Robert Burns. Vol. 1, La Vie
Proposition pour publier par souscription
les Poèmes Écossais, par Robert Burns.
Le livre sera élégamment imprimé en un volume in-octavo. Prix, broché, trois shellings. Comme l'auteur n'a pas la moindre vue mercenaire en publiant, aussitôt qu'il y aura assez de souscripteurs pour défrayer les dépenses nécessaires, l'ouvrage sera envoyé à la presse[297].
Cette proposition sembla, tout de suite, être accueillie avec faveur. On trouve, dans la correspondance de ce mois d'avril, des remerciements à des personnes qui réclament des listes[298]. Gavin Hamilton s'était chargé d'en placer un bon nombre. Tous ses autres amis, pris de pitié pour ce pauvre garçon, s'en occupaient aussi; il devint aussitôt évident que le nombre de souscripteurs serait plus que suffisant et qu'il allait falloir s'occuper de l'impression.
C'est ainsi que ces mois de mars et d'avril 1786 se passèrent pour Robert Burns et c'était avec raison qu'il disait plus tard: «Ce fut une terrible affaire, dont je ne puis encore supporter le souvenir, elle me donna une ou deux des principales qualités pour prendre place parmi ceux qui ont perdu la carte et brouillé tous les calculs de la raison[299]».
Ici s'intercale un des plus étranges et des plus mystérieux épisodes de la vie de Burns, celui de Highland Mary, de Mary des Hautes-Terres. Il resta longtemps ignoré. Burns, de son vivant, n'en parla jamais qu'avec réserve et l'entoura d'une sorte de silence. Quand il fut forcé d'en dire quelques mots, à propos des pièces qui portaient le nom de Highland Mary, il le fit d'une manière très vague et très évasive. Il y fait allusion comme à un événement du temps passé: «le sujet est un des passages les plus intéressants de mes jours de jeunesse[300]», ou «ceci est une de mes compositions du commencement de ma vie, avant que je fusse du tout connu dans le monde[301].» C'est, avec quelques mots cités plus loin, tout ce qu'il en laissa jamais échapper. Après sa mort, sa famille semble avoir désiré laisser dans l'ombre et l'oubli cet incident. Il est de toute évidence que, lorsque le Dr Currie prépara son édition de Burns, il reçut de Gilbert des confidences partielles à ce sujet, mais en même temps des recommandations de n'en point parler. C'est ce qu'impliquent les lignes suivantes: «Les rivages de l'Ayr furent la scène de passions de sa jeunesse, d'une nature encore plus tendre; il ne conviendrait pas d'en révéler l'histoire quand bien même cela serait en notre pouvoir; on n'en pourra bientôt plus découvrir les traces que dans ces poèmes pleins de nature et de sensibilité auxquels elles ont donné naissance. On sait que la chanson intitulée Mary des Hautes-Terres se rapporte à un de ces attachements. L'objet de cette passion mourut au début de la vie, et l'impression laissée sur l'esprit de Burns semble avoir été profonde et durable[302].» Il s'en fallut de peu en effet—et cela eût peut-être été à souhaiter pour la mémoire de Robert Burns—que cette histoire passât comme un événement indistinct et secondaire. Aucun des biographes du poète n'avait pris la peine d'en marquer ni la date, ni l'importance. M. Scott Douglas, avec beaucoup de pénétration et de patience, est parvenu à élucider ce point obscur, et le résultat de ses recherches a été une révélation imprévue et, par certains côtés, affligeante. Au moment même où, le cœur saignant de la blessure faite par Jane, Burns poussait ces plaintes déchirantes, il est désormais certain qu'il aima ou crut aimer une autre femme et surtout qu'il se fit aimer d'elle[303].
Il y avait, dans le domaine de Coilsfield, situé à quelque distance de Mossgiel et habité alors par le colonel Hugh Montgomery, une jeune fille des Hautes-Terres, nommée Mary Campbell. Elle était employée comme servante et avait charge de la laiterie. Elle avait été auparavant chez Gavin Hamilton, l'ami de Burns, où il est probable que celui-ci la vit pour la première fois[304]. C'était une étrangère, et on se rappelle peu de chose d'elle; personne ne se doutait de la poésie qui glorifierait un jour son nom. Il semble probable que Burns avait déjà tenté de lui faire la cour, car sa sœur Mrs Begg se souvenait de lui avoir entendu dire à son domestique John Blane que «Mary avait refusé de le rencontrer dans le vieux château». C'était la tour démantelée d'un ancien prieuré près de la maison de M. Hamilton[304]. Il est probable aussi que sa passion pour Jane avait coupé court à ces velléités.
Quand il fut repoussé par les Armour, comment se retourna-t-il vers cette jeune fille, et comment celle-ci reçut-elle des hommages qu'elle paraît d'abord avoir tenus à distance? Peut-être fut-elle portée vers lui par cette pitié féminine que la douleur attire, et il est plus vraisemblable encore que lui alla vers elle parce qu'il souffrait. Il y a dans l'âme humaine de ces réactions. Lorsqu'elle a été endolorie par les déceptions et qu'elle est toute brisée d'une trahison, elle est prise d'un grand besoin de sécurité et de confiance. Elle va, comme un voyageur fatigué, aux sources pures et limpides qui coulent dans les âmes tranquilles et simples. Après les amours orageux, elle aspire à ceux qui calment, reposent et consolent. Mais c'est un hasardeux essai, un remède dangereux. Car si la passion qui affole et torture revient, avant que l'affection qui apaise et guérit n'ait achevé son œuvre, le charme reprend et il ne reste alors qu'une sacrifiée. Burns était brisé; il alla vers la douce Mary, parce qu'elle formait avec Jane un contraste complet. Blonde avec les yeux azurés des gens des Hautes-Terres, elle passe dans cette histoire agitée comme une figure touchante, et laisse après elle une impression d'affection silencieuse, de modestie et de pureté.
Ces nouvelles amours avancèrent avec une étrange rapidité. Le groupe de chants de désespoir qui maudissent la trahison de Jane couvre une partie du mois d'avril. Dès le commencement de mai, Burns s'était fiancé à Mary, avant de partir, comme il le croyait, pour la Jamaïque. Lui-même a laissé en quelques mots le récit de ces fiançailles: «Ma jeune fille des Hautes-Terres, dit-il, était une charmante créature au cœur le plus aimant qui ait jamais béni un homme d'un généreux amour. Après une assez longue durée du plus ardent attachement réciproque, nous convînmes de nous rencontrer, le second dimanche de mai, dans un endroit retiré, près des bords de l'Ayr, où nous passâmes la journée à nous dire adieu avant qu'elle s'embarquât pour les Hautes-Terres de l'Ouest, afin d'arranger les choses dans sa famille pour notre changement de vie projeté[305]».
La scène de ces fiançailles et de ces adieux est célèbre dans l'histoire de la poésie anglaise. Tout contribue à lui donner un caractère de grâce pastorale et de mélancolie: la beauté du lieu, la destinée des personnages et la douceur des vers qu'elle a produits. C'est près de la résidence de Coilsfield, à l'endroit où le petit ruisseau de la Flail rejoint la rivière d'Ayr, qu'on montre l'aubépine près de laquelle les amants se rencontrèrent. Le cours de l'Ayr, entre des bords raides et verts, est pittoresque jusqu'à son embouchure; il ne l'est nulle part davantage que dans cet endroit fait à souhait et choisi par un poète. L'eau peu profonde coule sur des cailloux, entre la rive basse et sablonneuse où débouche la Flail, et l'autre rive escarpée, qui disparaît sous un manteau d'églantiers, de chèvrefeuilles et de bruyères, dans les épaisseurs duquel le printemps sème des milliers d'hyacinthes violettes. C'est une retraite charmante et intime. Tout autour ondule un horizon de collines boisées. Si l'on jette sur ce tableau le silence solennel d'un dimanche écossais, si l'on met dans l'âme des deux personnages, le respect, la révérence qu'inspire le jour sacré, on a quelque idée du sentiment qui présida à cette scène et on comprend qu'elle soit pour les Écossais grave et presque religieuse. Cromek raconte que leurs fiançailles, qui étaient en même temps leurs adieux, s'accomplirent «avec ces cérémonies si simples et frappantes que le sentiment rustique a inventées pour prolonger les émotions tendres et les consacrer.» Ils se tinrent debout de chaque côté du ruisseau; ils se lavèrent les mains dans le courant et, tenant une Bible entre eux, prononcèrent leur vœu d'être fidèles l'un à l'autre[306]. On a retrouvé la Bible en deux volumes que Burns donna à sa fiancée. Sur le premier volume était écrit le nom de Mary Campbell, suivi de la marque maçonnique du poète et de ces paroles du Lévitique: «Vous ne jurerez point faussement par mon nom. Je suis l'Éternel.» Sur le second volume était écrit: «Robert Burns, Mossgiel», également avec la marque maçonnique, et ces mots de St. Matthieu: «Tu ne te parjureras point, mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de ce que tu as déclaré par serment[307].» Les heures radieuses s'envolèrent, sur lesquelles flottaient des parfums, faites pour eux de tendresse voilée par la mélancolie des adieux et sanctifiée par une solennelle promesse. Quand l'ouest étincelant proclama la fuite du jour, les amants se séparèrent, pour ne jamais se retrouver. Mais le lieu où fleurit l'aubépine blanche de Burns est devenu, pour une partie du monde, aussi précieux que celui où poussent sur les talus les petites pervenches bleues de Rousseau.
On peut juger de la ferveur et de la gravité des vœux que Burns avait prononcés d'après cette pièce dans laquelle il les rappelle et les renouvelle:
Veux-tu venir aux Indes, ma Mary,
Et quitter le rivage de la vieille Écosse?
Veux-tu venir aux Indes, ma Mary,
À travers le rugissement de l'Atlantique?
Oh! doucement croissent le citron et l'orange,
Et l'ananas sur son arbre;
Mais tous les charmes des Indes
Ne sauraient jamais égaler les tiens.
J'ai juré par les cieux à ma Mary,
J'ai juré par les cieux d'être fidèle;
Et puissent aussi les cieux m'oublier,
Le jour où j'oublierai mon vœu!
Oh! donne-moi ta foi, ma Mary,
Et donne-moi ta main blanche comme la neige;
Oh! donne-moi ta foi, ma Mary!
Avant que je quitte la grève de l'Écosse!
Nous nous sommes donné notre foi, ma Mary,
De nous unir en affection mutuelle;
Et maudite soit la cause qui nous séparera
L'heure et le moment du temps[308]!
C'est avec ces assurances et cette musique de promesses emportée en elle, que la douce Mary Campbell partit pour les Hautes-Terres. Pauvre fille!
Mais nous ne sommes pas encore au terme des surprises. Le dimanche où il avait dit adieu à Mary Campbell tombait le 14 mai. Jane Armour revint de Paisley dans les premiers jours du mois suivant. Moins d'un mois après la promesse du bord de l'Ayr, le 12 juin, il écrivait cette incroyable lettre:
«La pauvre, mal conseillée, ingrate Armour est rentrée chez elle, vendredi dernier. Vous connaissez tous les détails de cette affaire et c'est une sombre affaire. Ce qu'elle pense maintenant de sa conduite, je ne le sais pas. Ce que je sais c'est qu'elle m'a rendu complètement misérable. Jamais homme n'a aimé ou plutôt adoré une femme plus que je ne l'ai adorée; et, pour confesser une vérité entre vous et moi, je l'aime encore, après tout, jusqu'à la folie, bien que je ne voulusse pas le lui dire si je la voyais, ce que je ne souhaite pas. Ma pauvre chère infortunée Jane, comme j'ai été heureux dans tes bras! Ce n'est pas de la perdre qui me rend si malheureux; mais c'est surtout à cause d'elle que je crains. Je prévois qu'elle est sur la route qui mène, je le redoute, à la ruine éternelle.
Puisse Dieu tout puissant lui pardonner son ingratitude et son parjure envers moi, comme du fond de mon âme, je lui pardonne; et puisse sa grâce être avec elle et la bénir dans l'avenir. Je n'ai pas de plus exacte idée de l'endroit des châtiments éternels que ce que j'ai ressenti dans mon âme à cause d'elle. Je me suis jeté dans toutes sortes de dissipations et d'orgies, réunions maçonniques, assauts de boire et autres folies pour la chasser de ma tête et tout cela est vain. Et maintenant, au grand remède! Le navire est en train de revenir qui doit m'emporter à la Jamaïque, et alors adieu, chère vieille Écosse, adieu, chère ingrate Jane, car jamais, jamais plus je ne vous reverrai[309].»
Et le 9 juillet, il écrivait à un autre correspondant, son ami John Richmond d'Édimbourg:
«J'ai été pour voir Armour depuis qu'elle est de retour, nullement en vue d'une réconciliation, mais simplement pour m'informer de sa santé, et à vous, je puis le confesser, par suite d'une sotte et importune tendresse fort mal placée sans doute. La mère m'a interdit la maison et Jane n'a pas montré le repentir auquel on aurait pu s'attendre[310].»
Et ailleurs encore:
«La pauvre Armour est de retour à Mauchline. J'ai été pour la voir et sa mère m'a interdit la maison; elle n'a pas exprimé beaucoup de regret de ce qu'elle a fait[311].»
Comme on sent, sous ces faux prétextes, le besoin de la revoir, de se rapprocher d'elle! Ainsi donc Jane revenue avait trouvé la nouvelle affection mal affermie, avait eu pour complices des souvenirs trop récents encore, s'était réinstallée dans ce cœur incertain.
En même temps, Burns dut subir la seconde réprimande publique. En détruisant l'acte de mariage, le vieil Armour avait rendu irrégulière la situation de sa fille et de Burns; il en avait fait deux délinquants. Burns, sur le point de quitter le pays, aurait pu se soustraire à cette punition. Mais il tenait à obtenir un certificat de célibat et cette cérémonie était l'attestation même de sa liberté[311]. Il s'y soumit donc. Il eut à comparaître plusieurs fois à l'église. La dernière fut le 6 août. Voici du reste, avec la suite des procès-verbaux dont nous avons parlé plus haut, la suite et les détails caractéristiques de cet épisode:
Juin, le 11.—La session, étant informée que Jane Armour est enceinte, ordonne à son officier de la convoquer pour le prochain sabbath.
Juin, le 18.—Conseil de session. Jane Armour convoquée n'a pas paru mais a envoyé une lettre adressée au Ministre de la paroisse, dont la teneur est ainsi que suit:
Révérend Monsieur,
Je suis sincèrement affligée d'avoir donné et de devoir donner à votre session du tracas à cause de moi. Je reconnais que je suis enceinte; et Robert Burns de Mossgiel est le père. Je suis avec grand respect
Votre très humble servante,
Signé: Jane Armour.
Mauchline 13 juin 1786.
L'officier devra convoquer Robert Burns à se présenter aujourd'hui en huit jours.
Juin, le 25.—À comparu Robert Burns et s'est reconnu le père de l'enfant de Jane Armour.
Signé: Robert Burns.
(On a ajouté, après coup, au mot child la terminaison du pluriel child-ren).
Août, le 6.—Robert Burns, John Smith, Mary Lindsay, Jane Armour et Agnes Auld ont comparu devant la congrégation, professant leur repentir du péché de fornication; chacun d'eux ayant comparu à deux dimanches auparavant, ils ont aujourd'hui reçu la réprimande et l'absolution de scandale[312].
M. Auld, le Ministre, montra du tact. Il adoucit la réprimande et au lieu de le faire asseoir sur l'escabeau il lui permit de se tenir debout à sa place[313], à la condition que, s'il prospérait dans sa vie nouvelle, il n'oublierait pas les pauvres de Mauchline[314]. Du reste, cette nouvelle comparution semble n'avoir produit sur Burns qu'une très mince impression, il en parle dans ses lettres sans colère et en passant.
Pendant ces mois de juin et de juillet, le paroxysme de douleur du mois d'avril était peu à peu tombé. L'influence adoucissante de Mary Campbell était intervenue. L'apaisement s'était fait, et son amour pour Jane, s'il s'était réveillé, était plus calme et avait dépouillé sa violence. Dans cette âme mobile et ondoyante, à travers laquelle passaient sans cesse «les vagues alternées de la crainte et de l'espoir», les changements étaient brusques et complets. Il lui fallait peu de temps pour passer d'une extrémité à l'autre. Il reprit sa belle humeur, bien que la pensée du départ et d'autres dussent assombrir plus d'une heure solitaire. Il produisit, dans ces quelques semaines, une série de morceaux gais dont quelques-uns comme l'Adresse à Belzebud, un Songe, ont une tendance politique, dont d'autres sont des adieux, des notes en vers, parmi lesquelles se trouve sa belle Épître à un Jeune Ami, pleine de conseils sagaces, et d'une sagesse toute fraîche récoltée sur ses folies récentes. Il paraissait même avoir pris parti de son départ et en parlait avec insouciance, avec bonne humeur et presque avec gaîté. Malgré tout, l'incompressible ressort qu'il y avait en lui, par moments, soulevait et éparpillait tous ces chagrins.
Vous tous qui vivez en vidant les verres,
Vous tous qui vivez en rimant les vers,
Vous tous qui vivez sans jamais réfléchir,
Allons, pleurez avec moi;
Notre camarade nous fausse compagnie
Et va par delà les mers.
Pleurez-le, ô troupe joyeuse,
Qui chèrement aimez, par ci par là, une bordée;
Il ne se joindra plus aux éclats joyeux,
Dans le ton sociable;
Car il est parti pour un autre rivage,
Par delà les mers.
Les jolies filles peuvent bien le pleurer,
Et dans leurs plus chères prières le placer,
Les veuves, femmes, toutes peuvent le bénir
D'un œil plein de larmes;
Car je sais bien qu'il leur manquera beaucoup,
Par delà les mers.
Il vit le froid nord-ouest du malheur
Longuement rassembler une amère rafale;
Une coquette enfin lui brisa le cœur,
Malheur lui en advienne!
Alors, il prit passage, devant le mât,
Par delà les mers.
Trembler sous le gourdin de la Fortune,
N'avoir que peu d'eau et de farine pour s'emplir le ventre,
Avec son humeur fière, indépendante,
S'accordent mal;
Alors, il se roula les fesses dans un hamac,
Par delà les mers.
Gens de la Jamaïque, traitez-le bien,
Trouvez-lui un bon abri confortable,
Vous trouverez en lui un bon garçon
Plein de joyeuseté,
Qui ne voudrait pas faire mal au diable,
Par delà les mers.
Adieu! mon camarade, faiseur de rimes,
Votre sol natal fut de mauvais vouloir,
Mais puissiez-vous fleurir comme un lis
Maintenant et prospérer!
Je boirai mon dernier gobelet à votre santé,
Par delà les mers[315].
Mais il était incorrigible. En même temps que son esprit reprenait un peu de calme, il reprenait sa veine de galanterie, séduit au point de tout oublier, par la moindre image qui mettait son imagination en jeu. Il y en a un exemple qui est curieux par les renseignements qu'il donne sur sa rapidité d'impression et par la renommée même de l'aventure. Il est curieux aussi parce qu'il complète le tableau de cette âme dont la soudaineté et la variété d'impressions est déconcertante et déroute les présomptions.
Un soir du mois de juillet, il se promenait dans le domaine de Ballochmyle qui venait d'être acheté par M. Alexander. Il suivait les pentes escarpées au bas desquelles coule la rivière à peine visible. C'était une de ses promenades favorites, qui l'avait déjà inspiré, quand il avait mis sur les lèvres de la fille du propriétaire précédent, forcé par des revers de fortune de vendre son domaine héréditaire, ce joli et triste adieu:
Les bois de Catrine étaient jaunis,
Les fleurs tombaient sous la pelouse de Catrine;
Aucune alouette ne chantait sur les tertres verts,
La nature apparaissait languissante;
À travers les bosquets flétris, Maria chantait,
Elle-même dans toute la fleur de la beauté;
Et les échos des bois sauvages résonnaient:
Adieu les pentes de Ballochmyle!
Couchées dans votre lit hibernal, ô fleurs,
Vous fleurirez de nouveau fraîches et belles,
Vous, oiselets, muets dans les bosquets dépouillés,
Vous charmerez de nouveau l'air de vos voix;
Mais ici, hélas, pour moi, jamais plus
L'oiselet ne chantera ni la fleur ne sourira,
Adieu les jolies rives de l'Ayr,
Adieu, adieu, doux Ballochmyle![316]
Cette fois-ci il suivait une petite allée, quand il aperçut la sœur du propriétaire actuel, Miss Wilhelmine Alexander. Lui-même a décrit le tableau et raconté la scène, dans une lettre qui indique bien les splendeurs et en même temps les délicatesses de sensations qui passaient dans cette tête, pêle-mêle avec des choses brutales ou grossières. C'est du reste un riche morceau de prose descriptive, et qui donne une idée de la façon dont ce paysan écrivait:
«J'avais erré au hasard dans les lieux préférés de ma muse, les bords de l'Ayr, pour contempler la nature dans toute la gaîté de l'année à son printemps. Le soleil flamboyait au-dessus des lointaines collines à l'ouest; pas une baleine ne remuait les fleurs cramoisies qui s'ouvraient ou les feuilles vertes qui se déployaient. C'était un moment d'or pour un cœur poétique. J'écoutais les gazouilleurs emplumés qui répandaient leur harmonie de tous côtes, avec des égards de confrère; et je sortais fréquemment de mon sentier, de peur de troubler leurs petites chansons ou de les faire s'envoler ailleurs en les effrayant. Sûrement, me disais-je, celui-là est un vrai misérable qui, insoucieux de vos harmonieux efforts pour lui plaire, peut suivre de l'œil vos détours, afin de découvrir vos retraites cachées et vous dépouiller de tous les biens que la nature vous a donnés: vos plus chers trésors, vos faibles petits. Même la branche d'aubépine blanche qui se mettait en travers du chemin, quel cœur, en un pareil moment, pouvait s'empêcher de s'intéresser à son bonheur et de souhaiter qu'elle fût préservée du bétail à la dent rude ou du souffle meurtrier de l'est? Telle était la scène et telle était l'heure, quand, dans un coin du tableau, j'aperçus une des plus belles œuvres de la nature qui ait jamais couronné un paysage poétique ou ravi l'œil d'un poète, en exceptant ces bardes visionnaires, qui tiennent commerce avec des êtres aériens. Si la calomnie et la raillerie avaient passé par mon chemin, elles se seraient en ce moment réconciliées à jamais avec un tel objet. Quelle heure d'inspiration pour un poète! Elle aurait élevé la simple et terne prose historique à la métaphore et au rhythme. La chanson fut le travail de mon retour à la maison et répond peut-être pauvrement à ce qu'on aurait pu attendre d'une pareille scène[317].
C'était le soir, sous la rosée, les champs étaient verts,
À chaque brin d'herbe pendaient des perles;
Le Zéphyr se jouait autour des fèves,
Et emportait avec lui leur parfum;
Dans chaque vallon, le mauvis chantait,
Toute la Nature paraissait écouter,
Sauf là où les échos des bois verts résonnaient,
Parmi les pentes de Ballochmyle.
D'un pas négligent, j'avançais, j'errais,
Mon cœur se réjouissait de la joie de la nature,
Quand, rêvant dans une clairière solitaire,
J'entrevis, par hasard, une belle jeune fille:
Son regard était comme le regard du matin,
Son air comme le sourire vernal de la nature;
La Perfection, en passant, murmurait:
«Regarde la fille de Ballochmyle.»
Doux est le matin de mai fleuri,
Et douce est la nuit dans le tiède automne,
Quand on erre dans le gai jardin
Ou qu'on s'égare sur la lande solitaire;
Mais la femme est l'enfant chéri de la nature!
C'est là que celle-ci réunit tous ses charmes;
Mais même là, ses autres ouvrages sont éclipsés
Par la jolie fille de Ballochmyle.
Ô que ne fut-elle une fille de campagne!
Et moi, l'heureux gars des champs!
Quoique abrité sous le plus humble toit
Qui s'éleva jamais sur les plaines Écossaises!
Sous le vent et la pluie du morose hiver,
Avec joie, avec bonheur, je travaillerais,
Et, la nuit, je presserais sur mon cœur
La jolie fille de Ballochmyle.
Alors l'orgueil pourrait gravir les pentes glissantes,
Où brillent bien haut la gloire et les honneurs;
Et la soif de l'or pourrait tenter l'abîme,
Ou descendre et fouiller les mines de l'Inde:
Donnez-moi la chaumière sons le sapin,
Un troupeau à soigner, un sol à bêcher;
Et chaque jour aura des joies divines
Avec la jolie fille de Ballochmyle[318].
La chose étonnante que ces imaginations-là! On peut croire que, dans des moments comme celui-ci, Jane Armour et Mary Campbell et tous les soucis et toutes les imprudences avec leurs suites étaient loin. Il oubliait tout, se donnait au ravissement présent, perdu dans des chaumières en Espagne. Il avait, autant qu'on peut l'avoir, cette faculté des poètes et des artistes de tout oublier à chaque instant et d'être en réalité comme des instruments qui vibrent, sans souci de l'air précédent. Il envoya peu après cette chanson à celle qui la lui avait inspirée, mais il n'en reçut aucune réponse. Ce silence l'offensa car il en reparla plus tard avec une amertume peu raisonnable[319]. Il était tout naturel que la demoiselle, fût-elle de Ballochmyle, ne trouvât aucune réponse à faire à ce singulier paysan qui, avec toutes les circonlocutions pastorales, n'en parlait pas moins de la presser chaque nuit sur son cœur. Cependant Miss Alexander apprit à être fière d'avoir inspiré ces vers au poète inconnu en qui, ainsi que le dit le Dr Currie, avec l'élégance de son temps «respirait la Muse de Tibulle»[320]. Elle ne se maria pas et devint une vieille, vieille dame. Elle mourut en 1848 âgée de 88 ans[321]. Elle avait fait encadrer la chanson reçue jadis et l'avait avec elle partout où elle allait[322]. C'est excentrique, mais non pas sans quelque chose de profondément féminin. Le manuscrit de la chanson est maintenant un des objets précieux des archives de la famille Alexander[323].
Au milieu de ce mélange incohérent de désespoirs, de fiançailles, d'orgies maçonniques, de productions désolées, exquises ou railleuses, de ces adieux, de ces sautes de sentiments, de ces échappées d'imagination, qui s'entassent du mois d'avril au mois de juillet, Burns copiait ses poésies et corrigeait les épreuves. On avait trouvé un imprimeur à Kilmarnock, un nommé John Wilson. Burns se rendait à pied à Kilmarnock plusieurs fois par semaine, non sans y faire des stations prolongées avec ses amis, au public-house du vieux Sandy, à l'enseigne du jeu de Boules, dont le propriétaire avait une spécialité pour la fabrication d'une certaine bière[324]. L'impression commença probablement le 13 juin, car dans une lettre du 12 juin, il écrivait: «Vous avez entendu dire que je deviens poète imprimé; demain mes œuvres vont à la presse. Je pense que ce sera un volume d'environ deux cents pages. C'est la dernière sottise que je pense faire; ensuite, je veux devenir un homme sage aussi vite que possible[325]».
On se demande involontairement quelles pouvaient être ses appréhensions à la veille de tenter cette aventure, si extraordinaire pour lui, de la publication de ses poèmes. Il en a fait la confidence avec sa franchise ordinaire, dans un passage curieux et qui est bien une preuve frappante de sa netteté et de sa fermeté d'esprit. Il était à peu près sûr du succès:
«Je pesai mes productions aussi impartialement que cela m'était possible; je pensais qu'elles avaient du mérite; ce m'était une délicieuse idée qu'on dirait de moi que j'étais un garçon de talent, même si cela ne devait jamais arriver à mes oreilles, quand je serais un pauvre conducteur de nègres, ou peut-être parti pour le monde des esprits, victime d'un climat inhospitalier. Je puis dire avec vérité que, pauvre inconnu[326], comme je l'étais alors, j'avais à peu près une aussi haute opinion de moi-même et de mes œuvres que je l'ai en ce moment.... Me connaître moi-même avait toujours été ma constante étude. Je me pesais moi-même seul; je me mettais en balance avec d'autres; je guettais tous les moyens d'observation, examinant quelle surface de terrain j'occupais comme homme et comme poète; j'étudiais assidûment le dessin de la nature, les endroits où elle semblait avoir voulu placer les différentes ombres et les lumières de mon caractère. J'étais à peu près certain que mes poèmes obtiendraient quelque applaudissement; à mettre les choses au pis, le grondement de l'Atlantique assourdirait la voix de la critique et la nouveauté des scènes des Indes occidentales, me ferait oublier l'Indifférence[327].»
Il attendait donc l'événement avec confiance et sans doute aussi avec un peu de fierté. Entre temps, il semblait qu'il eût épuisé toutes les émotions qui peuvent tenir en si peu de temps, quand il en survint une dernière qui sembla dépasser toutes les autres. La conduite des Armour avait été telle envers Burns qu'il s'était cru délié de toute obligation à leur égard. Ils avaient refusé la plus haute réparation qu'il fût en son pouvoir de leur donner; c'était refuser les moindres. Avant de s'éloigner du pays, il fit dresser un acte par lequel il passait à son frère Gilbert tout ce qu'il possédait et «particulièrement les profits qui peuvent sortir de la publication de mes poèmes présentement sous presse», à la condition que son frère se chargerait d'élever la petite fille d'Élizabeth Paton, maintenant âgée de deux ans, qu'on avait recueillie à la ferme[328]. Il ne fit aucune provision pour Jane Armour. Le vieil Armour eut-il vent de la résolution de Burns ou connaissance de cet acte? Ce qu'il y a de certain c'est qu'il prit la résolution d'empêcher Burns de partir sans avoir laissé garantie d'une somme suffisante pour élever l'enfant dont sa fille était grosse. Il mit l'affaire entre les mains des gens de loi. Il y allait pour Burns de l'emprisonnement[329]. Nouvel acte dans ce drame! Le voilà obligé de quitter la ferme, de dépister les recherches. «Depuis quelque temps, je me glissais de cachette en cachette, dans toutes les terreurs de la prison; des gens mal avisés et ingrats avaient découplé la meute sans merci des gens de loi à mes trousses[330]». Sans un avertissement singulier et dont l'origine se laisse deviner, il était saisi. Il est probable que le vieil Armour comptait mettre la main sur une partie des profits que les souscriptions désormais couvertes assuraient aux poèmes. Burns alla chercher refuge, comme un véritable outlaw, dans la forêt de Old Rome, laissant ignorer à tous où il avait disparu. Le 30 juillet 1786, il écrivait à son ami Richmond cette lettre qui rend bien l'état d'esprit où il devait être:
Mon heure est maintenant venue. Vous et moi, nous ne nous reverrons plus en Angleterre. J'ai des ordres pour me rendre avant trois semaines, à bord de la Nancy, capitaine Smith, allant de la Clyde à la Jamaïque et faisant escale à Antigua. Ceci, sauf pour notre ami Smith que Dieu préserve longtemps, est un secret à Mauchline. Le croiriez-vous? Armour a obtenu un mandat d'amener pour me jeter en prison, jusqu'à ce que je donne garantie pour une somme énorme. Ils gardent un secret absolu sur ceci, mais j'en ai été informé par un canal auquel ils ne songent guère et me voici errant d'une maison d'ami à une autre, et, comme un vrai fils de l'Évangile, «je n'ai pas où reposer ma tête». Je sais que vous allez verser l'exécration sur la tête de Jane; mais, par amour pour moi, épargnez la pauvre fille mal conseillée: pourtant puissent toutes les furies qui déchirent la poitrine de l'amant ruiné et désespéré, accompagner sa mère jusqu'à sa dernière heure! J'écris dans un moment de rage, réfléchissant à ma misérable situation—exilé, abandonné, délaissé. Je ne puis écrire davantage—donnez-moi de vos nouvelles par retour de la voiture. Je vous écrirai avant de partir[331].
On devine, aux derniers mots de la lettre, d'où venait l'avertissement qui l'avait sauvé. Au moment où elle avait vu celui qui l'avait aimé, auquel elle avait appartenu, auquel elle tenait par l'enfant qu'elle portait dans ses entrailles, sur le point d'être saisi et jeté en prison, il est vraisemblable que Jane sentit se réveiller en elle son attachement ou du moins de la pitié. Elle eut horreur de perdre celui qui, pendant quelques jours, avait été son époux. Elle le fit prévenir secrètement. On sent dans la lettre que ce trait de dévouement et d'amitié a presque réconcilié Burns avec celle qui lui avait meurtri le cœur et attristé sa vie. Il y a là comme la reconnaissance d'un service rendu et un ton de pardon, un retour vers l'infidèle. Et, du même coup, ces lignes contiennent peut-être le sort de la pauvre Mary Campbell.
Le lendemain même de cette lettre, le 31 juillet 1786, paraissaient les poèmes, un humble volume de deux cents pages, avec sa grossière couverture de papier bleu, son papier rugueux et ses caractères lourds. Il portait comme titre: Poèmes, principalement en dialecte écossais, par Robert Burns, et comme épigraphe, quatre vers qui indiquaient que l'auteur avait une appréciation exacte de son mérite. Il commençait par une préface dans laquelle on sent une attente pleine de confiance et de fierté. Elle mérite d'être lue entière et avec soin; il est impossible, dans des conditions si singulières et si difficiles, de se présenter avec plus de tact, de simplicité et de dignité:
Les bagatelles suivantes ne sont pas la production d'un poète qui, avec tous les avantages d'un art savant, et peut-être au milieu des élégances et des loisirs de la vie riche, abaisse ses regards pour chercher un thème rural, en songeant à Théocrite et à Virgile. Pour l'auteur de ceci, ces noms et d'autres noms célèbres, leurs compatriotes, sont, dans leur langage original, une fontaine fermée et un livre scellé. Dépourvu des conditions nécessaires pour se mettre poète par règles, il chante les sentiments et les mœurs qu'il a ressentis et vus, en lui-même et dans ses compagnons rustiques autour de lui, dans son langage natif et dans le leur. Bien qu'il fût Rimeur depuis ses plus jeunes années, ou du moins depuis les premières impulsions des passions tendres, ce n'est que très récemment que les applaudissements, peut-être la partialité de l'Amitié, ont éveillé sa vanité jusqu'à lui faire penser que quelque chose de lui valait la peine d'être montré; aucune des productions suivantes n'a été composée avec la pensée qu'elles pourraient être imprimées. S'amuser des petites créations de sa propre imagination, parmi le travail et les fatigues d'une vie laborieuse; transcrire les sentiments divers, les amours, les chagrins, les espoirs, les craintes, de sa propre poitrine; trouver une sorte de contrepoids aux luttes du monde, scène toujours antipathique et tâche toujours malaisée à l'esprit poétique; tels furent ses motifs pour courtiser les muses, et il a trouvé que la poésie est sa propre récompense.
Maintenant qu'il apparaît dans le personnage public d'un auteur, il le fait avec crainte et tremblement. La renommée est si chère à la tribu des rimeurs, que même lui, poète obscur et sans nom, recule et pâlit à la pensée d'être traité «comme un sot impertinent qui impose de force ses balivernes au monde et, parce qu'il sait faire tinter quelques mauvaises rimailles écossaises, se considère comme un poète et non de peu d'importance, en vérité.»
C'est une observation de ce célèbre poète, dont les divines Élégies font honneur à notre langage, à notre nation et à notre race[332], que «l'Humilité a réduit plus d'un génie à l'existence d'un hermite, mais n'en a jamais élevé un à la renommée.» Que si quelque critique relève le mot génie, l'auteur lui dit, une fois pour toutes, que certainement il se considère comme doué de quelques dispositions poétiques; autrement la façon dont il publie ses œuvres serait une manœuvre au-dessous du pire jugement que, il l'espère, ses pires ennemis porteront jamais sur lui. Mais au génie d'un Ramsay ou à la glorieuse aurore du pauvre et infortuné Fergusson, il déclare avec la même simplicité et la même sincérité, qu'il n'a pas la plus lointaine prétention, même pendant les plus hautes poussées de sa vanité. Dans les pièces suivantes, il a souvent tourné son regard vers ces deux poètes écossais, justement admirés, mais plutôt pour s'allumer à leur flamme qu'en vue d'une imitation servile.
À ses souscripteurs, l'auteur envoie ses plus sincères remerciements. Ce n'est pas le salut mercenaire par-dessus un comptoir, mais la gratitude profonde et cordiale du poète qui sait combien il doit à la bienveillance et à l'amitié pour lui permettre de gratifier—s'il le mérite—le vœu le plus cher de tout cœur poétique: être distingué. Il prie ses lecteurs, en particulier les Instruits et les Polis, qui pourront lui faire l'honneur de le parcourir, de tenir compte de l'éducation et des circonstances de sa vie. Mais si, après un examen juste, sincère et impartial, il est convaincu de lourdeur et de niaiserie, qu'il soit traité comme il traiterait les autres dans le même cas—qu'il soit condamné sans merci au dédain et à l'oubli.
Le volume se composait presque entièrement des pièces écrites pendant l'année 1785 et les premiers mois de 1786. Il est à remarquer que quelques-unes de ses principales pièces n'y figuraient pas. Peut-être par un sentiment de réserve Burns avait-il omis: la Mort et le Dr Hornbook et la Prière de Saint Willie. Quant aux Joyeux Mendiants, cette incomparable production semblait être sortie entièrement de sa mémoire. Ce volume était principalement fait de ses poèmes rustiques, de ceux qui ont le plus le goût de terroir, et dépeignent les mœurs et les superstitions de la campagne. Il ne représentait réellement que la moitié de son génie poétique. Pas de chansons; le don de musique qui était en lui y était à peine indiqué. Dans le volume entier, il n'y en a que trois véritables. Mary Morison, cette chose exquise, bien que dès lors en manuscrit, n'est pas du nombre. Parmi les trois choisies pour être publiées, une au moins, les Sillons d'orge, est de première excellence; les deux autres sont bonnes. On peut dire que ces quelques strophes étaient uniquement la promesse de ce que le monde devait entendre de ses lèvres dans ce genre de poésie. C'est par elles seulement qu'une oreille perspicace pouvait deviner cette mélodie encore mystérieuse, qui devait plus tard être révélée au monde, faire de lui un des chantres les plus hauts et, selon l'expression du Dr Hately Waddell, un des psalmistes de son pays.
La vente du volume fut tellement rapide que, le 26 août, moins d'un mois après la mise en vente, il ne restait plus que quinze exemplaires[333]. Un peu d'argent rentra dans la poche étonnée du poète, qui le mit aussitôt de côté pour assurer son voyage. «Dès que je fus maître de neuf guinées, le prix pour me faire transporter à la zone torride, je retins mon passage sur le premier vaisseau qui devait partir[334].» On a vu que la veille même de la publication de ses poèmes, il fixait son départ à trois semaines. Pendant les premiers jours d'août, il s'attendait à partir à chaque instant. Ce fut un simple accident, une rencontre de hasard dans le cabinet du frère de son futur patron qui l'empêcha de partir:
«Je suis allé hier chez le Dr Douglas, tout à fait décidé à saisir l'occasion du capitaine Smith; mais je trouvai le Dr avec un Mr et une Mrs White, tous deux de la Jamaïque; ils ont entièrement dérangé mes plans. Ils lui ont assuré que pour m'envoyer à Port-Antonio, il en coûtera à mon maître Charles Douglas plus de 50 livres; sans compter le risque de me faire attraper une fièvre pleurétique par suite de la fatigue de voyager au soleil. Pour ces raisons, il refuse de m'envoyer avec Smith, mais il y a un vaisseau qui part de Greenock le 1er septembre, tout droit pour ma destination. Le capitaine est un ami intime de M. Gavin-Hamilton et aussi bon garçon que mon cœur peut le souhaiter; je suis destiné à partir avec lui. Où je trouverai un abri? Je n'en sais rien; mais j'espère sortir de ces orages. Périsse la goutte de mon sang qui les redoute! Je connais le pire qu'ils peuvent faire et suis préparé à les affronter[335].»
Son voyage ainsi reculé, il passa une partie du mois d'août à aller voir ses amis dans le pays et à recueillir le montant des souscriptions. Il circulait maintenant librement et avait même reparu à Mauchline. Le vieil Armour, intimidé peut-être ou rassuré par le bruit qui se faisait autour du nom de son gendre manqué, avait cessé ses poursuites et se tenait maintenant tranquille[336].
À travers tout cela, il y avait un chapitre attendu de cette histoire, qui, s'il n'était pas un dénoûment, n'en était pas moins inévitable. Un dimanche, qui était le trois du mois de septembre, tandis que Burns était à l'église et écoutait un prédicateur dont il ridiculisait le sermon, Jane accouchait de deux jumeaux, un fils et une fille. Un frère de sa maîtresse vint le lui annoncer, le soir, à la ferme, et s'entendre avec lui pour le baptême[337]. Cet événement, qui devait être prévu, lui fait de nouveau oublier tout le reste. Il semble enchanté et comme tout fier d'avoir deux enfants. Toutes les cordes de paternité, qui avaient déjà vibré en lui, se mettent à trembler de nouveau, mais touchées cette fois par quatre petites mains. Il tressaille de cette espèce de frémissement joyeux qui prend les pères aux entrailles à l'annonce de leur paternité. Sur le champ il saisit sa plume et écrit à son ami Richmond un mot tout exultant:
Souhaitez-moi bonne chance, cher Richmond. Armour vient de me donner un beau garçon et une belle fille d'un seul jet. Dieu bénisse les chers petits.
Les roseaux verdissent, Ô;
Les roseaux verdissent, Ô;
Un lit de plume n'est pas si doux
Que le sein des fillettes, Ô.[338]
On se demande si ceux qui l'entouraient, si la vieille mère surtout partageait son enthousiasme. Quelques jours après, quand cette première allégresse instinctive fut tombée, il en parlait à un autre ami avec plus de gravité et une notion plus claire de la réalité.
«Vous avez entendu dire, sans doute, que la pauvre Armour m'a payé double. Un très beau garçon et une fille ont éveillé une pensée et des sentiments qui vibrent, dans mon âme, les uns avec des impressions de tendresse, d'autres avec de tristes pressentiments[339].»
C'était plutôt le langage qu'il convenait de parler dans les circonstances où il était. Il fut entendu que les deux familles se partageraient les enfants. La fille devait rester à sa mère et être nourrie par elle; elle vécut peu d'ailleurs. Le garçon devait être porté à la ferme pour y être élevé par sa grand'mère et ses tantes; il allait rejoindre son autre sœur, la petite Bess[340]. C'était le second bâtard que Burns apportait à la maison; c'étaient deux enfants qu'il allait laisser à la garde et aux soins du sage Gilbert, et de la vieille mère, dont le foyer se peuplait de petits-enfants venus par le chemin de traverse. Le gars grandit dru et fort, portant une ressemblance frappante avec son père et devint plus tard un homme distingué.
Ainsi, prenant chacun un enfant, ces amants de deux années, ces époux de quelques jours, se séparèrent, croyant ne jamais se reprendre. Ils ne gardaient, des rencontres nocturnes et des heures d'amour, que des souvenirs déchirés par les éclats du bonheur brisé, des reproches réciproques, et la lassitude d'une crise où l'une avait laissé son honneur et l'autre failli laisser sa raison; au milieu de cela, des fibres de sympathie mal déchirées saignantes encore, et je ne sais quelle attraction profonde, indélébile de deux êtres qui ont, avec ivresse, goûté l'un à l'autre et dont les chairs se reconnaissent.
Pendant ce temps que devenait la douce Mary des Hautes-Terres, la pauvre fille qui avait eu pour son jour de fiançailles le radieux second dimanche de mai? En quittant l'Ayrshire, elle était allée dans la presqu'île de Cantyre, qui forme la pointe méridionale du comté d'Argyle. Son père était matelot à bord d'un cutter des douanes, dont la station était dans la petite ville maritime de Campbeltown. C'est là que vivait sa famille. Elle passa l'été au milieu des siens, recevant probablement des lettres de Burns, mais sans prendre, à ce qu'il paraît, aucune mesure pour son union avec lui. Peut-être n'en parlait-il plus. Elle accepta l'offre qui lui fut faite, par un de ses parents, d'une place à Glasgow pour le terme de la St.-Martin. Elle arriva à Greenock avec son père et un frère qu'on venait mettre en apprentissage chez un charpentier de navire nommé Macpherson, cousin de sa mère. À peine arrivé le jeune garçon tomba malade. Mary le soigna avec dévouement et tendresse; mais quand il commença à aller mieux, elle-même sembla languir. Ses amis, superstitieux comme des Highlanders, crurent qu'on lui avait jeté le mauvais œil, et peut-être peut-on voir là un indice que sa tristesse et sa pâleur remontaient à quelque temps. Il fallait du moins que ce dépérissement leur parût inexplicable. Ils conseillèrent à son père d'aller à l'endroit où deux ruisseaux se rencontrent et de choisir dans leur lit sept cailloux polis, de les faire bouillir dans du lait nouveau et de le lui donner à boire. Ce n'était pas là le charme qui pouvait la guérir; elle souffrait de quelque chose de trop profond. Après quelques jours, elle fut enlevée par une fièvre maligne qui régnait. Elle fut enterrée dans un terrain que Macpherson venait d'acheter, à l'extrémité du vieux cimetière de Greenock, sur le bord de la Clyde, loin des siens, abandonnée dans la grande ville fumante; telle fut la fin de l'épisode de ce second dimanche de mai. Quelques personnes, à qui la destinée de cette douce fille a paru pure et touchante, lui ont élevé un monument qui abrite sa tombe des rayons du soleil couchant, quand il s'abaisse au delà du «rugissement de l'Atlantique». Les steamers qui sortent de la Clyde passent tout auprès. Une des dernières choses que voient les Écossais, qui quittent le pays en emportant, à travers le monde, les vers de leur poète national, est la pierre où sont sculptés les adieux de Burns et de Mary Campbell.
Burns en apprenant la nouvelle de Greenock reçut un coup terrible. Mrs Begg se rappelait qu'après le travail de la moisson achevée, elle était un jour à son rouet, avec sa mère ou une de ses sœurs qui l'aidaient. Les deux frères étaient là aussi. On apporta une lettre pour Robert. Il alla à la fenêtre pour l'ouvrir et la lire, et elle fut frappée de l'expression d'angoisse qui passa sur son visage. Il sortit sans dire un mot. Ce fut plus tard seulement que sa famille apprit cette histoire qui resta toujours comme un sujet sacré dont on ne devait pas parler[342].
Involontairement on se demande quel a été le rôle de Burns en tout ceci, et cette question, une fois venue dans l'esprit, ne se laisse pas aisément renvoyer. Lui-même a rapporté cet incident dans ces mots qui suivent immédiatement le récit de la journée de mai. «À la fin de l'automne suivant, elle traversa la mer pour me retrouver à Greenock, où elle était à peine débarquée qu'elle fut saisie d'une fièvre maligne qui, en peu de jours, poussa ma chère fille dans la tombe avant même que je fusse informé de sa maladie[343].» Mais comment arrangeait-il cette union avec la passion qui l'avait repris. Qu'il fût sincère quand il maudissait l'heure et le moment du temps qui le rendrait infidèle, cela est probable. Il pouvait croire que l'indignation avait tué l'ancien amour, et prendre pour une guérison le baume que répandait une douce présence. Mais voici que la maîtresse possédée avait reparu, ressaisi son pouvoir, chassé devant des désirs troublants, des souvenirs impétueux, la modeste et tranquille image de l'absente. Quelle imprudence, quelle faute il avait commise! Que pouvait-il faire? Sans briser réellement, laissa-t-il voir, peut-être malgré lui, par l'espacement des lettres, par leur froideur, leur gêne, le changement qui s'était fait en lui? Et elle, le devina-t-elle? Eut-elle les serrements de cœur et les larmes silencieuses des abandonnées? On ne peut s'empêcher de le penser et il semble que les faits fassent de cette supposition une probabilité. Sur la Bible qui appartint à Mary Campbell, les deux noms sont presque effacés, comme si on avait mouillé le papier et essayé de faire disparaître avec le doigt les traces d'un vœu violé[344].
Après la mort de sa fille, le père brûla les lettres de Burns, et quand celui-ci lui écrivit une lettre émouvante pour lui demander un souvenir de celle qu'il avait aimée, il refusa de lui répondre et défendit qu'on mentionnât son nom devant lui[345]. Dans les pièces que Burns consacra à cet amour, on sent comme une secrète accusation contre soi-même. Enfin il y a une lettre de lui de cette époque qui ne s'applique à rien d'autre. Elle est du commencement d'octobre et adressée à son ami Robert Aiken.
«Je suis, depuis quelque temps, miné par un chagrin sincère, secret, dû à des causes que vous connaissez assez bien: la déception, le désappointement, la piqûre de l'orgueil, avec quelques coups de couteau de remords qui ne manquent jamais de s'abattre comme des vautours sur mes parties vitales, quand mon attention n'est pas détournée par les demandes de la société ou les poursuites de la muse. Même dans ces moments, ma gaîté n'est que la folie d'un condamné ivre entre les mains du bourreau[346].»
Ces remords ne pouvaient se rapporter à l'affaire des Armour, puisqu'il avait fait tout ce qui était en lui pour réparer le mal et qu'il avait été sacrifié. Il avait de ce côté des griefs et non des remords; c'était lui qui pouvait faire des reproches et non en recevoir. D'où lui venaient donc ces vautours qui ne lui laissaient point de paix? La réserve singulière qu'il garda toujours sur ce sujet, dont il semblait vouloir éviter de parler, ajoute encore à l'idée qu'on ne peut s'empêcher de concevoir qu'il y eut là quelque chose dont le souvenir lui était pénible.
Ce qui semble certain, c'est qu'il expia, par un long regret, l'imprudence d'avoir donné des paroles à ce qui aurait dû rester un rêve, ou la faiblesse d'avoir pris pour un rêve ce qu'il avait revêtu de sa parole. Il porta en secret cette blessure jusqu'à la tombe. Après des événements soudains et extraordinaires, qui se pressèrent dans un si bref espace de son existence qu'ils semblaient devoir refouler et étouffer le passé, à des intervalles de plusieurs années, elle se rouvrait aussi fraîche qu'au premier jour. Les plaintes qu'elle lui arracha, longtemps après, sont parmi les plus déchirantes que la mort d'une femme ait jamais inspirées à l'homme. Ce fut, à son honneur, un endroit de son cœur qui resta éternellement douloureux et saignant. Ce fut le plus pur, le plus durable et de beaucoup le plus élevé de ses amours. Au-dessus de tous les autres, dont quelques-uns furent plus ardents, il se dresse avec la blancheur d'un lis. L'opposition qu'il forme avec la passion pour Jane est complète. Rien n'est curieux comme de comparer les pièces qui ont été inspirées par ces deux femmes. D'un côté toutes les épithètes sont matérielles; ici, elles sont toutes morales. Les louanges sont empruntées, non aux grâces du corps, mais aux qualités de l'âme. Les mots qui reviennent sans cesse sont ceux d'honneur, de douceur et de bonté.
«Bien que j'erre sous des climats lointains,
Je sais que son cœur ne change pas;
Car son sein brûle de l'éclat de l'honneur,
Ma fidèle fillette des Hautes-Terres, Ô.[347]»
L'idée de la revoir un jour poursuivait Burns. Chaque fois qu'il songea à quelque chose d'éternel, à une vie future, à des rencontres dans l'inconnu, ce fut vers elle que sa pensée se tourna. L'amour pour Jane, vainqueur maintenant, devait être vaincu dans la revanche inévitable des choses idéales sur celles qui sont seulement terrestres. On peut dire que, comme les autres passions du poète, il périt et tomba sur le tas des fleurs fanées. L'amour du second dimanche de mai fut toujours présent. C'est lui qui conduisit Burns dans la sphère la plus élevée où il atteignit, lui qui inspira ses plus hauts efforts de spiritualité. La douce fille des Hautes-Terres aux yeux azurés fut sa Béatrice et lui fit signe du bord du ciel.[Lien vers la Table des matières.]
IV.
LA RENOMMÉE SOUDAINE. — DÉPART POUR ÉDIMBOURG.
Cependant, le volume de Kilmarnock avait un succès prodigieux. Il s'était enlevé si vite qu'il n'en était pas resté un exemplaire pour la pauvre ferme de Mossgiel, et que la mère, les frères et les sœurs de Burns n'eurent ses œuvres imprimées que dans l'édition d'Édimbourg[348]. La renommée de l'humble volume de Kilmarnock grandissait et, dépassant les limites de l'Ayrshire, se répandait à travers le pays entier. On se prêtait ces poèmes étonnants; de tous côtés, on les récitait, on les chantait. Les gens du peuple, les paysans, avaient pour la première fois un grand poète qui rendait, dans leur propre langue, leurs propres sentiments. C'était un enthousiasme presque incroyable et tel qu'on aime à le laisser exprimer par ceux qui l'ont connu. «La fille de ferme chantait ses chansons, dit Allan Cunningham, le laboureur et les bergers répétaient ses poésies, tandis que les vieux et les prudents citaient ses vers dans la conversation, heureux de trouver que des choses de fantaisie pouvaient être rendues utiles. Mon père qui aimait la poésie emprunta le volume à un clergyman caméronien qui, en le lui prêtant, y ajouta ce remarquable conseil: «Ne le laissez pas sur le chemin des enfants, John, de peur de les attraper comme j'ai attrapé les miens, à le lire le jour du Sabbath.[349]» Robert Heron raconte que, dans le Kirkcudbrightshire où il était alors, il est presque impossible d'exprimer avec quelle admiration fervente et quelles délices ces poèmes furent reçus. Jeunes et vieux étaient également ravis, agités et transportés. Lui-même obtint le livre un soir, et ne dormit point qu'il ne l'eût achevé. «Même les garçons de charrue et les servantes auraient été heureux de donner les gages qu'ils gagnaient très durement et dont ils avaient besoin pour acheter leurs vêtements, s'ils avaient pu se procurer les œuvres de Burns[350].» La contrée entière résonnait de son nom. Et ce n'étaient pas seulement les paysans; les gens cultivés et instruits étaient également saisis par cette contagion d'admiration pour l'homme et la langue. La plupart d'entre eux, sans doute, commençaient avec la méfiance de Walker et passaient par les même phases que lui, pour arriver à la même admiration:
«Je classais le laboureur poétique avec les filles de ferme et les batteurs en grange poétiques de l'Angleterre, pour les productions de qui je n'avais pas une violente admiration. Ainsi préparé, les poèmes furent mis entre mes mains, et avant d'avoir achevé une page, j'éprouvai des émotions de surprise et de plaisir dont je n'avais jamais eu conscience auparavant. Le langage que j'avais commencé à dédaigner, comme bon seulement pour les conversations vulgaires, semblait transformé par le charme du génie et être devenu le langage propre de la poésie. Il exprimait toutes les idées avec une brièveté et une force, il se pliait à tous les sujets avec une souplesse qui manquent parfois aux langages les plus parfaits. À chaque page, on voyait l'empreinte du génie. Tout était touché par une main d'une dextérité si étonnante qu'elle semblait remplir ses fonctions les plus faciles et les plus familières, quand elle accomplissait ce que toute autre aurait tenté en vain. Je ne quittai pas le volume avant de l'avoir achevé, et je ne puis pas me rappeler de moments qui aient passé plus rapidement que les heures où je fus ainsi occupé. Un désir de voir l'homme qui avait le pouvoir de produire de tels effets succéda naturellement[351]».
Tous étaient ainsi gagnés, séduits, enveloppés par ce charme qui courait le pays; il semblait que c'en fût véritablement un. Une vieille dame des environs, descendante de Vallace, Mrs Dunlop, venait d'être affligée d'une longue et cruelle maladie qui l'avait réduite à un état d'assombrissement et de découragement. Un volume des poèmes fut laissé sur sa table par un de ses amis. Elle l'ouvrit et tomba sur le Samedi soir du Villageois. Elle le lut avec la plus grande surprise et le plus grand plaisir. «La description des simples villageois opéra sur son esprit comme le charme d'un puissant exorciste, chassa le démon ennui et la rendit à son harmonie et à sa bonne humeur ordinaires». Mrs Dunlop envoya aussitôt un messager à Mossgiel, qui était à une distance de 15 à 16 milles, avec une lettre flatteuse pour Burns, lui demandant de lui envoyer une demi-douzaine de ses exemplaires et de lui faire le plaisir de venir la voir à Dunlop-House, aussitôt qu'il le pourrait. Ce fut le commencement d'une amitié et d'une correspondance qui ne finirent qu'avec la vie du poète. Le dernier emploi qu'il ait fait de sa plume fut une lettre à Mrs Dunlop, quelques jours avant sa mort[352].
Les avances les plus flatteuses lui venaient de tous côtés et des hommes les plus éminents. Dugald Stewart, le célèbre professeur de philosophie à l'Université d'Édimbourg et un des hommes les plus accomplis de son temps, qui passait ses vacances dans la villa de Catrine, sur les bords de l'Ayr, pria le Dr Mackenzie, le docteur de Mauchline, un de ses amis, de lui amener le poète à dîner. Celui-ci y rencontra Lord Daer, jeune noble de grande espérance, qui revenait de France où il avait été lié avec quelques-uns des hommes qui jouèrent un peu plus tard un rôle dans la Révolution Française, entre autres Condorcet[353]. C'était la première fois que Burns se trouvait avec un représentant de l'aristocratie; il a laissé ses impressions de cette entrevue, dans une pièce curieuse où l'on sent, sous la bonne humeur et la satisfaction, ce qu'il y avait d'ombrageux dans ses rapports avec les personnes d'une position sociale supérieure à la sienne.
Oh! où est le pouvoir magique de Hogarth
Pour montrer les regards étonnés de Messire le Poète,
Et comment il ouvrait les yeux et balbutiait,
Quand effaré, comme conduit à la bride,
Et piétinant lourdement sur ses jambes de laboureur
Il s'embarrassa dans le salon?
Je gagnai, de côté, un coin, un abri,
Et vers sa seigneurie glissai un regard,
Comme vers un prodige effrayant;
Sauf le bon sens, la jovialité,
Et (ce qui me surprit) la modestie,
Je ne remarquai rien d'extraordinaire.
Je guettais les symptômes des grands,
L'orgueil du sang, la pompe seigneuriale,
L'assurance arrogante;
Du diable s'il avait de la fierté;
Ni vanité, ni orgueil—à ce que je pus voir,
Pas plus qu'un honnête laboureur[354].
Burns, on le voit, était sorti enchanté de sa rencontre. On aime à se figurer cette première introduction de Burns dans une société qu'il ne connaissait pas, et on se représente ce dîner qui fournirait un tableau à un Meissonier anglais: le médecin intelligent et instruit, le jeune noble libéral, la douce et calme figure du vénérable D. Stewart, et ce poète paysan, un peu gauche, cependant le plus grand de tous. Dugald Stewart a laissé de son côté l'impression que lui fit cette première rencontre; elle était, elle aussi, excellente.
«Ses manières étaient alors, comme elles continuèrent toujours de l'être ensuite, simples, viriles et indépendantes. Elles exprimaient la conscience de son génie et de sa valeur, mais sans rien qui indiquât la forfanterie, l'arrogance ou la vanité. Il prenait sa part dans la conversation; mais pas plus qu'il ne lui appartenait et écoutait avec une attention et une déférence visibles, quand il s'agissait de sujets sur lesquels son éducation le privait de moyens d'information. S'il y avait eu un peu plus de douceur et d'accommodement dans son caractère, il aurait encore été, je le pense, plus intéressant. Mais il avait été accoutumé à faire la loi dans le cercle de ses connaissances ordinaires, et sa crainte de tout ce qui approchait de la bassesse et de la servilité rendait sa manière d'être un peu décidée et dure. Rien peut-être n'était plus remarquable, parmi ses divers talents, que l'aisance, la précision et l'originalité de son langage, quand il parlait en compagnie. Cela était d'autant plus remarquable qu'il visait à la pureté dans son tour d'expression, et évitait, avec plus de souci que la plupart des Écossais, les particularités de la phraséologie écossaise[355].»
Sa position toutefois restait toujours indécise et comme en suspens. Il ne prenait plus guère part aux travaux de la ferme. Cependant il fit la moisson, qui fut cette année-là tardive. Quelques-uns de ses amis, Gavin Hamilton, Aiken, Ballantine, désolés de laisser partir, pour des climats meurtriers et un avenir incertain, l'homme dont ils étaient fiers et qu'ils aimaient, s'occupèrent de lui trouver une situation qui pût lui permettre de rester en Écosse et cherchaient à lui obtenir une place dans l'Excise[356]. Lui-même tantôt désirait, tantôt semblait redouter que leurs démarches réussissent. La pensée de ses enfants le retenait; d'autres considérations assez mystérieuses et qu'on ne peut guère rattacher qu'à l'épisode de Mary Campbell, semblaient le pousser hors du pays. La lettre suivante expose la situation d'esprit dans laquelle il se trouvait alors:
«J'ai ressenti en moi toutes sortes de fluctuations et de mouvements en ce qui concerne l'Excise. Il y a beaucoup de motifs qui plaident fortement contre: l'incertitude d'obtenir bientôt une place, les conséquences de mes folies qui peuvent rendre mon séjour ici impraticable... Toutes ces raisons m'engagent à aller à l'étranger, et contre toutes ces raisons, je n'ai qu'une réponse: les sentiments d'un père. Ceci, dans l'humeur où je me trouve à présent, fait contrepoids à tout ce qui peut être dans l'autre côté de la balance...
Vous pouvez peut-être croire que c'est une fantaisie extravagante, mais c'est un sentiment qui m'atteint au cœur. Bien que sceptique sur plusieurs points de la foi ordinaire, je pense cependant avoir toutes les preuves qu'il existe d'une vie par delà les limites étroites de notre existence présente. S'il en est ainsi, comment en présence de cet Être redoutable, auteur de l'existence, comment affronterai-je les reproches des êtres qui sont vis-à-vis de moi dans la chère relation d'enfants, et que j'aurais abandonnés dans l'innocence souriante de leur faible enfance! Ô toi, Pouvoir inconnu, toi Dieu tout puissant, qui as allumé la raison dans mon sein et m'as donné le bienfait de l'immortalité, j'ai fréquemment dévié de cet ordre et de cette régularité qui sont nécessaires à la perfection de tes œuvres, cependant tu ne m'as jamais quitté ni délaissé....
«Depuis que j'ai écrit la page précédente, j'ai vu l'orage du malheur s'épaissir au-dessus de ma tête dévouée à la folie. Si vous réussissez, ô mon ami, mon bienfaiteur, dans vos démarches pour moi, peut-être me sera-t-il impossible de recueillir le fruit de vos efforts. Ce que j'ai écrit dans les pages précédentes est la ferme teneur de ma résolution; mais si des circonstances ennemies m'empêchaient d'accepter votre offre bienveillante, on si l'accepter menaçait de m'attirer de nouvelles misères....[357]»
La lettre coupée, inachevée, trahissait l'état d'incertitude et d'émotion douloureuse où il se trouvait alors. Le temps passait sans qu'il prît de résolution et sans que la pensée du départ quittât son esprit.
Il se produisit alors un événement qui l'en chassa définitivement et eut sur sa destinée future une importance décisive. Il l'a rappelé lui-même en ces termes:
«J'avais fait mon dernier adieu à quelques amis; ma malle était sur le chemin de Greenock; j'avais composé une chanson La Nuit ténébreuse s'épaissit rapidement, qui devait être le dernier effort de ma muse en Calédonie, quand une lettre du Dr Blacklock à un de mes amis renversa tous mes projets, en éveillant mon ambition poétique. Le docteur appartenait à une classe de critiques dont je n'aurais pas osé espérer l'approbation. Son idée que je rencontrerais des encouragements pour une seconde édition m'enflamma tellement que je partis aussitôt pour Édimbourg, sans une seule connaissance dans la ville et sans une seule lettre de recommandation[358].»
Les choses ne se passèrent pas tout à fait aussi simplement que Burns le raconte à distance et dans une lettre où les événements de sa vie devaient être ramassés en quelques mots. Même ce départ pour Édimbourg ne fut pas sans ses incertitudes et ses difficultés. Tout ce passage de la vie de Burns est encore intéressant à suivre de près.
À quelques milles de Mossgiel se trouve la paroisse de Loudon, dont le ministre était alors le Rév. George Lawrie. C'était un homme de culture et de goût littéraires. Il avait des relations dans la société intellectuelle d'Édimbourg. C'était un ami de Blair et de Robertson. Par une rencontre assez curieuse, il avait été l'intermédiaire par lequel les fragments de Macpherson avaient été soumis à Blair, qui avait appelé sur eux l'attention publique. Lawrie avait lu les poèmes de Burns avec la surprise et l'admiration qu'ils causaient à tous ceux entre les mains desquels ils tombaient. Bien qu'il ne connût pas le poète, il les envoya à un de ses amis, le docteur Blacklock, en lui en demandant son avis et en insinuant qu'il pourrait les communiquer à Blair, alors connu comme le premier critique du temps.
C'est une figure vénérable et touchante que celle du Dr Blacklock et qui vaut un crayon d'un instant. Né en 1721, il avait perdu la vue à l'âge de six mois, par suite de la petite vérole, si implacable alors. Son père, un maçon pauvre, avait entrepris d'instruire lui-même du mieux qu'il pouvait son petit aveugle, en lui lisant à ses heures de repos Milton, Spenser, Prior, Pope et Addison. C'est un autre exemple de ces éducations écossaises. L'enfant, élevé dans cette musique de poètes, se mit à faire des vers, qui tombèrent entre les mains d'un brave homme, le Dr Stevenson d'Édimbourg. Celui-ci s'intéressa à lui et lui fournit les moyens de faire ses études à l'Université. Blacklock entra alors dans les ordres et devint un prédicateur de réputation. Mais, à la suite de déboires dus à sa cécité, il s'était retiré à Édimbourg et y tenait une sorte de maison de famille où il recevait quelques élèves choisis. C'était un vieillard très pâle, avec de beaux cheveux blancs; il était d'une douceur et d'une bonté inaltérables. On disait de lui «qu'il n'avait jamais perdu un ami et ne s'était jamais fait un ennemi». Sa bienveillance était continue, elle agissait comme un des modes de sa vitalité. Il avait pris, pour se faire conduire, un petit paysan et lui trouvant de la bonne volonté à apprendre, il lui enseigna le grec, le latin, le français et en fit un homme distingué. «Si on énumérait tous les jeunes gens qu'il a retirés de l'obscurité et mis en état, par l'éducation, de se pousser dans la vie, disait Walker, le catalogue exciterait une surprise très naturelle[359]». Et Heron: «Il n'y a peut-être jamais eu un homme qui pût, avec plus de vérité, être appelé un Ange sur la terre que le Dr Blacklock. Il était candide et innocent comme un enfant, néanmoins doué de la sagacité et de la pénétration d'un homme. Son cœur était une source continuelle de bonté[360]». Cette âme exquise était d'une aménité et d'une gaîté constantes, se réjouissant d'une clarté intérieure. Il vivait entouré du respect et de l'amour de tous. Quand le Dr Johnson avait passé par Édimbourg, il lui avait dit: «Cher Dr Blacklock, je suis heureux de vous voir»; ce qui était un grand honneur. Tel était celui qui venait d'avoir une influence capitale sur la destinée de Burns par quelques-unes de ces paroles, par un de ces actes de bienveillance, qui sortaient de tous les instants de sa vie. Il était de ces hommes autour desquels tombe comme une manne, et près de qui la faim, la fatigue, la douleur, ne peuvent passer sans trouver un réconfort. Ils ne s'en doutent souvent pas; ils n'ont pas même notion d'un effort, d'une volition; ils sont bienfaisants par nature, par exercice de leur façon d'exister[361].
Voici la lettre que le Dr Blacklock écrivait à Mr Lawrie pour le remercier de l'envoi du volume de Burns. Elle est curieuse, dans la première partie, parce qu'elle donne l'impression produite sur lui par cette lecture; et dans la seconde, parce qu'il montre qu'un mois après la publication du volume, on s'en occupait déjà à Édimbourg:
J'aurais dû vous remercier, il y a longtemps, de votre envoi, non seulement parce que c'est un témoignage de votre bon souvenir, mais parce qu'il m'a donné l'occasion de goûter un des plus délicats et peut-être un des plus sincères plaisirs dont l'esprit humain est susceptible. Une quantité d'occupations m'ont empêché d'avancer dans la lecture des Poèmes; à la fin cependant j'ai achevé cette agréable tâche. J'ai vu bien des exemples de la force et de la générosité de la nature s'exerçant sous des désavantages nombreux et formidables; je n'en ai jamais vu d'égal à celui que vous avez eu la bonté de me présenter. Il y a une émotion et une délicatesse dans ses poèmes sérieux, une vérité d'esprit et d'humeur dans ceux qui ont un tour joyeux, qu'on ne peut trop admirer ni trop chaudement louer. Je pense que je ne rouvrirai jamais le livre sans sentir mon étonnement renouvelé et accru. J'aurais voulu exprimer mon approbation en vers, mais, soit par suite du déclin de ma vie ou d'une dépression temporaire de mes esprits, il est maintenant hors de mon pouvoir d'accomplir cette intention.
M. Stewart (Dugald Stewart) professeur de philosophie de notre Université, m'avait déjà lu trois poèmes et je lui avais témoigné le désir qu'il fit inscrire mon nom parmi les souscripteurs; mais si cela a été fait ou non, je n'ai jamais pu le savoir.... Il m'a été rapporté, par un gentleman à qui j'avais montré ces œuvres et qui en a cherché un exemplaire avec diligence et ardeur, que l'édition tout entière était déjà épuisée. Il serait donc très désirable, pour ce jeune homme, qu'une seconde édition plus nombreuse que la première pût être immédiatement imprimée, car il paraît certain que son mérite intrinsèque et les efforts des amis de l'auteur pourraient lui donner une circulation plus répandue que tout ce qui a été publié en ce genre, à ma souvenance[362].
M. Lawrie fit parvenir cette lettre à Burns. On peut penser si elle fut accueillie avec joie. Toutefois il ne semble pas qu'elle lui ait d'abord suggéré l'idée de se rendre à Édimbourg. Elle ne lui donna que ce qu'elle contenait réellement, la pensée de faire une seconde édition, dans laquelle il mettrait quelques morceaux composés récemment. Il se peut que cette lettre, écrite au commencement de septembre, ait mis quelque temps à arriver jusqu'à Burns. Il alla, vers le commencement d'octobre, trouver son imprimeur de Kilmarnock, pour lui demander s'il voudrait faire une autre édition de 1000 exemplaires. L'imprimeur voulait bien risquer les avances de la composition mais pas du papier. «D'après lui le papier de 1000 copies coûterait environ 25 livres et l'impression environ 15 ou 16; il offre de s'entendre là dessus pour l'impression, si je veux faire les avances pour le papier; mais ceci, vous le savez, est hors de mon pouvoir; aussi adieu l'espérance d'une seconde édition jusqu'à ce que je devienne plus riche! C'est une époque qui, je le pense, arrivera avec le paiement de la dette nationale britannique[363].»
Cet échec fut une déception pour Burns qui avait peut-être vu, dans une seconde édition, le moyen de reculer ou d'éviter son départ. Son esprit y fut forcément ramené et plus que jamais il se crut sur le point de quitter son pays. En revenant d'une visite qu'il avait faite à Mr Lawrie, probablement pour le remercier, «je composai, dit-il, la dernière chanson que je devais écrire en Calédonie». Son esprit était assombri et la description des circonstances dans lesquelles il avait fait ce suprême adieu est peut-être plus frappante que le poème lui-même: «Il avait pris congé de la famille du Dr Lawrie, après une visite qu'il pensait être la dernière, et pour s'en retourner chez lui, il avait à traverser une vaste étendue de moors solitaires. Son esprit était fortement affecté de quitter pour toujours une scène où il avait goûté tant de plaisirs d'une sociabilité élégante, et attristé par l'aspect sombre de son avenir qui faisait un contraste. L'aspect de la nature était en harmonie avec ses sentiments; c'était un soir sombre et lourd à la fin de l'automne. Le vent s'était levé et sifflait à travers les roseaux et les longues herbes qu'il faisait plier. Les nuages couraient chassés dans le ciel, et par intervalles, de froides averses cinglantes ajoutaient le déconfort du corps à la tristesse de l'âme[364].» C'est dans cet état d'âme qu'il composa ces derniers vers:
La nuit ténébreuse s'épaissit rapidement,
La rafale sauvage et inconstante rugit bruyamment,
Ce nuage sombre est chargé de pluie,
Je le vois passer sur la plaine;
Le chasseur a quitté le moor,
Les couvées éparpillées se retrouvent en sûreté,
Tandis que j'erre ici, pressé de souci,
Sur les bords solitaires de l'Ayr.
L'automne pleure son grain mûrissant
Arraché par le ravage de l'hiver;
À travers son ciel azuré et tranquille
Elle voit passer la tempête;
Mon sang est glacé de l'entendre mugir,
Je pense à la vague orageuse
Sur laquelle je dois affronter maint danger,
Loin des bords jolis de l'Ayr.
Ce n'est pas le rugissement de la houle soulevée,
Ce n'est pas ce rivage fatal et mortel,
Bien que la mort y apparaisse sous toutes les formes,
Les malheureux n'ont plus rien à redouter;
Mais autour de mon cœur des liens sont noués,
Et ce cœur est percé de maintes blessures,
Celles-ci saignent de nouveau, je déchire ces liens,
Quand je quitte les jolis bords de l'Ayr.
Adieu collines et vallons de la vieille Coila,
Ses moors couverts de bruyère, ses vallées tortueuses,
Les scènes où ma malheureuse imagination erre,
Poursuivant les amours passées et malheureuses!
Adieu mes amis, adieu mes ennemis,
Mon pardon aux uns, mon amour aux autres,
Les larmes qui jaillissent trahissent mon cœur;
Adieu les jolis bords de l'Ayr![365]
Il continua à songer au départ jusqu'à la fin d'octobre, car il en parle encore dans une épître adressée au major Logan le 30 de ce mois. C'est seulement dans les premiers jours de novembre que ses amis, comme M. Ballantine d'Ayr, chagrinés de le voir toujours sur le point de partir, semblent l'avoir poussé à aller à Édimbourg essayer d'y publier cette seconde édition. Ils pensaient probablement que, s'ils gagnaient du temps, il y avait chances pour que l'exil de Burns fût évité. En même temps, il est impossible qu'il ne fût pas informé que les journaux, le Magazine d'Édimbourg, s'étaient occupés de lui et avaient fait grand cas de ses poèmes.
«Un exemple frappant de génie naturel éclatant à travers l'obscurité de la pauvreté et les obstacles d'une vie laborieuse.... À ceux qui admirent les créations d'une imagination libre et qui ferment les yeux sur de nombreuses fautes, en tenant compte de beautés sans nombre, ses poèmes donneront un singulier plaisir. Ses observations du caractère humain sont pénétrantes et sagaces et ses descriptions sont vives et justes. Il y a un riche fonds de plaisanterie rustique, et quelques-unes des scènes tendres sont touchées avec une délicatesse inimitable. Le caractère qu'Horace donne à Osellus lui est particulièrement applicable:
Rusticus abnormis sapiens crassaque Minerva[366]
Le critique ne s'apercevait pas que les œuvres de Burns étaient autrement parfaites et achevées que les œuvres des poètes à la mode, à commencer par Blair. Mais c'était, beaucoup déjà que cette admiration, même un peu à côté.
Toutes ces raisons combinées firent que Burns prit une grave résolution; vers le commencement de novembre, il se décida à partir pour Édimbourg, à aller tenter sa fortune dans une ville inconnue, la capitale intellectuelle de l'Écosse et, on peut le dire, à cette époque-là, de l'Angleterre. Il se lançait brusquement vers un avenir nouveau dont il n'avait pas la moindre idée quelques semaines auparavant. C'était une décision qui devait avoir une influence considérable sur son avenir, un des tournants importants de sa vie.
Au fur et à mesure que ces bonnes nouvelles affluaient, que les témoignages de la renommée de Robert arrivaient d'endroits plus éloignés, montrant par là qu'elle gagnait le pays, on peut compter qu'une joie grandissait dans la maison. Non pas une surprise; les siens l'avaient toujours regardé comme un être exceptionnel. Sa mère surtout dut être heureuse et ce baume, après les récentes histoires, venait à point. Non pas tant à cause du bruit: les éloges des étrangers importent peu à l'admiration d'une mère pour son fils; ils ne la corroborent pas; elle est au-dessus de ces appuis; ils la flattent et l'enchantent seulement. Mais dans cette proclamation des mérites extraordinaires de son fils, il se peut qu'il y eût quelque chose qui allât plus avant vers le cœur de la bonne femme, sans qu'elle s'en rendît clairement compte. Ces approbations rassuraient et ratifiaient son indulgence pour les erreurs de son garçon. Elles semblaient prendre le parti de sa tendresse contre ces moments où elle se demandait s'il était bien excusable. N'est-il pas naturel qu'il y ait un peu d'écarts et de désordre en celui qui, de l'aveu de tout le monde, est en dehors des conditions ordinaires? Cette pensée devait lui être adoucissante. C'était la consolation de maints chagrins muets, la défaite de ces doutes, ombres affreuses, qui se glissent parfois entre une mère et son sang. Et dans Mauchline, dans les environs, l'admiration pour Burns, jusqu'alors indécise et déroutée entre l'étonnement, la curiosité et la critique, prenait pied et se donnait de l'importance. C'était un personnage; on s'occupait de lui à Édimbourg, dans des livres et dans les journaux. Le vieil Armour devait se gratter l'oreille, perplexe; et les rigides passer vite quand ils rencontraient le poète; s'il allait les imprimer et jeter leur nom aux rires du pays!
Quant à lui, ses sentiments se laissent deviner. Lorsqu'il fut sur le point de quitter la petite ferme de Mossgiel, il dut, avec l'habitude qu'il avait de s'examiner et le net discernement qu'il apportait à ces examens, il dut se représenter ces deux années et demie, si pleines d'une confusion où toutes choses étranges étaient mêlées. Quel chemin parcouru depuis qu'il était arrivé à Mossgiel, avec le ferme propos d'être sage et l'intention de devenir un bon fermier! Comme ces temps-là étaient loin déjà! Il en était séparé par toute une existence. Quel tourbillon de luttes, de colères, de labeurs, de soucis, d'ivresses! Quels élans de production! Quelles douces heures de rêverie et de poésie, faites d'un miel dont ses vers n'étaient que les rayons pressés! Quels émois, quelles folies! Quelles ivresses amoureuses, quelles exaltations délicieuses ou douloureuses! Mais quels regrets, quelles mélancolies, quels remords en pensant à la pauvre Mary! Puis, quelles ténèbres, quelle épaisse nuit de désespérance et, tout soudainement, quel coup de soleil, dont il était encore ébloui, dont il avait l'éclat dans la figure, vers lequel il allait marcher! Fût-il jamais une vie faite de plus de coups de surprise et plus soûlée d'émotions? Son regard se débattait éperdu, ne sachant où se reposer, dans ce choc de moments divers, qui se croisaient plus mêlés que les lignes d'un tartan. L'étoffe de ces années était faite ainsi, d'heures claires, grises et noires, bonnes et mauvaises, nobles et basses, tissées ensemble, irrévocablement. Pauvre manteau bigarré qui se détachait, pour jamais, de ses épaules! Car il lui était impossible de ne pas sentir qu'il laissait derrière lui une portion de sa vie. Adieu les champs, retournés par la charrue, le champ de la Souris et de la Marguerite! Adieu le galetas où il avait écrit ses poèmes! Adieu le ben où la Vision lui était apparue! Elle ne lui avait pas menti. Ils étaient salués à présent ces invisibles rameaux qu'elle lui avait placés sur le front. Mais lui? Avait-il été aussi fidèle à la recommandation qu'elle lui avait faite? Avait-il préservé, irréprochablement, sa dignité d'homme et gardé son âme droite? Ces derniers mois, tout secoués d'orages sortis de lui-même, qu'avaient-ils produit de comparable aux douze mois précédents? Hélas! Mais malgré tout, malgré tout, ces années avaient été actives, joyeuses, fécondes; elles étaient argentées, jusque dans leurs folies mêmes et leurs plus sombres conséquences, par la lumière de la jeunesse.
Une légende s'était formée, par suite d'une erreur mal rectifiée par Currie, que Burns avait fait à pied la route d'Édimbourg. Il y était arrivé si las, si endolori qu'il était resté couché deux jours. La réalité est dans un autre sens aussi intéressante et peut-être plus curieuse. Il fit le chemin à cheval, sur un poney qui lui avait été prêté par un de ses amis, et son voyage, au lieu d'être une marche solitaire et pénible, fut une fête et un triomphe. Il s'éloigna de Mauchline par Scone et Muirkirk, en remontant le cours de sa rivière favorite l'Ayr, et, franchissant les hauteurs, redescendit vers la Clyde. Lorsqu'il chevauchait ainsi par les collines et les moors, assombris alors des tristesses de novembre et émus de ses soupirs, il était tout entier à des espérances nouvelles pour lui. Il fredonnait le refrain d'une vieille chanson:
En passant près de Glenap,
Je vis une vieille femme,
Qui m'a dit: «Reprends courage,
Tes meilleurs jours vont venir[367].»
Il avait été convenu que, après le premier jour de son voyage, qui devait en prendre deux, il passerait la nuit chez un M. Prentice, qui occupait la ferme du domaine de Covington. «Tous les fermiers de la paroisse avaient lu avec délices les ouvrages alors publiés du poète et étaient anxieux de le voir. Ils furent invités à dîner avec lui dans la soirée; le signal de son arrivée devait être un drap blanc attaché à une fourche et qu'on placerait au faîte d'une meule de blé dans la cour de la ferme. La paroisse est un bel amphithéâtre, à travers lequel circule la Clyde, avec la colline de Wellbrae à l'ouest, les hauteurs incultes de Tinto et Culter au sud, et la jolie colline verte et conique de Quothquan à l'est. L'enclos où étaient les meules étant au centre s'apercevait de toutes les maisons de la paroisse. Enfin Burns arriva monté sur un poney qu'on lui avait prêté. Aussitôt le drapeau blanc fut hissé, et aussitôt on vit les fermiers sortir de leurs demeures et converger vers le lieu de rendez-vous. Il s'ensuivit une fameuse soirée ou plutôt une nuit, qui emprunta même quelque chose au matin, et la conversation du poète confirma et augmenta l'admiration produite par ses écrits. Le matin suivant, il déjeuna en nombreuse société, à la ferme prochaine occupée par James Stodart et prit le lunch au Bank, dans la paroisse de Carnwarth, avec John Stodart, le père de ma mère, également en grande compagnie[368]». Vers le soir du deuxième jour, il arriva devant Édimbourg. Quand il aperçut, indiquée par une masse sombre et parsemée de lumière, la silhouette puissante de la grande ville écossaise, il fut pris, sans doute, d'un mouvement d'émotion et d'enthousiasme. C'était donc là-bas Édimbourg! La tête et l'orgueil de l'Écosse, la cité légendaire et historique où les rois avaient trôné et siégé en parlements, la cité de Marie Stuart, de John Knox, la cité des savants et des poètes, de Buchanan, de Ramsay, de Fergusson, de Hume, la cité où la science, où l'éloquence, les arts brillaient d'un éclat prestigieux! Il la salua de toute la ferveur patriotique que ses lectures avaient développée en lui.—Puis après cette première exaltation, il songea peut-être qu'il arrivait seul et obscur, sans une lettre de recommandation; et il ressentit le moment d'appréhension et de tristesse qui vous prend aux portes des vastes séjours d'hommes, quand on y entre pauvre et sans amis. Il gravit la colline qui suit les flancs du château, et montant par là, il s'en alla trouver son ami Richmond qui lui avait offert l'hospitalité dans un pauvre logis.[Lien vers la Table des matières.]
CHAPITRE IV.
ÉDIMBOURG.
Novembre 1786 — Février 1788.
ÉDIMBOURG EN 1786.
Édimbourg n'était pas encore la cité singulière et admirable, dont la beauté est formée du contraste de deux villes, l'une gothique et l'autre classique. La ville nouvelle, avec ses longues et larges rues bordées de maisons régulières, coupées à angle droit, terminées à chaque extrémité par un square orné d'une statue, avec son ordonnance géométrique et sa dignité un peu monotone, n'existait pas encore. Sur l'emplacement qu'elle recouvre, Henry Mackenzie, l'auteur de l'Homme de sentiment, que nous avons déjà vu, que nous reverrons dans l'histoire de Burns et qui vécut jusqu'en 1831, tuait des perdrix et des bécassines[369]. La noble terrasse de Prince's street, qui a si grand aspect avec sa rangée de statues en bronze et en marbre des grands Écossais, n'était qu'un terrain vague où commençaient à s'élever quelques maisons. Il n'y avait pas longtemps qu'un propriétaire audacieux avait gagné la prime de vingt livres offerte à celui qui y bâtirait la première maison; pas longtemps qu'un autre avait été exempté de taxe pour avoir bâti la seconde; et quelques années seulement qu'un troisième, en faisant construire une, avait stipulé que son entrepreneur en élèverait une autre à côté, pour qu'il fût protégé des vents d'ouest[370]. À la place des beaux jardins que Prince's street domine aujourd'hui, s'étalait un lac, North loch, qu'assombrissait le reflet des grands rochers du château se dressant sur l'autre rive. Des deux ponts gigantesques, le North Bridge et le South Bridge, qui unissent l'arête de la vieille ville aux terrains du nord et du sud, le premier était à peine achevé; le second était en construction et le futur lord Cockburn allait en classe sur des planches jetées en travers des arches inachevées[371]. Calton Hill ne s'était pas encore ornée de monuments classiques, de temples et d'édicules grecs, dont les lignes tranquilles, par un fait probablement unique en architecture, s'accommodent d'un ciel septentrional. La moderne Athènes n'existait encore que sur les plans de l'architecte Craig, le neveu du poète Thomson, pour lesquels les magistrats lui avaient offert une médaille d'or et le droit de cité dans un coffret d'argent[372].
Au moment où Burns y arrivait, Édimbourg n'était encore qu'une vieille ville embrouillée, mi-partie gothique, mi-partie renaissance, la vieille ville grise, enfumée, auld reekie, irrégulièrement entassée, empilée sous ses toits d'ardoise bleue[373] à l'abri de son rocher. Sa physionomie n'avait guère changé depuis le temps de Marie Stuart. C'était, au premier coup d'œil, une cohue et une bousculade de rues profondes, raides et tortues, toutes en zigzags et en pente, horizontalement et perpendiculairement disloquées. Les combles pointus des maisons, les pignons à redans, les façades à fenestrages irréguliers, les gables ornementés, les étages en surplomb, les devantures compliquées d'appentis, de fenêtres en encorbellement, d'échauguettes accrochées aux angles des murs, d'escaliers extérieurs, enchevêtraient et changeaient capricieusement leurs profils, dans des silhouettes pleines de heurts, de brisures et de ressauts, variant sans cesse. C'étaient les vieilles rues du moyen-âge, avec leurs fenêtres à allèges et à meneaux, leurs portes basses quadrillées de clous et garnies chacune de son heurtoir, ou plutôt d'un anneau courant sur un morceau de fer tordu et qu'on appelait risp; les vieilles rues avec leurs linteaux à devises, leur foisonnement d'écussons, de monogrammes, de blasons, de décors héraldiques, leurs floraisons touffues et inattendues de sculptures[374]. Cependant l'image générale de la ville n'était pas aiguë et découpée, comme celle d'une ville gothique; il y manquait l'élan léger et innombrable des clochers et des flèches. C'était plutôt une sorte de soulèvement énorme et compact, l'exhaussement d'une masse. Le caractère était plutôt fourni par les lourdes assises des créneaux que par les pointes jaillissantes des clochers. Cela ressemblait plutôt à un amas de forteresses et de bastilles qu'à une assemblée d'églises et de chapelles, à une ville militaire plutôt que religieuse. Cet effet tenait sans doute au formidable château qui dominait et écrasait la cité, et, au-dessus de tous les édifices, remplissait le ciel de son bloc colossal. C'est d'une grandeur presque cyclopéenne. «C'est le rêve d'un géant» s'écriait le peintre Haydon, l'ami de Keats, en apercevant Édimbourg[375]. Même pour les esprits en qui l'excessif ne pénètre pas aisément, l'impression est celle d'une grandeur imposante.
La majestueuse Édimbourg sur son trône de rocs[376]
dit Wordsworth. Et Ruskin écrit qu'il ne connaît qu'une seule cité de plus noble situation qu'Édimbourg[377]. On peut imaginer l'effet que dut produire cette apparition sur un homme comme Burns, qui n'avait jamais visité de plus grande ville qu'Ayr ou Kilmarnock. On verra qu'il sut en saisir tout de suite le caractère dominant.
Quand on s'était dégagé de la première confusion et que l'œil commençait à classer ce qui l'avait frappé, on voyait que la ville se composait principalement d'une longue rue sinueuse, irrégulière, rapide, bâtie sur l'échine abrupte d'un long dos de terrain, qui descend du rocher jusque dans la plaine et qui a fait comparer la ville à un dragon. À droite et à gauche, sur les deux parois de l'arête centrale, dévalaient les ruelles obscures, profondes et escarpées qu'on appelait des wynds; leur enchevêtrement était inextricable. Mais cette rue unique se termine à une de ses extrémités par le château d'Édimbourg et à l'autre par le palais d'Holyrood. Et entre ces deux monuments que de spectacles et de souvenirs! Walter Scott dit que l'histoire d'Édimbourg serait l'histoire abrégée de l'Écosse[378]. On peut ajouter que l'histoire de la High street serait l'histoire d'Édimbourg. C'est dans cette rue que se sont accomplis ses grands événements et qu'ont passé ses grands personnages. On rencontre à chaque pas la trace des drames politiques et religieux d'autrefois. Descendre cette rue, c'est parcourir les annales de l'Écosse. Et au moment où Burns visite la vieille ville, ces souvenirs sont encore complets, car aucun des vieux bâtiments qui les font vivre n'a été démoli.
Tout au haut, sur son formidable piédestal de basalte[379], est le château éprouvé par tant de sièges, battu par les catapultes d'Édouard et par les boulets de Cromwell. Au-dessous, ce sont le palais de Marie de Guise, la reine-régente, la mère de Marie Stuart, les vieilles résidences des ducs d'Argyle, des ducs de Gordon, des comtes de Cassilis et de Leven et de cent autres[380]. Plus bas, cet édifice vermoulu, menaçant et hideux, avec ses deux tourelles et ses fenêtres grillées de barreaux de fer, c'est la vieille Tolbooth, la prison d'Édimbourg[381]. Le génie de Walter Scott ne lui a pas encore donné sa célébrité européenne, bien que le futur romancier vienne déjà errer autour d'elle et la contempler. Mais pour les Écossais, elle a toutes ses lugubres légendes. Au faîte de ce pignon, est la pointe de fer où l'on piquait les têtes des criminels, où ont verdi dans la pluie et le soleil, les faces du régent Morton et du vaillant Montrose[382]. Juste au dessous, cette église dont la tour carrée se termine par un belvédère en forme de couronne royale, c'est St.-Giles, le berceau et le temple de la Réforme écossaise. C'est là que John Knox, le plus puissant auteur de la Réforme en Écosse, prédicateur et tribun, prêchait ses véhémentes harangues, ses invectives d'une éloquence enflammée et fuligineuse; et qu'il improvisait ses prières plus virulentes encore: «Ô Lord, si ton plaisir est tel, purge le cœur de Sa Majesté la reine, du venin de l'idolâtrie et délivre-la des liens et de l'esclavage de Satan, dans lequel elle a été élevée et reste encore, par manque de la vraie doctrine[383].» On sent jusque dans leurs prières l'âcreté de ces âmes; elles offraient à Dieu, dans des encensoirs d'airain, un encens fait avec des plantes amères de la Mer Morte. C'est là aussi que le 23 juillet 1637, quand le doyen commença à lire la liturgie imposée par Charles Ier, la fameuse Jenny Geddes, vieille marchande de légumes, lui cria: «La diablesse de colique dans tes entrailles, fourbe voleur, viens-tu dire la messe à mes oreilles!» et en même temps elle lui jeta à la tête le folding stool, le pliant, que les femmes apportaient avec elles à l'église[384]. Ce fut le signal de la bagarre qui allait enflammer une sédition et cette sédition la guerre civile. Car, là-bas, à l'endroit où les derniers plis de la ville traînent dans la plaine, ce clocher est celui de l'église de Greyfriars, dans le cimetière de laquelle fut signé le Covenant. Ce fut une des grandes scènes de l'histoire d'Écosse. Une multitude de tout rang et de tout âge prit l'engagement de défendre sa foi contre les erreurs et les corruptions, «en sorte que ce qui sera fait au moindre d'entre nous pour cette cause sera considéré comme étant fait à nous tous en général et à chacun de nous en particulier[385]». On signait le parchemin sur les tombes, quelques-uns signèrent avec leur sang; un grand tumulte de prières, de sanglots et de serments s'élevait de toutes parts[386]. Et ce fut le commencement de la Révolution où Charles Ier devait perdre sa tête.
Derrière St.-Giles, puisqu'il a été bâti sur l'ancien cimetière de l'église, c'est le palais du Parlement, où siégeait l'antique Parlement d'Écosse, quand l'Écosse était une nation indépendante, avant cette nécessaire et douloureuse union de 1707, à laquelle les cœurs écossais eurent tant de peine à se résigner et mirent tant de temps à s'accoutumer. C'est là que fut discuté le pacte qui confondit les destinées des deux pays, et qui excitait une telle fureur parmi les citoyens d'Édimbourg qu'il fallut le signer en secret, dans une cave[387]; c'est là que depuis l'Union se tient la Court of Session, c'est-à-dire la Cour de Justice, où a siégé cette robuste magistrature écossaise qui a fourni tant de lords chanceliers à l'Angleterre.
Un peu plus bas que St.-Giles et de l'autre côté de la voie, cette maison gothique, qui fait saillie sur la rue, toute délabrée, si compliquée avec ses énormes lucarnes, ses pignons bizarres, ses trois étages en surplombs successifs, son escalier extérieur et sa niche de pierre où l'effigie grossièrement sculptée de Moïse montre un soleil émergeant des nuages et portant le nom de Dieu écrit en grec, en latin et en anglais, c'est la maison de John Knox. C'est de là qu'avec sa figure sévère et sa longue barbe, pareil à un dur prophète juif, il descendait vers le palais d'Holy-Rood pour admonester Marie Stuart jusqu'à ce qu'elle fondît en larmes. Il considérait la cour comme un lieu d'immoralité, un repaire «de baladins, danseurs et amuseurs de femmes[388]». Passant auprès des quatre filles d'honneur, les Maries de la reine, comme on les appelait, rayonnantes de jeunesse et de beauté, il leur jetait une plaisanterie funèbre, à la Hamlet. «Ô belles dames, combien plaisante serait votre vie, si elle devait durer toujours, et si à la fin vous pouviez passer dans le ciel avec toute cette gaie toilette. Mais fi! cette brutale, la mort viendra, que nous le voulions ou non! Et quand elle aura mis la main sur nous, les vers hideux auront besogne dans cette chair, si belle et si tendre soit-elle; et la pauvrette âme, je le crains, sera si faible qu'elle ne pourra emporter avec elle ni or, ni garnitures, ni glands, perles ou pierres précieuses[389].» Il s'en revenait ensuite, dans sa grande robe noire, appuyé sur sa canne à pomme de corne[390], satisfait d'avoir objurgué Jézabel. C'est dans cette maison que, dans sa 59me année, il ramena comme seconde femme Marguerite Stewart, la plus jeune fille du «bon lord Ochiltree», si bien que ses ennemis l'accusèrent d'avoir gagné le cœur de cette pauvre gentille dame par sorcellerie et sortilège «ce qui paraît être de grande probabilité; elle était une demoiselle de sang noble et lui une vieille créature décrépite du plus bas degré[391].» C'est de cette fenêtre qu'il haranguait souvent la populace. C'est ici qu'il s'éteignit, épuisé par un demi-siècle de fatigues, de dangers et de colères, le 12 novembre 1572. C'était un homme violent et d'un sombre fanatisme, mais courageux. «Il n'a jamais ni craint ni flatté aucune chair», dit à ses funérailles le régent Morton, qui ne l'aimait pas[392].
Et voilà l'hôtel de Moray. De ce lourd balcon de pierre, Archibald duc d'Argyle, vint avec toute sa famille insulter le noble Montrose vaincu, garrotté, sali par la boue de la populace et traîné sur un tombereau que conduisait le bourreau portant sa livrée[393]. C'est de là que lady Argyle cracha sur le prisonnier; c'est là qu'ils tremblèrent tous, subitement décontenancés et honteux, sous le calme regard dont il les regarda[394]. Deux jours après, le «grand marquis» fut pendu à un gibet haut de trente pieds. Ses amis lui avaient porté de quoi mourir princièrement: il était vêtu d'écarlate orné de broderies d'argent. Il marchait avec un si grand air, tant de gravité et de beauté, que ses ennemis même versaient des larmes[395]. Sa tête fut fichée sur la prison d'Édimbourg; mais il avait dit qu'il s'en honorait plus que si on avait arrêté que sa statue en or serait dressée sur la place du marché ou son portrait suspendu dans la chambre du roi; ses membres découpés furent envoyés à quatre villes d'Écosse pour y être exposés: une main sur la porte de Perth, l'autre sur celle de Stirling; une jambe et un pied sur la porte d'Aberdeen, l'autre sur la porte de Glasgow; le tronc fut enterré par les aides du bourreau sous le gibet[396]; mais il avait dit qu'il souhaitait avoir assez de chair pour qu'on en envoyât dans les cités d'Europe, en mémoire de la cause pour laquelle il mourait[397]. Douze ans après, c'était au tour d'Argyle lui-même; il fut décapité dans la High Street. Il mourut avec fermeté et une dignité calme. Sa tête remplaça sur la pointe de la prison celle de Montrose, dont les restes furent rassemblés et ensevelis avec pompe dans St.-Giles[398]. À chaque instant on rencontre de ces grandes morts dans les annales d'Édimbourg; elles dégouttent de sang.
Ainsi, de toutes parts, de ces cent ruelles et allées pendues aux flancs de la Grande-Rue, avec les noms historiques des Dundas, des Beaton, des Kennedy, des Grant, des Lockhart, des Lovat, des Leven, de tant d'autres, la mémoire des temps passés sort des pierres: les luttes religieuses, les rivalités seigneuriales, les querelles et les vengeances des familles, les coups de force, les meurtres, les enlèvements, les séditions, les passages d'armées, depuis les ans où les Édouard anglais montaient vers le château avec leurs lourds chevaliers jusqu'au moment récent où le prétendant Charles-Édouard entra dans la ville à la tête de ses sauvages highlanders et où le duc de Cumberland y passa avec ses dragons. Ces derniers faits sont, en 1786, un souvenir tout poignant: maints témoins, maints acteurs de ces scènes vivent encore. «Dans la vieille ville, dit un historien d'Édimbourg, il n'y a pas une rue où le sang n'ait été répandu à mainte reprise, soit par suite de guerre ou de tumultes locaux; car c'est l'Édimbourg des jours où l'épée n'était jamais dans le fourreau et où régler une querelle à la mode d'Édimbourg était un proverbe européen[399]».
Lorsque, après ce long pèlerinage, on arrive enfin au bas de la colline, apparaissent tout à coup les ruines de la chapelle de Holyrood et la masse quadrangulaire du palais. Ici les images sont encore plus nombreuses et les souvenirs plus saisissants; surtout on y suit presque entière la destinée de cette fatale famille des Stuarts «une des plus tragiques de l'histoire[400].» Ces grandes baies vides, où entre la campagne, ces voûtes rompues où pendent des ronces, sont tout ce qui demeure de la puissante abbaye que David I avait fondée, à l'endroit où une croix miraculeuse l'avait sauvé d'un grand cerf blanc rendu furieux par une blessure. C'est là que Jacques II fut couronné et enterré; c'est là que Jacques III épousa la princesse Marguerite, fille de Christian I roi de Danemark, quand elle était âgée de treize ans; c'est la que, en 1503, Jacques IV épousa la princesse Marguerite, sœur de Henri VIII d'Angleterre[401]. Quelle dynastie que celle de ces Jacques! «Des cinq rois qui étaient montés sur le trône avant Marie Stuart, deux avaient péri assassinés, Jacques I et Jacques III; deux étaient morts en combattant, Jacques II et Jacques IV; elle dernier, Jacques V, avait expiré de désespoir en se voyant délaissé par sa noblesse et vaincu au moment où il se croyait triomphant[402]». Ce dernier était le père de Marie Stuart dont la fin fut plus douloureuse encore. Presque tous ont passé sous ces voûtes jadis si belles. Cette chapelle était la plus belle fleur dont l'art religieux du moyen-âge eût orné Édimbourg. Les invasions anglaises la détruisirent en 1543 et 1547; la négligence de la Réforme, la destruction incessante du temps l'ont mise en cet état. Son dallage de tombes est encore ce qui a été le plus épargné.
Et tout à côté, le fameux château de Holyrood, le théâtre de tant de mariages royaux, de masques, de tournois, de fêtes, de funérailles et de forfaits. C'est là qu'a débarqué la perle de sa race, Marie Stuart, quand elle descendit, l'âme navrée, de la galère qui l'amenait du pays de France. C'est là qu'elle vécut trois ans, portant «son grand deuil blanc avec lequel il faisait très beau la voir, car la blancheur de son visage contendait avec la blancheur de son voile à qui l'emporterait, et la neige de son blanc visage effaçait l'autre[403].» C'est là qu'elle commença à régner sagement, tandis que cependant on pouvait sentir que la reine était incapable d'empêcher la femme d'exercer son charme sur les hommes qui l'entouraient. C'est là que, dans un emportement de passion sensuelle[404], elle épousa Darnley. Ce fut l'origine de ses malheurs. Voilà la tourelle, où le 9 mars 1566, tandis qu'elle soupait avec Rizzio, la tapisserie, qui représentait la chute de Phaéton, l'ambitieux imprudent[405], se soulevant tout à coup, laissa voir la tête hagarde et féroce de Ruthven le chef des conjurés; c'est dans cette salle que Rizzio tomba frappé du premier coup de dague, tandis que ses mains s'accrochaient aux jupes de la reine et qu'il criait: «Giustizia! sauve ma vie, madame, sauve ma vie»; et là aussi est dans le parquet la tache de sang qui en fit couler tant d'autre. Car à partir de cette horrible scène, le cœur de Marie Stuart ne souhaita plus que la vengeance[406]. Et le souvenir de l'enchanteresse qui trouble et séduit l'histoire entraîne la pensée. Autour de l'image de la plus étrange charmeuse qui, avec Cléopâtre et Brunehaut, ait occupé un trône, surgissent les figures de Darnley, de Ruthven, de Morton, de Bothwell, ces vies excessives en amour et en haine, fougueusement animales, où les convoitises et les colères se précipitaient sur leurs objets, destinées somptueuses et sanglantes, toutes, toutes, sanglantes. Et derrière cette tragédie de Holyrood, on ne peut s'empêcher d'entrevoir l'assassinat de Craigmillar, l'emprisonnement du lac de Lochleven et la scène funèbre et sublime de Fotheringay[407].
Dominés par celui d'entre eux qui a été au cœur de l'humanité, tous ces drames s'emparent de l'esprit et l'émeuvent jusqu'à le rendre visionnaire. Si, poursuivant un peu plus avant, on gravit les premières pentes du siège d'Arthur jusqu'aux décombres de la chapelle de St.-Antoine, on aperçoit, dans ses fumées et ses vapeurs, la puissante cité, sous son habituel dais d'un rouge sombre. Il semble que ce sont tous ces souvenirs tragiques qui montent de toutes parts. Parfois il arrive que le belvédère de St.-Giles dépasse seul ce nuage et le spectacle est saisissant: on dirait une couronne gigantesque tombée dans du sang, et apparue dans le ciel comme le symbole de cette race royale dont la mémoire plane sur cette cité. On ressent alors une profonde émotion historique; on comprend le respect et l'enthousiasme avec lequel les Écossais contemplent leur ancienne capitale dans sa robe de majestueuse tristesse.
Il est inutile d'insister sur ce fait qu'un homme du XVIIIe siècle, à plus forte raison Burns, ne pouvait parcourir une ville comme Édimbourg, avec le sentiment pittoresque et précis des événements passés que possède à présent l'esprit de l'humanité. Le mouvement romantique et historique, qui d'ailleurs allait partir d'Édimbourg même, n'était pas encore né; l'homme de génie qui devait faire revivre, et, comme un grand restaurateur, nettoyer et raviver tous les tableaux d'autrefois, commençait seulement à les contempler et à les aimer. Cependant un certain intérêt s'était déjà éveillé pour les choses d'Écosse. Il y avait vingt-cinq ans qu'avait éclaté un des grands succès littéraires du XVIIIe siècle, l'Histoire d'Écosse de Robertson. L'œuvre de Hume avait paru et mis en relief les faces écossaises de l'histoire britannique[408]. On voit, par les récits de Pennant, de Newte et d'autres, que les stations historiques, que les voyageurs d'aujourd'hui ne manquent pas de faire, étaient faites également par les voyageurs d'alors[409]. Lorsque le Dr Johnson avait passé par Édimbourg en 1773, Boswell l'avait conduit voir les endroits célèbres de la ville. «Nous sortîmes afin que le Dr Johnson pût voir quelques-unes des choses que nous avons à montrer à Édimbourg»; et Robertson «harangua le Dr Johnson sur les lieux qui se rapportent aux scènes de sa célèbre histoire d'Écosse». Pour les Écossais proprement dits, une visite d'Édimbourg était alors une occasion de douleur et de regrets. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas encore pris leur parti de l'Union, après un siècle. «Je commençai à me laisser aller à mes vieux sentiments écossais, dit Boswell en racontant qu'il conduisit Johnson voir le palais du Parlement, et j'exprimai un ardent regret que, par notre union avec l'Angleterre, nous eussions cessé d'exister, que notre royaume indépendant fût perdu». Il est vrai que cela lui attira un bon coup de boutoir de Johnson, qu'il accueillit avec reconnaissance et qu'il enregistra avec vénération[410]. On ramènera probablement à ses vraies proportions l'effet qu'Édimbourg produisait sur un voyageur du XVIIIe siècle, en se disant que les gens de cette époque ne percevaient pas la couleur des événements, mais qu'ils en sentaient le côté humain, auquel ils donnaient un tour oratoire et général. Ces choses n'étaient pas pour eux sujets à descriptions et à tableaux, mais à apostrophes et à éloquence.
Il n'est pas impossible, ce semble, de comprendre maintenant et de distinguer les sentiments qui se succédèrent en Burns, pendant ses premières courses à travers Édimbourg. Il fut d'abord frappé d'étonnement, devant cette ville qui surprend les voyageurs les plus exercés. Il se sentit un peu interdit et dépaysé, comme il arrive lorsque le sentiment des lieux récemment quittés persiste confusément en nous et que nous ne sommes pas encore tout entiers à ceux que nous voyons.
Edina! ville favorite de l'Écosse!
Salut à tes palais et à tes tours,
Où jadis, aux pieds d'un monarque,
Siégeaient les pouvoirs souverains de la Législation!
Moi qui naguère contemplais les fleurs follement éparses,
En errant sur les rives de l'Ayr,
Et chantais, solitaire, les heures paresseuses,
Je m'abrite dans ton ombre honorée[411].
Pourtant son esprit ne tarda pas à se frayer son chemin dans cet étonnement et à discerner avec clarté les traits principaux. Son Adresse à Édimbourg et certains passages d'autres pièces peuvent servir à reconstituer ses impressions. Tout le côté théologique, puritain, le côté de la Réforme proprement dite, qui passionne les esprits d'aujourd'hui, le laissa indifférent. Les souvenirs religieux n'étaient pas pour lui plaire. John Knox ne lui a guère inspiré qu'une rime burlesque dans une pièce anti-cléricale:
Orthodoxes, orthodoxes
Qui croyez à John Knox[412];
et quant à l'autre souvenir de St.-Giles, il en fit encore un pire usage: il donna le nom de Jenny Geddes à une jument, un peu rosse, qu'il eut plus tard. Au contraire, il fut fortement frappé de l'apparence militaire d'Édimbourg; la strophe sur le château domine toute la pièce adressée à la ville; elle en est de beaucoup la plus robuste. Parmi les descriptions des poètes qui ont été inspirées par la vieille forteresse, il n'y en a aucune ni dans Walter Scott, ni dans Hogg, ni dans Aytoun, qui approche de celle-ci, pour je ne sais quel hérissement menaçant de contreforts et de bastions.
Là guettant de haut les moindres alarmes,
Ton âpre, rude forteresse brille au loin,
Comme un hardi vétéran, blanchi dans les armes,
Et marqué, déchiré de mainte cicatrice.
Les murs lourds, aux barres massives,
Farouches, debout sur le roc abrupt,
Ont souvent soutenu les assauts de la guerre
Et souvent repoussé le choc de l'agresseur[413].
Mais sa véritable émotion fut en arrivant devant Holy-Rood. Son patriotisme un peu attardé et populaire, l'espèce de fierté qu'il prenait à croire que ses ancêtres avaient combattu dans la Rébellion de 1745, la pitié qu'inspire la fortune des Stuarts, lui soulevèrent le cœur d'enthousiasme:
Avec des pensées frappées de terreur, des larmes de pitié,
Je contemple ce noble, majestueux palais,
Où, en d'autres temps, les rois de l'Écosse,
Héros fameux! avaient leur royale demeure;
Hélas! Combien changés les temps futurs!
Leur nom royal tombé dans la poussière!
Leur race infortunée errante, sombre, exilée!
Bien qu'une loi rigide crie: «Cela était juste!»
Farouchement mon cœur bat de voir vos traces,
Vous dont les ancêtres, au temps jadis,
À travers les rangs ennemis et les brèches croulantes,
Portèrent le lion sanglant de la vieille Écosse:
Et moi-même qui chante en accents rustiques,
Peut-être mes aïeux ont quitté leur chaumière
Et affronté le rude rugissement et le visage affreux du Danger,
Suivant hardiment par où vos pères menaient[413].
Mais, ce ne fut pas tout ce qu'il ressentit. Autour de Holyrood, il rencontra l'ombre de Marie Stuart; elle y erre et tend sa main à baiser aux poètes, cette main qui était à elle seule une séduction, cette «longue, grêle et délicate main[414]», qui rendit Brantôme poète, lorsqu'il parlait de «cette belle main blanche et de ces beaux doigts si bien façonnés qu'ils ne devaient rien à ceux de l'Aurore[415]». Burns la baisa et fut séduit. Il devint, à partir de ce moment, un des partisans de l'irrésistible reine. Il prit tout naturellement parti pour elle; la considéra comme injustement persécutée: «Vu la chambre où la belle offensée Marie, reine d'Écosse, naquit[416].» «Je vous envoie, madame, un hommage poétique que j'ai récemment offert à la mémoire de notre aimable reine écossaise, grandement offensée[417]». Il s'adressait à Tytler qui avait publié sa défense de Marie Stuart: «Vénéré défenseur de la belle Stuart[418]». Elle devint une des apparitions favorites de sa pensée. Il fut peut-être le premier à voir dans cette existence le sujet d'un drame, qu'il concevait avec son décor et ses ressorts historiques.
Ô la scène d'un Shakspeare ou d'un Otway
Pour représenter l'adorable, l'infortunée reine écossaise!
Vaine fut toute la toute puissance de ses charmes féminins,
Contre les armes de l'aveugle, impitoyable, folle rébellion.
Elle tomba, mais tomba avec une âme vraiment romaine,
Pour assouvir la vengeance d'une femme rivale,
Une femme—bien que la phrase puisse sembler grossière,
Aussi habile et cruelle que Satan[419].
Plus tard, il écrivit sur Marie Stuart une élégie dont il disait: «Est-ce que l'histoire de notre Mary Reine d'Écosse a un effet particulier sur les sentiments des poètes ou est-ce que j'ai dans la ballade que je vous envoie réussi au-delà de mon ordinaire succès poétique, je ne sais, mais elle m'a plu au-delà des efforts de ma muse depuis assez longtemps[420]». Et en effet, il ne semble pas que les poètes aient jamais écrit, sur la pauvre reine captive, quelque chose de plus touchant et de plus simple. C'est un pendant aux vers que «restée veuve au beau avril de ses plus beaux ans», elle composa sur elle-même, à ces regrets qu'elle «allait, jettant et chantant piteusement[421]».
Pour mon mal estranger
Je ne m'arreste en place;
Mais j'ay eu beau changer,
Si ma douleur n'efface,
Car mon pis et mon mieux
Sont les plus déserts lieux;
Si en quelque séjour,
Soit en bois ou en prée,
Soit sur l'aube du jour,
Ou soit sur la vesprée,
Sans cesse mon cœur sent
Le regret d'un absent[421].
Les strophes que Burns prête à Marie Stuart, à l'autre extrémité de sa vie et dans ses derniers chagrins, égalent celles-ci par la naïveté plaintive, et les dépassent par la couleur et l'accent. On dirait une ancienne ballade pour la force et le naturel du sentiment: