J'avoue que j'ai une faiblesse pour ce genre de preuves de redoutables et importantes réalités: un Dieu qui a fait toutes choses—la nature immatérielle et immortelle de l'homme, et un monde de félicité ou de malheur par delà la mort et la tombe—je veux dire ces preuves que nous déduisons au moyen de nos propres pouvoirs d'observation. Bien que des individus respectables aient existé dans tous les âges, j'ai toujours considéré que le genre humain en bloc ne vaut guère mieux qu'une plèbe sotte, entêtée, crédule, irréfléchie; sa croyance universelle a très peu de poids pour moi. Néanmoins je suis un très sincère croyant en la Bible; mais j'y suis attiré par la conviction d'un homme et non par le licol d'un âne[983].

Et veut-on voir quel était le ton moral de cette famille? Au moment même où Burns écrivait cette page, là-bas, dans la vieille maison de Mossgiel, Gilbert envoyait à son aîné une lettre de souhaits, qui avait aussi sa beauté. Elle était grave, nue, austère comme lui. Elle fait contraste avec les interrogations éloquentes qui partaient d'Ellisland; elle est forte d'une confiance et d'un repos en Dieu, qui sont pareillement très élevés. Elle contient aussi, dans sa rigidité de forme, la souvenance émue des jours d'autrefois, de ces beaux jours fraternels de Mossgiel, déjà, déjà si loin.

Cher Frère.—Je viens de terminer le déjeuner du jour de l'An, dans les formes usuelles, et cela rappelle à mon esprit les jours des années passées et l'intimité dans laquelle nous avions coutume de les commencer. Quand je contemple les vicissitudes de notre famille, «à travers la sombre poterne des temps écoulés», je ne puis m'empêcher de vous faire remarquer, mon cher frère, combien le Dieu des saisons est bon pour nous; et que, encore que quelques nuages semblent assombrir la portion de temps qui est devant nous, nous avons bonne raison d'espérer que tout tournera bien.

Votre mère et vos sœurs, avec le petit Robert, se joignent à moi pour vous envoyer les souhaits de la saison ainsi qu'à Mrs Burns, et vous prient de les rappeler, de même façon, au souvenir de William, la prochaine fois que vous le verrez[984].

Le calme de cet état d'âme et les loisirs de la saison, ce quelque chose de confiant que communique une vie assise, l'amenaient à des rêves de production. Il était bien résolu à ne pas se confiner dans sa besogne de fermier. Celle-ci était à ses yeux une nécessité inférieure. Il n'aimait plus beaucoup son métier qui, du reste, ne lui fournira plus guère d'inspirations comme autrefois. Il en parle avec une sorte de dégoût.

«Quoi qu'il en soit, le cœur de l'homme et la fantaisie du poète sont les deux grandes considérations pour lesquelles je vis. Si des sillons boueux ou de sales fumiers doivent absorber la meilleure partie des fonctions de mon âme immortelle, j'aurais mieux fait d'être tout de suite une corneille ou une pie; car alors je n'aurais pas eu de plus hautes idées que de briser des mottes de terre et de ramasser des vers. Je ne parle pas des coqs sur les portes de granges ou des canards sauvages, créatures avec lesquelles je changerais de vie à n'importe quel moment[985]

Il espérait confusément, comme lorsqu'on espère parce qu'on est disposé à l'espérance. Quelquefois il se figurait que son existence de fermier lui laisserait du temps; plus souvent il se tournait vers la place qu'il comptait obtenir dans l'Excise.

En ce qui concerne les moyens d'existence, je me crois à peu près en sûreté: j'ai bon espoir de ma ferme; et s'il manquait, j'ai une commission dans l'Excise qui, à n'importe quel moment, me procurera du pain[986].

Certains jours, quand il était particulièrement bien disposé, il voyait cette perspective de l'Excise s'élargir, aboutir à une vie d'aisance et où il pourrait se donner entièrement à la poésie.

Il y a encore une chose qui peut rendre ma condition plus aisée: j'ai une commission d'employé dans l'Excise et je vis au milieu d'une circonscription de campagne. Ma demande à M. Graham, qui est un des commissaires de l'Excise, était, si cela est en son pouvoir, qu'il me procure ce district-ci. Si j'étais très confiant, je pourrais espérer qu'un de mes hauts patrons pourra me procurer une nomination de la Trésorerie comme surveillant, inspecteur général, etc. Alors, sûr de mon existence, «à toi douce poésie, délicieuse vierge», je consacrerais mes jours futurs[987].

Il fallait que l'espérance fût très montée en lui, car il allait jusqu'à se figurer une vie très sage qu'il caractérisait en termes excellents.

Aussi, avec un but et une méthode rationnels de vie, vous pouvez facilement deviner, mon vénéré et très honoré ami, que mon métier propre n'est pas oublié; je suis, si cela est possible, plus enthousiaste des muses que jamais[988].

Il formait des projets de longs poèmes:

Vous verrez que j'ai accordé ma lyre sur les bords de la Nith. Je vous communiquerai, quand j'aurai le plaisir de vous voir, quelques plans poétiques plus grands qui flottent dans mon imagination[988].

Parmi ces projets s'en trouvait un qu'il appelait le Progrès du Poète. C'eût été une sorte d'autobiographie en vers, une œuvre considérable, où se seraient trouvés, outre ses confessions, les portraits des hommes qu'il avait connus[989]. Il en parle à propos du portrait peu flatté de Creech. En attendant il réunissait et retouchait de vieilles chansons pour le Musée musical de Johnson.

Je suis toujours à chercher des provisions pour la publication de Johnson, et, entre autres, j'ai donné un léger coup de brosse à la vieille chanson favorite, je n'ai changé qu'un mot ici et là, mais si son humour vous plaît, nous penserons à y ajouter une strophe ou deux[990].

Tous ces extraits se trouvent dans les lettres écrites pendant décembre 1788 et janvier et février 1789. Ces mois furent le centre de cette accalmie dont, au-delà, les bords sont déjà émus de trouble.

Cette tranquillité intérieure ne fut effleurée que par un bref incident, écho du passé, qui pour tous passa inaperçu. Vers la fin de février, Burns fut forcé d'aller à Édimbourg, pour y régler définitivement ses comptes avec Creech, règlement qui d'ailleurs eut lieu à sa satisfaction. «J'ai réglé finalement avec Creech, et je dois reconnaître que, à la fin, il a été aimable et juste envers moi[991]». La nouvelle de son arrivée dut courir parmi ses amis et atteindre un cœur récemment blessé. On devine ce que Clarinda avait pu ressentir en apprenant le brusque mariage de Burns. Elle lui avait tout sacrifié; il l'abandonnait dans l'isolement qu'il l'avait poussée à accepter. Elle avait profondément souffert. Sous le coup de la colère et de l'indignation, elle lui écrivit chez son ami Heron une lettre à laquelle il ne répondit rien. Cette lettre n'a pas été conservée. Il est probable, dit Scott Douglas, que Burns la déchira sur l'instant de colère[992]. Quand elle fut prévenue par Ainslie qu'il était sur le point de faire une courte visite à Édimbourg, elle répondit qu'elle éviterait ce jour-là de regarder par les fenêtres. Pauvre Clarinda! Peut-être espérait-elle que cette défense ne serait pas écoutée et peut-être, le cœur serré, passa-t-elle la journée à attendre l'ingrat. Il ne vint pas. Il semble que, dans une de ces contradictions si sincères et parfois si touchantes chez les femmes, elle lui en fit parvenir le reproche, car on a la lettre curieuse, à la fois ferme et adroite, par laquelle il se défend.

«Madame.—La lettre que vous m'avez écrite chez Heron portait sa réponse en elle-même; vous me défendiez de vous écrire, à moins que je ne fusse prêt plaider coupable devant une certaine accusation que vous portiez contre moi. Comme je suis convaincu de mon innocence; comme je puis, bien que j'aie conscience de ma haute imprudence et de mon insigne folie, mettre la main sur ma poitrine et attester la rectitude de mon cœur, vous me pardonnerez, Madame, si je ne pousse pas la complaisance jusqu'à souscrire humblement au nom de «misérable», uniquement par déférence pour votre opinion, quelque estime que j'aie pour votre jugement et quelque ardent respect que j'aie pour votre mérite!

Je vous ai déjà dit et je l'affirme de nouveau que, à l'époque à laquelle vous faites allusion, je n'avais pas le moindre lien moral envers Mrs Burns; je ne connaissais pas, je ne pouvais pas connaître les circonstances puissantes que l'irrésistible nécessité était occupée à embusquer contre moi. Si vous vous rappelez les scènes qui ont eu lieu entre nous, vous apercevrez la conduite d'un honnête homme, luttant victorieusement contre des tentations, les plus puissantes qui aient jamais assailli un homme, et conservant sans tache l'honneur, dans des situations où la vertu la plus austère aurait pardonné une chute. Ces situations, j'ose le dire, pas un de ses semblables, avec la moitié de sa sensibilité et de sa passion, n'aurait pu les affronter sans succomber. Je vous laisse à penser, Madame, s'il est vraisemblable que cet homme accepte une accusation de «perfide trahison».

Étais-je à blâmer, Madame, quand je fus la victime éperdue de charmes, dont, je l'affirme, aucun homme n'approcha jamais avec impunité? Si j'avais entrevu la moindre lueur d'espérance que ces charmes pussent jamais être à moi; si même la nécessité de fer...... mais ce sont là des paroles inutiles. Je serais allé vous voir quand j'étais en ville; en vérité, je n'aurais pu m'en empêcher, si ce n'est que M. Ainslie m'a dit que vous étiez déterminée à éviter vos fenêtres, pendant que je serais en ville, de peur de m'entrevoir dans la rue.

Quand j'aurai regagné votre bonne opinion, peut-être oserai-je solliciter votre amitié; mais, quoi qu'il en soit, celle qui, pour moi, est la première de son sexe, sera toujours l'objet de mes meilleurs et de mes plus ardents souhaits[993].

Ces quelques jours à Édimbourg lui furent pénibles. Il se retrouvait obscur, isolé, négligé, dans cette cité que pendant un hiver il avait remplie du bruit de sa renommée. Dans ces rues où naguère on se retournait sur lui, où on le montrait du doigt, personne ne le remarquait. Il en conçut une sorte de courroux et il se hâta de repartir. En rentrant à Ellisland, il écrivait:

«Me voici, mon honorée amie, revenu sain et sauf de la capitale. Pour un homme qui a un foyer, tout humble ou écarté qu'il soit, (si ce foyer est comme le mien la scène du confort domestique), l'affairement d'Édimbourg deviendra bientôt un objet de fatigue et de dégoût.

«Vaine pompe et gloire de ce monde, je vous hais[994]

À part ce nuage et cet éclair d'une passion qui semblait éloignée pour jamais, rien ne troubla la paix de ces quelques mois. Les biographes de Burns se plaisent à se l'imaginer continuant à vivre ainsi. Ils le voient occupé et non absorbé par ses travaux agricoles, conversant avec la nature, dans un des endroits de son pays où elle est le plus aimable, ajoutant de temps en temps à ses productions immortelles, avançant en années et en gloire, heureux, vénéré, glorifiant les champs qui auraient été la scène d'une pareille vie. «La plaine de Bannockburn, s'écrie Lockhart, n'aurait pas été un sol plus sacré[995]!» Rêves vains! Pouvait-il changer sa nature, et son passé et les circonstances? Il avait en lui sa destinée, et ce moment de bonheur n'est qu'un arrêt sur le bord de jours, de nouveau tourmentés et plus sombres.

Au mois d'août de 1789, la maison fut prête. Elle n'était pas très grande, mais elle était pittoresquement située, si près du bord que, dans l'après-midi, son ombre, traversant la rivière, s'allongeait dans les champs de l'autre rive. Les fenêtres donnaient sur l'eau; le jardin était à une petite distance de la maison; un joli sentier suivait la berge, et, à mi-chemin de la descente, une source fournissait une eau claire et fraîche. Burns, qui aimait les vieilles coutumes, fit son entrée dans sa demeure selon le cérémonial d'usage: il fit prendre à sa jeune servante la grosse Bible familiale et une coupe pleine de sel, lui dit de les poser l'une sur l'autre, et lui ordonna d'entrer ainsi sous le nouveau toit, afin de porter bonheur à ceux qui l'habiteraient. Lui-même, sa femme à son bras, suivit la petite Betty, la Bible et le bol de sel. Quoiqu'il fit cela en souriant, ces anciennes superstitions le prenaient par ses souvenirs d'enfance et son imagination[996].

La condition d'un fermier écossais, à cette époque, était loin d'être ce qu'elle devint un peu plus tard. La guerre, qui éclata quelques années après, en réclamant pour les armées et la marine d'immenses approvisionnements, haussa le prix des denrées. Les progrès de l'agriculture, en étendant la surface productive du sol et en augmentant le produit de la même surface, continuèrent la prospérité ainsi commencée. Le bien-être et même le luxe entrèrent dans les fermes, et le fermier, cessant d'être un paysan, devint une sorte de gentilhomme campagnard. «Sa maison, dit Allan Cunningham, eut un toit d'ardoises et des fenêtres à guillotine; des tapis furent étendus sur le plancher, des instruments de musique placés dans le salon. Il cessa de porter un habit de drap fait à la maison, de s'asseoir à ses repas avec ses domestiques; les dévotions de famille furent abandonnées comme une chose hors de mode; il devint une espèce de gentilhomme campagnard, qui montait un cheval de sang et s'en revenait chez lui, les soirs de marché, au grand galop, au péril de son cou et à la terreur des humbles piétons. Ses fils furent élevés au collège et entrèrent au barreau ou achetèrent des commissions dans l'armée; ses filles changèrent leurs robes de tiretaine pour des robes de soie[997].» Burns venait quelques années trop tôt pour profiter de ce revirement et pour être soutenu par ce flot subit de richesse. À l'époque de son arrivée à Ellisland, le cultivateur était un paysan comme ses ouvriers. Sa maison, couverte de chaume, avait un plancher d'argile; ses meubles étaient fabriqués par le charpentier ou le charron du village. Il prenait ses repas avec ses domestiques[997]; quelquefois une ligne à la craie tracée sur le bois, quelquefois la lourde salière, marquaient la séparation entre le haut et le bas de la table[998]. La nourriture était simple et presque grossière. Elle consistait presque uniquement en farine d'avoine, qui reparaissait sous toutes les formes. On l'appelle porridge, quand elle est bouillie dans de l'eau, sur le feu, jusqu'à prendre une certaine consistance; et brose, quand elle est mélangée; dans le plat même où on la mange, avec un peu d'eau chaude et de beurre. Les repas du matin et du soir consistaient en porridge et en brose. Celui du midi consistait en kail, c'est-à-dire une soupe aux choux[999]. «On ne cultivait aucun légume, dit M. Léonce de Lavergne, à l'exception de quelques choux d'Écosse, qui formaient avec du lard et de la farine d'avoine toute la nourriture de la population[1000].» Des gâteaux d'orge et du fromage complétaient la nourriture. On buvait de la bière brassée à la maison, home brewed ale. La viande de boucherie paraissait rarement. On mangeait avec des cuillers de corne dans des écuelles de bois ou d'étain[1001].

Cette existence chétive n'avait rien de surprenant. On obtenait à peine de quoi vivre, d'une terre stérile et mal cultivée. Le sol était mauvais; il était à peu près à l'état sauvage. «Le pays tout entier, sauf quelques exceptions négligeables, était sans clôture; il n'y avait pas de drainage artificiel; ce qu'il y avait de labourage était restreint à ce qu'il y avait de terrain naturellement sec; les parties creuses étaient pleines de marais, de marécages et d'étangs stagnants[1002]».—«Les prairies étaient des marécages où de mauvaises herbes poussaient naturellement, mêlées à des roseaux et d'autres plantes aquatiques, et ce terrain revêche et humide non-seulement restait sans être drainé, mais semblait avoir plus de valeur d'après l'abondance avec laquelle il fournissait ce fourrage grossier[1003].» Les terres arables s'étendaient en tranches étroites, séparées par des espaces pierreux, semblables aux moraines des glaciers[1004]. La culture était pire que le sol. Les terres d'une ferme étaient partagées en deux parties: l'infield et l'outfield[1005]. La première comprenait les moins mauvais terrains, grossièrement cultivés; on y jetait le fumier de la ferme, sans les purger des mauvaises herbes qui absorbaient l'engrais et n'en pullulaient qu'avec plus d'aise[1006]; on y semait sans repos de l'avoine et de l'orge tant qu'ils pouvaient rendre un peu plus que les semailles. L'assolement ou, pour employer l'expression anglaise, la rotation des moissons, était inconnue. Quand la terre épuisée refusait de rien porter, on la laissait reposer en jachère, c'est-à-dire se couvrir de mauvaises herbes[1007]. «On demandait au même champ des récoltes successives d'avoine sur avoine, tant qu'il pouvait fournir un excédent sur la semence; après quoi, il restait dans un état absolu de stérilité, jusqu'à ce qu'il revînt de nouveau en état de donner une misérable récolte[1008].» La seconde partie, l'outfield, n'était guère que des terrains sauvages où les troupeaux paissaient. Les instruments étaient primitifs: la charrue était encore sur le vieux modèle écossais, il fallait plusieurs paires de bœufs pour la traîner; les herses étaient garnies de dents de bois, les chariots étaient lourds et bas de roues; on vannait le blé à l'aide du vent entre les deux portes de la grange[1009]. Avec cela, de mauvaises routes et guère de chemins[1010]. Les fermiers étaient trop ignorants pour songer à améliorer leur mode de culture et trop pauvres pour l'essayer. «Aucun fermier ne possédait l'argent nécessaire pour améliorer cet état de choses[1011].» Aussi ils parvenaient péniblement à contraindre la terre à payer sa rente. Leur vie était aussi précaire que misérable. Une seule mauvaise saison suffisait pour les mettre en retard. Alors commençait, contre la descente graduelle vers la misère et la ruine, la lutte désespérée, dans laquelle avait succombé le père de Burns, dans laquelle Gilbert venait d'être sauvé par son frère, dans laquelle celui-ci allait être vaincu à son tour. Telle était, du moins, dans ses conditions matérielles, l'existence que Burns pouvait mener.

C'est une question qui n'est pas sans intérêt, de savoir quelle sorte de fermier était Burns et comment il gouvernait sa maison. Il avait deux domestiques mâles et deux filles de ferme. Son bétail comptait neuf ou dix vaches à lait, quelques veaux, quatre chevaux, et des brebis dont quelques-unes étaient ses favorites. C'était un bon maître et indulgent pour ses serviteurs. Il était familier et amical avec eux. Quand quelque chose le fâchait, il était un peu vif, mais l'orage était vite passé. Un vieillard, qui avait été garçon de ferme chez lui, disait qu'il ne l'avait vu réellement en colère qu'une fois, lorsqu'une des filles avait donné, sans les couper en assez petits morceaux, des pommes de terre à une vache qui étouffait. Ses regards, ses gestes, sa voix étaient terribles; il avait hérité ces colères de son père. C'était un bon laboureur. Souvent aussi, passant sur ses épaules le drap plein de grain, il semait le matin le champ que ses ouvriers devaient herser dans la journée[1012]. Il est probable que son intérieur était un peu plus soigné que celui de la plupart des autres fermiers. Si on se le représente vaquant à ces occupations dans le costume ordinaire: le large béret bleu écossais, un habit à longs pans de drap bleu ou marron, des culottes de velours de coton à côtes, des bas bleu foncé[1013], et, pendant les froids, un plaid blanc et noir autour des épaules, on aura complété cet aperçu de la routine de vie, sur laquelle éclataient ses instants de génie. C'est un tableau qui ne manque pas de dignité.

Malgré ses accès de courage, malgré son intelligence, il ne semble pas qu'il eût les qualités nécessaires pour réussir, dans les conditions difficiles où il était. Quelques-uns de ses biographes essaient de soutenir qu'il était aussi bon fermier qu'un autre. C'est aller contre les témoignages des gens du métier et, on peut le dire, contre la vraisemblance. Un vieux fermier sagace, dont les terres touchaient à celles d'Ellisland, disait: «Sur ma foi, comment pouvait-il ne pas échouer, quand les domestiques mangeaient le pain aussi vite qu'il cuisait? Je ne parle pas figurativement, mais à la lettre. Considérez un peu. À cette époque, une étroite économie était nécessaire pour réaliser un bénéfice de 20 livres par an, sur Ellisland. Or, il ne pouvait être question du propre travail de Burns; il ne labourait, ni ne semait, ni ne moissonnait; pas, du moins, comme un fermier attaché à sa besogne. En outre, il avait une ribambelle de domestiques qu'il avait amenés d'Ayrshire. Les filles ne faisaient rien que cuire le pain, et les gars étaient assis près du feu et le mangeaient tout chaud avec de l'ale. La perte de temps et le gaspillage de nourritures atteignaient bien vite 20 livres par an[1014]». Il y a peut-être un peu d'exagération et de sévérité, dans ce jugement d'un homme qui ne semble pas avoir permis à ses domestiques de manger le pain aussi chaud; mais il y a sans doute quelque chose de vrai. Avec un maître comme Burns, souvent absent et préoccupé, et une maîtresse qui n'avait pas été élevée dans les choses d'une ferme, la surveillance devait être parfois négligée ou inefficace. Le père d'Allan Cunningham lui racontait que Burns avait l'air d'un homme inquiet et sans but précis. «Il était toujours en mouvement, soit à pied, soit à cheval. Dans la même journée, on pouvait le voir tenir la charrue, pêcher dans la rivière, flâner, les mains derrière le dos, sur la rive, contempler l'eau fuyante, à quoi il prenait grand plaisir, se promener autour de ses bâtiments ou dans ses champs, et, si on le perdait de vue pendant une heure, on le voyait revenir de Friars-Carse ou pousser son cheval à travers la Nith pour aller passer la soirée avec quelques amis éloignés[1015].» Il est difficile de tout détruire dans ces témoignages de gens qui l'ont bien connu et qui l'ont aimé. Était-il possible qu'il en fût autrement? Était-il possible que Burns, avec sa largeur de nature et les absences poétiques de son esprit, fût capable de cette attention serrée aux moindres choses, de cette surveillance inquiète de toutes les minutes, de cette parcimonie, presque de cette avarice, qui sont nécessaires, même dans les fermes en meilleure condition que n'était la sienne. Si la marge des bénéfices avait été plus large, il aurait pu tenir: il aurait mis quelques livres de côté en moins à la fin de l'année, et ceux qui travaillaient avec lui auraient été plus heureux. Mais, avec un écart aussi faible entre la réussite et la ruine, la partie était bien compromise. Et puis, son cœur n'était plus à cette besogne, ou n'y était plus que par moments[1016].

Cette vie de fermier n'allait pas sans ses excès. Ceux-ci en étaient alors une partie obligée. Burns y était plus entraîné que d'autres, étant recherché non-seulement par les fermiers, mais par les propriétaires et les nobles des environs. On a, pendant cette année de 1789, deux exemples des coups de boisson qui prenaient place, le plus naturellement du monde, dans cette existence. Le premier est une chanson qui fut composée dans des circonstances que Burns rapporte lui-même: «L'air est de Allan Masterton, la chanson est de moi. L'occasion qui la fit naître est celle-ci: M. William Nicol, de la High-School d'Édimbourg, étant à Moffat pendant ses vacances d'été, l'honnête Allan, qui était en ce moment en visite à Dalswinton, et moi, allâmes le voir. Nous eûmes une si joyeuse réunion, que M. Masterton et moi convînmes, chacun sur notre terrain, de célébrer l'affaire[1017].» Or, voici ce qu'était cette affaire:

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