Robert Burns. Vol. 1, La Vie
Vous avez tant de contes et de tours,
Et, dans vos méchantes brindes et ribotes,
Vous faites des diables avec les saints,
Et vous les soulez jusqu'en haut;
Et alors leurs défauts, leurs pailles et leurs manquements,
On aperçoit tout.
Par pitié épargnez l'Hypocrisie!
Cette sainte robe, oh! ne la déchirez pas!
Épargnez-la, au nom de ceux qui la portent souvent,
Les gens en noir;
Mais votre maudit esprit, quand il en approche,
La leur arrache du dos.
Pensez, méchant pécheur, au mal que vous faites:
C'est la «robe bleue», la livrée et le vêtement
Des saints; ôtez-leur cela, vous ne leur laissez rien
Pour les distinguer
De païens non rachetés,
Comme vous ou moi[212].
On sent déjà dans ces strophes la main impatiente de frapper, l'homme qui est sur le point de porter la guerre chez l'ennemi et qui n'attend que la première opportunité. Après ce début, il raconte sa propre aventure, sur un ton qui laisse voir les dispositions d'esprit qu'il en avait rapportées.
Ma foi, je n'ai pas le cœur à chanter!
Ma Muse peut à peine ouvrir l'aile;
Je me suis joué à moi-même un joli air
Et j'ai dansé mon soûl!
J'aurais mieux fait de partir et de servir le roi
À Bunkers-Hill.
C'était une nuit, récemment, tout content,
J'étais parti me promener avec un fusil,
Et voilà que j'amenai une perdrix à terre,
Une jolie poule;
Et comme le crépuscule était venu
Je crus qu'on n'en saurait rien.
La pauvre petite créature était peu blessée;
Je la caressai un peu, par jeu,
Ne pensant pas qu'ils me tracasseraient pour cela;
Mais, le diable m'emporte!
Quelqu'un raconte à la cour de braconnage
Toute l'histoire.
Quelques vieux friands experts avaient bien vu
Que telle poulette avait reçu du plomb,
On soupçonna que j'étais dans l'affaire,
Je dédaignai de mentir,
Aussi j'eus pour mon sou mon sifflet,
Et je payai l'amende.
Mais par mon fusil, le roi des fusils,
Et par ma poudre et par mon plomb,
Et par ma poule et par sa queue,
Je promets et je jure
Que, par moor et vallon, le gibier me paiera
Cela l'année prochaine[213].
C'était un singulier résultat de cette grave leçon. Lorsqu'on avait à faire à de mauvaises têtes prêtes à tout risquer, c'était souvent ce qui arrivait. La résolution de Burns était cousine du stratagème de ce méchant gars de Nichol Snipe, le garde-chasse, qui avait tellement interloqué M. Balwhidder, le bon et simple ministre des Annales de la Paroisse. C'est une des jolies anecdotes de ce charmant livre et elle montre à quel point de bravade ces humiliations publiques poussaient parfois des natures inflexibles. M. Balwhidder raconte que ce Nichol et la fille qu'il avait séduite furent obligés de se tenir debout dans l'église. Le reste de la scène demande à être dit par lui-même. «Mais Nichol était un vaurien perdu, car il arriva avec deux habits: l'un boutonné par derrière et l'autre boutonné par devant; et deux perruques de mylord, qui lui avaient été prêtées par le valet de chambre: l'une sur sa figure et l'autre à sa vraie place; et il se tenait le visage contre la muraille de l'église. Quand je l'aperçus de la chaire, je lui dis «Nichol, vous devez vous tourner de mon côté.» Sur quoi, il se retourna, il est vrai, mais il me présenta le même aspect que son dos. Je demeurai confondu et je ne savais pas quoi dire, mais je lui criai d'une voix de courroux: «Nichol! Nichol! si vous aviez toujours été de dos, vous ne seriez pas ici aujourd'hui» et ces paroles eurent un tel effet sur toute la congrégation que le pauvre garçon souffrit ensuite plus de ma moquerie que si je l'avais réprimandé de la manière prescrite par la session[214].» Il y avait un peu de Nichol dans la façon dont Burns avait reçu la réprimande du révérend.
Lorsque, quelque temps après, Élizabeth Paton accoucha d'une fille, il répondit à la censure qu'il avait dû subir, par une pièce intitulée, Bienvenue d'un poète à sa fille, enfant de l'amour, pièce charmante dans son genre, toute pleine de mots caressants pour le petit être qui lui donnait pour la première fois droit «à la vénérable appellation de père»[215], avec une pointe d'émotion et de tendresse derrière le défi.
Tu es la bienvenue, fillette; le malheur me prenne
Si ta pensée ou celle de ta mère
M'intimide ou m'effraye jamais,
Ma jolie petite dame;
Ou si je rougis quand tu m'appelleras
Tata ou papa.
Ils peuvent maintenant m'appeler fornicateur,
Et tracasser mon nom dans leur bavardage rustique;
Plus ils parlent et plus je suis connu;
Qu'ils clabaudent donc!
Une langue de femme est mince matière
À troubler un homme!
Bienvenue! ma jolie, douce, mignonne fillette,
Bien que tu sois venue un peu sans être demandée,
Et bien que ta venue m'ait mis aux prises
Avec l'église et le chœur;
Cependant, par ma foi, j'avais fait ce qu'il fallait,
Ça, j'en donne ma parole!
Mignonne image de ma jolie Betty,
Quand je t'embrasse et je te caresse paternellement
Aussi chère, aussi proche de mon cœur je te place,
Aussi volontiers,
Que si ta naissance avait été vue par tous les prêtres
Qui ne sont pas encore en enfer!
Doux fruit de mainte rencontre joyeuse,
Maintenant c'en est fait de mon plaisant labeur,
Puisque tu es venue au monde obliquement,
Ce qui fait rire les imbéciles;
Dans mon dernier sou tu as ta part,
Et c'est la plus grosse moitié.
Quand je devrais en être pauvre et ruiné,
Tu seras aussi belle, aussi bien vêtue,
Et tes jeunes années aussi bien élevées
Dans l'éducation,
Que n'importe quel mioche de lit conjugal,
De ta position.
Dieu fasse que tu puisses hériter
La personne, la grâce, le mérite de ta mère,
Et l'esprit de ton pauvre et indigne père,
Sans ses défauts,
J'aimerais mieux te voir héritière de cela
Que de fermes bien garnies.
Si tu es ce que je voudrais que tu sois,
Si tu prends les conseils que je te donnerai,
Je ne regretterai jamais mes tracas à propos de toi,
Ni le coût, ni l'affront;
Mais je serai un père aimant pour toi
Et fier d'en porter le nom[216].
Cette fillette si joliment saluée par son père fut prise et tendrement élevée à Mossgiel, par la mère de Burns et par ses sœurs. Elle fut l'enfant de la maison. On devine, à quelques lignes écrites plus tard, les rentrées au logis de Burns et les caresses d'enfant.
De mioches, j'en suis plus que satisfait,
Le ciel m'en a envoyé une de plus que je ne demandais;
Ma petite Bess fraîche, souriante, chèrement achetée,
Elle regarde à grands yeux son père dans le visage[217].
Quand Burns partit, elle resta avec sa grand'mère. À vingt-et-un ans, elle reçut en dot dix mille francs pris sur les fonds souscrits pour la veuve et les enfants du poète. Elle se maria et mourut en 1816 à l'âge de trente-deux ans. Elle ressemblait, dit-on, beaucoup à son père.
Le prêtre qui avait humilié ce jeune paysan ne s'était pas douté de l'ennemi qu'il préparait au clergé. Tout frémissant de colère sur l'escabeau, Burns s'était juré de se venger et la première occasion ne se fit pas attendre. Il arriva, avant la fin de l'année, que deux des principaux ministres du parti de Auld Light, un révérend Moodie qui était ministre de Riccarton et l'énorme John Russell de Kilmarnock se querellèrent à propos des limites de leurs paroisses. Ils portèrent le cas devant le presbytère d'Irvine, et là, dans une séance publique qui avait attiré tout le pays des alentours et Burns parmi beaucoup d'autres, les deux révérends, jusqu'alors amis, apportant dans leurs invectives la violence de leurs sermons, s'insultèrent grossièrement en face de leurs partisans consternés et de leurs adversaires amusés[218]. Burns était à l'affût. Aussitôt il composa sa première satire: Les deux Pasteurs ou la Sainte Bagarre, histoire étrangement triste. Il les comparait, avec des détails qui poursuivaient la comparaison jusque dans ses dernières allusions, à deux bergers dont les troupeaux, pendant qu'ils se querellaient, étaient exposés à tous les dangers.
Ô vous tous, saints troupeaux pieux,
Bien nourris dans les pâturages orthodoxes,
Qui maintenant vous gardera du renard
Ou des chiens rôdeurs?
Ou qui aura soin des brebis égarées ou âgées,
Aux abords des fossés?
Les deux meilleurs bergers de tout l'ouest,
Qui aient jamais soufflé dans la trompe de l'Évangile
Ces vingt-cinq derniers étés,
Oh, horrible à dire!
Ont eu une amère et noire querelle
Entre eux.
Ô, Moodie, homme, et toi, verbeux Russell,
Comment pûtes-vous susciter un pareil fracas;
Vous verrez comme les bergers de la «Jeune Lumière» vont siffler,
Et diront que c'est du beau!
La cause du seigneur n'a jamais eu telle entorse,
À ma mémoire[219].
Il décrit le troupeau de Moodie, beau et sain «jusqu'aux pattes»; son pasteur le tient à l'écart de la mare empoisonnée de l'Arminianisme et ne lui laisse boire que l'eau claire du puits de Calvin; il connaît les putois, les chats sauvages, les blaireaux, les renards et il est prêt à verser leur sang et à vendre leur peau. Et quel berger que Russell! On l'entend par moors et vallons. C'était la vérité, car la voix de Russell s'entendait à un mille.
Que ces deux hommes—Ô! faut-il vivre pour voir cela?—
Que ces deux fameux se soient querellés,
Et que des noms comme «gredin», «hypocrite»
Aient été de l'un à l'autre,
Tandis que les bergers de la «Jeune Lumière» ricanant, hostiles,
Disent que ni l'un ni l'autre ne ment.
Cela se terminait par un éloge des représentants du Nouveau Parti, qui faisait contraste avec la caricature des champions de la Vieille Lumière. La pièce ne tarda pas à circuler dans le pays et à y provoquer un vaste éclat de rire. «Ce fut la première de mes productions poétiques qui vit la lumière» dit Burns, voulant dire qu'il la communiqua en manuscrit. «J'avais une idée que la pièce avait quelque mérite, mais pour prévenir tout malheur, j'en donnai une copie à un ami qui était très friand de cette sorte de choses, et je lui dis que je ne pouvais pas deviner qui en était l'auteur, mais que je la trouvais assez bien faite. Dans une certaine partie du clergé aussi bien que des laïques, elle souleva un fracas d'applaudissement[220].» C'étaient les membres de la Nouvelle Lumière qui, charitablement, accueillaient cette démolition de leurs adversaires. C'était assurément le plus rude coup que le Vieux Parti eût encore reçu.
Ce n'était là que la première d'une série fameuse de diatribes contre le clergé de l'ancienne école. Pendant l'année 1785 et une partie de 1786, c'est-à-dire pendant presque tout son séjour à Mossgiel, elles se pressent, tombant drues, fouettant ferme de leur sarcasme et de leur éloquence, comme un fouet à double lanière, faisant résonner toute la contrée d'un franc rire et blêmir plus d'un visage puritain. Ce jeune paysan se trouvait d'un coup un satirique de premier ordre, et les noms qu'il choisit sont marqués aussi magistralement, que ceux qui l'ont été par la main de Martial ou de Régnier.
Le premier qui lui tomba sous la main, après les révérends Moodie et John Russell, fut précisément William Fisher, un des elders de Mauchline. Il le malmena plus terriblement encore, dans sa Prière de Saint Willie. Les circonstances qui motivèrent cette implacable satire sont tellement caractéristiques des mœurs, et elles démontrent si bien que la tyrannie sacerdotale dont nous avons parlé plus haut n'avait pas disparu à cette époque, qu'il peut être utile de les rappeler. Gavin Hamilton, le notaire de Mauchline et le propriétaire de Mossgiel, avait été menacé d'être exclu de la communion annuelle et écarté des tables «pour négligence habituelle des ordonnances de l'Église». On lui reprochait d'être irrégulier à l'église; d'avoir été absent deux dimanches dans un mois et trois dans l'autre; de s'être mis en route un dimanche, malgré les conseils du ministre; de négliger habituellement, si toutefois pas entièrement, le culte de Dieu, dans sa famille[221]. Gavin Hamilton affirma que ces accusations sortaient d'une rancune personnelle et en appela de la Kirk session au Presbytère d'Ayr. Il y fut défendu par un de ses confrères d'Ayr, nommé Aiken, ami de Burns, qui était, paraît-il, doué d'un talent de parole remarquable et qui semble avoir été un grand orateur dans un petit bourg. La Kirk session de Mauchline, c'est-à-dire Daddy Auld et William Fisher, fut considérée comme mal fondée dans sa réprimande, et Gavin Hamilton rapporta un ordre du Presbytère que les procès-verbaux de la session dont il avait appelé fussent détruits. C'est en sortant de ce jugement que Burns place les lamentations suivantes dans la bouche de William Fisher, lequel gémit de ce qui vient de se passer[222]. Il s'adresse au Dieu de justice:
Ô Toi qui résides dans les cieux, Qui, selon ton bon plaisir, En envoies un an ciel et dix en enfer, Pour ta plus grande gloire, Et non pas pour le bien ou le mal Qu'ils ont fait devant Toi!
Je bénis et je loue Ta puissance infinie,
Quand Tu en as laissé des milliers dans les ténèbres,
De ce que je suis ici, devant Ta vue,
Pour les dons et la grâce
Une lumière brûlante et éclairante
Pour toute cette contrée.
Qu'étais-je donc, moi ou ma génération,
Pour obtenir une telle exaltation
Moi qui mérite si justement la damnation
Pour avoir enfreint Tes lois,
Cinq mille ans avant ma création,
Par la faute d'Adam.
Quand je chus du ventre de ma mère,
Tu aurais pu me plonger en enfer,
Pour y grincer des gencives, y pleurer, y crier,
Dans des lacs brûlants,
Où les démons maudits rugissent et hurlent
Enchaînés à leurs poteaux.
Cependant me voici, choisi pour exemple
Que Ta grâce est grande et ample;
Je suis un pilier de Ton temple
Ferme comme un roc,
Un guide, un bouclier, un exemple
À tout Ton troupeau.
Ô Lord, Tu sais quel zèle je montre,
Quand les buveurs boivent, et les jureurs jurent,
Et qu'on chante ici et qu'on danse là,
Petits et grands;
Car je suis gardé par Ta crainte
Et exempt de toutes ces choses.
Pourtant, ô Lord, il faut que je le confesse
Par moment je suis troublé d'une luxure charnelle;
Et parfois aussi, avec une assurance mondaine,
Le vil égoïsme entre en moi;
Mais Tu sais que nous sommes une poussière
Souillée de péché[223].
Il avoue alors qu'avec une certaine Meg, puis avec la fillette de Lizzie.... Mais c'est que ce vendredi-là il était gris, sans quoi il ne se serait jamais approché d'elle. C'est peut-être la volonté de Dieu et, s'il en est ainsi, que cette volonté soit faite.
Peut-être laisses-Tu cette épine charnelle
Tourmenter Ton serviteur soir et matin,
De crainte qu'il ne devienne exalté et orgueilleux
Des dons qu'il a reçus.
Si c'est ainsi, il faut qu'il supporte Ta main
Jusqu'à ce que Tu la relèves.
Toutes ces pages sont d'une malice qui tombe juste à point, tous les mots portent. C'est d'une raillerie charmante et cruelle, où chacun des traits dessine et égratigne à la fois. La fin est surtout caractéristique. L'aigreur, le fiel de cette âme dévote éclatent en une longue prière haineuse où le nom du Seigneur revient et roule au milieu de demandes de châtiment contre ces indignes, Gavin Hamilton, Aiken et leurs semblables. Ce Tartuffe rustique s'emporte lui aussi. Mais tandis que celui de Molière est peut-être bien un pur incrédule qui se sert de la religion comme d'un moyen d'escroquerie; celui-ci, par une vue très profonde de l'état de ces esprits, est un vrai croyant; sa rancune a sincèrement recours à sa foi. Toute cette pièce est parfaite. Ce n'est pas sans doute l'ample satire du Tartuffe; c'est quelque chose de court et de léger comme une flèche, mais infaillible.
Lord, bénis Tes élus en cet endroit,
Car ici Tu as une race d'élus;
Mais que Dieu confonde la face hardie
Et flétrisse le nom
De ceux qui amènent sur Tes elders la disgrâce
Et la honte publique.
Lord, rappelle-Toi ce que Gavin Hamilton mérite;
Il boit, et jure, et joue aux cartes,
Cependant il a une habileté si prenante
Près des humbles et des grands,
Que, hors des mains des prêtres de Dieu, les cœurs des gens
S'en vont à lui.
Et lorsque naguère nous l'avons châtié,
Tu sais quel scandale il a excité,
Qu'il a fait éclater le monde de rire,
De rire de nous.
Maudits soient sa corbeille et ses provisions,
Ses choux et ses pommes de terre.
Lord, écoute mon cri fervent, ma prière
Contre le presbytère d'Ayr,
Que Ta main puissante, Lord, soit sévère
Sur leurs fronts,
Lord fais-la peser, fais peser Ta colère
Sur leurs affronts.
Ô Lord, mon Dieu, cet Aiken à la langue souple,
Mon cœur et mon âme en tremblent encore
De penser comment nous étions debout, apeurés, gémissants,
Et tout suants de peur,
Tandis que lui, la lèvre dédaigneuse et courbée,
Tenait haut la tête.
Lord, au jour de la vengeance, visite-le;
Lord, ceux qui l'ont employé, visite-les;
Dans Ta miséricorde ne les oublie pas,
N'entends pas leur prière;
Mais, pour l'amour de Tes fidèles, détruis-les
Ne les épargne pas.
Mais, Lord, souviens-Toi de moi et des miens,
Dans Tes bontés temporelles et divines,
Que je puisse briller en fortune et en grâce
Au-dessus de tous;
Et toute la gloire en sera Tienne,
Amen, Amen[224].
C'est une merveilleuse satire, forte surtout parce que l'ironie atteint le fond des choses et est pleine de sens. Tout y est: la doctrine sauvage, la sécurité de ce misérable qui est sûr d'être parmi les élus, ses vices, avec le mélange de cynisme et d'hypocrisie, qu'on retrouve souvent chez les gens de son espèce, et enfin la haine dévote, fiel qui rancit au fond de tant de vases d'élection. Et tout est exprimé en termes si précis, si nerveux, d'un mouvement si rapide, que rien n'arrête la force du coup et que Holy Willie en fut comme assommé. C'est la plus féroce des satires de Burns et c'est une chose grave que d'attacher à une mémoire un pareil écriteau. Heureusement, il avait eu la main juste autant que rude, William Fisher fut, peu de temps après, convaincu d'avoir volé l'argent dans le plateau qu'on tenait à la porte de l'église. Il finit plus mal encore. Une nuit, rentrant ivre chez lui, il tomba dans un fossé sur le bord de la route et y périt de froid, dans la boue[225].
L'effet de cette pièce dans le pays fut encore plus grand que celui de la Sainte Bagarre. Il fut tel que la Kirk-Session songea à en poursuivre l'auteur. «La Prière de Saint Willie, fit ensuite son apparition et alarma tellement la Kirk-Session qu'ils tinrent trois réunions séparées pour examiner leur sainte artillerie et voir s'il ne s'y trouvait pas quelque arme qu'on pût diriger contre les rimeurs profanes[226].» Cela n'intimida point Burns. Après Holy Willie vinrent, en rapide succession, pendant 1785, le Post-Scriptum de l'Épître à Simson, l'Épître à John Goldie, l'Épître au Rev. Mac Math; et pendant 1786, l'Ordination, l'Adresse aux rigidement vertueux et la Sainte-Foire, que ses biographes rangent parmi ses satires religieuses et que nous serions plus disposé à mettre parmi ses poèmes locaux comme la Veillée de la Toussaint et les Joyeux Mendiants. C'est toute une série de pièces pleines de bon sens, d'esprit et d'éloquence. Quelques-unes, comme l'Ordination et l'Épître à John Goldie sont trop spéciales et locales. Mais les autres conservent leur intérêt en dehors des circonstances qui les ont produites.
Si Burns, dans ses démêlés avec le clergé ambiant, s'était contenté de fouailler tel révérend ou tel ancien, il n'aurait fait qu'œuvre de représailles individuelles. Il aurait pu déployer des qualités de satire et des ressources d'invectives, sans cesser de faire une besogne toute personnelle, comme s'il avait élargi des épigrammes et leur avait donné l'envolée et le cinglement retentissant de pièces lyriques. Mais il a été bien au delà et, après avoir attaqué et bafoué la discipline presbytérienne sous la forme et sous les noms qu'elle revêtait en face de lui, il s'en prit à la doctrine elle-même. Il en saisit, avec une parfaite clairvoyance, les points essentiels, c'est-à-dire l'omniprésence diabolique qui causait toutes les terreurs, et cette morale inflexible, sans compassion pour la faiblesse, sans notion de pardon, qui cachait, sous son écorce de dureté, bien des hypocrisies. Ces points il les attaqua en eux-mêmes, sans mélange de rancune, hors du rapetissement qui prend les questions présentées dans des querelles personnelles. C'est par ces coups portés à la doctrine que Burns mérite surtout d'être placé au nombre de ceux qui contribuèrent à l'émancipation de l'esprit écossais, pendant le XVIIIe siècle.
On a vu quelle place tient dans la religion puritaine l'idée du Malfaisant. Une doctrine qui repose sur la déchéance de la nature humaine et sur sa dégradation, ne peut manquer de faire une large place à l'esprit du mal. Selon elle, chacun vit assailli par la tentation, est destiné à la damnation. Les hommes sont normalement la proie du diable; il faut, pour en retirer quelques-uns, le sauvetage miraculeux de la grâce. Cette doctrine, tombant dans un pays sombre, où le sang est superstitieux, où la nature a quelque chose de mystérieux et de menaçant, où les anciennes croyances féeriques mal détruites renaissaient sous des formes nouvelles, devait y prospérer étrangement. Reprise, colportée, développée en d'innombrables sermons hurlés par des prédicateurs démoniaques, avec de tels cris qu'ils semblaient avoir les pieds dans le soufre, elle était devenue un épouvantail; elle avait terrorisé toutes les âmes. Ces gens vivaient dans un frisson continuel des mauvais esprits. «À leur tête était Satan lui-même, dont le plaisir était d'apparaître en personne, attirant ou terrifiant tous ceux qu'il rencontrait. Un jour il visitait la terre sous la forme d'un chien noir, un autre jour sous celle d'un corbeau; un autre jour on l'entendait au loin rugir comme un taureau. Il apparaissait quelquefois comme un homme pâle vêtu de noir et quelquefois il venait comme un homme noir vêtu de noir; on remarquait que sa voix était spectrale, qu'il ne portait pas de chaussures et qu'un de ses pieds était fourchu. Ses stratagèmes étaient infinis, car, dans l'opinion des théologiens, sa ruse augmentait avec l'âge et, ayant étudié depuis plus de 5000 ans, il était arrivé à une incomparable dextérité. Il aimait à saisir et il saisissait des hommes et des femmes et il les emportait à travers les airs. Généralement il était vêtu en laïque, mais on disait qu'en plus d'une occasion il avait eu l'impudence de s'habiller en ministre de l'Évangile. En tous cas, sous un costume ou sous un autre, il apparaissait aux membres du clergé et il essayait de les séduire et de les attirer de son côté. Ces tentatives naturellement échouaient; mais hors du clergé bien peu étaient capables de lui résister. Il pouvait soulever ouragans et tempêtes, il pouvait exercer ses maléfices non seulement sur l'esprit, mais sur les organes du corps, faisant voir et entendre ce qui lui plaisait. Parmi ses victimes, il poussait les unes à commettre le suicide, les autres à commettre un crime. Cependant, tout formidable qu'il fût, aucun chrétien n'était considéré comme ayant acquis une pleine expérience religieuse si, à la lettre, il ne l'avait pas vu, s'il ne lui avait pas parlé, s'il n'avait pas lutté contre lui. Le clergé prêchait constamment de lui, et préparait son auditoire à des entrevues avec le grand ennemi. La conséquence fut que les gens devinrent presque fous de peur. Chaque fois qu'un prédicateur mentionnait Satan, la consternation était si grande que l'église se remplissait de soupirs et de gémissements[227].» Cette page pittoresque et dense en renseignements, comme Buckle les écrivait, rend bien l'état des esprits. Il n'y avait pour l'Ennemi qu'un sentiment universel de crainte et de haine, et comme un cri unanime d'épouvante et d'exécration.
Soudain, dans le propre langage du pays, on entendit quelqu'un qui parlait à Satan non seulement sans crainte mais encore avec une sorte de camaraderie et de cordialité familières. C'était Burns qui avait conversation avec lui! On n'avait jamais entendu parler du diable sur ce ton. C'était une épître charmante, enjouée, toute pleine de raillerie, de bonne humeur, avec un grain d'amitié, tout comme si les deux causeurs avaient été compères et compagnons, prêts à faire route, bras dessus bras dessous. Voici que quelqu'un se moque de Satan, le tourne en ridicule, le plaisante, le nargue, tout comme on fait d'une personne dont on n'a pas peur. Et c'est peu encore! Voici qu'il l'admoneste, lui dit qu'il est méchant garçon depuis assez longtemps, et finit par lui donner de bons avis, lui conseille de se convertir. C'est à quoi les Théologiens n'avaient jamais pensé; c'est cependant une idée bien simple et qui arrangerait fameusement les choses. Sur le coup, ce dut être une stupeur et presque une indignation comme devant un blasphème et une hérésie. Car pour beaucoup, même d'aujourd'hui, dire du bien du diable c'est une abomination aussi grave que de dire du mal de Dieu. Jack Russell et la Vieille Lumière en durent prédire de belles. Il y avait assurément beaucoup de bravoure d'esprit et de hardiesse de conduite à faire une pareille pièce.
Et cependant comment résister? La pièce était charmante, si franchement gaie, un si heureux mélange de crânerie, de bonhomie, de bonne humeur et de moquerie, qu'elle devait rassurer ceux qui la lisaient. Et le fait est qu'avec la curieuse puissance de conduite et d'entraînement qu'ont les poésies de Burns, celle-ci vous mène du tremblement, où ses lecteurs devaient se trouver d'accord avec lui, au badinage où ils devaient se trouver étonnés de prendre part.
Ô toi, quel que soit le titre qui te convient,
Vieux Cornu, Satan, Nick ou Fourchu,
Qui, dans cette caverne effrayante et pleine de suie,
Enfermé sous les écoutilles,
Éclabousses le cuvier à soufre,
Pour échauder de pauvres misérables!
Écoute-moi, vieux Pendard, un instant,
Et laisse tranquilles ces pauvres corps damnés;
Je suis sûr que cela ne fait guère plaisir
Même au diable
De battre et d'échauder de pauvres chiens comme moi,
Et de nous entendre piailler.
Grand est ton pouvoir et grande ta renommée;
Ton nom est connu et célèbre au loin;
Et bien que ce trou enflammé soit ta demeure,
Tu voyages partout;
Et ma foi, tu n'es ni lent, ni boiteux,
Ni timide, ni paresseux.
Tantôt errant comme un lion rugissant,
Tu cherches ta proie dans les trous et dans les coins;
Tantôt volant sur la tempête aux fortes ailes,
Tu découvres les églises;
Tantôt, regardant dans les cœurs humains,
Invisible, tu guettes.
J'ai entendu ma vénérable grand'mère dire
Que dans les gorges solitaires, tu aimes à errer;
Ou que là où les vieux châteaux ruinés, grisâtres
Font des signes à la lune,
Tu épouvantes la route du voyageur nocturne;
D'un murmure fantastique.
Quand le crépuscule appelait ma grand'mère
À dire ses prières, brave honnête femme!
Souvent derrière le foin, elle t'a entendu bourdonner
D'un bourdonnement effrayant;
Ou passer, en froissant les feuilles des sureaux
Avec un lourd soupir.
Il raconte que lui-même, une nuit d'hiver sombre et venteuse, quand les étoiles lançaient leurs rayons de côté, il l'a aperçu, de l'autre côté de l'étang, sous la forme d'un paquet de roseaux. Le bâton trembla dans sa main et ses cheveux se dressèrent sur sa tête, quand il le vit s'envoler comme un canard, d'un vol sifflant. Il lui rappelle, d'un ton moitié sérieux et moitié moqueur, toutes ses fredaines, depuis le moment où il a troublé dans l'Eden la première paire d'amoureux. Il se moque de lui et il lui dit qu'il saura bien lui échapper au dernier moment:
Et maintenant, vieux Fourchu, je sais bien que tu penses
Que les escapades et les buveries d'un certain barde,
En quelque heure fâcheuse, l'enverront d'un bon pas
À ton trou noir;
Mais, ma foi! il tournera lestement le coin
Et se moquera de toi!
Enfin il finit d'un ton paternel, en lui donnant de bons avis, en lui conseillant de se convertir:
Allons, bonsoir, vieux Nick;
Je désire que tu réfléchisses et que tu t'amendes;
Tu pourrais peut-être, je n'en sais rien,
Avoir encore une chance;
Cela me fait chagrin de penser à ce trou,
Même pour toi![228]
Et il le quitte après cette petite admonestation. Il faut se rappeler l'horreur des Écossais pour le démon, leur croyance à son intervention continuelle, à sa présence dans leur vie; il faut se rappeler les prédications dont nous parlions plus haut pour comprendre l'originalité et la bravoure d'une pièce comme celle-ci, pour comprendre aussi son succès. Plus d'un que l'idée du Méchant tenait lié dans l'épouvante, dut écouter avec soulagement ces strophes qui traitaient le diable avec insouciance, comme un être plus ridicule que dangereux; et plus d'un, en rentrant le soir, assailli aux passages noirs des routes par la crainte de le voir surgir, dut se rassurer en se fredonnant les couplets du poète:
Mais, ma foi! il tournera lestement le coin
Et se moquera de toi!
De même, il faut se rendre compte de la dureté de la morale puritaine, repenser aux jugements inflexibles dont elle frappait toutes les actions, à l'implacable condamnation dont elle accablait les moindres fautes, pour admirer, en la replaçant dans l'austérité environnante, son Adresse aux très Vertueux. C'était une nouvelle chose, dans une petite paroisse de campagne, à cette époque, que ce plaidoyer plein de compassion attendrie pour la faiblesse humaine et, en même temps, que cette façon, la seule juste, de mesurer les fautes aux tentations de la nature ou des circonstances. Nulle part on n'a mieux exprimé cette indulgence, que la sympathie pour l'homme a rendue maintenant commune, mais qui n'a jamais trouvé une forme plus humaine, plus portative, pour ainsi dire, plus propre à devenir la devise du mélange de défiance et de bonté, avec lequel seulement nous devons nous permettre de juger les autres. S'adressant aux rigides, il leur disait:
Oh! vous qui êtes si bons vous-mêmes,
Si pieux et si saints
Que vous n'avez rien à faire qu'à noter et compter
Les fautes et les folies de votre voisin!
Vous dont la vie est comme un moulin bien allant,
Fourni d'une eau abondante;
La trémie pleine tourne toujours
Et toujours le clapet fait son bruit.
Écoutez-moi, vous, vénérable cohorte,
Je suis l'avocat de ces pauvres mortels
Qui fréquemment passent la porte de la calme Sagesse,
Pour aller au portail de l'étourdie Folie;
Oui, au nom de ces écervelés et de ces insouciants,
Je voudrais ici proposer une défense,
Pour leurs malheureux tours, leurs noires fautes,
Leurs défaillances et leurs infortunes.
Vous comparez votre état au leur,
Et vous frissonnez de les rapprocher;
Mais jetez, un moment, un regard juste,
Qu'est-ce qui fait la grande différence?
Défalquez ce que le manque d'occasions a donné
À cette pureté dans laquelle vous vous enorgueillissez,
Et, (ce qui souvent est plus que tout le reste)
Votre meilleur art de dissimuler.
Pensez, quand votre pouls maté
Donne de temps en temps une secousse,
Quelles fureurs doivent convulser les veines
De celui dont le pouls sans répit galope!
Avec bon vent et la marée en poupe,
Vous filez tout droit au large;
Mais faire voile contre l'un et l'autre,
Cela fait étrangement louvoyer.
Voyez la Sociabilité et la Jovialité s'asseoir,
Joyeuses et sans défiance,
Jusqu'à ce que, défigurées, elles deviennent
La Débauche et l'Ivrognerie:
Oh! si elles pouvaient s'arrêter à calculer
Les éternelles conséquences,
Ou bien, pour parler d'un enfer que vous craignez plus,
La maudite, maudite dépense.
Vous, hautes, fières, vertueuses dames,
Ficelées droites dans vos corsets pieux,
Avant d'injurier la pauvre Fragilité,
Supposez les cas renversés:
Un gars chèrement aimé, une occasion câline,
Une inclination traîtresse;
Mais, laissez-moi le murmurer à votre oreille,
Peut-être que vous n'êtes pas une tentation.
Et la pièce, dépouillant brusquement son air ironique, se termine, comme il arrive souvent à la fin des morceaux de Burns, par deux strophes d'une gravité éloquente, pleines de la substance de bien des sermons.
Examinez donc avec bonté, votre frère, l'homme,
Avec plus de bonté encore, votre sœur, la femme;
Encore qu'ils puissent aller un peu de travers,
S'égarer en chemin est chose humaine;
Un point reste toujours grandement obscur,
Le motif pour quoi ils agissent ainsi;
Et il est tout aussi difficile de marquer
Jusqu'à quel degré peut-être ils se repentent.
Celui qui a créé le cœur, c'est celui-là seul
Qui avec certitude peut nous juger;
Il en connaît chaque corde—et son ton divers,
Chaque ressort—et sa portée diverse;
Devant la balance, restons donc muets,
Nous ne pouvons pas l'ajuster:
Ce qui a été commis nous pouvons en partie l'estimer,
Nous ignorons ce qui a été surmonté[229].
Ceci était plus qu'une correction d'elder. C'était une protestation très claire et délibérément jetée contre cette sévérité pharisaïque qui ne connaissait ni atténuation, ni rachat des fautes, contre cette morale toute de réprobation et d'exorcisme, sans nuances ni limites, qui condamnait d'un coup, en bloc et à toujours. C'était, vers la fin, mieux encore. C'était une voix d'indulgence et de pardon. Il y avait bien longtemps que cette voix-là n'avait été entendue, au milieu de ces paroles d'airain et de fer. Sans doute, on discerne dans cette pièce, sous couleur de plaidoyer général, une défense pour soi-même; et l'auteur avait besoin de la mansuétude de jugement qu'il réclamait pour tous. Mais qu'est-ce que la lutte contre les préjugés et les abus sinon un front de poussées sur les points où il nous blessent; seraient-ils jamais détruits s'ils n'étaient combattus par ceux-là qu'ils font souffrir? Il n'en existait pas moins que l'attaque était complète et ouverte, et qu'elle portait sur les endroits vitaux de la doctrine. Sans le savoir, Burns continuait, dans cette région, le travail entrepris par Hutcheson, et collaborait à une même émancipation. Et, en ce qui regarde Burns particulièrement, il n'en était pas moins vrai que, par la logique et les meilleures aspirations de son esprit, il était sorti graduellement des altercations et des ripostes personnelles pour faire du débat la défense d'une idée généreuse.
Il y avait—nous ne devons pas l'oublier—un certain courage à protester ainsi et cette attitude n'allait pas sans lui attirer quelques chagrins et des ennuis. Chez lui, il trouvait les remontrances et les prières de sa mère, de son frère, ou ces silences qui blâment[230]. Dehors, il rencontrait la froideur, l'aversion de beaucoup. Si sa franchise et sa crânerie lui avaient attiré, même dans les rangs du clergé libéral, des amitiés qui compensaient le scandale des pharisiens, il n'en devait pas moins souffrir dans ses relations, et il pouvait en souffrir dans ses intérêts. Nous verrons que cette hostilité ne fut pas étrangère à une des grandes douleurs de sa vie. Il était de plus exposé, si un hasard avait mal tourné les choses, à être poursuivi et frappé de l'excommunication qui, dans ce pays, mettait un homme aussi sûrement hors de la société qu'au moyen-âge. Il n'était pas d'ailleurs sans s'en rendre compte. Après la fougue et la fièvre de la bataille, il lui venait des appréhensions. Il écrivait à un révérend de ses amis, un modéré de la Nouvelle Lumière:
Ma petite Muse, fatiguée de mainte chanson
Sur les robes et les rabats et les graves bonnets noirs,
Est devenue tout alarmée, maintenant qu'elle l'a fait,
De peur qu'ils ne la blâment,
Et qu'ils ne lancent leur saint tonnerre sur elle,
Et qu'ils ne l'anathématisent.
J'avoue que ce fut téméraire et assez imprudent,
Pour moi, pauvre poétaillon rustique,
De me mêler d'une bande si puissante
Qui, s'ils me connaissent,
Peuvent aisément, d'un simple petit mot,
Lâcher l'enfer sur moi.
Mais j'étais hors de moi de voir leurs grimaces,
Leurs faces soupirantes, hypocrites, fières de la grâce,
Leurs prières de trois milles, leurs grâces d'un demi-mille,
Leur conscience élastique,
À ces gens que l'avidité, la vengeance et l'orgueil déshonorent
Plus encore que leur ineptie[231].
Il avait beau se tenir; dès qu'il parlait d'eux, la colère lui remontait à la gorge et il repartait de plus fort. Dans cette même pièce, à deux pas de ces regrets, il reprenait de plus belle:
Ô Pope, si j'avais les dards de ta satire
Pour donner à ces chenapans leur dû,
J'arracherais leurs cœurs pourris et creux,
Et je crierais bien haut
Leurs jongleries, leurs filouteries, leurs ruses
Pour tromper la foule.
Dieu sait que je ne suis pas ce que je devrais être,
Que je ne suis pas même ce que je pourrais être,
Mais j'aimerais vingt fois mieux être
Tout net un athée,
Que de me cacher sous les couleurs de l'Évangile,
Comme sous un écran.
Un honnête homme peut aimer un verre,
Un honnête homme peut aimer une fillette,
Mais la basse vengeance, la fausse malice,
Il les dédaigne toujours,
Et aussi de crier son zèle pour les lois de l'Évangile,
Comme quelques-uns que nous connaissons.
Ils ont la religion à la bouche,
Ils parlent de merci, de grâce, de vérité,
Pourquoi? pour donner du champ à leur méchanceté,
Contre un pauvre diable,
Et le pourchasser, par delà droit et pitié,
Jusqu'à la ruine.
C'étaient là de bien dangereuses paroles. On les sent encore vibrer de colère sourde et d'indignation. Elles permettent de concevoir les orages de haine et de rancune qui grondèrent dans le cœur de Burns pendant ces mois-là.
Toutes ses pièces anti-cléricales sont ramassées dans l'étendue d'un an et demi environ. Sauf une seule l'Alarme de l'Église, composée beaucoup plus tard, et due à un de ces moments de vie rétrospective qui transportent les hommes en arrière, elles appartiennent à la période de Mossgiel, et la plupart à l'année 1785. Mais Burns garda de ces aventures une rancune contre le clergé et chaque fois qu'il trouva l'occasion de glisser dans ses poèmes une méchanceté ou une insolence à son adresse, il n'y manqua jamais. C'était un souvenir de l'escabeau de pénitence.[Lien vers la Table des matières.]
II.
LE FLOT DE POÉSIE. — LA VISION.
Au courant de cette lutte contre le clergé, au milieu de ces troubles de colère, d'indignation et de rancune, sa vocation littéraire, d'un très beau mouvement et par une ascension assurée, se dégageait et se manifestait de telle façon qu'il fallait bien qu'elle devînt claire à tous les yeux. Après tant d'années de lectures, d'essais, d'observations, après une si longue et si opiniâtre préparation, ce trésor accumulé allait enfin s'ouvrir; les riches ressources et les économies prolongées de cet esprit se répandre tout à coup. Et au fur et à mesure de cette production, il n'est pas sans douceur de le voir prendre conscience de son génie, de voir son ambition, après des hésitations et des tâtonnements, d'abord mesurée et indécise, s'affermir, se hausser et regarder en face l'entreprise et l'effort.
Jusqu'au moment où il entra à la ferme de Mossgiel, Burns avait, somme toute, peu produit et rien de très important. Une vingtaine de chansons sur les fillettes dont il avait été amoureux, quelques paraphrases de psaumes, la ballade de Jean Grain d'Orge, quelques fragments inachevés, la Mort et les dernières paroles de la pauvre Mailie, composaient son bagage. Le tout tient en quelques pages et, sauf quelques-unes des chansons, n'est pas essentiel à sa gloire. Si l'on répand cela sur une dizaine d'années, on a un bien petit tas pour chacune. C'étaient, en outre, des pièces tout accidentelles, faites sur une occasion personnelle et qui avaient assurément demandé moins de travail à Burns que certaines de ses lettres. L'ensemble n'indique pas la volonté de produire, et aucune de ces pièces n'est en soi un effort bien sérieux. Mais les choses ne tardèrent pas à changer, peu après l'installation à Mossgiel. Son œuvre littéraire partit comme un flot, abondante, pressée, copieuse, rapide et d'une perfection achevée.
Elle préluda tout à fait à la fin de 1784, vers le mois de novembre, avec l'Épître à Rankine, la Bienvenue du Poète à son Enfant illégitime et la pièce satirique des Deux Pasteurs, pour commencer vraiment en janvier 1785. Pendant l'année 1785 et les premiers mois de 1786, vinrent, en une succession rapide, presque toutes les pièces qui constituent sa gloire, le fameux volume de Kilmarnock en entier. De janvier à la fin de mars, parurent l'Épître à Davie, la Prière du Saint Homme Willie, la Mort et le Docteur Hornbook; le 1er avril, la première Épître à Lapraik; le 21 avril, la seconde; en mai l'Épître à William Simson le maître d'école, avec ses jolis passages sur la poésie écossaise; en août l'Épître à John Goldie; en septembre la troisième Épître à Lapraik et l'Épître au Révérend Mac Math; en octobre la seconde Épître à Davie. C'est la période de ces charmants poèmes, familiers, alertes, gais, souvent pleins de détails biographiques, qui imitent et dépassent les modèles qu'en avait donnés Allan Ramsay. À partir de ce moment la production se presse encore; en même temps elle s'anoblit et s'élargit. Chaque semaine, presque chaque jour, en ces quelques mois fructueux, donne une pièce. Les chefs-d'œuvre se succèdent; on peut dire que Burns serait immortel rien qu'avec ce qu'il a écrit pendant les deux mois de novembre et de décembre 1785. Cette série s'ouvre par la fameuse pièce de la Veillée de la Toussaint; l'admirable et tendre pièce à la Souris est aussi de novembre; puis viennent l'une sur l'autre, l'Adresse au Diable, le Breuvage Écossais et surtout ces deux morceaux de premier ordre le Samedi soir du Villageois et la plus étonnante, à nos yeux, de toutes ses créations, sa cantate des Joyeux Mendiants. Telle était sa fécondité à ce moment qu'il laissait ses œuvres sans en prendre souci et que cette cantate fut oubliée, presque perdue et ne parut qu'après sa mort. Le jour de l'an de 1786 c'est le Salut matinal de bonne année du vieux fermier à sa vieille jument Maggie, une poésie pleine du sentiment des bêtes. Pendant les premiers mois de l'année, ce sont, coup sur coup, les Deux Chiens, le Cri et la Sincère Prière de l'Auteur aux Représentants Écossais à la Chambre des Communes, à propos d'un acte sur les distilleries écossaises, l'Ordination, la jolie Épître à James Smith, avec sa vaillante philosophie et sa crânerie, cette admirable et noble pièce de la Vision qui est comme le couronnement et la consécration de toute cette fécondité, l'Adresse aux très Vertueux, la Sainte Foire, peut-être sa plus forte peinture de mœurs; la célèbre ode à la Pâquerette est du mois d'avril. Puis s'entassent immédiatement une suite de pièces mélancoliques et désespérées qui correspondent à des angoisses de cœur: à la Ruine, Lamentation occasionnée par l'issue infortunée de l'Amour d'un Ami, le Désespoir. Arrivent alors la sage et virile Épître à un Jeune Ami, qu'on comparerait presque pour la sagesse pratique aux conseils de Polonius à son fils; enfin l'Adresse à Belzebud, le Songe, la Dédicace à Gavin Hamilton, l'Épitaphe d'un Barde. Avant le mois de mai 1786, tout un volume était écrit, dont il n'existait, pour ainsi dire, rien en janvier 1785. Cette production était entassée en quinze mois. Si on place, dans les interstices de ces pièces capitales, des chansons, des épitaphes, des épigrammes, des billets poétiques, d'autres morceaux divers de moindre importance; si on considère qu'il y a, dans ce flot, des satires, des élégies, des tableaux de mœurs, des pièces d'une moralité et d'une noblesse incomparables, des cris de douleur, des épîtres familières, de tout enfin, on comprendra l'étonnement que cause à ceux qui l'étudient de près cette merveilleuse explosion de poésie. Les printemps tardifs, où les sèves longtemps contenues éclatent soudain de toutes parts et à toutes les branches, ont seuls de pareilles frondaisons.
On comprend que, pour fournir en un temps si court une pareille abondance de vers, il fallait qu'il fût continuellement en état de poésie. C'était en effet sa façon d'être habituelle; il la portait dans tous les moments et dans toutes les occupations de toutes ses journées.
Ô chère, chère rime! c'est toujours un trésor,
Mon principal, presque mon unique plaisir;
À la maison, aux champs, au travail, au repos,
La muse, pauvre fillette,
Bien que sa mesure soit rude,
Est rarement à ne rien faire[232].
Sa tête était toujours en animation et en travail de poésie, tantôt avec volonté, tantôt, comme disent les théologiens, par une activité indélibérée. L'inspiration fermentait et fumait en lui sans trêve.
Juste à l'instant je suis pris d'un accès de rime,
Ma caboche en levure travaille fortement,
Ma fantaisie fermente et monte haut
D'une poussée rapide;
Avez-vous un moment de loisir
Pour écouter ce qui va venir?[233]
Souvent il travaillait à plusieurs pièces à la fois. Presque toujours la composition était instantanée, elle sortait des faits eux-mêmes; c'était une impression, une émotion brusquement saisies en vers. Elles n'avaient pas le temps de se refroidir; elles étaient prises, martelées sous la rime, façonnées en strophes pendant qu'elles étaient chaudes. Il se prend, un soir, de pique avec le maître d'école de Tarbolton, personnage inoffensif et ridicule qui affectait le médecin. Le soir même, en s'en retournant, il compose sur la route la Mort et le Docteur Hornbook qu'il récite le lendemain à son frère[234]. Un autre soir, à Mauchline, il entre avec deux amis dans le cabaret de Poosie Nansie, où était réunie à boire et à chanter une troupe de gueux vagabonds, et quelques jours après il dit à un de ses amis la pièce des Joyeux mendiants[235]. La plupart de ses épîtres sont de véritables lettres écrites au courant de la plume, composées dans le temps qu'il fallait pour les griffonner.
Et quelle chose plus faite pour faire naître de l'admiration et de la sympathie que de le voir composer? C'est pendant son travail, au milieu des corvées d'une ferme, en face des soucis qui commençaient à assaillir les deux frères comme ils avaient assailli le père, qu'il poursuit ses strophes. Il ne distrait pas une heure de son métier. Tantôt, c'est le soir, après avoir semé toute la journée et donné aux chevaux leur avoine pour la nuit qu'il se met à écrire, le corps brisé. Sa pauvre muse, c'est-à-dire sa tête, lasse aussi, résiste, réclame un peu de sommeil. Il faut qu'elle obéisse.
Tandis que les vaches fraîchement vêlées beuglent au piquet,
Et que les chevaux fument à la charrue ou à la herse,
Sur le bord du crépuscule, je prends cette heure-ci,
Pour reconnaître que je suis débiteur
Du vieux Lapraik, au cœur honnête,
Pour sa bonne lettre.
Excédée, endolorie, les jambes lasses
D'avoir jeté du blé par dessus les sillons,
Ou distribué aux bidets
Leur picotin de dix heures,
Ma pauvre muse plaide tristement et demande
Que je n'écrive pas.
L'insouciante, la surmenée, la pauvrette
Est, en ses meilleurs jours, indolente et un peu paresseuse,
Elle me dit: «tu sais, nous avons été si occupés
Depuis un mois et davantage,
Qu'en vérité ma tête est tout étourdie
Et un peu endolorie.»
Ses sottes excuses me mirent en colère:
«Sur ma foi, dis-je, petite sotte, chipie,
J'écrirai et j'écrirai un bon coup,
Cette nuit même.
Ainsi tâche de ne pas faire affront à notre métier
Et de rimer droit.»
Et j'ai pris mon papier en un clin d'œil.
Et crac! ma plume plonge dans l'encre,
Je dis: «avant que je ferme l'œil,
Je fais vœu de finir ma lettre.
Et si tu ne veux pas la tinter en cliquetis,
Par Jupiter, je récrirai en prose.»
Et ainsi j'ai commencé à barbouiller, mais si c'est
En vers ou en prose ou tous les deux ensemble,
Ou quelque hotch-potch qui n'est ni l'un ni l'autre,
On le verra plus tard;
Mais du moins j'alignerai un bout de bavardage
Là, juste, sur le pouce[236].
D'autres fois, il profite d'une après-midi de pluie qui empêche de rentrer les grains. On est au moment de la moisson:
J'y suis occupé aussi et nous y allons bon train,
Mais des averses aigres, cinglantes, l'ont mouillée;
Alors, j'ai pris ma vieille plume écachée
Avec beaucoup de peine,
Et j'ai pris mon couteau et je l'ai taillée
Tout comme un clerc[237].
Mais pendant qu'il écrit, le vent a monté, et voici qu'il est en train de culbuter les gerbes; il faut courir, aller donner un coup de main pour les redresser, car la nuit tombe. L'épître se tirera d'affaire comme elle pourra:
Mais voici nos gerbes renversées par la rafale,
Et voici que le soleil clignote à l'Ouest,
Il faut que je coure rejoindre les autres,
Et que je quitte ma chanson;
Ainsi je sous-signe en hâte
Votre: Rob le vagabond[237].
Il arrive qu'il prend un instant sur le lieu même du travail et qu'il profite d'une averse qui oblige les moissonneurs à se réfugier derrière les gerbes; il improvise une épître achevée de forme et toute nourrie de pensée:
Tandis que les faucheurs se blottissent derrière les gerbes,
Pour éviter l'âpre, la piquante averse,
Ou courant à la débandade s'enfuient;
Pour passer le temps
Je vous consacre une heure
En rime oisive[238].
Plus souvent encore il composait en labourant. «Tenir la charrue, dit Gilbert, était chez Robert une attitude favorite pour ses compositions poétiques et quelques-uns de ses meilleurs vers furent produits pendant qu'il était à ce travail[239].» Rien n'est plus caractéristique que l'origine de sa pièce à une Souris. Il labourait un champ voisin de la ferme; c'était aux labours de novembre. Le soc, en versant la glèbe, disperse un petit tas de feuilles mortes et de paille, un nid de souris. En voyant la bestiole chassée de son refuge, ruinée, s'enfuir sous la bise, sur ce terrain dénudé, une commisération prit Burns. Puis, avec ce vaste horizon attristé autour de lui, il songea à sa propre vie, à peine plus assurée, exposée aussi aux duretés. Il devint pensif et silencieux et quand, la nuit tombée, il ramena son attelage, il rapportait un des chefs-d'œuvre de la poésie anglaise[240]. L'histoire de la pièce à la Pâquerette est analogue. Cette fois c'était aux labours d'avril; en poussant la charrue il coupa une pâquerette dont la destinée le toucha. «Ses vers à la Souris et à la Pâquerette de montagne furent composés pendant que l'auteur tenait la charrue; je pourrais montrer l'endroit exact où chacune de ces deux pièces fut composée[241].» N'est-ce pas un tableau d'une simplicité touchante et non pas sans grandeur, que ce paysan, ce grand poète, arrêté au bout d'un sillon et songeant appuyé sur le manche de sa charrue? C'est un épisode digne de nobles Georgiques.
Le soir, dans son galetas, il écrivait les vers de la journée et la pièce nouvelle allait rejoindre les autres dans le tiroir de la petite table[242]. Le lendemain ou quelques jours après, il la récitait généralement à Gilbert. Les circonstances où ces récitations étaient faites sont aussi bien curieuses. «Ce fut je pense pendant l'été de 1784, quand dans l'intervalle de plus pénibles labeurs, lui et moi étions à arracher les mauvaises herbes du jardin, qu'il me répéta la plus grande partie de son Épître à Davie[243].» Et ailleurs: «Ce fut, je pense, l'hiver suivant, pendant que nous allions ensemble avec des chariots chercher du combustible pour la famille, (et je pourrais indiquer l'endroit précis) que l'auteur me répéta pour la première fois l'Adresse au Diable.[243]» Et encore ce coin de champ: «Il me répéta ces vers le lendemain après midi, tandis que j'étais à la charrue et qu'il faisait écouler l'eau hors du champ[243]». Il nous semble que ces vers récités au milieu de grossières besognes sont un dernier trait qui complète ce tableau unique.
Au fur et à mesure qu'il produisait, il prenait conscience de son génie et de sa vocation. Peu à peu il entrevoyait un but à sa vie, un but qui resta confus et souvent fut obscurci, mais d'où lui vinrent ses meilleures clartés. La pensée d'être poète s'établissait en lui, non pas poète européen, un poète qu'on lirait aux quatre coins du globe; pas même poète anglais; pas même poète écossais. Son ambition était beaucoup plus circonscrite. Pendant longtemps, toujours peut-être, à l'époque de sa grande production très sûrement, il ne songea qu'à être un poète local, il n'eut d'autre visée que de chanter le canton qu'il habitait. Son vœu le plus élevé était que le coin de pays qu'il chérissait eût aussi ses louanges quand d'autres districts de l'Écosse avaient les leurs; que les sites et les mœurs de Kyle eussent leur place dans la poésie populaire. À ses plus hauts moments, il prononçait les noms d'Allan Ramsay et de Fergusson. Sauf le génie, il a été un de ces mille poètes qui célèbrent les mérites de leur canton. Il y a un vers de Keats qui semble avoir été fait pour lui. Dans une de ces pièces où ce charmant esprit refaisait d'instinct la vie des anciens Hellènes, il parle de ces poètes qui moururent
Laissant une grande poésie à un petit clan[244].
Il avait compris, par la divination qu'il a quelquefois, l'origine toute locale de quelques-unes des plus vastes œuvres de la Grèce. Il en fut exactement ainsi de Burns. Il n'a songé qu'à être le poète d'un «petit clan». Ce fut cette ambition, et non une autre, dont on peut suivre dans son esprit l'entrée et l'affermissement.
Elle avait apparu dès la première manifestation de la poésie en lui, et on a vu que son ami Brown lui avait donné à Irvine des encouragements qui n'avaient pas été vains. Il est probable qu'elle avait peu à peu progressé dans la période de maturation qui avait suivi le retour d'Irvine. On la voit pour la première fois se montrer avec une netteté qui ne laisse plus de doute, dans le Journal qu'il avait commencé à tenir à Lochlea et qu'il continua pendant un peu de temps à Mossgiel. L'ambition y est, cette fois, bien marquée et précisée dans son existence et dans ses bornes.
Quelque plaisir que je prenne aux ouvrages de nos poètes écossais, en particulier de l'excellent Ramsay et du plus excellent Fergusson, cependant je souffre de voir d'autres régions de l'Écosse, leurs villes, rivières, bois, prairies, etc., immortalisés dans des œuvres si célèbres, tandis que ma chère contrée natale, les anciens bailliages de Carrick, Kyle et Cunningham, fameux dans les temps anciens et modernes par une race d'habitants brave et guerrière; une contrée où la Liberté civile et surtout la Liberté religieuse ont toujours trouvé leur premier soutien et leur dernier asile; une contrée qui a été le berceau de maints Philosophes, Soldats et Hommes d'État illustres, et le théâtre de maints importants événements de l'histoire d'Écosse, particulièrement d'un grand nombre des exploits du Glorieux Wallace, le sauveur de la patrie; tandis que cette contrée, dis-je, n'a jamais eu un poète écossais de quelque éminence, pour faire que les fertiles rives de l'Irvine, les bois romantiques et les scènes solitaires de l'Ayr, et la source saine et montagneuse, le cours sinueux du Doon deviennent les émules du Tay, du Forth, de l'Ettrick, de la Tweed, etc. C'est un regret auquel je serais heureux de porter remède, mais hélas! Je suis trop au-dessous de cette tâche, en génie natif et en éducation.
Obscur je suis et obscur je dois rester, bien que jamais cœur de jeune poète ou de jeune soldat n'ait battu pour la renommée plus éperdument que le mien[245].
Ce n'est encore là qu'une ambition rêvée plus que tentée, qui inspire plutôt le regret que l'effort. Par degrés cependant elle se dégage et se fortifie. On en saisit très bien les progrès. Dans la première Épître à Lapraik, écrite au commencement d'avril de cette mémorable année de 1785, elle reparaît, modeste encore. Cependant Burns n'est plus qu'à deux doigts de se donner à lui-même le nom de poète:
Je ne suis pas poète en un sens,
Mais juste un rimeur, comme cela, au hasard,
Et sans prétendre à la science;
Et, après tout, qu'importe!
Chaque fois que ma muse me fait une œillade,
Je la fais tinter.
Tous vos critiques peuvent hausser le nez
Et dire: «Comment pouvez-vous prétendre,
Vous qui connaissez à peine vers de prose,
À écrire une chanson?»
Mais, avec votre permission, mes savants amis,
Vous avez peut-être tort.
Qu'est tout votre jargon de vos écoles,
Vos noms latins pour cuillers et tabourets?
Si l'honnête nature vous a créés sots,
Que vous servent vos grammaires?
Vous auriez mieux fait de prendre une bêche, des outils,
Ou un marteau à casser les cailloux.
Une troupe d'imbéciles ternes et pédants
Se brouillent la tête aux classes de collège;
Ils y entrent veaux, ils en sortent ânes,
À dire la vérité,
Et puis ils pensent grimper le Parnasse,
Au moyen du Grec.
Donnez-moi une étincelle d'un feu naturel,
Voilà toute la science que je désire;
Alors, bien que je peine à travers flaques et boues,
À la charrue on au chariot,
Ma muse, quoique pauvrement vêtue,
Pourra toucher le cœur.
Oh! une flammèche de la gaîté d'Allan (Ramsay)
Ou de Fergusson, le hardi et le malin,
Ou du brillant Lapraik mon ami futur,
Si je puis l'obtenir,
Cela serait assez de savoir pour mol,
Si je pouvais l'acquérir[246].
Il y a encore bien de l'hésitation et de la crainte dans cette sortie contre les savants. On sent qu'il s'est fait à lui-même les objections qu'il réfute. Elles ne lui sont pas venues sans lui causer un peu de dépit et d'impatience. Il s'en débarrasse avec brusquerie, en prenant l'offensive et en affirmant la supériorité d'une étincelle de génie naturel sur l'huile de toutes les lampes de collèges. «Je suis trop au-dessous de cette tâche en génie natif et en éducation» avait-il écrit. Qu'importe l'éducation? Et voilà la moitié de l'obstacle écarté.
En effet, un mois après, le ton a beaucoup changé. Sans doute, Robert Burns ne se compare pas aux poètes écossais célèbres, à ceux qu'il admire le plus. Il se tient encore à distance d'eux. Mais du moins, il est bien poète cette fois; et il chantera son cher district de Kyle. C'est une résolution prise. Le rêve lointain qu'il faisait dans son journal, le chagrin qu'il éprouvait de n'avoir ni le génie ni l'instruction pour le réaliser, ont disparu. Il avait déjà reconnu que le savoir n'y était pour rien et écarté cet obstacle-là. Il comprend maintenant qu'il possède l'étincelle. Dans un mouvement fier, il déclare que Coila (c'est le nom de la personnification de Kyle) aura désormais ses poètes et ses louanges. Il en prend l'engagement dans une suite de strophes vraiment charmantes. Elles sont aussi pleines de bonne grâce, de belle humeur et de confiance tranquille, que celles du mois précédent étaient agressives et âpres. C'est qu'il déchirait alors, avec colère, la dernière objection, et qu'aujourd'hui son parti est pris.
Mon bon sens serait dans une hotte,
Si je risquais l'espoir de grimper
Avec Allan ou avec Gilbertfield
Les talus de la renommée,
Ou avec Ferguson, le jeune clerc
Nom immortel...[247]
Mais, cette réserve faite, il le promet, il ose l'affirmer, sa contrée aura ses poètes et un de ces poètes sera lui-même.
L'antique Coila peut tressaillir de joie,
Elle a désormais ses propres poètes,
Des gars qui n'épargneront pas leurs chansons,
Mais qui chanteront leurs lais,
Jusqu'à ce que les échos redisent tous
Ses louanges bien chantées.
Pas un poète ne pensait qu'elle valût la peine
Qu'on montât son nom en style mesuré:
Elle gisait comme une île inconnue
Près de la Nouvelle-Hollande,
Ou bien là où les Océans aux chocs farouches bouillonnent
Au sud de Magellan.
Ramsay et le fameux Fergusson
Ont donné au Forth et à la Tay un coup d'épaule;
La Yarrow et la Tweed, en mainte mélodie,
Résonnent par toute l'Écosse;
Tandis que l'Irvine, le Lugar, l'Ayr, le Doon,
Personne ne les chante.
L'Ilissus, le Tibre, la Tamise et la Seine
Glissent doucement en maint vers mélodieux;
Mais, Willie, emboîtez-moi le pas,
Redressez votre crête,
Nous ferons si bien que nos rivières et ruisseaux luiront
Autant que les autres.
Nous chanterons de Coila les plaines et les collines,
Les moors d'un brun rouge sous les clochettes des bruyères,
Ses rives, ses pentes, ses cavernes, ses gorges,
Où le glorieux Wallace
Souvent remporta le succès, dit l'histoire,
Sur les gars du sud.
Au nom de Wallace, quel sang écossais
Ne bouillonne pas comme une marée de printemps?
Souvent nos indomptables pères ont marché
Aux côtés de Wallace,
Poussant toujours en avant, chaussés de sang,
Ou sont morts glorieusement.
Oh, doux sont les rivages et les bois de Coila,
Où les linots chantent parmi les bourgeons,
Où les lièvres folâtres, en bonds amoureux,
Goûtent leurs amours,
Tandis que par les coteaux le ramier roucoule
Avec un cri plaintif[248].
À partir de ce moment son activité redouble. Ce qu'il avait déjà produit lui a inspiré la confiance qu'il vient d'exprimer, et cette confiance à son tour stimule sa production. C'est dans les mois qui suivent que s'accumulent les unes sur les autres ses œuvres capitales: la Veillée de la Toussaint, à une Souris, les Joyeux Mendiants, le Samedi soir du villageois, l'Adresse au Diable, le Salut de bonne année du fermier à sa jument, les Deux chiens, l'Ordination, et des chansons et des épîtres, tout cela vient à la suite de cette déclaration. Si bien qu'un beau jour, il reconnaît qu'il a un peu de génie naturel.
L'étoile qui gouverne mon pauvre sort
M'a destiné à porter l'habit grossier,
Et condamné ma fortune à n'être qu'un liard,
Mais, en revanche,
Elle m'a béni d'un rayon perdu
D'esprit rustique[249].
En sorte que de la phrase: «Je suis trop au-dessous de cette tâche en génie natif et en éducation» il ne reste plus rien désormais. Que de chemin parcouru en un an et quelques mois, car l'extrait du journal était du mois d'août 1784 et cette strophe est du début de 1786. Le vœu lointain s'est changé en ambition, l'ambition en effort, l'effort en confiance. Tous les degrés ont été gravis jusqu'à la pleine possession de soi-même et la fierté de son œuvre.
Enfin, après tant de mois de doutes, d'appréhensions, d'examens intimes, de tentatives, le jour de la claire révélation arriva, le jour de la récompense, un jour mémorable, où la déesse si longtemps adorée descendit, posa la main sur l'épaule du poète et son sourire sur son front. Oui! un jour, la chambre, la pauvre chambre nue s'emplit de clarté et une forme céleste apparut qui le salua poète et lui donna le rameau vert que les âges ne flétriront pas. C'était la consécration, la couronne de sa vie. Cette vision nous a été révélée dans un récit charmant de simplicité, de mesure et de bonne grâce, et en même temps si plein de franchise et de brave orgueil qu'il est à la fois très familier et très élevé et qu'on ne peut rien imaginer qui soit plus vrai.
Il venait de rentrer fatigué d'avoir brandi le fléau toute la journée, à l'heure où le soleil fermait son regard au fond d'un horizon neigeux. Il s'était assis tout pensif dans la chambre de derrière de la ferme pour se reposer; il était triste et accablé et «ce qui l'entourait était propre à accroître sa tristesse. Il se mit à regarder la fumée du foyer qui emplissait le vieux cottage d'argile, et faisait tousser; à écouter les rats qui couraient dans la toiture. Ce sont des heures qui entraînent l'esprit vers la mélancolie ou le passé, ce qui souvent est tout un. C'était sûrement tout un pour lui. Il se mit à songer au temps perdu, à sa jeunesse dépensée, aux occasions échappées; il prêta l'oreille à ce chœur de reproches qui court et crie derrière nous.
Dans cet air chargé de suie et de fumée,
Je regardai en arrière, je réfléchis au temps perdu,
Comment j'avais passé ma fleur de jeunesse,
Sans rien faire
Qu'enfiler des balivernes ensemble par des rimes,
Pour faire chanter des sots.
Si j'avais seulement écouté les bons avis,
Je pourrais aujourd'hui être un gros bonnet aux marchés,
Ou entrer fièrement dans une banque et régler
Mon compte-courant;
Tandis qu'ici, à demi affolé, mi-nourri, mi-vêtu,
Voilà toute ma richesse[250].
Rencontre singulière: c'est, presque dans les mêmes termes, la plainte du pauvre Villon:
Bien sçay se j'eusse estudié
Ou temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes mœurs dédié,
J'eusse maison et couche molle!
Mais quoy! je fuyois l'escolle,
Comme faict le mauvays enfant,
En escrivant ceste parolle,
À peu que le cueur ne me fend[251].
C'est le cri, proféré tout haut ou tout bas, de ceux qui ont gaspillé leurs premières années en billevesées et brûlé leur poudre aux moineaux, au lieu de viser un bon gibier substantiel. «Mais quoy!» est-il si raisonnable après tout? Cela avancerait bien le pauvre Villon d'avoir été un bourgeois dodu, calfeutré «lez ung brasier, en chambre bien nattée» avec dame Sydoine. Vaut-il pas mieux avoir fait la ballade des Dames du Temps jadis? Et en admettant qu'il n'en sache plus rien lui-même à l'heure qu'il est, n'est-ce pas un plaisir aussi doux de goûter ses propres vers que de «boire ypocras à jour et à nuytée[252]». Ainsi de Burns. Quand il serait devenu fermier cossu et qu'il aurait eu un crédit à la banque, vaut-il pas mieux qu'il ait fait la Vision et vécu pauvre? Et quel jour de marché ou de vente lui aurait jamais procuré une fête intérieure comme celles qui ont réjoui son âme?
Mais en ce soir d'hiver où les reproches lui bourdonnaient dans la tête, il n'en était pas là. Sur le moment, il se fâche, il s'emporte contre lui-même, il se dit des injures, lève le poing tout prêt à faire quelque serment imprudent de ne plus rimer:
Je m'agitai, murmurant «imbécile, idiot»,
Et je levai en l'air ma main durcie,
Pour jurer par le toit semé d'étoiles,
Ou par quelque antre serment imprudent,
Que désormais je serais à l'abri des rimes,
Jusqu'à mon dernier souffle.
Les paroles funestes lui viennent, quand tout à coup quelque chose d'extraordinaire se passe. La porte s'ouvre et une femme apparaît. Les strophes qui annoncent l'entrée de la vision sont parfaites de grâce et de réalité; un autre poète aurait dépeint cette apparition sous la forme d'une allégorie, quelque chose comme une statue de monument public, très majestueuse et très banale. Mais Burns portait le vrai en ses moelles et ses extases elles-mêmes étaient faites de réalité. Aussi c'est une jolie fille qui lui apparaît, modeste, gracieuse et belle, mais, sous ses vêtements féeriques, vivante, une des filles bien prises du pays d'Ayr. Avec un jugement sûr, il a choisi le vrai symbole de sa poésie:
Quand, click! la ficelle tira le loquet,
Et, dgi! la porte alla frapper le mur,
Et je vis, à la flamme de mon foyer
Toute brillante maintenant,
Une jeune fille étrangère, bien prise, jolie,
M'apparaître en plein.
Vous ne doutez pas que je retins mon souhait;
Mon jeune serment à moitié formé fut étouffé;
Je regardais effaré, comme si j'avais été effrayé
Dans quelque gorge sauvage,
Quand, doucement, comme la modeste vertu, elle rougit
Et elle entra.
Des branches de houx, vertes, minces, avec leurs feuilles,
Étaient tordues gracieusement autour de son front;
Je la pris pour quelque muse écossaise,
D'après cet emblème,
Venue pour arrêter ces vœux imprudents
Qui eussent été vite brisés.
Une expression légère, sentimentale,
Était fortement marquée sur sa face,
Une grâce rustique, farouche et fine,
Brillait sur elle,
Ses yeux, même fixés dans le vide,
Brillaient clairement d'honneur.
Sa robe—en tartan brillant—coulait, descendait,
Laissant voir simplement la moitié de sa jambe;
Et quelle jambe! ma jolie Jane
Seule aurait la pareille,
Si droite, si effilée, si bien prise, si nette;
Aucune autre n'en approchait.
On reconnaît bien là l'amateur de beauté féminine, qui ne peut se tenir, en voyant même sa muse, de regarder si elle a la jambe bien faite. Qui sait? Ces fous de poètes seraient peut-être moins épris de la gloire, si à l'origine les hasards du langage en avaient fait un mot masculin.
Par dessus sa robe de tartan, c'est-à-dire de cette étoffe quadrillée qui est l'élément principal du costume calédonien, la jeune inconnue porte un large manteau de couleur verdâtre, dont le lustre est moiré de lumières profondes et d'ombres. Il est orné de broderies étranges qui représentent le pays d'Ayr: on y voit des montagnes, des vagues qui marquent la côte, des fleuves, des villes. Il est parsemé en outre de scènes où figurent ceux qui ont illustré ou défendu ce coin de terre écossaise. En sorte que les plis changeants du manteau montrent tantôt une scène tantôt une autre, et font varier, avec les mouvements de celle qui le porte, les images dont il est brodé.
Tandis que le poète stupéfait la regarde, l'apparition s'adresse à lui. Elle répond du premier coup aux inquiétudes et aux amertumes dont il était assailli; ses paroles ont une douceur chaste et une autorité dont le poète se rend compte. Ce n'est déjà plus la fille au corps gracieux; en un instant, il en est venu à employer des mots qui ne connaissent plus que le respect.
Avec un songement profond, un regard étonné,
Je regardais cette beauté qui semblait céleste:
Un murmure, un battement de cœur me donnait témoignage
D'une parenté secrète;
Quand avec l'air d'une sœur aînée
Elle me salua:
«Salut, mon poète, inspiré par moi,
Vois en moi ta muse native,
Ne te plains plus que ton lot soit dur
Si pauvre et si humble!
Je viens te donner la récompense
Que nous autres accordons.»
Ensuite, elle lui révèle qui elle est. Non sans quelque longueur, elle lui explique qu'elle fait partie de ces bons génies qui allument, dans un pays, toutes les flammes nécessaires pour qu'il vive, se défende et jette son éclat. Les uns suscitent des soldats; les autres des hommes d'État; d'autres des inventeurs, des artisans; d'autres enfin des poètes. C'est à cette classe de génies qu'elle appartient et depuis longtemps elle veille sur son cher poète. Tout le discours qui suit alors devient admirable. Elle lui représente la vie qu'il a vécue. Les jours qu'il voyait tout à l'heure perdus, enlaidis, inutiles, repris par cette parole enchanteresse, repassent devant lui rehaussés, éclairés, dignes de lui, dignes d'elle. Il n'avait vu tout à l'heure que l'envers de sa propre vie; en voici le vrai côté, avec de belles et nobles images, avec son véritable sens. Il écoute dans le ravissement ces mots qui le raniment et le rassurent vis à vis de lui-même:
Coila est mon nom,
Et je revendique ce district comme mien,
Où jadis les Campbells, chefs illustres,
Ont tenu la force et le pouvoir;
J'ai vu poindre ta flamme harmonieuse
À ton heure natale.
Avec des espoirs futurs, j'aimais à regarder
Affectueusement tes petites façons enfantines,
Ton rude ramage, ta phrase carillonnant
En rimes inhabiles
Allumées aux chansons simples et naïves
D'autres temps.
Je t'ai vu rechercher la grève retentissante,
Charmé par les mugissements des houles;
Ou bien, quand les flocons accumulés du Nord
Chassaient à travers le ciel,
Je vis que la face blanchie de la farouche nature
Frappait ton jeune regard;
Ou bien, quand la terre au vert manteau, profonde
Et chaude, soignait la naissance de chaque fleurette,
Et que la joie et la musique s'épandaient
Dans tous les bois,
Je l'ai vu contempler l'allégresse universelle
Avec un amour illimité.
Quand les champs mûris et les cieux d'azur
Appelaient le bruissement des faucheurs,
Je t'ai vu déserter leurs joies du soir
Et, solitaire, errer,
Pour dissiper les mouvements qui gonflaient ta poitrine
Dans ta pensive promenade.
Quand le jeune amour, aux rougeurs chaudes, fort,
Aigu, vibrant, courut dans tes nerfs,
Ces accents chers à ta bouche,
Le nom de l'adorée,
Je t'ai appris à les verser en chansons,
Pour apaiser ta flamme.
J'ai vu le jeu affolé de ton pouls
Désordonné le lancer dans ce sentier oblique du plaisir,
Égaré par les météores luisants de la Fantaisie,
Poussé par la Passion;
Et pourtant la lumière qui te dévoyait
Était, quand même, une lumière du ciel.
Je t'ai enseigné tes chansons qui dépeignent les mœurs,
Les amours, les façons des simples paysans,
Si bien que maintenant, sur tout mon vaste domaine,
Ta renommée s'étend,
Et que quelques-uns, l'ornement des plaines de Coila,
Sont devenus tes amis.
Après ces éloges, avec une bonne grâce et une modestie qui sont un des côtés curieux de cette pièce, la marque de la fermeté d'esprit et de la clairvoyance de Burns envers lui-même, viennent des paroles qui mesurent et qui limitent le domaine du poète. Sérieuse, la Muse continue:
Tu ne peux apprendre, ni moi t'enseigner
À peindre les paysages avec la lumière éclatante de Thomson;
Ni à éveiller ces battements qui font fondre les âmes
Avec l'art de Shenstone;
Ni à répandre avec Gray un flot d'émotion
Ardente sur les cœurs.
Cependant sous la rose sans rivales
L'humble pâquerette fleurit suavement;
Bien que le monarque des forêts, jette au loin
Ses bras ombreux,
Cependant la savoureuse aubépine croît verte,
Plus bas dans la clairière.
Ne murmure donc pas, ne regrette donc rien,
Efforce-toi de briller dans ton humble sphère,
Et, crois-moi, les mines de Potosi
Ni les attentions des rois
Ne peuvent donner un bonheur qui surpasse le tien,
Ô poète rustique.
Les dernières strophes sont admirables. D'un bond de pensée la Muse monte plus haut et arrive au sommet où l'on voit les origines communes et les rapports réciproques de l'esprit et du caractère. Ce n'est plus le poète local qu'elle rassure, c'est l'homme tout entier qu'elle exhorte; elle joint à ses encouragements un avertissement de noble morale, comme si elle considérait que, sinon l'innocence de la vie, du moins la noblesse des intentions est l'appui du talent, et comme si elle le prévenait que, en laissant détériorer son âme, il laisserait obscurcir son inspiration.
Pour te donner mes conseils en un seul,
Entretiens toujours avec soin ta flamme harmonieuse,
Sauvegarde en toi la dignité de l'Homme,
D'une âme toujours droite;
Et aie confiance que le Plan Universel
Protégera tout le monde.
Et, porte désormais ceci—dit-elle avec solennité,
Et elle noua le houx autour de mon front;
Les feuilles luisantes et les baies rouges
Frémirent bruissantes;
Et, comme une pensée passagère, s'envolant,
Elle disparut dans la lumière.
Si elle était arrivée comme une jeune paysanne revêtue par hasard d'un manteau magnifique, comme elle est transformée! elle s'éloigne vraiment déesse. Par un art subtil, cette Vision, qui pour sembler vraisemblable avait dû faire une entrée familière, s'est transfigurée en une lumineuse et bienfaisante protectrice. Le pauvre paysan qui s'est tout à l'heure laissé choir sur un escabeau, harassé de labeurs, de regrets et de soucis, est maintenant consolé, raffermi. Malgré tout, en dépit de tes fautes, pauvre Robert Burns, tu as bien fait! tu as choisi le vrai chemin! tu as abandonné la fortune pour la gloire. Et encore que tu aies fait saigner quelques cœurs—en quoi tu as failli surtout—rassure-toi même sur cela; tant de cœurs que tu consoleras plus tard feront que tu seras pardonné. Lève-toi donc et mène ta vie! Elle sera ce qu'elle voudra, elle n'aura pas été en vain. La déesse ne t'a pas trompé. Lève-toi donc, va, laboure, sème, fauche sous les grésils, les vents et les soleils, sois malheureux et quelquefois coupable; tu as désormais au front un rameau invisible.[Lien vers la Table des matières.]
III.
LES ORAGES DU CŒUR. — JANE ARMOUR. — MARY CAMPBELL.
Cette puissante explosion contre la rigueur du clergé et l'hypocrisie de certains dévots, sa production littéraire, la conscience de son génie qui s'éveillait en lui, la fierté et l'ambition qui, à sa suite, entraient dans son âme et l'emplissaient de rayons, ne sont qu'une partie de son histoire pendant ces années qui foisonnent d'événements. Les aventures du cœur toujours tiennent une grande place dans sa vie; celles qui se sont succédé pendant son séjour à Mossgiel ont eu une telle influence sur sa destinée, et elles sont si étroitement liées à la naissance de plusieurs de ses plus belles pièces, que son sort resterait incompris et quelques-unes de ses œuvres inexplicables, si on n'étudiait avec détails ce curieux passage de l'histoire de ce cœur, pourtant si pleine de surprises.
Il est certain qu'il eut là comme ailleurs plusieurs de ces sous-intrigues d'amour dont parlait Gilbert. On en retrouve la trace dans ses vers: que ce soient des attendrissements de quelques jours ou de quelques heures comme dans les pièces à la jeune Peggy, la Fille de Ballochmyle; ou des rapports plus étroits et plus prolongés comme dans la pièce à Elisa. Il continuait son jeu de séducteur; il en indique lui-même la méthode et le danger dans des vers bien précis:
Ô laissez là les romans, jolies filles de Mauchline,
Vous êtes plus en sûreté à votre rouet;
Ces livres séduisants sont des appâts et des hameçons
Pour des vauriens roués comme Rob Mossgiel;
Vos beaux Tom Jones et vos Graudisson
Font tourner vos jeunes têtes;
Ils allument vos cerveaux, enflamment vos veines,
Et alors vous êtes une proie pour Rob Mossgiel.
Méfiez-vous d'une langue douce et bien pendue,
D'un cœur qui semble ressentir ardemment;
Ce cœur sensible ne fait que jouer un rôle;
C'est un art roué chez Rob Mossgiel,
L'abord ouvert, les douces caresses
Sont pires que des dards d'acier empoisonnés;
L'abord ouvert, les douces caresses
Ne sont que finesse chez Rob Mossgiel.
Mais ces épisodes secondaires reculent et s'effacent devant une aventure qui prit pendant quelque temps l'aspect d'un drame, et qui modifia toute son existence. Les courses de chevaux étaient depuis longtemps un plaisir favori en Écosse[253]; elles avaient réussi surtout dans l'Ayrshire. Il y avait des courses annuelles à Mauchline; elles avaient lieu vers la fin d'Avril. Le soir, il y avait des bals: les uns, pour les gentilshommes et les dames; d'autres plus humbles, pour les rustiques. C'était, comme dans les villages, une pauvre salle probablement décorée de branchages, où jouait un violon. On invitait les filles dans la rue et on donnait un penny par danse au musicien. Dans un de ces bals, en 1785, pendant que Burns dansait, son chien de berger pénétra dans la salle et troubla les figures en suivant son maître. Burns en riant dit qu'il voudrait bien avoir une fille qui l'aimât autant que son chien. Quelque temps après, il passait par le pré communal de Mauchline où une jeune fille mettait du linge blanchir. Son chien, en courant, s'en approchant trop près, elle lui dit de le rappeler à lui. Il en fallait moins à Burns pour entrer en conversation. Tout en devisant, elle lui demanda s'il avait trouvé quelqu'un qui l'aimât autant que son chien, se moquant un peu de ce qu'elle lui avait entendu dire au bal. Ce fut la première rencontre de Burns avec celle qui après de singulières péripéties devait devenir sa femme[254]. Elle s'appelait Jane et était la fille d'un maître maçon nommé William Armour, homme dur, fier de sa petite importance et appartenant au parti de la Vieille Lumière, autant de raisons, dont il convient de se souvenir, pour qu'il n'aimât point Burns. Les Armour demeuraient près de l'église, dans une ruelle sur laquelle donnait le derrière d'une auberge, où Burns, à partir de ce moment, alla se poster plus d'une fois[255].
Chose singulière chez Burns, en qui le sentiment du moment s'échappait sous une forme poétique presque instantanée et qui a fait tant de vers pour des liaisons moins sérieuses, il n'y a pas, de lui, à cette époque, une seule chanson dédiée à Jane Armour. Son nom, quand il monte des profondeurs du cœur, apparaît dans des poésies qui ne sont pas faites pour elle. On le trouve mentionné pour la première fois dans un impromptu sur les belles de Mauchline où l'auteur déclare que pour lui, la fille d'Armour est «le joyau d'elles toutes[256]». Le passage le plus important qu'il y ait sur elle se trouve dans la première Épître à Davie, écrite au mois de Janvier 1785. Ce qui montre que les relations étaient déjà établies entre les deux amants. C'est un passage assez vif, mais plutôt ardent qu'ému.
Cette vie a des joies pour vous et moi,
Des joies que la richesse ne peut acheter,
Des joies, de toutes les meilleures;
11 y a tous les plaisirs du cœur,
Ceux de l'amant et de l'ami:
Vous avez votre Meg, votre très chérie,
Et moi ma Jane adorée.
Cela m'échauffe, cela me charme,
Rien que de dire son nom;
Cela m'embrase, cela m'allume,
Et me met tout en flamme[257].
Juste un an après, dans la Vision qui est de Janvier 1786, il compare la jambe de la muse à celle de sa Jane, ce qui indique des progrès dans la liaison, et dans l'Adresse au Diable, il parle encore d'elle.
Il y a longtemps, dans la scène heureuse de l'Eden,
Quand les jours du jeune Adam étaient verdoyants,
Et qu'Ève était comme ma jolie Jane,
Ma très chère âme,
Une dansante, douce, jeune, belle fille,
D'un cœur innocent[258].
Ces quelques allusions et ces quelques strophes sont en somme peu de chose. Plus tard Burns composa pour Jane, devenue sa femme, quelques-unes de ses plus exquises et de ses plus caressantes chansons. Mais, dans ses commencements, cet amour fut peu fécond en poésie; comme un arbre tardif, il devait avoir sa vraie floraison dans l'arrière-saison.
En dépit de la défense et de la vigilance des parents Armour, les rapports entre les deux amoureux continuèrent, avec des regards échangés entre les fenêtres de l'auberge et celles de la maisonnette, avec des entrevues furtives et dangereuses. Ces relations duraient depuis un peu plus d'une année. Le 17 février 1786, Burns écrivait à son ami John Richmond, à Édimbourg: «J'ai quelques très importantes nouvelles en ce qui me concerne, pas des plus agréables; ce sont des nouvelles que sûrement vous ne pouvez pas deviner; je vous en donnerai des détails une autre fois[259]». C'est le premier indice des tribulations et des orages qui allaient éclater. Jane était enceinte. C'était un coup terrible! C'était la ruine; c'était bien pis encore! La ruine, elle était déjà venue; la récolte de 1785 avait été manquée et les deux frères, à bout de ressources, avaient compris et s'étaient dit qu'ils ne pouvaient aller beaucoup plus longtemps. Mais ce nouveau coup c'était la ruine dans la ruine, le naufrage, la perdition. Brusquement les conséquences se déroulaient autour des deux amoureux; ils étaient debout dans l'âpre moisson de leur faute. C'était une nouvelle tristesse à apporter au foyer de Mossgiel. Qu'allait devenir Jane quand il faudrait faire cet aveu chez elle, à son père surtout? Et derrière ces scènes cruelles, quand leur malheur, déjà trahi par leurs visages troublés, courrait le pays dans quelques semaines, c'était la masse confuse du scandale, des reproches, des ironies, des affronts, des humiliations, qui allait éclater. Ils pouvaient déjà en entendre le flot derrière cette muraille de quelques jours. Et ces avanies se chargeraient de toute la rancune des dévots. C'étaient toutes les angoisses et les affres, tout le drame des grossesses de filles, qui fait passer les égarements dans l'esprit et obtient des mères qu'elles tuent leur enfant.
Dans l'âme excessive et surexcitée de Burns, ces prévisions se déchaînèrent en un véritable affolement. Il ne songea plus qu'à quitter le pays, à fuir tout droit devant lui, comme un bœuf taonné. De quels reproches, de quelles récriminations, de quelle querelle entre les deux amants ce désespoir se compliqua-t-il? Il n'en reste de trace qu'un lambeau de lettre déchirée, incomplet mais douloureusement cruel. «Contre deux choses je suis aussi décidé que le destin: rester dans le pays et la reconnaître pour ma femme! La première chose, par le ciel, je ne la ferai pas:—la seconde, par l'enfer, je ne la ferai jamais. Un bon Dieu vous protège et vous rende aussi heureux que le désire ardemment en pleurant l'amitié qui s'éloigne. Si vous voyez Jane, dites-lui que je la rencontrerai, ainsi m'aide Dieu en mon heure de besoin[260]». C'est la dernière amertume quand, au fond d'une faute commune, un homme et une femme, au lieu de trouver une tristesse partagée et une tendresse accrue par un besoin et une pensée de soutien mutuel, rencontrent l'acrimonie et la discorde.
Cette fuite, cet abandon de Jane eût été une lâcheté. Cette pensée d'ailleurs ne semble avoir été qu'un mauvais éclair. Lockhart raconte que, ainsi que les derniers mots de la lettre le montrent, Burns eut avec sa maîtresse une entrevue. Les prières et les larmes de la pauvre fille vainquirent le serment fait par l'Enfer. «Le résultat de cette entrevue fut ce qu'on pouvait attendre de la tendresse et de la virilité des sentiments de Burns. Toute crainte de tribulations personnelles céda aussitôt aux pleurs de la femme qu'il aimait[261]». Pour réparer autant qu'il était possible la faute commise et détourner la tempête prévue, il lui donna par écrit une sorte de déclaration de mariage, qui suffit, selon la loi écossaise[262], pour constituer un mariage irrégulier, mais parfaitement valide. Avec ce papier, Jane et lui étaient considérés comme mariés; tout s'arrangeait. Un accident de ce genre était alors trop ordinaire dans les villages de l'Écosse pour qu'on s'en inquiétât beaucoup: pourvu que le mariage fût au bout de la grossesse, les choses étaient réputées régulières[262].
Mais le drame ne faisait que se compliquer au moment où on pouvait le croire terminé. L'obstacle vint d'où on ne l'aurait sûrement pas attendu. William Armour refusa de reconnaître cet engagement et préféra voir sa fille déshonorée plutôt que mariée à celui qui l'avait séduite. Il n'avait jamais aimé Burns et il le voyait de nouveau sur le bord de la misère, sans avenir[263]. Burns reconnut qu'il était dénué de ressources. Il offrit d'aller à la Jamaïque chercher à s'en créer, et de revenir dans quelques années reprendre Jane; les arrangements de cette sorte ne sont pas aussi rares en Angleterre qu'ils peuvent nous le paraître[264]. Si on n'acceptait pas cette proposition, il offrit de travailler comme un simple ouvrier pour nourrir sa femme et l'enfant attendu. Il ne semble pas qu'il ait songé aux étonnantes poésies entassées dans le tiroir de la petite table de Mossgiel. William Armour fut inflexible. Sa conduite a été jugée dure, étroite et précipitée. Peut-être n'est-elle pas sans excuses, ni sans explication. Burns était un gendre fait pour dérouter et effaroucher maint homme plus intelligent que le maître maçon de Mauchline. Il devait lui apparaître comme un mauvais garnement impie, misérable, destiné à toujours l'être et à entraîner sa fille dans son indigence et dans son immoralité.
La décision suprême était suspendue aux lèvres de Jane. Après tout, elle était maîtresse de son choix. Si, avec la profonde tendresse féminine, avec la foi en l'homme qu'elle devait connaître mieux que son père, et la vaillance que l'amour inspire en face des avenirs nébuleux, elle avait voulu être la femme de Burns, elle le pouvait. Sans doute son père violenta sa réponse; sans doute elle ressentit ces défaillances d'énergie que donne la confusion d'une faute; peut-être la réponse de sa voix fut-elle loin du souhait de son cœur. Elle céda pourtant, livra le papier sur lequel leurs deux noms réunissaient leurs deux existences[265]. L'engagement fut remis par William Armour à M. Aiken. Celui-ci le détruisit-il réellement? Il suffit que Burns l'ait cru. La destruction matérielle du contrat signifiait pour lui la rupture de la foi jurée, et que Jane se reprenait de lui, à ce qu'il croyait alors, pour jamais.
Pendant ces quelques semaines, Burns souffrit beaucoup. Cependant, tant que le papier n'était pas détruit, il y avait un lien entre Jane et lui. Quand il apprit qu'on avait découpé leurs deux noms du contrat, il en reçut un coup terrible. Il écrivait le lendemain du jour où il en fut informé: «À propos, le vieux Mr Armour a persuadé à Mr Aiken de mutiler ce malheureux papier, hier. Le croiriez-vous? Bien que je n'eusse ni un espoir, ni même un désir de la faire mienne après sa conduite, cependant, quand il me dit que les noms étaient coupés du papier, mon cœur mourut en moi; il me coupa les veines avec cette nouvelle. Que la perdition saisisse la fausseté de cette femme[266]». Une scène cruelle[267]: le vieux maçon, dur et vindicatif, annonçant lui-même à Burns qu'on a mutilé le contrat, lui donnant des détails, qui sait? les inventant, mentant peut-être; et Burns, chez lequel les palpitations et les bonds du cœur étaient désordonnés, effrayants, bouleversé, défaillant, et, avec son orgueil, essayant de cacher sa torture. À partir de ce moment, il changea sa signature; cette lettre est paraphée: «Burns» au lieu de Burness; comme s'il voulait laisser à jamais derrière lui ce nom qu'on avait pris en vain. Il ne le reprit plus[268]. En même temps, pour rendre la séparation des amoureux plus définitive et éviter les scènes qui auraient pu amener une entente, le père Armour envoya sa fille à Paisley, chez un oncle, charpentier là-bas[269]. Toutes ces émotions, les scènes entre les deux amants, l'engagement, l'aveu de Jane chez elle, la rupture, le départ sont contenus dans quelques semaines, depuis la fin de février jusqu'à la fin de mars 1786.
Le mois d'avril 1786 est dans l'histoire de Burns un mois de torture et de démence. Lorsqu'il apprit l'abandon et la faiblesse de Jane, sa peine fut d'une véhémence inouïe, comme on pouvait l'attendre d'un homme chez lequel les moindres émotions étaient extrêmes. Ce fut d'abord de la stupeur, un engourdissement de la souffrance par la force du coup qui l'assénait. Mais c'était une nature trop puissante pour que cet accablement durât. Ce fut alors une tempête de désespoir et d'affliction qui l'emporta jusqu'aux rivages de la folie. Chaque fois qu'il a parlé de cette cruelle période de sa vie, il ne l'a jamais fait sans qu'un frisson de l'ancienne angoisse n'ait ressaisi son cœur; il en a gardé un souvenir analogue à celui que les marins gardent des heures où ils ont failli sombrer. Les images qui lui viennent sont toutes empruntées aux fureurs de l'Océan et suggèrent l'idée d'une barque en péril et sans boussole. Évidemment, il avait conservé la sensation d'une âme désemparée, affolée, à la merci des convulsions d'une formidable souffrance.
On a publié récemment, pour la première fois, une lettre où il retrace les phases de cette épreuve. Elle commence par une raillerie découragée de lui-même et de sa destinée, et par un récit de son amour enveloppé dans une plaisanterie brutale, presque grossière et douloureuse. Peu à peu cependant, il laisse tomber son rire; le style monte, grandit dans un mouvement où l'ironie passe encore mais comme emportée dans un tourbillon de colère; et la lettre se termine par de puissantes images de bouleversement et de chaos.
Tristes et douloureuses, Monsieur, ont été mes tribulations en ces temps derniers, et nombreux et perçants mes chagrins. Si ce n'avait été pour la perte que ce monde aurait faite en perdant un si grand poète, il y a longtemps que j'aurais imité un homme beaucoup plus sage que moi, le fameux Achitophel de prévoyante mémoire, quand «il s'en retourna chez lui et mit sa maison en ordre[270]». J'ai perdu, Monsieur, le plus cher des trésors terrestres, le plus grand bonheur ici-bas, le dernier, le meilleur don qui compléta la félicité d'Adam dans le jardin béni, j'ai perdu—j'ai perdu—ma main tremblante refuse son office, l'encre épouvantée remonte dans la plume—ne l'annoncez point dans Gath[271]—j'ai perdu—une—une—une femme!
La plus belle des créatures de Dieu, la dernière et la meilleure!
Maintenant tu es perdue.
Vous avez sans doute, Monsieur, entendu parler de mon histoire avec toutes ses exagérations—mais comme mes actions et mes motifs d'action sont particulièrement comme moi, et comme ce moi est particulièrement différent de tous les autres, je vous demande de m'accorder un moment de loisir et une larme inoccupée pour que je vous raconte mon histoire à ma façon.
J'ai été toute ma vie, Monsieur, un des fils du désappointement, gens à l'air triste, à la longue face. Une étoile maudite a toujours occupé mon zénith et versé sa funeste influence, selon l'énergique malédiction du prophète. «Et vois, tout ce qu'il tentera ne prospérera pas[272]». J'atteins rarement où je vise, et si j'ai besoin de quelque chose, je suis à peu près sûr de ne pas le trouver là où je le cherche. Par exemple, si j'ai besoin de mon couteau, je tire de ma poche vingt objets: un coin à charrue, un clou de fer à cheval, une ancienne lettre, un lambeau de rimes, bref tout, sauf mon couteau, et celui-ci, à la fin, après une recherche pénible et inutile, je le trouverai dans le coin insoupçonné d'une poche insoupçonnée, comme si on l'avait mis à l'écart exprès. Malgré tout, Monsieur, depuis longtemps je tournais un regard de convoitise vers ce bonheur inestimable: une femme. L'eau me venait délicieusement à la bouche de voir un jeune gars, après quelques contes niais et quelques lieux communs débités par un Monsieur en noir, s'en aller coucher avec une jeune fille, sans que personne osât y trouver à redire; tandis que moi, juste pour avoir fait la même chose, sauf cette cérémonie, je suis devenu l'objet de la risée de tout le Dimanche, et je suis insulté comme un pick-pocket. Je n'ignorais pas cependant que, si ma fortune à mauvaise étoile avait le vent de mon désir matrimonial, mes projets s'en iraient au néant. Pour empêcher cela, je résolus de prendre mes mesures avec tant de caution et de précaution que toutes les planètes malignes de l'Hémisphère ne pourraient pas ruiner mes projets[273].
Puis, avec une grande crudité de termes et toutes sortes de comparaisons à double entente et d'un goût douteux sur les escarpes, les contre-escarpes, les bastions et tous les détails d'un siège et d'un assaut de citadelle, il raconte qu'il avait pris ses précautions pour déjouer le mauvais vouloir de sa mauvaise fortune et rendre son mariage inévitable. Il laisse entendre qu'il n'a pas eu, tout le temps, d'autre chose en vue. On le prend ici sur le fait d'une de ces mille faiblesses secondaires qu'une première faute amène avec elle, et qui en sont les menues branches. Ce qu'il dit là est faux. Il cédait au besoin d'expliquer et de pallier son aventure. En réalité il n'avait jamais eu la pensée d'épouser Jane et le serment fait plus haut le prouve suffisamment. C'est le résultat fatal d'une de ces défaillances, qu'on est obligé de défendre contre elle le reste de sa vie et de la combattre, dans l'esprit de ceux surtout qui vous estiment, par des explications ou des atténuations qui déforment la vérité. Quand on fait un plaidoyer pour soi-même, on est exposé à tous les défauts de l'avocat et on perd les excuses qu'il a. Toute cette partie de lettre est mêlée d'un ricanement pénible et presque grossier. La seconde partie, où il parle de ce qu'il a éprouvé quand sa promesse fut rejetée, est vraiment, en dépit de ses comparaisons trop poussées, une terrible peinture de désespoir.
«Comment j'ai supporté tout cela? On peut seulement l'imaginer. Toutes les ressources de la description restent loin, loin en arrière. Il y a, en tout temps, une bonne part de folie dans la composition d'un poète, mais, dans cette occasion, j'étais sur dix parties, neuf parties et neuf dixièmes fou à lier. D'abord je demeurai figé dans une stupeur insensible, silencieux, sombre, comme la femme de Loth, changée en sel dans la plaine de Gomorrhe. Mais c'est surtout mon second paroxysme qui rend pauvre toute description. La débâcle de l'Océan arctique quand le retour du soleil dissout les chaînes de l'hiver et, détachant des montagnes de glace longuement accumulée, bouleverse avec des craquements affreux l'abîme écumant; des images comme celle-là donnent une faible idée de ce qu'était la situation de mon âme. Mes facultés enchaînées, tout d'un coup lâchées, mes passions affolantes s'élevant à une décuple fureur, passèrent par dessus leurs rives, avec une force impétueuse, irrésistible, balayant devant elles tous les obstacles et tous les principes. La Prudence était un appel inaperçu dans l'ouragan qui passe; la Raison un élan bramant dans les tourbillons du Maelström, la Religion un castor se débattant faiblement dans les chûtes rugissantes du Niagara. Je reniai le premier moment de mon existence; j'exécrai la faiblesse et la folie d'Adam pour ce présent, agréable à l'œil, mais exhalant le poison, qui l'avait ruiné et m'avait perdu; je suppliai les flancs de la nuit inanimée de se refermer sur moi et tous mes chagrins.
Une tempête naturellement se dissipe en soufflant. Mes passions épuisées retombèrent graduellement en un calme blafard et, par degrés, je suis rentré dans le chagrin assoupi par le temps d'un homme veuf qui, essuyant les pleurs décents, relève ses yeux usés par le chagrin pour chercher—une autre femme.
Tel est l'état de l'homme; aujourd'hui bourgeonnent sur lui
Les tendres feuilles de son espérance; demain, il fleurit
Et il porte sa parure empourprée, abondante, sur lui;
Le troisième jour arrive une gelée, une gelée meurtrière
Qui mord sa racine et alors il tombe comme moi[274].
Telle est, Monsieur, cette ère fatale de ma vie. «Et il arriva que comme j'attendais la douceur, voici l'amertume; et comme j'attendais la lumière, voici les ténèbres[275]».
Mais ce n'est pas tout. Déjà les bassets saints, la meute à fornication, commencent à quêter la voie et je m'attends à chaque instant à les voir lâchés et à les entendre derrière moi donner de la voix. Mais comme je suis un vieux renard je leur donnerai des détours et des ruses et, bientôt, j'ai l'intention d'aller me terrer dans les montagnes de la Jamaïque.
C'est qu'effectivement la Kirk-Session avait déjà vent de toute l'aventure. Rien ne donne la sensation directe de la rapidité d'information et de l'inquisition de ces singuliers tribunaux comme les procès-verbaux où sont enregistrées les diverses phrases de l'histoire de Burns et de Jane Armour. Ce fut notre bonne fortune d'arriver à Mauchline au moment où le ministre de la paroisse, le Révérend Edgard, préparait ses études sur la vie religieuse en Écosse; et c'est un de nos bons souvenirs que le soir où, après avoir entendu une de ses substantielles conférences sur tout ce vieux monde disparu, nous découvrîmes, en feuilletant avec lui ces cahiers jaunis, ces souvenirs qui, à notre connaissance, paraissent pour la première fois dans une biographie du poète. Voici le début et les premiers indices:
Avril, le 2.—La session étant informée qu'on dit que Jane Armour, femme non mariée, est enceinte, et qu'elle a disparu de l'endroit où elle demeurait récemment pour aller résider ailleurs, la session pense qu'il est de son devoir de faire une enquête sur la vérité on la fausseté de cette rumeur.
Dans l'intervalle, elle charge deux de ses membres, à savoir James Lamie et William Fisher, d'aller entretenir, à ce sujet, les parents qui, elle l'espère, seront disposés à prêter leur concours à la session, comme cela est le devoir et comme il sied, et feront leur déclaration.
«Avril, le 9.—James Lamie expose qu'il a parlé à Mary Smith, mère de Jane Armour, qui lui a dit qu'elle ne soupçonnait pas sa fille d'être enceinte, que celle-ci était allée à Paisley pour voir ses parents et qu'elle ne tarderait pas à rentrer».
Il n'est pas inutile de remarquer qu'un des deux membres chargés de cette délicate mission était le fameux Holy Willie, lui-même, l'homme à la prière. Le digne homme put avoir de bien douces dégustations de fiel en pensant à cette nouvelle imprudence de son ennemi. Au moment de la satire, on n'avait pas pu atteindre ce méchant gars, mais voici qu'il s'offrait de lui-même. «Malheureusement pour moi, dit Burns au moment où il se félicite d'avoir échappé à l'artillerie de la session, malheureusement pour moi mes sottes escapades m'amenèrent, par un autre côté, juste en face et à portée de leurs plus lourds projectiles[276]». Nous aurons, dans les mêmes extraits, la suite de cette histoire. En attendant on voit que rien ne manquait aux tribulations de Burns, et que les anxiétés l'assaillaient au dehors comme au dedans.
Cette période de sa vie fut vraiment en proie à un chagrin indicible, qui ne se ramassait pas en quelques heures douloureuses, mais qui se répandait dans tous les instants. Dans ses lettres les plus insignifiantes, il affleure à la surface entre les formules les plus banales. «Rappelez-vous un pauvre poète luttant, dans vos prières. Il attend, avec crainte et tremblement, ce moment important pour lui, qui peut-être frappera la médaille de l'empreinte d'une disgrâce éternelle pour votre humble, affligé, tourmenté, Robert Burns[277]». Et dans une autre lettre: «Ce sont les sentiments plaintifs, naturels à un cœur que, ainsi que l'élégant et touchant Gray le dit, la mélancolie a marqué pour un des siens[278]». Cette tristesse était devenue chez lui une idée fixe qui se saisissait des moindres faits et leur donnait l'aspect inquiétant d'un présage funeste ou d'une affligeante leçon. En labourant un champ, si sa charrue bouleverse un pied de pâquerettes, aussitôt le rapprochement s'offre à des yeux fixés toujours sur la même pensée.
Petite modeste fleur, cerclée de cramoisi,
Tu m'as rencontré dans une heure mauvaise,
Il a fallu que j'écrase dans la poussière
Ta tige mince:
T'épargner maintenant n'est plus en mon pouvoir,
Toi jolie perle.
Toi-même, toi qui gémis sur le destin de la pâquerette,
Ce destin est le tien, à une date prochaine,
Le soc de l'âpre Ruine arrive droit
En plein sur ta jeunesse,
Bientôt, être écrasé sous le poids du sillon
Sera ta destinée[279].
Mais cette image, d'une mélancolie gracieuse, ne lui suffit pas; il y en a une seule qui rend ce qu'il y a de démesuré et de tourmenté dans son chagrin: c'est la plus complète image de l'impuissance de l'homme, toujours la même, celle qui est empruntée aux tempêtes de mer. Il s'est détourné de la donnée de la pièce et de la suite naturelle des comparaisons, pour introduire, de force, hors de sa place, l'image qu'il porte partout avec lui et dont il ne peut se débarrasser:
Tel est le destin de l'humble barde,
Sur le rude Océan de la vie, sous une mauvaise étoile,
Il est inhabile à consulter la carte
Du savoir prudent,
Jusqu'à ce que les houles l'emportent,
Que les rafales soufflent dur,
Et qu'il succombe[279].
Cet état d'esprit produisit toute une série de poèmes d'une teinte funèbre et dont les titres suffisent à indiquer les sujets: à la Ruine, Désespoir, Lamentation. Ils sont tous éloquents. La plupart sont très personnels et, comme il arrive souvent chez Burns, pleins de détails fournis par les circonstances dans lesquelles ils ont été écrits. On y reconnaît le milieu et la saison. Dans une de ces pièces, c'est le printemps dans les champs, avec ses gaîtés de fleurs et d'oiseaux et son réveil d'occupations rustiques. La nature réjouie voit sa robe reprendre ses couleurs vernales et sa chevelure de feuillage ondule dans la brise, toute fraîche de rosée. Une fête est partout; la violette et la primevère fleurissent; le merle et le linot chantent; le laboureur excite gaiement son attelage et la joie est avec le semeur attentif qui fait de grands pas. Mais le pauvre poète blessé glisse à travers ces scènes comme un fantôme épuisé de douleur, et pour lui la vie est un songe fatigant, le songe d'un homme qui ne s'éveille jamais:
Viens, Hiver, avec ton hurlement courroucé,
Et, furieux, ploie l'arbre dénudé;
Tes ténèbres calmeront mon âme désolée,
Quand la nature entière sera triste comme moi[280].
Parfois, comme dans la Lamentation, c'est la nuit; tandis que les mortels dorment soulagés de leurs soucis, errant dans la campagne il cherche, dans la solitude et la vue des endroits familiers, cette recrudescence déchirante et étrangement poursuivie dont nous aimons à sentir nos regrets s'aviver. La pâle lune luit silencieusement et, sous sa blême et froide clarté, il vient se lamenter de ce que la vie et l'amour ne soient qu'un songe. Il raconte ses nuits sans sommeil et harassées de chagrin, et ses matins où il voit s'allonger la file des heures pénibles et lentes; jusqu'à ce que l'image des heures amoureuses lui revienne et que le souvenir des moments heureux le ressaisisse[281].
Ô toi, orbe pâle, qui brilles silencieux,
Tandis que sommeillent les mortels délivrés de leurs soucis,
Tu vois un malheureux qui languit intérieurement
Et erre ici pour gémir et pleurer!
Chaque nuit, je tiens veillée avec la Douleur,
Sous tes rayons blêmes, sans chaleur;
Et je me plains, en lamentations profondes,
Que la vie et l'amour ne sont qu'un songe.
Oh! se peut-il qu'elle ait un cœur si bas,
Si perdu à l'honneur, si perdu à la foi,
Qu'elle abandonne l'amant le plus épris,
L'époux à qui sa jeunesse s'est liée?
Hélas! le sentier de la vie peut être rude!
Sa route peut la conduire à travers d'âpres détresses!
Qui alors adoucira ses angoisses et ses peines,
Qui partagera ses chagrins pour les diminuer?
Le matin, qui annonce l'approche du jour,
M'éveille pour le labeur et la douleur;
Je vois, en longue série, les heures
Où je dois souffrir, se traîner lentement;
Mainte angoisse, mainte torture,
Cortège affreux du souvenir,
Tordront mon âme, avant que Phœbus s'abaissant
Ne baise au loin la mer occidentale.
Et quand, la nuit, je me jette sur ma couche,
Meurtri, harassé de soucis et de chagrin,
Mes nerfs brisés de fatigue, mes yeux usés de larmes
Veillent comme les voleurs nocturnes:
Ou si je sommeille, l'imagination, maîtresse,
Règne, farouche, hagarde, folle d'épouvante:
Même le jour, malgré ses amertumes, est un soulagement
Après ces nuits qui respirent l'horreur.
Dans le Désespoir, pièce composée peut-être après les autres, en un de ces moments où la douleur tend à se généraliser en réflexions et s'infiltre, pour ainsi dire, dans les idées, la souffrance devient une vue pessimiste de la vie humaine.
Accablé de chagrin, accablé de souci,
Fardeau plus lourd que je ne puis porter,
Je m'assieds à terre et je soupire:
«Ô vie, tu es une charge douloureuse,
Sur une route âpre et fatigante,
Pour des malheureux tels que moi!
Quand je jette mon regard dans le sombre passé,
Quelles scènes pénibles apparaissent!
Quelles peines nouvelles peuvent me percer?
J'ai trop lieu de les redouter!
Toujours soucieux, désespérant,
Tel est mon sort amer:
Mes douleurs ici-bas ne se fermeront
Que lorsque se fermera ma tombe.
Ô jours enviables, jours de jeunesse,
Vous qui dansiez insouciants dans le labyrinthe du plaisir,
Ignorant le souci et le mal!
Pourquoi vous échanger contre des moments plus mûrs,
Pour sentir les folies et les crimes
Des autres ou les miens propres!
Et vous, petits enfants, qui innocemment jouez
Comme des linots dans les buissons,
Vous ne savez pas quels maux vous demandez
Quand vous désirez être des hommes;
Les pertes, les peines,
Qui saisissent l'homme mûr;
Rien que des alarmes, rien que des larmes
Pour la vieillesse obscurcie[282]!»
Cette désespérance atteint son apogée dans un appel à la mort, au-delà duquel il n'y a plus que le suicide.
«Et toi, puissance hideuse, abhorrée par la vie,
Tant que la vie a un plaisir à offrir,
Oh! écoute la prière d'un misérable!
Je ne recule plus épouvanté, je n'ai plus peur;
Je brigue, je mendie ton aide amicale,
Pour clore cette scène de souci!
Quand donc mon âme, dans une paix silencieuse,
Terminera-t-elle le jour attristé de la vie?
Quand mon cœur lassé cessera-t-il ses battements,
Refroidi, pourrissant dans l'argile?
Plus de crainte, plus de larmes,
Pour souiller mon visage inanimé,
Embrassé et serré
Dans ton étreinte glaciale![283]
Toutes ces pièces et la lettre que nous citions plus haut sont d'avril et de mai 1786. Ces productions véritablement désespérées sont serrées les unes contre les autres dans le court espace de quelques semaines. Il n'y avait évidemment pas de repos pour l'esprit misérable de Burns dans l'intervalle de l'une à l'autre; sa douleur ne prit pas haleine une seule fois. À la surface, il resta gai; sa fierté et son excitabilité sociale le soutenaient. Il chercha à oublier ou tout au moins à s'étourdir, et probablement cette maudite époque de sa vie est responsable de l'habitude de boire qui lui devint plus tard funeste. En effet Gilbert dit que, ni pendant le séjour à Tarbolton, ni pendant le séjour à Mauchline jusqu'au moment où il devint auteur, il ne le vit pas une seule fois en état d'ivresse, et il attribue le changement survenu dans sa conduite à ce que, devenant célèbre, il fut plus recherché[284]. Ce motif est à peine plausible. Burns était depuis longtemps aimé dans son entourage, assez connu dans les villages voisins, assez fêté de toutes parts pour qu'il n'y eût de réunion sans qu'il y fût et sans qu'il en devînt aussitôt le roi. Il y avait beaux jours que les occasions l'assaillaient, et s'il avait résisté à celles qu'il avait rencontrées, il pouvait résister à toutes. Assurément, il ne faisait pas fi d'un gobelet de whiskey, «l'âme des jeux et des caprices[285]», et il aimait John Barleycorn le roi des grains. Mais c'était dans la mesure où, depuis qu'en faisant fermenter le raisin ou l'orge l'homme a trouvé le moyen de faire aussi fermenter sa pensée, il semble qu'il soit permis, tant cela est universel et naturel, de surexciter son imagination et de tendre, au-dessus des tristesses de la vie, un léger arc-en-ciel de joie factice. C'était dans la mesure où boire avec un compagnon noue plus rapidement les connaissances et fait plus rapidement mûrir l'amitié.
Nous ferons résonner la mesure de quatre,
«Nous la baptiserons avec de l'eau fumante,
Et puis, nous nous asseoirons et nous boirons notre coup
Pour nous réjouir le cœur;
Et ma foi, nous aurons fait meilleure connaissance
Avant que nous nous quittions[286].»
Mais il n'avait jamais outrepassé les limites et n'avait cherché, dans les cabarets de village que la compagnie d'amis, et dans la boisson qu'un pétillement de verve. C'est pendant ces semaines mauvaises qu'il semble qu'il se soit mis, pour la première fois, à boire lourdement, qu'il ait cherché dans l'ivresse non plus la surexcitation mais la stupeur. Afin de trouver l'oubli, il a été jusqu'au point où s'engourdissent du même coup la pensée et la souffrance. Il s'est jeté dans des orgies plus épaisses, avec une sorte de fureur et de bravade farouche. Il a apporté dans la boisson, ce besoin de défi qui pousse les amoureux; il a parié de boire plus que les autres; il a fait toutes les extravagances de tant de pauvres cœurs qui ont cru s'étourdir. Il le dit lui-même: «J'ai essayé souvent de l'oublier, je me suis plongé dans toutes sortes de désordres et d'orgies: réunions maçonniques, assauts de boissons et autres folies pour la chasser de ma tête, mais tout a été vain![287]» Ce n'est plus la légère excitation faite presque entière de rire, de paroles et de verve bruyante, dans laquelle sa nature exubérante se plaisait; c'est la vraie ivresse, celle qui va jusqu'au bout et continue à outrance, jusqu'à ce que la raison, la parole, l'être entier chancelle et que le dernier mot appartienne à la boisson. Gilbert avait raison en disant que son frère n'avait connu cette dégradation qu'au moment où il devint auteur. Il se trompe sur les causes qui l'y ont poussé. Burns, hélas! n'est pas le seul des poètes que «les vœux brisés d'une femme sans foi[288]» aient poussé dans cette voie fatale, où maints ont laissé leur santé, et quelques-uns leur génie.
En voyant les ravages que cet amour a faits dans le cœur de Burns et en songeant à la place qu'il a tenue dans la suite de sa vie, il est impossible de ne pas se demander ce que fut cette passion si cruellement despotique, ce qu'était la femme qui l'a inspirée. Elle ne semble pas avoir été belle. Brune, avec des cheveux noirs épais et des yeux noirs brillants, ce qui frappe en elle c'est quelque chose de bien pris et de net dans les formes du corps, d'alerte et de ferme dans l'allure, la grâce qui ressort de mouvements souples, d'un pas libre et décidé. Burns faisait allusion à cette élégance de tournure quand, en parlant de la Nymphe de la Vision, il disait:
«Sa robe—en tartan brillant—coulait, descendait,
Laissant voir simplement la moitié de sa jambe;
Et quelle jambe! ma jolie Jane
Seule aurait la pareille,
Si droite, si effilée, si bien prise, si nette;
Aucune autre n'en approchait[289].»
Elle conserva jusqu'avant dans la vie la jeunesse de démarche et l'activité qui avaient été son grand attrait. Il est probable cependant qu'elle avait dans les manières quelque chose de vif et de séduisant, et cette gaîté de caractère dont le charme est grand. Son esprit était ordinaire et on pourrait croire, si l'on s'en tenait à ses premières relations avec Burns, que son cœur l'était encore davantage.
Et cet amour lui-même, quelle place occupe-t-il dans la nomenclature des amours de Burns? Violent, véhément, sincère, il le fut sans doute; mais ce sont là des caractères qui peuvent être communs à bien des passions dont l'essence est différente. Si on regarde d'un peu plus près celui-ci, on ne tarde pas à voir qu'il relevait presque exclusivement des sens. Ce qui frappe dans les pièces qui s'y rattachent, c'est le ton voluptueux qui y domine. Elles sont faites uniquement de sensations physiques, contenues dans des expressions brûlantes.
Ce ne sont pas des pensées poétiques, feintes et vaines,
Qui réclament mes tristes lamentations délaissées de l'amour;
Ce n'est pas un pipeau de berger, des chants d'Arcadie,
Ni des tortures imaginaires, bizarres et faibles;
La foi échangée, la flamme mutuelle,
Les pouvoirs célestes souvent attestés,
Le tendre nom de père qui m'était promis,
C'étaient là les gages de mon amour.
Quand ses bras étreignants m'encerclaient,
Comme les instants extasiés s'envolaient!
Combien j'ai souhaité les charmes de la fortune
Pour l'amour de ma chérie, de ma seule chérie!
Et faut-il que je le pense! est-elle partie
La fierté secrète de mon cœur joyeux,
Et entend-elle, insouciante, mes plaintes,
Et est-elle à jamais, à jamais perdue?[290]
Les souvenirs auxquels se complaisent ces «pensées qu'il rassemble comme un trésor[290]», ont parfois une infinie douceur de caresse, parfois un emportement de lascivité; ils sont tout matériels. La poésie en est merveilleuse, toutes ces strophes sont encore ardentes et comme enveloppées d'une chaude atmosphère pourpre, toute de baisers. Depuis les sonnets de Shakspeare, il ne s'était rien vu dans la littérature anglaise qui eût cette sincérité et cette splendeur de sensualité:
Ô toi, reine brillante, qui, au-dessus de la plaine,
Règnes maintenant dans le ciel, d'un empire illimité!
Souvent, ton regard, qui suit silencieusement,
Nous a vus nous égarer, errant amoureusement;
Le temps, inaperçu, s'enfuyait,
Tandis que le pouls voluptueux de l'amour battait fortement,
Quand sous tes rayons aux clartés d'argent
Nous voyions nos yeux s'enflammer mutuellement.
Ô scènes, fixées en un puissant souvenir!
Scènes qui jamais, jamais ne reviendront!
Scènes, qui, si j'oublie parfois dans la stupeur,
Dès que je les ressens de nouveau, m'embrasent de nouveau!
Arraché à toutes les joies et à tous les plaisirs,
À travers le vallon désolé de la vie, j'erre;
Et sans espoir, sans secours, je lamenterai
Les vœux brisés d'une femme infidèle[291].
Dans ses lettres aussi, n'est-ce pas toujours le côté sensuel de cet amour qui reparaît? Il n'en parle jamais sans que le trait dominant ne soit un détail physique. «Ma pauvre chère infortunée Jane, comme j'ai été heureux dans tes bras![292]» Et plus tard il s'écrie dans une expression où la sensation de la possession est fortement rendue et dont la sensualité est presque intraduisible: «I don't think I shall ever meet with so delicious an armful again. Je ne retrouverai jamais une si délicieuse embrassée[293]». On verra que cet amour conservera toujours le même caractère.
Cette même aventure allait exercer sur la vie de Burns une influence toute différente et non moins importante. À la suite de la rupture, son départ pour la Jamaïque, qui n'avait été qu'une offre, devint une résolution[294]. Désireux de s'expatrier à tout prix, il s'entendit avec un Dr Douglas pour aller être quelque chose comme un teneur de livres ou un gérant de propriétés[295]. Telle était la pénurie de Burns qu'il songea à s'engager comme matelot pour pouvoir faire le passage. Son ami et fidèle protecteur, Gavin Hamilton, lui donna le conseil, afin de se procurer l'argent nécessaire pour le voyage, de publier ses poésies par souscription. C'était un mode de publication fréquent au XVIIIe siècle. Il lui dit que son nom lui assurait assez de souscripteurs pour garantir le placement d'un nombre de volumes suffisant à laisser un petit profit. Ce serait pour payer son passage à bord d'un navire et se mettre en train là-bas, de l'autre côté des mers[296]. On a vu que Burns avait assez pris conscience de sa valeur pour qu'une proposition de ce genre ne l'étonnât pas. Il accepta et se mit sur le champ à distribuer à ses amis des circulaires de souscription. Il le fit avec beaucoup d'activité et, pendant tout ce lamentable mois d'avril, on le voit occupé à envoyer de droite et de gauche une petite feuille imprimée qui portait: