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Robert Burns. Vol. 1, La Vie

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Ô! Willie a brassé un demi boisseau de malt,
Et Rob et Allan vinrent le goûter:
Pendant toute cette nuit, trois cœurs plus joyeux
Vous ne les auriez pas trouvés dans la chrétienté.

Nous n'étions pas gris, nous n'étions pas très gris,
Nous avions juste une petite goutte dans l'œil;
Le coq peut chanter, le jour peut se montrer,
Toujours nous goûtons la liqueur d'orge.

Nous voici réunis, trois joyeux gars,
Trois joyeux gars sommes-nous;
Et mainte nuit nous avons été gais,
Et mainte encore nous espérons l'être.

C'est la lune, je reconnais sa corne,
Qui luit là-haut dans le ciel;
Elle brille si clair pour nous conduire chez nous;
Mais, ma parole, elle attendra un peu!

Celui qui se lève le premier pour s'en aller,
C'est un cocu, un lâche, un maroufle!
Celui qui le premier tombera près de sa chaise
Celui-là est le roi de nous trois!

Nous n'étions pas gris, nous n'étions pas très gris,
Nous avions juste une petite goutte dans l'œil;
Le coq peut chanter, le jour peut se montrer,
Toujours nous goûtons la liqueur d'orge[1018].

En publiant cette chanson, dix ans plus tard, Currie mit en note ces simples mots: «Ces trois honnêtes garçons—tous les trois hommes de talents remarquables—sont maintenant tous les trois sous le gazon[1019]

La seconde histoire est plus originale. Si elle ne s'applique pas aussi directement à un acte de Burns lui-même, elle est plus caractéristique de la vie qui se menait autour de lui et dans laquelle il ne pouvait manquer d'être emporté. Burns était lié avec un gentleman du voisinage, Robert Riddel. Ce gentleman possédait un sifflet, and thereby hangs a tale, comme dit Shakspeare[1020]. C'était un sifflet illustre, autour duquel il s'est fait plus de bruit qu'il n'a jamais pu en sortir de lui. Le poète s'est fait l'historiographe de ce précieux objet. «Dans la suite d'Anne de Danemark, lorsqu'elle vint en Écosse, avec notre James VI, se trouvait un gentilhomme danois, de stature gigantesque, de grande prouesse, champion sans égal de Bacchus. Il avait un petit sifflet d'ébène qu'il plaçait sur la table au commencement des orgies. Celui qui serait capable de le faire siffler, quand tout le monde serait désemparé par la puissance de la bouteille, devait l'emporter comme trophée de sa victoire. Le Danois exhibait des témoignages de ses triomphes, sans une seule défaite, aux cours de Copenhague, de Stockholm, de Moscou, de Varsovie et à diverses des petites cours d'Allemagne. Il défia les buveurs écossais et les réduisit à l'alternative de reconnaître ses exploits ou de confesser leur infériorité. Maints Écossais furent vaincus. Enfin le Danois se rencontra avec sir Robert Laurie de Maxwelton, ancêtre du digne baronnet actuel de ce nom, qui, après une rude lutte de trois jours et de trois nuits, laissa le Scandinave sous la table,

Et siffla sur le sifflet son requiem aigu.

Sir Walter, fils du susdit sir Robert, perdit plus tard le sifflet contre Walter Riddel de Glenriddel qui avait épousé une sœur de sir Walter[1021]». Ce sifflet était maintenant en la possession du voisin de Burns. Il fut convenu entre lui et deux autres descendants de l'ancêtre glorieux: Ferguson de Craigdarroch et sir Robert Laurie de Maxwelton, alors membre du Parlement pour Dumfries, qu'il y avait lieu de recourir à un nouveau tournoi, pour savoir à qui reviendrait le sifflet d'ébène, le sifflet du géant danois. L'endroit et le jour furent fixés: c'était à Friars-Carse, résidence de Robert Riddel, le seizième jour du mois d'octobre de l'an 1789, que la rencontre devait avoir lieu. Des juges de camp et des arbitres furent désignés, et Robert Burns devait célébrer le vainqueur par une ode triomphale.

Un barde fut choisi pour assister au combat,
Et dire aux âges futurs les exploits de cette journée;
Un barde gui détestait la tristesse et l'ennui
Et souhaitait que le Parnasse fût un vignoble.

Enfin, le jour solennel arriva. «Plein de la pensée de ce jour important pour Friars-Carse, j'ai guetté les éléments et les deux, dans la pleine persuasion qu'ils l'annonceraient, au monde étonné, par des phénomènes d'une terrible signification. Hier soir, jusqu'à une heure très tardive, j'ai attendu, avec une horreur anxieuse, l'apparition de quelque comète enflammant la moitié du ciel, ou d'armées aériennes de scandinaves sanguinaires, traversant les cieux épouvantés, rapides comme l'éclair fourchu, et terribles comme ces convulsions de la nature qui ensevelissent les nations. Les éléments, cependant, semblent prendre la chose très tranquillement; ils n'ont pas même introduit ce matin-ci avec un triple soleil et une pluie de sang, symboles des trois puissants héros et du grand épanchement de vin d'aujourd'hui[1022]

Le dîner préliminaire achevé, les adversaires en vinrent aux mains. Ils s'installèrent et se mirent au claret. Le gai Plaisir s'excitait, s'affolait, à mesure que les verres passaient. Le brillant Phœbus, qui n'avait pas depuis longtemps assisté à une scène si digne du travail de ses rayons, était triste de les quitter; mais Cynthie lui dit à l'oreille qu'il les retrouverait le lendemain matin.

Six bouteilles chacun avaient à peu près épuisé la nuit,
Quand le vaillant sir Robert, pour finir le combat,
Vida en une seule rasade une bouteille de vin rouge,
Et jura que c'était ainsi que faisaient leurs ancêtres.

À ce point-là, Glenriddel, «prudent et sage», jugea que c'était assez, et se retira du combat. Les deux autres continuèrent.

Le vaillant sir Robert lutta dur jusqu'à la fin;
Mais qui peut résister au destin et à des rasades d'une bouteille?
Cependant le Destin a dit: «un héros doit tomber à la lumière»;
Donc, le brillant Phœbus se leva, et le chevalier s'abattit.

Alors se leva notre barde, comme un prophète de beuverie:
«Craigdarroch, tu planeras quand la création s'écroulera!
Mais, si tu veux fleurir immortellement dans mes vers
Allons, une bouteille encore, et sois sublime!

«Ta lignée, qui a lutté pour la Liberté avec Bruce,
Produira à jamais des héros et des patriotes!
Ainsi, à toi soit le laurier, et à moi soit la baie;
Tu as gagné la journée, par le brillant dieu du jour qui point là-bas!»

Le vainqueur était donc sir Robert Laurie. Chambers ajoute: «J'ai appris par un parent de sir Robert Laurie qu'il ne se remit jamais complètement des suites de cette joute extraordinaire décrite par Burns, bien qu'il ait pu, quelques années après, prendre une part active aux guerres de la Révolution française, et qu'il ait survécu jusqu'en 1804[1023].» Cette scène est propre à marquer les habitudes des gentilshommes campagnards dont les résidences entouraient la ferme de Burns.

Mais quelles fluctuations il y a dans ces âmes de poètes! On les croit ici, et, d'un coup d'aile, elles sont là-bas, au loin, bien haut. Fort peu de jours après cette olympique de la bouteille, Burns composa une pièce qui tient dans son œuvre et dans sa vie une autre place.

En sortant d'être le Pindare de cette burlesque victoire, il entra dans un état d'âme grave et presque religieux. On a remarqué que, depuis 1786, à l'époque où, selon ses propres expressions, «l'Automne passe à l'Hiver, la pâle année,» quand les forêts sont sans feuilles et les prairies sont brunes, une mélancolie tombait sur lui, comme au retour d'un anniversaire douloureux et secret. C'était vers la fin de la moisson, au temps où Mary Campbell était morte. Cette année-ci, dans le vide de sa vie, le souvenir de la douce fille disparue lui revint avec plus de netteté. Depuis le moment où la nouvelle funeste était arrivée à la ferme de Mossgiel, depuis trois pleines années déjà, c'était le premier automne où il vivait hors du bruit, dans la solitude qui plaît aux souvenirs, et dans l'amertume du cœur où l'on comprend tout le prix des affections passées. Un jour, vers le milieu d'octobre, après avoir travaillé comme à l'ordinaire à la moisson, il parut, lorsque tomba le crépuscule, avoir quelque chose qui le rendait triste. Il sortit et erra dans la cour de la grange où sa femme, qui craignait pour sa santé, le suivit, lui faisant remarquer que la gelée était venue et lui demandant de rentrer. Il le lui promit, mais continua à se promener lentement de long en large, contemplant le ciel qui était singulièrement clair et étoilé. Il resta dehors presque toute la nuit[1024]. À la fin, Mrs Burns revint de nouveau vers lui. Il était étendu sur un tas de paille, les yeux fixés sur une belle planète «qui brillait comme une autre lune[1025].» Elle obtint de lui qu'il rentrât. Aussitôt dans la maison, il demanda son pupitre et écrivit d'un trait les touchantes et pures strophes à Mary dans le Ciel.

Ô étoile tardive, qui d'un rayon diminué
Aimes à saluer la première aube,
Voici que tu ramènes le jour
Où ma Mary fut arrachée à mon âme.
Ô Mary, chère ombre disparue!
Où est ta place de repos bienheureux?
Vois-tu ton amant ici-bas prosterné?
Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine?

Puis-je oublier cette heure sacrée,
Puis-je oublier ce bosquet sanctifié,
Où, sur les bords de l'Ayr sinueux, nous nous rencontrâmes,
Pour vivre un jour d'adieux et d'amour!
L'éternité n'effacera pas
La chère souvenance des transports passés,
Ni ton image dans notre dernière étreinte,
Ah! nous pensions peu que c'était la dernière!

L'Ayr, murmurant, baisait sa rive caillouteuse,
Sur lui se penchaient des bois sauvages, des verdures épaisses:
Le bouleau parfumé et l'aubépine blanche
S'enlaçaient amoureusement autour de cette scène de ravissement
Les fleurs jaillissaient désireuses d'être pressées,
Les oiseaux chantaient l'amour sur chaque rameau,
Jusqu'à ce que trop, trop tôt, l'ouest en feu
Proclama la fuite du jour ailé.

Sur ces scènes ma mémoire reste éveillée,
Et les chérit tendrement avec un soin avare;
Le Temps n'en rend que plus forte l'empreinte,
Comme les ruisseaux creusent plus profond leur lit.
Mary, chère ombre disparue!
Où est la place de repos bienheureux?
Vois-tu ton amant ici-bas prosterné?
Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine?[1026]

Ainsi, après trois années, et quelles années, l'image de Mary Campbell sortait du passé où elle semblait effacée et perdue. Tout revivait; tous les détails de ce second dimanche de mai, avec sa lumière tranquille, sa solennité et ses adieux; le paysage resplendissait et embaumait comme alors, plein d'amour lui-même. Et la douce apparition revenait avec sa grâce sérieuse et son regard plein de reproches. Car, dans les sanglots de Burns, il n'y avait pas que des regrets, et dans cet appel passionné à la chère ombre disparue, il y a comme une douloureuse et fervente demande de pardon. Elle revenait prendre possession d'un cœur, où d'autres avaient passé, mais où elle seule devait rester comme la plus pure et la plus aimée. Et ce retour ne fut pas une de ces crises de souvenir violentes et passagères, dont l'âme est parfois saisie. Ce fut quelque chose de profond et de durable, qui s'associa aux suprêmes espérances de Burns et qui, peut-être, les fit naître. À partir de ce moment, l'idée de retrouver, dans un autre monde, sa chère et mélancolique Marie des Hautes-Terres, fut pour lui une consolation, une pensée de refuge, un degré de religion. C'est ce souvenir qui le conduisit le plus près du ciel. Deux mois après cette mémorable soirée, il écrivait à Mrs Dunlop:

Là, je retrouverais un père âgé, maintenant à l'abri des coups d'un monde mauvais, contre lequel il a si longtemps et si bravement lutté. Là, je retrouverais l'ami, l'ami désintéressé de ma jeune vie, l'homme qui se réjouissait de me voir parce qu'il m'aimait et pouvait m'être utile. Ô Muir! tes faiblesses étaient les erreurs de la nature humaine, mais ton cœur brillait de tout ce qui est généreux, viril et noble; et si jamais une émanation de l'Être tout Bon a dessiné une forme humaine, ce fut la tienne! Là, avec une angoisse muette d'extase, je reconnaîtrais ma Mary perdue, ma toujours chère Mary, dont le cœur était chargé de vérité, d'honneur, de constance et d'amour.

Ma Mary, chère ombre disparue!
Où est ta place de repos céleste?
Vois-tu ton amant ici-bas prosterné?
Entends-tu les gémissements qui déchirent sa poitrine[1027]?

Et Jane Armour? On peut dire qu'elle est oubliée et quittée! On voit maintenant combien était périssable la passion qu'elle avait inspirée. Ce n'est pas elle que son mari souhaite revoir, quand les relations temporaires de cette vie seront dénouées et remplacées par des unions éternelles. Il l'a prise et il la laisse ici-bas. Cet amour, tout d'attrait physique, ardent et passager comme la jeunesse, devait mourir avec elle et s'éloigner devant un amour plus spiritualisé. La pauvre Mary a pris sa revanche de celle à qui jadis elle fut sacrifiée.[Lien vers la Table des matières.]

II.
L'EXCISE. — LE SACRIFICE. — LES FATIGUES.

Au commencement d'août 1789, Burns reçut l'avis officiel qu'il était nommé employé de l'Excise, dans la division rurale au centre de laquelle se trouvait sa ferme. C'était ce qu'il avait demandé. Il croyait pouvoir ainsi combiner ses deux métiers d'employé et de fermier. Il écrivit à sir Robert Graham, à qui il devait cette nomination, un sonnet de fervente gratitude.

Toi astre du jour! toi autre lumière plus pâle!
Et vous, nombreuses étoiles brillantes de la nuit!
Si jamais rien efface de ma pensée le bienfaiteur,
Ou si je fais jamais honte à son bienfait,
Ne roulez plus dans vos sphères errantes
Que pour me compter les années d'un misérable!
Je pose ma main sur ma poitrine gonflée,
Et je voudrais, mais je ne sais pas, exprimer le reste[1028].

Toutefois, sous cette explosion de reconnaissance, s'agitaient d'autres sentiments. S'il remerciait avec sincérité celui qui lui assurait du pain, ce pain ne laissait pas de lui être amer. Tant que cet emploi avait été distant, il n'en avait aperçu que les avantages. Maintenant que la nomination était là, sur sa table; que la besogne allait être là, entre ses mains, il éprouvait une humiliation. Son cœur se soulevait; et, en même temps qu'il adressait à son protecteur ces vers exaltés, il composait, pour son propre usage, un impromptu d'un autre ton:

Fouiller des barils de vieilles femmes!
Hélas! faut-il! hélas!
Que de la sale levure souille mes lauriers?
Mais... que dire?
Ces choses touchantes appelées femme et bébés
Émouvraient des cœurs de pierre![1029]

Il est clair qu'une défaveur frappait le métier dans lequel il allait s'engager. «Il y a une certaine flétrissure attachée à la profession d'officier de l'Excise, mais je n'ai pas dessein de recevoir honneur de ma profession; et, bien que le salaire soit comparativement petit, c'est du luxe comparé à tout ce que la première partie de ma vie m'avait appris à espérer[1030].» Ailleurs il en parle avec plus de franchise encore: «Quant à l'ignominie de la profession, j'ai l'encouragement que j'entendis un jour un sergent de recrutement donner à une nombreuse, sinon respectable, audience, dans les rues de Kilmarnock: «Messieurs, pour vous encourager encore mieux, je puis vous assurer que notre régiment est le corps le plus canaille qui appartienne à la couronne, et, par conséquent, chez nous, un honnête garçon a les chances les plus sûres d'avancement[1031].» Et il n'y avait pas à hausser les épaules, à prétendre que c'était là un avis de sots, un dire d'imbéciles. N'était-ce pas lui-même qui, au temps où il en parlait à son aise, avait écrit ces vers?

Ces maudites sangsues de l'Excise,
Qui saisissent les alambics à whiskey,
Lève la main, démon! un, deux, trois!
Va, saisis cette racaille,
Et cuis-les dans des pâtés de soufre
Pour les pauvres buveurs damnés[1032].

On peut imaginer combien il devait être sensible à cette animadversion. Sa fierté si chatouilleuse frémissait à la pensée de ce discrédit. De plus, lui qui était accoutumé à être accueilli par des rires et de la belle humeur, souffrait à l'idée d'être un objet de défiance, de voir les visages s'assombrir à son approche. Quand il serait dans un marché, dans une auberge, on ne rirait plus de si franche façon. Il serait le publicain suspect. Cela blessait son sentiment de cordialité.

Et puis, que d'autres choses pénibles dont les parties généreuses de son cœur se détournaient! Tracasser, pourchasser, traquer de pauvres diables, les surprendre, les saisir! Le laid métier! Voir leurs larmes, entendre leurs lamentations! Quelquefois, frapper, sévir, quand, à côté des conditions d'évidence réglementaires et imposées, il y a place pour des doutes ou pour des excuses, dont on n'a pas le droit de tenir compte! La cruelle contrainte! Être inexorable, se boucher les oreilles, se durcir le cœur, cacher la pitié qui va vers ces chétifs, feindre la colère, l'impatience, l'inflexibilité! Assister tous les jours au spectacle douloureux des écrasements, que les lourdes roues de la machine politique accomplissent sur les fonds de la société, frapper ces misérables éperdus pour qui un peu de fraude, un peu d'esprit distillé est la ressource, qui ne comprennent pas les impôts et maudissent ces mains infatigables et insatiables qui leur arrachent le prix d'un pain ou d'un vêtement! La haïssable besogne! Il faut, semble-t-il, de la coercition pour faire aller le monde; mais il est odieux d'en être l'instrument. On a la preuve que, dans l'exercice de ses fonctions, Burns éprouva toutes ces révoltes; il était trop clairvoyant pour ne pas prévoir qu'il les éprouverait. Et quel homme, un peu actif de cœur, ne se tourmenterait pas ainsi?

Enfin, une inquiétude qui lui était particulière, pesait sur sa résolution. Il craignait que ce nouveau métier ne fût défavorable à sa vie poétique. Si, à la vérité, il n'y a pas grande différence apparente entre décharger une charretée de paille et visiter des barils de brasseurs, il y a une grande différence intérieure. Le fermier qui envoie ses fourchées est libre d'esprit, et, tandis que ses bras travaillent, sa pensée peut se reposer sur des objets beaux et nobles. Mais l'employé, pour atteindre la fraude, est obligé d'exercer et de plier son esprit au même travail que celui du fraudeur; il faut qu'il dépiste les ruses, débrouille les détours, suive les manèges, évente les supercheries; il faut qu'il joue au plus fin, se fasse astucieux et serre de près toutes les manœuvres subreptices. Ce peut être un métier attrayant et instructif pour des esprits positifs et fureteurs; un sentiment de discipline sociale et de devoir professionnel peut, comme il arrive souvent, le rehausser. Mais cette préoccupation, qui toujours en quête des bassesses d'autrui va flairant, le nez sur des roueries, n'est pas propice à la poésie, laquelle veut être libre et vit d'air pur. Et puis, il y a, dans ces métiers élémentaires de laboureur et de matelot, une largeur et une simplicité, un commerce avec la nature, un éloignement des mesquineries, une absence de mal, un caractère de bienfait, qui donnent à l'âme de la hauteur, du repos et de la beauté. Il semblait à Burns qu'il était sur le bord d'une déchéance et d'un péril, que c'était une chute que de tomber, de son noble et franc métier, à ce métier décrié et sournois de rat de cave, de maltôtier. Toutes ces pensées fermentaient en lui et empoisonnaient sa joie.

Ces amertumes faisaient précisément le mérite du sacrifice qu'il accomplissait. Il prit son parti hardiment comme il faisait toute chose. Il n'essaya pas de dissimuler aux amis auxquels il pouvait s'ouvrir, ses répugnances et ses craintes. Il leur exposait, en même temps, quels motifs pressants et quels devoirs le déterminaient à une résolution qui devait les étonner. Ces confidences sont les échos de ses débats et de sa victoire intimes. Il fallait pourvoir à la famille; elle allait encore augmenter. «Je sais, écrivait-il, comment le mot d'employé d'Excise, ou celui encore plus outrageant de «jaugeur» sonneront à vos oreilles. Moi aussi j'ai vu le jour où mes nerfs auditifs auraient été très sensibles et très susceptibles à ce sujet; mais une femme et des enfants sont merveilleusement puissants pour émousser ce genre de sensation[1033].» Dans une épître au Dr Blacklock, il révèle comment cette même considération a triomphé d'angoisses plus profondes et plus secrètes: celles qui portaient sur le sort de son inspiration poétique. La façon dont il supplie ses anciennes amies les Muses de lui pardonner montre combien il craignait que les fières déesses ne l'abandonnassent:

Que dites-vous, mon fidèle ami,
Me voici devenu jaugeur.—La Paix là dessus!
Fillettes du Parnasse, je crains, je crains,
Que vous ne me dédaigniez maintenant!
Et alors mes cinquante livres par an
Me seront faible gain.

Vous, folâtres, joyeuses, délicates demoiselles,
Qui, près des rivulets sinueux de Castalie,
Sautez, chantez et lavez vos membres jolis,
Vous savez, vous savez
Que la forte nécessité est suprême
Parmi les fils des hommes.

J'ai une femme et deux petits garçonnets;
Il faut qu'ils aient de la soupe et des guenilles;
Vous savez vous-mêmes combien mon cœur est fier,
Je n'ai pas besoin de me vanter;
Mais je couperai des balais, je tresserai des corbeilles de saule,
Plutôt qu'il leur manque quelque chose.

Le Seigneur m'aide à travers ce monde de soucis!
J'en ai lassitude et dégoût, soir et matin!
Non que je n'aie une part plus riche
Que maint autre;
Mais pourquoi un homme a-t-il meilleure chère,
Quand tous les hommes sont frères?

Viens, ferme volonté, prends l'avant-garde,
Toi tige de lin mâle dans l'homme!
Songeons que faible cœur jamais ne gagna
Belle dame:
Qui fait le plus qu'il peut
Un jour fera davantage.

Mais pour conclure ma pauvre rime,
(J'ai peu de vers et peu de temps),
Faire une heureuse atmosphère de foyer,
Pour les petits et pour la femme,
Là est la vérité pathétique et sublime
De la vie humaine[1034].

C'est noblement exprimé et virilement. Ces strophes sont belles: elles ont des entrailles. Elles contiennent l'essence de tous ces dévoûments secrets, par lesquels tant d'hommes font l'oblation de leur espérance et de leur talent, offrent le meilleur de ce qu'ils portent en eux et le meilleur de ce qu'ils attendaient de la vie, pour faire la maison moins froide. C'est peut-être l'acte dans lequel Burns s'est le plus rapproché de ce qui lui faisait défaut: l'effacement, le sacrifice de soi-même. Ce n'était que le devoir, mais le devoir accepté en homme de cœur. Il avait le droit d'écrire cette phrase fière, qui est la vérité sur sa présence dans l'Excise:

Les gens peuvent dire ce qu'ils veulent de l'ignominie de l'Excise, cinquante livres par an nourriront ma femme et mes enfants et me rendront indépendant du monde; j'aime beaucoup mieux qu'on dise que ma profession reçoit du crédit de moi que moi de ma profession[1035].

Il se mit courageusement à la besogne. Il semble avoir été, du premier coup, un employé excellent: actif, énergique, sachant la juste mesure entre la sévérité et la bonté. Il y avait chez lui des qualités qui eussent été à la hauteur des premières charges du pays, quoi d'étonnant qu'il ait pu faire un commis des droits réunis? Dès sa première année, il accrut le nombre des contraventions dans des proportions assez considérables pour doubler presque son traitement.

Du reste, il sut trouver la véritable ligne de conduite. Avec les fraudeurs de profession, il était sévère et inflexible. Avec les autres, au contraire, avec les pauvres débitants qui distillaient un peu de whiskey, avec les pauvres femmes qui cachaient un peu de tabac, avec tout ce chétif monde qu'une amende aurait ruiné, il savait fermer les yeux, parfois même, prévenir d'un mot les coupables. Les anecdotes, à ce sujet, ne manquent pas. Un jour, avec un de ses compagnons d'Excise nommé Lewars, il entre dans la boutique d'une veuve et fait saisie de tabac de contrebande: «Jenny, lui dit-il, je pensais bien que cela finirait ainsi. Venez, Lewars, notez le nombre des rouleaux pendant que je les compterai.» Et l'appelant par la forme familière et amicale de son prénom: «Dites-moi, Jock, avez-vous jamais entendu les vieilles femmes compter leurs fils, avant que les bobines à arrêt fussent inventées?» «Tu comptes, comptes pas; tu comptes, comptes pas.» Et poursuivant sa plaisanterie, de deux paquets il en jetait l'un dans le giron de la pauvre femme, lui sauvant ainsi la moitié de sa prise[1036]. Le professeur Gillespie, qui enseigna à l'Université de St.-Andrews, retrouve dans ses souvenirs de gamin l'histoire suivante, qui montre Burns dans une situation analogue et indique, en même temps, de quelle curiosité il était l'objet partout où il allait.

«On peut deviner avec quel intérêt j'entendis dire, un jour de foire à Thornhill, que Burns allait visiter le marché! Tout gamin que j'étais, l'intérêt qu'éveillait en moi cet homme extraordinaire fut suffisant, ajouté aux attractions ordinaires d'une foire de village, pour me faire aller au marché. Burns entra dans la foire, vers midi; et hommes, femmes et filles, tous étaient en émoi pour apercevoir le laboureur d'Ayrshire. Je le suivis comme un chien, de baraque en baraque et de porte en porte. On avait dénoncé une pauvre veuve du nom de Kate Watson, qui s'était risquée à donner, à quelques-uns de ses vieux amis de la campagne, un coup d'ale sans licence, et un filet de whiskey, à l'occasion de la fête de village. Je le vis entrer à sa porte; et je ne m'attendais à rien moins qu'à la saisie immédiate d'une certaine jarre de terre et d'un baril qui, à ma connaissance, contenaient les objets de contrebande, à la recherche desquels était le barde. Un signe de tête, accompagné d'un geste de l'index, fit arriver Kate à l'entrée; j'étais assez près pour entendre distinctement les mots suivants: «Kate, êtes-vous folle? Savez-vous que le contrôleur et moi nous allons vous arriver dans quarante minutes? au revoir, pour à présent.» Burns fut dans la rue, au milieu de la foule, en un moment; et j'appris que son avis n'avait pas été négligé. Il avait épargné à une pauvre veuve délaissée une amende de plusieurs livres[1037].

Lorsqu'il fallait absolument saisir ces malheureux, il ne les abandonnait pas. Devant les juges, il les excusait; il priait la cour de réserver sa sévérité pour les coupables endurcis.

J'ai pris, je l'imagine, une façon assez nouvelle de traiter mes fraudes. Je verbalisais contre tous les délinquants, mais, devant la cour, j'implorais moi-même la grâce des pauvres gens incapables de payer. Cette apparence d'impartialité m'a donné tant de crédit près du Tribunal que, avec de grandes félicitations, ils m'ont si bien accordé ample revanche sur le reste que mon droit d'amendes est double de ce à quoi il monte dans n'importe quelle division du district[1038].

Il semble donc qu'il ait eu auprès de la cour une influence particulière. C'était peu étonnant d'ailleurs. Il est vraisemblable que quelques-uns de ces plaidoyers ou de ces réquisitoires d'employé subalterne prenaient, quand il parlait, des allures de discours éloquents, forts d'énergie et d'émotion. On aurait pu compter sur les doigts les avocats du barreau écossais dont la parole n'eût pas été éclipsée et éteinte par la sienne.

Cependant, quels qu'aient été les mérites moraux de sa décision, il est impossible de ne pas regarder l'entrée de Burns dans l'Excise comme un malheur. Qu'on laisse de côté les amertumes intimes et ce sentiment de vie abaissée, dont les dégâts dans un homme sont incalculables, il venait d'entreprendre une besogne à laquelle une santé robuste aurait eu peine à résister.

Rien que les fatigues et les tracas de ses fonctions nouvelles suffisaient pour occuper les forces d'un homme. C'était, en vérité, un dur métier. La division à laquelle il avait été nommé était très considérable; elle couvrait dix paroisses fort éloignées les unes des autres, dans ce temps de population clairsemée. «La pire circonstance est que la division d'Excise qui m'est tombée en lot, est si étendue... pas moins de dix paroisses, à travers lesquelles il faut chevaucher; elle abonde, en outre, en tant d'affaires, que je puis à peine dérober un instant[1039].» Il fallait les visiter chaque semaine, par tous les temps, par tous les chemins. C'était, au bas mot, deux cents milles à faire à cheval; «outre les affaires de ma ferme, je fais à cheval, pour mes affaires de l'Excise, au moins deux cents milles chaque semaine[1040].» Longues courses désolées, dans les pluies si fréquentes sur la vallée supérieure de la Nith, dans les pénétrants brouillards écossais, dans la neige, à travers les plaines semées de fondrières et de tourbières, les bruyères marécageuses et les ruisseaux qu'on passait alors à gué, faute de ponts. Il arrivait dans des endroits perdus, ruisselant d'eau, percé jusqu'aux moelles. «Maintefois, j'ai vu Burns entrer dans la maison de mon père, par une nuit froide et pluvieuse, après une longue course à cheval à travers nos tristes moors. En ces occasions-là, quelqu'un de la famille prêtait la main pour le débarrasser de son caban et de ses bottes, tandis que les autres lui apportaient une paire de pantoufles et lui faisaient une tasse de thé chaud[1041].» Mais ces réceptions n'étaient pas communes. Il devait le plus souvent se contenter de l'abri d'une auberge de village et faire sécher sur son corps ses vêtements mouillés.

Tandis que je suis assis ici, triste et solitaire, près du feu, dans une petite auberge de campagne, en train de faire sécher mes vêtements mouillés, entre un pauvre diable de soldat qui me dit qu'il s'en va à Ayr. Par les cieux, me dis-je, avec un flux de joie que la magie de ce son «la vieille ville d'Ayr» a fait monter en moi, je vais envoyer ma dernière chanson à M. Ballantine. La voici:

Ô rives fleuries du joli Doon,
Comment pouvez-vous fleurir si joliment?
Comment pouvez-vous chanter, petits oiseaux,
Quand je suis si plein de soucis?[1042]»

Il fallait arriver à toute heure, à l'improviste, mesurer les tonneaux, visiter les caves, découvrir les cachettes de tabac, surprendre le moment où clandestinement on distillait du whiskey. Il tombait précisément dans un des districts et à une époque où la contrebande était le plus active. Toute cette contrée de l'ouest était inondée de marchandises prohibées, jetées sur la côte par les smugglers, dont le refuge était l'île de Man, alors un véritable repaire. D'un autre côté, l'augmentation récente des droits sur les liqueurs fermentées avait développé dans de grandes proportions la fabrication illicite de la bière et la distillation du whiskey[1043].

À cette surveillance s'ajoutaient les cent petites besognes qui en dépendaient: les rapports, les procès-verbaux, toute une correspondance. Il fallait se rendre, les jours de versement, au bureau à Dumfries. C'étaient des journées affairées où il trouvait à peine quelques bribes de repos. On en a un aperçu dans une lettre qu'il écrivait au Dr Moore.

«En venant dans cette ville ce matin, pour remplir mes fonctions dans ce bureau, aujourd'hui étant jour de collecte, j'ai rencontré un gentleman qui me dit qu'il est en route pour Londres; je saisis l'occasion de vous écrire. J'aurai quelques lambeaux de loisir dans la journée, au milieu de notre horrible affairement et de notre agitation, et je tâcherai de les élargir, mais si ma lettre est aussi stupide que..., aussi bigarrée qu'un journal, aussi brève que les grâces d'un homme affamé avant le repas, ou aussi longue qu'un dossier du procès Douglas, aussi mal épelée que le billet doux d'un John campagnard, aussi affreusement écrite que la réponse qu'y fait Betty traie-vache, j'espère que, eu égard aux circonstances, vous me pardonnerez[1044]

À d'autres moments c'était la cour de justice qui, faisant son circuit, arrivait. Ces journées-là ne valaient pas mieux. Il fallait se présenter devant le tribunal, faire office de ministère public, comme le font encore nos officiers des eaux et forêts, exposer les circonstances des cas jugés, insister pour ou contre.

«La très bonne lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'est arrivée, juste comme je me plongeais dans le gouffre d'une Cour pour fraudes d'Excise. J'émerge à l'instant du tourbillon et, Dieu le sait, dans une condition peu propre à rendre convenablement les mouvements de mon cœur quand je m'assieds pour écrire à

l'ami de ma vie, le vrai protecteur de mes vers[1045]

Une complicité générale s'étendait sur tout le pays, protégeait les délinquants contre les recherches ou les défendait contre les poursuites. Les paysans favorisaient les contrebandiers; les propriétaires usaient de leur influence en faveur des paysans pris à distiller le whiskey. C'étaient alors des tracas, des démarches pour déjouer les recommandations et les influences. La lettre suivante donne une idée, non seulement des fatigues, mais des difficultés du métier de Burns, et de la façon dont il le comprenait et le pratiquait. Elle est adressée à son supérieur, le collecteur Mitchell:

«Monsieur, je ne manquerai pas d'aller voir le capitaine Riddell ce soir. Je désire et je prie que la déesse de la justice en personne puisse apparaître parmi nos honorables juges, simplement pour leur dire un mot à l'oreille: que la compassion pour le voleur est une injustice envers l'honnête homme. Je trouve que chaque délinquant a tant de gros personnages pour prendre son parti, que je ne serais pas surpris si demain j'étais enfermé dans les donjons de la loi, pour insolence envers les chers amis des gentilshommes du pays[1046]

Oui! Un dur et ingrat métier! Et la besogne était d'autant plus difficile que la division avait été pendant longtemps négligée![1047] À ces fatigues, à ces tracas plus incompatibles encore avec sa nature, qu'on ajoute ses fatigues et ses tracas de fermier, la direction du travail, les ventes, les cassements de tête de tout genre. Il est douteux qu'il y eût suffi, même si, après ses courses et en dehors de son travail, il avait trouvé le repos d'esprit complet et immédiat. Sous cette existence harassante s'agitaient et se heurtaient encore ses préoccupations poétiques, l'impatience, la colère, le découragement de ne pas avoir de loisirs.

Il était exténué par tout cela. Dès ses débuts dans l'Excise, dès les premiers jours, il se plaint d'être épuisé par ce terrible métier. Ses lettres deviennent la lamentable litanie d'une irrémédiable lassitude. On sent un homme, qui, entassant fatigue sur fatigue, sans que jamais un repos lui permette de s'en défaire, va grevant sa force de résistance, et fait chaque jour des emprunts d'énergie. C'est l'angoisse, l'indicible, l'incurable angoisse de tant de pauvres hommes, employés, ouvriers, qui sentent leur réserve d'action décroître, qui traînent, avec des forces diminuées, une vie plus pesante, qui sentent expirer en eux l'espoir, la pensée même de sortir d'une pareille lassitude, et qui marchent toujours. C'est une des plus épouvantables tristesses qui puissent ronger l'âme humaine, une des plus injustes, des plus odieuses, des plus criminelles, des plus exécrables cruautés de la vie, une des infamies du destin.

«Je vous aurais écrit plus tôt, mais je suis tellement bousculé et fatigué par mes affaires de l'Excise que je puis à peine rassembler assez de résolution pour faire l'effort d'écrire à qui que ce soit[1048]

«Je suis harassé de fatigue à en mourir. Ces deux on trois derniers mois je n'ai pas fait moins de 200 milles à cheval par semaine en moyenne. J'ai fait peu de chose en fait de poésie[1049]

«Non! je ne dirai pas un mot d'apologie ou d'excuse pour ne pas vous avoir écrit. Je suis un pauvre diable de jaugeur, misérable et maudit, condamné à galoper au moins 200 milles toutes les semaines, à inspecter de sales réservoirs et des barils couverts d'écume. Où trouverais-je le temps d'écrire et le moyen d'intéresser qui que ce soit[1050]

Les mêmes allusions reviennent constamment et se continuent.

«C'est à cause de la presse sans trêve de mes occupations que je ne vous ai pas écrit, Madame, depuis longtemps....[1051]»

«Après une longue journée de labeur, de tourment et de souci je m'assieds pour vous écrire[1052]

«Pardonnez-moi, mon jadis cher et toujours cher ami, mon semblant de négligence. Vous ne pouvez pas, assis chez vous, vous imaginer la vie affairée que je mène.... J'ai déposé ma plume d'oie et battu ma cervelle pour y trouver une comparaison; j'ai pensé à une commère de campagne, un jour de baptême; à une promise, le jour de marché qui précède son mariage; à un clergyman orthodoxe, le jour de la communion de Paisley; à une putain d'Édimbourg, un samedi soir; à un tavernier, le jour d'un dîner d'élection, etc., etc., mais la comparaison qui flatte le plus ma fantaisie est celle de ce gredin, de ce chenapan de Satan qui, comme nous dit l'Écriture-Sainte, circule ça et là comme un lion rugissant, cherchant, guettant qui il dévorera[1053]

Ce qu'il y avait de plus redoutable pour lui n'étaient pas les fatigues et les tracas qu'il rencontrait dans ses fonctions. On sait à quelles prévenances et sollicitations sont exposés, surtout dans les campagnes, les employés des services publics. Les compagnons d'Excise, avec lesquels Burns faisait souvent ses tournées, étaient des hommes qui, pour la plupart, avaient la grossière capacité de boisson de l'époque. Quand ils arrivaient le soir à l'auberge, fatigués et mouillés, on ne connaissait pas de meilleur remède pour chasser le brouillard que les vapeurs d'un grog de whiskey. Burns eût sans doute pu résister à cet entraînement du métier, s'il avait été un employé ordinaire. Mais, partout où il arrivait, il était attendu, accueilli et fêté. On l'arrêtait au passage. «Du château au cottage, dit un de ceux qui l'accompagnèrent souvent dans ses excursions, chaque porte s'ouvrait à son approche, et le vieux système d'hospitalité à outrance, qui prévalait alors, rendait presque impossible à un invité, aussi sobrement qu'il fût disposé, de se lever de table dans le même état qu'il s'y était assis. Si Burns passait sur une grand'route, le fermier abandonnait ses moissonneurs et trottait à côté de Jenny Geddes, jusqu'à ce qu'il eût persuadé au poète que le jour était assez chaud pour demander quelque rafraîchissement. S'il arrivait dans une auberge à minuit quand tout le monde était couché, la nouvelle de son arrivée circulait de la cave au grenier et, en moins de dix minutes, l'aubergiste et ses hôtes étaient assemblés autour du feu, on apportait le plus large bol et on chantait:

«Que cette nuit soit à nous, qui sait ce qui vient demain[1054]

En même temps, de toutes parts, de tous les coins de sa vie, sortaient des embarras et des tristesses qui le dévoraient. Ses appréhensions à propos de sa ferme étaient devenues une certitude. «J'ai fait mention à my lord de mes craintes concernant ma ferme. Ces craintes étaient en vérité trop réelles; c'est un marché qui m'aurait ruiné sans cette heureuse circonstance que j'ai obtenu un poste dans l'Excise[1055].» Il n'y avait plus à douter, plus à espérer. C'était de ce côté-là une partie perdue. Et comment aurait-il pu en être autrement? Même quand il se donnait tout entier à ses devoirs de fermier, l'entreprise ne prospérait guère. Depuis que son emploi nouveau l'emmenait tous les jours loin de chez lui, les choses allaient à l'abandon. Qu'est-ce qu'une ferme sans l'œil du maître, et d'un maître vigilant? Jane n'était pas femme à faire marcher la maison, en l'absence de son mari. «Sa ferme, dit Currie, fut en grande partie abandonnée aux domestiques. On pouvait, à la vérité, le voir pendant le printemps conduire la charrue, travail auquel il excellait, ou avec un drap blanc, contenant ses semences de blé, passé sur l'épaule, marcher à pas longs et mesurés le long de ses sillons ouverts et répandre le grain dans la terre. Mais sa ferme avait cessé d'occuper la plus grande partie de ses soins ou de ses pensées. Ce n'était plus à Ellisland qu'on pouvait généralement le trouver[1056].» Il perdait ainsi d'un côté une grande partie de ce qu'il gagnait de l'autre. De cette ferme, d'où ne sortait plus de joie et où n'était plus son travail, venaient des tracas et des tourments.[Lien vers la Table des matières.]

III.
MISÈRE, TRISTESSE, FAUTES.

Naturellement la gêne arrivait. Il y avait quelque temps qu'elle rôdait autour de la maison. De sa main décharnée elle ouvrit la porte et entra. Hélas! elle ne devait plus ressortir. Déjà au commencement de l'année, il disait à un de ses amis, pour s'excuser de lui écrire sur du papier grossier: «Quand je serai plus riche, je vous écrirai sur du papier à tranches dorées, pour racheter cette feuille-ci. Pour le moment chaque guinée doit faire la besogne de cinq chez votre fidèle, pauvre, mais honnête ami[1057].» Maintenant les embarras d'argent devenaient plus fréquents, plus pressants. Alors commence cette sourde lutte, la lutte quotidienne, incessante, odieuse, qui use l'esprit par des préoccupations, des exaspérations sans trêve; les discussions avec les besoins, les marchandages pied à pied avec chaque dépense, les débats avec les nécessités journalières auxquelles il faut faire prendre patience, les emportements contre les nécessités brutales qui se montrent au dépourvu, une attention énervante à déjouer la fuite sournoise de l'argent, les agacements à propos des petites privations, les colères contre les grosses, la maussaderie des semaines besoigneuses, l'attente fiévreuse du jour de traitement, la contrainte, l'irritabilité d'une parcimonie constante, toutes les difficultés, les humeurs, les acrimonies que la pauvreté apporte dans son maigre giron. S'il y avait un homme à qui ces tiraillements dussent être intolérables, c'était à Burns. Il s'y ronge et s'y dévore.

Je pourrais vous écrire à propos de fermage, de constructions, de marchés, mais mon pauvre esprit perdu est si déchiré, si harassé, si torturé, si excédé, par cette tâche des superlativement damnés de faire faire à une guinée l'ouvrage de trois, que je déteste, que j'abhorre le seul mot «d'affaires». Il me donne des attaques de nerfs[1058].

Parfois l'humiliation plus lourde d'une dette le met dans un état terrible. Il s'exaspère, il s'emporte et exhale sa fureur en imprécations qui s'en prennent à l'ordre social.

Prenez ces trois guinées-ci et mettez-les en face de ce maudit compte que j'ai chez vous, et qui, depuis cinq ou six mois, me bâillonne la bouche. Il m'est aussi difficile d'écrire un chef-d'œuvre que d'écrire des excuses à un homme à qui je dois de l'argent. Ô la suprême malédiction de forcer trois guinées à faire l'office de cinq! Non! tous les travaux d'Hercule, non! les trois siècles de servitude des Hébreux en Égypte, n'étaient pas une chose aussi insurmontable, une tâche aussi infernale.

Pauvreté! toi demi-sœur de la Mort, toi cousine germaine de l'Enfer! Où trouverai-je une énergie d'exécration égale à tes démérites? À cause de toi, le vieillard vénérable, quoique dans cette perfide obscurité il ait blanchi dans la pratique de toutes les vertus qu'enveloppent les cieux, maintenant chargé d'ans et de misère, implore un peu d'aide pour soutenir son existence, auprès d'un fils de Mammon, au cœur de pierre, dont la prospérité a été un soleil sans nuage; et il ne trouve que refus et anxiété. À cause de toi, l'homme sensible, dont le cœur est ardent d'indépendance et tendre de sensibilité, languit intérieurement d'être négligé, ou se tord, dans l'amertume de son âme, sous le mépris de la richesse arrogante et dure. À cause de toi, l'homme de génie, que sa mauvaise étoile et son ambition font asseoir à la table des gens distingués et relevés, doit voir, dans un silence douloureux, ses observations négligées, sa personne dédaignée, tandis que la grandeur imbécile, dans ses essais idiots pour faire de l'esprit, trouve la faveur et l'applaudissement[1059].

Avec cette défiance et presque cette pusillanimité que la pauvreté finit par jeter dans les âmes les plus robustes, la vie lui semblait perfide et dangereuse. Jugeant d'après lui-même, il songeait tristement à ce que serait la vie de ses enfants et cette pensée accroissait encore sa détresse.

Quel chaos d'agitation, de changements et de hasards est ce monde-ci, quand on y réfléchit de sang-froid. Pour un père, qui connaît lui-même le monde, la pensée qu'il aura des fils à y laisser doit le remplir de terreur; mais s'il a des filles, cette perspective, dans ces moments pensifs, est capable de le frapper d'épouvante[1060].

Ainsi il voyait tout sombre autour de lui et devant lui.

Les fatigues excessives qu'il subissait ne tardèrent pas à disloquer sa santé. Il semble qu'il ait été pris d'un grand épuisement, d'un abattement, où son système nerveux, trop surmené, se vengeait et le torturait. Dès le milieu de décembre 1789, il écrivait à Mrs Dunlop une lettre pleine de ses souffrances.

«Je pousse des gémissements dans les souffrances d'un système nerveux délabré...; depuis près de trois semaines, je suis si malade d'une migraine nerveuse, que j'ai été obligé de renoncer à mes livres de l'Excise, étant à peine capable de soulever la tête, encore moins de parcourir à cheval, une fois par semaine, dix paroisses perdues dans des moors. Qu'est-ce donc que l'homme? Aujourd'hui, dans une santé luxuriante, s'enivrant de la jouissance de la vie; dans quelques jours, peut-être dans quelques heures, accablé sous le pénible sentiment d'exister, comptant les pas lents des moments pesants par des répercussions d'angoisse, sans vouloir accepter ou sans pouvoir obtenir quelqu'un qui le console. Le jour succède à la nuit, et la nuit au jour, lui ramenant, comme une malédiction, cette vie qui ne lui donne aucun plaisir; et cependant le terme terrible et sombre de cette vie est quelque chose devant quoi il recule.

Dites-nous, ô morts!
Est-ce qu'aucun de vous, par pitié, ne révélera le secret
De ce que vous êtes, de ce que nous serons bientôt?
Il n'importe!—un temps court
Nous fera aussi savants que vous et aussi muets[1061].

Et un peu plus loin dans la même lettre:

«Je suis assez enclin à penser comme ceux qui soutiennent que ce qu'on appelle des affections nerveuses sont en réalité des maladies de l'esprit. Je suis incapable de raisonner, incapable de penser et, sauf à vous, je n'oserais rien écrire qui dépasse une commande à un savetier. Vous avez trop éprouvé des maux de la vie pour ne pas avoir de sympathie avec un misérable malade, qui est privé de plus de la moitié des facultés qu'il possédait. Votre bonté excusera ce griffonnage incohérent, que l'écrivain ose à peine relire et qu'il jetterait dans le feu, s'il était capable d'écrire quelque chose de mieux, ou même d'écrire quoi que ce soit.

Si vous avez une minute de loisir, prenez votre plume, par pitié pour le pauvre misérable[1062].

À une autre correspondante, lady Glencairn, il écrivait, vers la même époque, ces lignes si tristes:

«L'honneur que vous avez fait à votre pauvre poète en lui écrivant une lettre si obligeante, et le plaisir que les beaux vers qu'elle renfermait lui ont causé, sont venus bien à propos à son aide, dans le triste assombrissement et le découragement profond de nerfs malades et d'un temps de Décembre[1063]

Cet hiver de 1789-90 fut véritablement lugubre. Ces jours étreints par les ténèbres, ces jours où une pâle lumière souffrante ne sert qu'à marquer les progrès des ombres, étaient l'emblème de sa vie intérieure. Il y avait en lui quelque chose qui répondait aux désolations, aux lamentations des vents. La neige qui couvrait la campagne ne tombait pas en flocons plus mornes que les lourds désespoirs qui étouffaient son âme. Les premiers jours de Janvier 1790, au moment où l'année nouvelle apporte aux plus découragés un instant d'espérance, il écrivait à Gilbert ces aveux navrants:

«Cher frère, je veux profiter de l'affranchissement du port, bien que, dans mon présent état d'esprit, je n'aie pas grand goût pour faire l'effort d'écrire. Mes nerfs sont dans un état maudit; je sens cette horrible hypocondrie prendre chaque atome de mon corps et de mon âme. Cette ferme a détruit tout plaisir en moi. C'est, à tous les points de vue, une affaire ruineuse. Mais qu'elle aille à l'enfer! Je tiendrai bon et je lutterai jusqu'au bout[1064]

Et après avoir essayé d'écrire quelques lignes de nouvelles banales, il interrompt brusquement sa lettre et jette sa plume avec un geste de découragement.

Je n'en puis plus.... Si seulement j'étais délivré de cette ferme maudite, je respirerais plus à l'aise[1064].

Un an, juste un an, et déjà si loin! si loin de cette journée confiante par laquelle s'était ouverte l'année! si loin de cette belle lettre radieuse et bonne qui l'avait comme illuminée! Quelle descente rapide! Dans quel lieu sombre, humide et douloureux sommes-nous donc? Les rayons nous ont-ils si vite abandonnés?

Cette tristesse opérait en lui un désastreux travail. Tout se désorganisait de ce qui tient une âme ensemble: l'espérance, l'ambition, les motifs d'efforts. De l'espérance, il n'en était plus guère question. Mais l'ambition est encore un des ressorts de la vie à sa maturité, dans les âmes où le dévouement ne réside pas. Lorsque l'allégresse et la spontanéité de la jeunesse ont cessé et que la vie est pour ainsi dire étale, une ambition haute est une lumière qui conduit l'homme jusqu'au terme. Burns pouvait en avoir une. Elle eût été une force. Il semblait en avoir le dégoût.

Je crois qu'une grande source de cette erreur de conduite est due à un certain aiguillon que nous portons en nous, appelé l'ambition, qui nous pique et nous fait gravir la colline de la vie, non pas comme nous gravissons d'autres éminences, pour la louable curiosité d'apercevoir un paysage plus étendu, mais plutôt pour l'orgueil malhonnête de regarder en bas vers nos semblables et de les apercevoir diminués, dans une situation plus humble[1065]

La vie tout entière lui paraissait mal faite, mal combinée. C'est une idée qui revient, dès lors, à mainte reprise, que ceux qui sont trop sensibles, trop honnêtes ou doués d'une intelligence trop fine sont mal pourvus pour être aux prises avec elle. Cela ne sert à rien qu'à être pour eux une cause d'infériorité et de souffrance.

Ne pensez-vous pas, Madame, que, chez les quelques-uns qui ont été favorisés du ciel dans la structure de leur esprit, (car il y en a certainement), il peut y avoir une pureté, une tendresse, une dignité, une élégance d'âme, qui ne sont d'aucune utilité, bien plus! qui rendent un homme incapable de cette affaire véritablement importante de faire son chemin dans la vie?[1066]

Il dit encore avec plus de force:

Cependant il faut reconnaître que, si vous enlevez à l'homme l'idée d'une existence au-delà du tombeau, alors la véritable mesure de la conduite humaine est: le convenable et le malséant. La vertu et le vice, en tant que dispositions du cœur, ont, en ce cas, à peine la même conséquence et la même valeur pour le monde en général, que l'harmonie et la dissonance dans les modifications du son. Un sens délicat de l'honneur, comme une oreille délicate pour la musique, peuvent quelquefois procurer à qui les possède des délices inconnues aux organes plus grossiers de la multitude. Cependant si on considère les âpres grincements et les inharmoniques discordances de celte existence mal accordée, il y a beaucoup à parier que cet individu serait aussi heureux et qu'il serait assurément aussi respecté par les vrais juges de la société telle qu'elle serait alors, sans une oreille juste ou un bon cœur[1066]

Il en était donc à ce degré de découragement de ne plus considérer sa supériorité comme un moyen de lutte, mais comme une cause de souffrance. C'est une défaite douloureuse lorsqu'on fait ainsi de ses propres qualités, non des instruments d'effort, mais des armes qu'on retourne contre soi et dont on se blesse. Quel abandon n'est-ce pas quand on sait mauvais gré au destin des avantages qu'il nous a départis? C'est s'avouer vaincu, passer de l'état d'entreprise à celui de résignation. On sent, par le même fait, qu'il perd peu à peu la position vraie et si virile qu'il avait prise, d'affirmer qu'un homme est ce qu'il vaut en dedans, que faire son chemin dans la vie est peu de chose, à condition qu'on progresse en soi. C'est presque le contre-pied des conseils de la Vision.

Il en arrivait à se demander, lui qui avait jusque-là conduit ses passions comme une charge furibonde à travers tout, s'il ne fallait pas traiter la vie empiriquement, y appliquer une méthode pratique et, par un tour de main habile, en tirer ce qu'elle peut offrir de bon.

Quels étranges êtres nous sommes! Puisque nous avons une portion d'existence consciente, également capable de goûter le plaisir, le bonheur et l'enthousiasme, ou de souffrir la douleur, le chagrin et la misère, il vaut sûrement la peine de rechercher s'il n'y a pas quelque chose comme une science de la vie, s'il n'y a pas une méthode, une économie et une fertilité d'expédients applicables à la jouissance, ou s'il n'y a pas un manque de dextérité dans le plaisir, qui diminue encore notre petit lot de bonheur, et un excès, une ivresse de félicité qui mènent à la satiété, au dégoût et à la haine de soi-même[1067].

Il y a, dans ces quelques lignes, des mots bien forts. Nous ne pensons pas qu'on ait jamais caractérisé par des termes plus décisifs cette manipulation adroite de la vie. La sagesse des philosophes pratiques, des plus fins connaisseurs, des amateurs les plus délicats, les plus raffinés et les plus sceptiques de l'existence, n'a pas trouvé de formule plus heureuse. Ne croirait-on pas entendre Montaigne quand il expose qu'il n'est «science si ardue que de bien savoir vivre cette vie»; qu'il faut puiser à la volupté «par soif, mais non jusqu'à l'ivresse»; que «la mesure de la jouissance dépend du plus ou moins d'application que nous y mettons»; qu'il y a «mesurage à jouir» la vie et «si la faut-il étudier, savourer et ruminer[1068]»? Ce sont presque les mêmes expressions. Mais cette mesure et les calculs, naturels en un modéré comme Montaigne, sont nouveaux chez un fougueux comme Burns. Ils indiquent un abaissement de vitalité qui fait regarder du côté de la sagesse. Et c'était encore une autre façon de revenir à cette idée qui s'établissait en lui, que la vie est indépendante de nous, en dehors de notre création intérieure, que c'est quelque chose avec quoi il faut compter, dont il faut être bon ménager, à quoi il faut, en quelque manière, se soumettre.

Tous ces traits, sur lesquels on n'a peut-être pas jeté assez de lumière, sont importants. Ils marquent la lente désorganisation d'une âme, la fatigue, l'abaissement, qui prennent peu à peu possession, non pas d'elle tout entière, mais de certaines parties précieuses, un découragement par lequel s'expliquent bien des abandons, des insouciances et des fautes, le laisser-aller d'un homme qui n'a plus rien à perdre et se livre à la dérive. Ils marquent encore ce changement important dans les relations d'une âme avec l'existence, l'instant où cette figure fragile «du monde qui passe», souple et malléable tant que notre force idéale a été intense, durcit son écorce et agit plus sur nous, à mesure que la flamme intérieure qui la pénétrait se ralentit et se perd en nous-mêmes.

Par instants, il regimbait contre cette pression des choses. Il se redressait; il rejetait ces pensées de sagesse; il voulait rester ce qu'il avait été, l'être généreux et imprudent. Il lui semblait qu'il aurait perdu quelque chose à cesser de l'être; et il avait raison.

J'ai perdu toute patience avec ce vil monde, à cause d'une chose. Les hommes sont par nature des créatures bienveillantes, sauf quelques exemples secondaires. Je ne pense pas que notre avarice des biens que nous nous trouvons posséder soit née avec nous; mais nous sommes placés ici au milieu de tant de nudité et de faim, de pauvreté et de besoin, que nous sommes réduits à la maudite nécessité d'étudier l'égoïsme afin de pouvoir exister.

Cependant, il y a dans tout siècle, quelques âmes que tous les besoins et les maux de la vie ne peuvent abaisser jusqu'à l'égoïsme, auxquelles ils ne peuvent même donner l'alliage nécessaire de précaution et de prudence. Si jamais je suis en danger de vanité, c'est lorsque je me regarde du côté de cette disposition de caractère[1069].

Mais c'étaient là des révoltes qui révélaient le poids contre lequel elles se redressaient. Il ne tirait plus ni confiance, ni joie de ces qualités qu'il se promettait de conserver. Il les gardait par respect pour l'homme qu'il avait été jusqu'ici et qu'il ne consentait pas à cesser d'être.

Dans cet accablement dont nous abat la maladie, souvent naît un profond besoin de soutien et de tendresse. La dépendance où l'on est des autres amortit la personnalité et mate cet égoïsme, ce quelque chose d'absolu, qui fréquemment tient à la vigueur de la nature. Parfois même, tout l'être se complaît à une sorte de soumission; les caractères autoritaires y trouvent un baume, un délassement. Dans cette rémission de l'individualité, les aspérités s'effacent; les petites obstinations d'amour-propre, les susceptibilités, les rancunes, toute la mauvaise poussière dont la vie ternit l'âme, tombent. Les anciennes affections reparaissent. Souvent c'est l'instant des pardons et des réconciliations. Le cœur, travaillé de supplications silencieuses, se tourne vers ceux qui nous ont aimés et, de préférence, vers ceux qui nous ont aimés dans notre force: un peu de leur affection semble nous rendre un peu de notre ancien nous-même; ce que nous étions continue à vivre en eux. C'est ainsi que les malades prennent douceur à contempler, par les fenêtres, les paysages lointains qu'ils ont parcourus. Il faut songer à ces altérations intérieures pour comprendre une lettre de Burns à Clarinda écrite à cette époque. Si on la compare à celle qu'il lui écrivait sur le même sujet, juste un an auparavant, on est étonné du changement de ton. Ce n'est plus la défense cassante, impatiente et irritée, la justification presque impérieuse de sa conduite. Celle-ci est douce, soumise, presque humble et contrite. Il y confesse qu'il a eu tort; il laisse entendre qu'il s'en repent, et ces aveux, qui tiennent du remords et du regret, ont quelque chose qui demande le pardon. Cette lettre fut en effet un pas vers la réconciliation des deux amants.

J'ai été en réalité malade, Madame, pendant tout l'hiver. Un mal de tête incessant, un abattement, toutes les conséquences véritablement misérables d'un système nerveux détraqué, ont fait un terrible carnage de ma santé et de ma paix. Ajoutez à tout cela qu'une carrière nouvelle, dans laquelle je suis récemment entré, m'oblige à faire à cheval, en moyenne, deux cents milles par semaine. Cependant, grâce au ciel, je suis maintenant en meilleure santé.

Il m'était impossible de répondre à votre avant-dernière lettre. Quand vous dites à un homme que vous considérez ses lettres avec un sourire de mépris, dans quel langage, Madame, peut-il vous répondre? Quand bien même j'aurais conscience d'avoir eu tort—et j'ai conscience d'avoir eu tort—cependant je ne pouvais accepter d'être amené au repentir par des insultes.

Je ne puis pas, je ne veux pas plaider les circonstances atténuantes; je pourrais vous montrer comment ma conduite imprudente, fougueuse, irréfléchie, s'est jointe à une conjoncture d'événements malheureux, pour me jeter hors de la possibilité de garder le sentier de la rectitude, pour m'affliger d'une guerre irréconciliable entre mon devoir et mes souhaits les plus chers, et pour me condamner à n'avoir de choix qu'entre différentes espèces d'erreur et de culpabilité.

Je n'ose pas m'abandonner plus longtemps à ce sujet[1070].

N'est-il pas clair que l'âme orgueilleuse de Burns devait être bien abattue pour être devenue si soumise? Son amour-propre, si fou à s'enflammer, était presque mort en lui. Qui n'a pas vu des hommes indomptables, réduits par la faiblesse, s'attendrir et devenir doucement implorants, ne sentira pas combien cette lettre est touchante et que de tristesse elle révèle. Chose singulière, il joignait à cette lettre la pièce qu'il avait composée sur Mary Campbell. Il n'est pas jusqu'à ce souvenir de Mary qui ne raconte aussi ces retours vers le passé d'une âme qui a pris le présent en dégoût.

Au commencement de l'année 1791, apparaît dans ses lettres une poussée d'amertume plus âpre que jamais. Tantôt ce sont des traces de dissatisfaction contre lui-même.

«J'ai une telle armée de peccadilles, de fautes, de folies, de chutes, (tout autre que moi pourrait peut-être leur donner un nom plus dur) qu'afin de rétablir un peu la balance, si peu que ce soit, je suis disposé à faire à l'égard d'un semblable le peu de bien qui est en mon faible pouvoir, dans le but égoïste d'éclaircir un peu la perspective quand je jette mes regards en arrière[1071]

Tantôt ce sont, contre la société et ses jugements injustes, des emportements qui tiennent de la frénésie; s'attaquant à la Pauvreté, il éclate tout à coup:

Et ce n'est pas seulement la race des Vertueux qui a motif de se plaindre de toi: les enfants de la Folie et du Vice, bien qu'ils soient comme toi les fils du Mal, gémissent aussi sous ta baguette. À cause de toi, l'homme de dispositions malheureuses et d'une éducation négligée est condamné, jugé comme un sot pour ses dissipations, méprisé et repoussé comme un misérable indigent, quand ses folies, comme d'habitude, l'ont conduit à la ruine; et quand, perdant tout principe, ses besoins le poussent à des pratiques déshonnêtes, il est abhorré comme un manant et périt par la justice de son pays.

Tout différent est le sort de l'homme de famille et de fortune. Pour lui, ses jeunes extravagances et ses folies sont de la flamme et du tempérament; pour lui, les besoins qui en résultent sont les embarras d'un brave garçon; et quand, pour raccommoder ses affaires, il part avec une commission légale qui lui permet de piller des provinces lointaines et de massacrer des nations paisibles, quand il revient chargé des dépouilles de la rapine et du meurtre, il vit méchant et respecté; il meurt, scélérat et lord. Bien plus! chose pire que toutes! malheur à la femme sans ressources! la pauvre malheureuse, qui grelotte au coin d'une rue, attendant pour gagner les gages de la prostitution passagère, est écrasée par les roues de la voiture qui emporte à un rendez-vous adultère la catin à blason, celle qui sans pouvoir invoquer les mêmes nécessités, se livre toutes les nuits au même commerce coupable!!!

Allons! les curés peuvent en dire ce qu'ils veulent, mais je soutiens qu'une bonne bouffée d'exécration est à l'esprit ce que l'ouverture d'une veine est au corps: dans l'un et l'autre les écluses trop chargées sont merveilleusement soulagées par leurs évacuations respectives. Je me sens bien plus à l'aise que lorsque j'ai commencé ma lettre et je puis maintenant me mettre au travail[1072].

Quelle acrimonie s'amassait donc en son cœur pour qu'il fallût de pareilles débâcles avant qu'il se sentit soulagé? De quelle plaie secrète venait ce fiel? Ce n'était pas là le ton ordinaire d'une critique de la société, c'était un cri de souffrance et presque de haine.

C'est qu'un drame, plus terrible, plus accablant que tous les autres, se prépare lentement. C'est un drame qui va saccager son existence et celles qui l'entourent. L'instant où il doit éclater peut être prévu; chaque jour le rapproche. Hélas! les germes de destruction, cachés aux débuts de son mariage, ont fait leur œuvre. L'entente profonde et bienfaisante, l'accord tutélaire qui protège des faiblesses ne s'est pas établi. L'âme de l'existence commune s'en est allée. Cette union, à laquelle ne restait plus que la routine des intérêts quotidiens et du commerce subalterne des corps, est désagrégée. Cette maintenance dans le devoir par le bonheur manquant, tout du même coup manquait à Burns. Les bonnes résolutions avaient disparu comme des bornes enlevées par des malfaiteurs nocturnes. Un jour il s'était trouvé sans défense et prêt pour la faute. Quand nous en sommes là, nous ne durons pas longtemps. Il passe constamment autour de nous mille fautes comme mille maladies inaperçues. C'est notre santé qui les écarte. Dès que nous sommes délabrés, la première qui se présente nous prend. Cela arriva à Burns.

Cette vie, qui l'éloignait de chez lui, offrait des occasions de dissipations. Son «repaire» favori, lorsqu'il allait à Dumfries, était une petite auberge qu'on appelait le Globe. Une nièce de l'aubergiste, nommée Anna Park, y servait les clients. Il ne tarda pas à avoir des relations avec elle. Il ne semble pas qu'elle eût rien de remarquable, ni qu'elle fût au-dessus d'une servante ordinaire. «Elle était considérée comme jolie par les clients de l'auberge, dit Allan Cunningham, quand le vin les rendait tolérants en matière de goût; et, comme on peut le supposer d'après la chanson, elle avait d'autres jolies façons de se rendre agréable aux clients qu'en leur servant du vin[1073].» Mais la faculté de découvrir chez les femmes des charmes invisibles aux autres, qui à Lochlea déjà étonnait le froid Gilbert, n'avait pas vieilli en Burns. Et puis, car il faut aller jusqu'au bout et ne rien dissimuler, il menait un genre de vie dans laquelle on finit par prendre goût aux aventures d'auberge. Il descendait dans la nature et le choix de ses passions. La délicate idéalisation, qui n'exclut rien mais qui embellit tout et rend un amour complet, s'épaississait et s'affaissait jusqu'à toucher l'élément inférieur et grossier. Ce dernier était ici presque seul au jeu; il ne restait plus dans le fond du verre que le fond de l'ivresse. Burns allait la même voie que Musset.

Hier j'ai bu une pinte de vin,
Là où personne ne m'a vu;
Hier, ici, sur ma poitrine, reposaient
Les boucles d'or d'Anna.

Le juif affamé dans le désert
Goûtant avec joie sa manne,
Ce n'était rien près du miel de bonheur
Que je goûtais sur les lèvres d'Anna.

Vous autres, monarques, prenez l'Est et l'Ouest,
De l'Indus à la Savane,
Donnez-moi, dans mon étreinte serrée,
Le beau corps souple d'Anna.

Alors je mépriserai tes charmes impérieux,
Impératrice ou sultane,
Près des extases mourantes que dans ses bras
Je donne et je reçois, avec Anna.

Va-t-en, toi éclatant Dieu du jour,
Va-t-en, toi pâle Diane,
Vous toutes étoiles, allez cacher vos rais scintillants,
Quand je dois retrouver mon Anna!

Viens, dans ton plumage de corbeau, ô nuit,
(Soleil, Lune, Étoiles, retirez-vous tous)
Et apporte-moi une plume d'ange pour écrire
Mes transports avec Anna.

Post-scriptum.

L'Église et l'État peuvent s'unir pour dire
Que je ne dois pas faire ces choses-là;
L'Église et l'État peuvent aller au diable,
Et moi, j'irai à mon Anna.

Elle est la lumière de mon œil,
Vivre sans elle, je ne le puis;
N'aurais-je sur terre que trois souhaits,
Le premier serait mon Anna[1074].

Qui ne sent, dans ces dernières strophes, le défi, la bravade agressive de l'homme qui essaie de prendre les devants et de bafouer ce qu'il redoute: le blâme qui se prépare contre lui? Et tout le reste de la pièce, avec son âcre et brutale luxure, sans un mot qui ne relève des sens, n'est-il pas un témoignage de cette dégradation d'amour qui s'était faite en lui? Plus encore! on y sent ce besoin vengeur de s'enfermer dans sa faute et d'y chercher les voluptés qui engourdissent le malaise qu'elle fait naître. Il en était à ce point où l'on s'enivre pour abolir le dégoût de l'ivresse, et où on cherche à étouffer, par l'assouvissement d'un vice, l'angoisse de ce vice même. Redoutable empirance où le soulagement d'un instant se transforme en souffrance, qui exige à son tour pour être pansée une blessure plus profonde, jusqu'à ce que le mal ronge et pénètre au fond de l'être. Que de poètes ont ainsi souffert!

Faut-il se demander comment il en était venu là? Par quel besoin intellectuel de roman s'était-il laissé attirer? Par quelle surprise de désir, peut-être par quelle poussée de sang échauffé par la boisson—car il faut descendre à tout—y avait-il été brutalement jeté? Par quelle suite de prétextes, par quels degrés de dialectique pernicieuse et perverse avait-il accoutumé son esprit à cette pensée? Quelle habitude invétérée de jouer avec un cœur de femme, fût-il d'argile grossière? Quel don de poésie capable de suspendre des rêveries à une aventure banale et qui explique la vulgarité de tant de délicates amours de poètes? Quelle lassitude de joug et de régularité? Quel besoin d'oublier les laideurs de la vie qu'il menait? Quel égarement irrésistible, quelle lente approche, quel consentement libre l'y avaient conduit? Peut-être y avait-il un peu de tout cela dans la minute irréparable qui livrait sa vie au désordre.

Il est probable qu'il eut avec lui des débats, qu'il se plaida des circonstances atténuantes. On a de lui une lettre bien curieuse, qui, d'après un rapprochement facile de dates, doit coïncider avec les débuts de cette aventure: elle est du mois d'août 1790. Il est impossible de ne pas remarquer avec quel sophisme subtil il confond les désavantages de la poésie avec ceux des faiblesses, et avec quelle adresse il les fait sortir tous du tempérament poétique.

Il n'y a pas, parmi tous les martyrologes qui furent jamais écrits, une histoire aussi lamentable que les vies des poètes. Lorsqu'on compare entre eux les misérables, le criterium n'est pas ce qu'ils sont condamnés à souffrir, mais comme ils sont formés pour supporter. Prenez un être de notre espèce; donnez-lui une imagination plus forte et une sensibilité plus délicate qui, à elles deux, engendreront une lignée plus ingouvernable de passions que celles qui sont d'ordinaire le lot de l'homme; implantez en lui une impulsion irrésistible vers de vaines fantaisies, telles que d'arranger les fleurs sauvages en bizarres bouquets, découvrir la cachette du grillon, au moyen de sa chanson bruissante, guetter les jeux des petits vairons dans l'étang ensoleillé, ou poursuivre les intrigues des capricieux papillons; en un mot, envoyez-le à la dérive après quelque poursuite qui le détournera éternellement des voies du gain;—et cependant donnez-lui, comme malédiction, un goût plus vif qu'à tout autre homme pour les plaisirs que le gain peut acheter; enfin remplissez la mesure de ses maux en lui inspirant un sentiment hautain de sa propre dignité; vous aurez ainsi créé un être presque aussi misérable qu'un poète. Ce n'est pas à vous, Madame, que j'ai besoin d'énumérer les plaisirs féeriques que la muse accorde pour contrebalancer ce catalogue d'infortunes. La séduisante poésie est comme la séduisante femme; elle a été de tous temps accusée d'égarer les hommes loin des avis des sages et des sentiers de la prudence, de les entraîner dans les difficultés, de les tourmenter par la pauvreté, de les marquer d'infamie, de les plonger dans le tourbillon dévorant de la ruine. Cependant où est l'homme qui n'est pas obligé d'avouer que tout notre bonheur sur la terre ne mérite pas ce nom,—que même la perspective solitaire d'une félicité paradisiaque qui hante le saint hermite n'est que la lueur d'un soleil septentrional se levant sur des régions glacées, en comparaison des nombreux plaisirs, des extases indicibles que nous devons à l'aimable Reine du cœur de l'Homme[1075].

Ces lourdes voluptés furent secouées par un cruel réveil. Quel déchaînement de remords et de terreurs hurla tout à coup en lui le jour où il apprit qu'Anna Park était enceinte! Il le connaissait ce drame-là. Cette fois il le voyait plus redoutable encore. Les parents d'Anna n'étaient peut-être pas très difficiles à apaiser, car Burns continua à fréquenter l'auberge et à y être bien reçu. Le barde y amenait des amis, et quand il était là, la dépense roulait. Mais si la chose était divulguée! Il était marié; il était fonctionnaire. Quel scandale! C'était la ruine! Il fallait à tout prix que l'accouchement fût secret, si l'on voulait éviter la censure ecclésiastique. Anna Park partit pour Édimbourg, où elle fut reçue chez une sœur mariée[1076]. Le 31 mars 1791, elle y accoucha d'une fille. Comment élever l'enfant, soutenir la mère, détourner l'argent des maigres revenus? Quels tracas, et que les heures de l'auberge du Globe coûtaient cher! Mais les coups se succédaient rapidement, terribles! Il paraît prouvé qu'Anna Park mourut en donnant le jour à son enfant. Que faire, que faire de cette orpheline? Le vieux toit de Mauchline fut encore le refuge; la vieille mère dut recevoir encore les confidences de Robert, et verser des larmes plus amères que toutes celles d'avant. Le bébé y fut soigné pendant quelques jours. Chose affreuse et faite comme à dessein pour donner à ce drame toute sa cruauté! Jane Armour était elle-même au terme d'une grossesse. Elle accoucha le 9 avril, dix jours après, d'un fils. Attendit-on, pour lui causer cette souffrance, que la crise fût passée, et la joie d'un fils né d'elle fut-elle empoisonnée par cette nouvelle? ou bien savait-elle tout auparavant et dut-elle traverser les douleurs de l'enfantement avec une âme saignante?

Jane Armour fut admirable. Elle agit comme une femme d'un grand cœur. Elle se fit apporter la fille, et sur la même poitrine, du même lait, nourrit les deux enfants. Lorsque son père, qui était venu la voir, lui demanda, en les apercevant dans le même berceau, si elle avait encore des jumeaux, elle lui répondit qu'elle soignait l'enfant d'une amie malade. Elle éleva la fille d'Anna Park, au milieu de ses fils, avec des soins maternels, jusqu'au moment où le mariage l'éloigna de la maison. Par ce trait de clémence héroïque et dévouée, sa mémoire demeure adorable. Quelles qu'aient été ses défaillances dans les commencements de sa liaison avec Burns, tout disparaît dans la beauté, dans la splendeur, dans la grâce de ce pardon[1077].

Jane Armour ne fut pas sans sa récompense. Burns, éclairé par cette générosité, eut vers elle, vers cette âme qu'il n'avait pas connue tout entière jusque-là, un élan de vraie et haute tendresse. On a de lui une lettre écrite le 11 avril, à Mrs Dunlop, dans laquelle il exprime pour sa femme des sentiments presque nouveaux. Il avait parlé d'elle avec plus de passion; jamais encore avec cette affection, cette place accordée aux qualités morales et cette sorte de respect. La reconnaissance y perce pour «la simplicité d'âme» et «la douceur toujours prête à céder», qui semblent avoir été les principes de la belle action de Jane. Cet éloge a comme un enthousiasme contenu. Ce n'était plus la femme qu'il adorait mais ce cœur modeste, dont il venait, à sa confusion, d'avoir la révélation.

Samedi dernier, au matin, Mrs Burns m'a fait présent d'un beau garçon, plutôt plus gros mais pas si joli que votre filleul l'était au même moment de sa vie.... Mrs Burns reprend des forces et s'est mise aujourd'hui à son déjeuner, comme un moissonneur qui revient des champs. C'est le privilège particulier et le bonheur de nos filles saines et vivaces, qui sont nourries parmi les foins et les bruyères. Nous ne pouvons pas espérer cet esprit hautement poli, cette charmante délicatesse d'âme, qu'on trouve dans le monde féminin, parmi les rangs plus élevés de la vie, et qui est certainement et de beaucoup le charme le plus captivant de la fameuse ceinture de Vénus. C'est véritablement un trésor si inestimable que, lorsqu'on peut le posséder dans sa céleste pureté native, sans la tache de quelqu'une des maintes nuances d'affectation, sans l'alliage de quelqu'une des maintes sortes de caprice, je le déclare devant le ciel, je pense que ce trésor serait acheté bon marché au prix de tous les autres biens terrestres. Mais comme cette créature angélique est, j'en ai peur, extrêmement rare dans toutes les conditions et rangs de la vie, et qu'elle est tout à fait refusée aux miens, nous autres chétifs mortels devons nous contenter de ce qui vient immédiatement après dans l'excellence féminine. Nous pouvons fournir un corps et un visage aussi beaux que n'importe quel rang de vie, une grâce rustique et naturelle, une modestie sans affectation et une pureté sans souillure, un esprit naturel et les rudiments du goût, une simplicité d'âme qui ne soupçonne pas, parce qu'elle ne les connaît pas, les voies obliques d'un monde égoïste, intéressé et fourbe, et le plus grand charme de tout, une douceur de caractère toujours prête à céder et une généreuse chaleur de cœur, reconnaissante de l'amour que nous donnons et, en retour, brûlant d'une ardeur plus qu'égale; toutes ces qualités avec un corps sain, une constitution solide et vigoureuse, tels que vos rangs élevés peuvent à peine espérer l'avoir, sont les charmes adorables de la femme dans mon humble sphère de vie[1078].

On aime à imaginer que ces mots ne sont que l'écho affaibli d'autres mots qu'il versa devant elle, avec ferveur et avec larmes, avec de solennelles promesses. Si jamais elle fut près d'être aimée par lui d'un amour de cœur, ce fut alors. La pauvre fille, ordinaire et faible, s'était développée en une noble femme. Elle n'avait pas les dons de surface et ces localisations partielles et rapides d'individualité qui font l'intelligence, l'esprit, tout ce qui saisit les choses par un point précis. Mais elle avait un fond de bonté élémentaire, instinctive, ingénue, qui est plus profonde que cela et supporte la vie entière. Au contact de cet homme supérieur qu'elle aimait à sa manière, d'une manière superbe, avec soumission, avec acceptation, avec abandon et oubli d'elle-même; par les souffrances mêmes qu'elle avait reçues de lui, elle s'était ennoblie. Elle avait mérité de lui cet hommage qui restera sa couronne. Elle était désormais son égale. C'est trop peu dire! Sa générosité la plaçait au-dessus de lui; c'était à lui maintenant à faire effort pour atteindre jusqu'à elle. Pauvre Burns! Que le génie lui-même est peu de chose en face de la bonté! Celle-ci est plus divine que tout.

Malgré ce rayon, cette lamentable histoire n'en était pas moins une calamité dans l'existence des deux époux. Pour Jane c'était le renversement de son modeste rêve; c'était la foi mutuelle rompue, la confiance perdue, et ce je ne sais quoi d'étranger d'introduit dans le mystère du foyer, qui ressemble à une souillure. Il n'y avait pas jusqu'à la simultanéité de deux naissances qui ne dût lui être une pensée affreuse. Si elle tentait de la chasser, les deux bébés sur sa poitrine la lui rappelaient sans cesse. Son chagrin s'alimentait à son dévoûment même. Cependant il est probable qu'elle fut encore la moins à plaindre des deux. Peut-être lui arriva-t-il ce qui arrive aux âmes d'une bonté parfaite: leur douceur gagne jusqu'aux douleurs qui les pénètrent. Le pardon commence son bienfait en celui qui pardonne. La naïve mansuétude de Jane mit son baume aux blessures mêmes par lesquelles elle coulait.

Les plus désastreux effets se produisirent dans Burns. Son âme entière était un chaos de remords, de honte et de colère. Il était bon et le mal qu'il causait devait le torturer. Par sa faute, les larmes étaient entrées dans la maison; un surcroît de gêne s'ajoutait à celle dont ils souffraient déjà. Il portait en lui l'expression résignée de Jane; l'enfant dont elle avait soin lui était un reproche continuel. Et quelle horreur plus affreuse devait l'envahir, quand il pensait à la pauvre fille enterrée à Édimbourg! Quelles agonies de remords, quels déchirements lui torturaient le cœur, quand il songeait à ce malheur, presque égal à un crime, si les fautes se mesurent aux souffrances qu'elles répandent! Sans relâche, il devait être poursuivi par cette idée. Elle est redoutable et vengeresse. Ce n'était peut-être là que la meilleure partie de sa souffrance. Il était impossible que des désordres plus pernicieux ne minassent pas sa personnalité. C'est une fatigue accablante que cette réprobation intérieure qui sourd de nous-même. Elle empoisonne nos meilleurs moments; elle lasse la pensée par un bourdonnement incessant. Nous essayons d'étouffer cette petite voix; nous nous emportons; mais, quand nos emportements fatigués baissent, elle redit les mêmes choses. Après quelque temps une âme en est excédée. À cette fatigue s'ajoute celle d'un travail continuel et vain, toujours repris comme celui d'un problème insoluble qui s'est emparé de nous, l'obsédante fatigue de se forger des excuses, et la perplexité, le harassant vacillement de l'esprit entre ses sophismes et ses reproches. Et puis encore—et c'était peut-être le dernier cercle de l'enfer qu'il portait en lui—il y avait l'humiliation qu'il ne pouvait manquer d'éprouver. Si bonne que fût Jane, bien plus, à cause de cette bonté même, il devait courber le front. Il était amoindri chez lui, à son propre foyer. Peut-être jamais un mot n'exprima cette confusion. Le silence même la rendait plus écrasante. Entre toutes les douleurs c'était celle-là dont son esprit souffrait le plus. Toutes ces choses fermentaient en lui, aigrissaient son orgueil, mordaient son énergie, épuisaient et délabraient son âme, poussaient en tous sens de profonds ravages.

Par instants, quand il y tombait du dehors un reproche, une allusion, toutes ces rancœurs entraient en effervescence, bouillonnaient, remplissaient son âme de vapeurs noires et âcres, et débordaient en colères, en imprécations, et, terme terrible, en une sorte de haine farouche.

Dieu aide les fils de la Pauvreté! Haïs et persécutés par leurs ennemis, et trop souvent (hélas! presque sans exception toujours) reçus par leurs amis avec un manque de respect insultant et des reproches qui percent le cœur, sous le mince déguisement d'une froide politesse et de conseils humiliants. Oh! être un vigoureux sauvage traversant, dans l'orgueil de son indépendance, les solitudes sauvages de ses déserts, plutôt que d'être dans la vie civilisée et d'attendre en tremblant une subsistance, précaire comme le caprice d'un semblable! Chaque homme a ses vertus, et pas un homme n'est sans fautes. Maudits soient le privilège et la franchise de l'amitié qui, à l'heure de ma calamité, ne peut me tendre une main secourable sans désigner en même temps mes fautes et assigner leur part dans ma détresse présente. Mes amis, car c'est ainsi que le monde vous nomme, et c'est ce que vous-mêmes pensez être, omettez mes vertus, si cela vous plaît, mais aussi épargnez mes folies: les premières porteront dans mon sein témoignage d'elles-mêmes; les secondes tortureront assez un cœur sincère, sans vous. Puisque dévier plus ou moins des sentiers de la convenance et de la droiture est fatalement une chose inhérente à la nature humaine, ô Fortune, mets en mon pouvoir de payer toujours de ma propre poche, la pénalité de mes erreurs! Je n'ai pas besoin d'être indépendant afin de pécher; mais je veux être indépendant dans mon péché[1079].

En même temps sa haine pour son métier allait s'accroissant. Il s'exaspérait contre ce que ses fonctions avaient de cruel. Il les accomplissait, malgré lui, avec répugnance. Le dégoût qu'il avait prévu était bien là. Il écrivait des lettres comme celle-ci qui, avec son épigraphe, montre la part que son bon cœur avait dans l'horreur qu'il éprouvait pour ses fonctions.

Béni celui qui avec bonté
Considère le cas du pauvre.

Je vous ai cherché par toute la ville, bon Monsieur, pour savoir ce que vous avez fait ou ce qui peut être fait pour le pauvre Robie Gordon. L'heure est venue où il me faut assumer l'exécrable office de rabatteur vers les limiers de la Justice et lâcher les fils de charogne... sur le pauvre Robie. Je pense que vous pouvez faire quelque chose pour sauver le malheureux et je suis sûr que si vous le pouvez vous le voudrez[1080].

Et encore cette autre imprécation:

Je suis un misérable diable, harassé, usé jusqu'à la moelle par le frottement de tenir les nez des pauvres cabaretiers sur la meule de l'Excise. Comme le Satan de Milton, pour des raisons particulières, je suis forcé

De faire ce que, bien que damné, j'abhorrerais[1081],

et n'était qu'un couplet ou deux d'honnête exécration....

Par là encore sa vie était en désarroi et désajustée. Des accidents corporels vinrent mettre la dernière main à cette cruelle situation. Toute l'année 1791 ne fut pour le pauvre poète qu'une suite de chutes de cheval, de membres meurtris ou brisés. Au mois de janvier, il tomba une première fois; il écrit à Mrs Dunlop, le 7 février:

Quand je vous aurai dit, Madame, que par suite d'une chute, non de mon cheval, mais avec mon cheval, j'ai été estropié quelque temps et que c'est aujourd'hui la première fois que je puis me servir de mon bras et de ma main pour écrire, vous conviendrez que c'est une trop valable excuse pour un silence qui semblait de l'ingratitude. Je commence maintenant à aller mieux et je suis capable de rimer un peu, ce qui implique un peu d'aise et de soulagement, car je ne puis penser que l'esprit le plus poétique soit capable de composer sur le chevalet[1082].

Vers la fin de mars, il fit une nouvelle chute et cette fois se cassa le bras. Il écrit en avril:

Un jour ou deux après avoir reçu votre lettre, mon cheval tomba avec moi et me fractura le bras droit. Comme ceci est le premier service que mon bras me rend depuis mon accident, je suis incapable de vous remercier de votre protection et de votre amitié autrement qu'en termes généraux[1083].

Vers la fin de l'été ou le commencement de l'automne, il tomba de nouveau et se meurtrit la jambe. Il semble avoir souffert beaucoup de ce dernier accident. Il disait à Peter Hill, le libraire:

Je n'ai jamais été plus incapable d'écrire. Un pauvre diable, cloué sur un fauteuil, qui se tord dans la souffrance, avec une jambe meurtrie sur un escabeau devant lui, est vraiment en bonne situation pour dire des choses brillantes[1084].

Et à un autre correspondant il envoyait à propos de la même blessure «plein ma feuille de gémissements qui me sont arrachés dans mon fauteuil[1085]».

On croirait qu'il faisait des courses furibondes, qu'il poussait sa monture comme un forcené. Presque toutes ces chutes sont, en effet, faites avec le cheval. La pauvre bête surmenée galopait tant qu'elle tombât. Encore ne sont-ce là que les chutes qui marquaient. Il lui en arrivait d'autres à chaque instant.

Pour ma part, j'ai galopé sur mes dix paroisses, pendant les quatre derniers jours, jusqu'à ce moment, où je viens de descendre de cheval, ou plutôt, où mon pauvre squelette d'âne de cheval vient de me déposer à terre, car le pauvre diable s'est mis une dizaine de fois à genoux, pendant les vingt derniers milles, me disant à sa façon: «Vois, ne suis-je pas ta fidèle rosse de cheval, sur lequel tu as chevauché tant d'années....» Bref, Monsieur, j'ai fourbu mon cheval et je me suis presque rompu le cou, sans compter quelques dommages à une partie que je ne nommerai pas, grâce à une selle qui a le cœur dur comme une pierre[1086].

Il galopait à se rompre le cou. Était-ce la nécessité de faire vite sa besogne? Était-ce cet âpre besoin de mouvement et d'étourdissement par lequel on espère fuir ces soucis sombres qui sont assis derrière le cavalier? Étaient-ce de ces furieuses chevauchées d'ivresse, comme celle qui avait failli lui être funeste dans les Hautes-Terres?

Enfin, pour compléter ce chaos, vers le milieu de cette même année, au mois d'août 1791, on trouve une lettre à Clarinda qui, à la suite de leur demi réconciliation, lui avait envoyé des vers sur La Sympathie. Il lui disait:

J'ai lu votre très beau mais très pathétique poème—ne me demandez pas combien de fois et avec quelles émotions. Vous savez que «j'ose pécher mais non pas mentir!» Vos vers arrachent cette confession du plus profond de mon âme—je le dirai, répétez-le si vous le voulez—que j'ai plus d'une fois été la victime d'une conjoncture maudite de circonstances et que pour moi vous devez être à jamais

Chère comme la lumière qui visite ces tristes yeux[1087].

Il lui envoyait sa pièce sur Marie Stuart et il y ajoutait ces mots qui étaient redevenus de tendresse.

Telles furent, ma chère Nancy, les paroles de l'aimable mais malheureuse Mary. L'infortune semble prendre un plaisir particulier à darder ses flèches contre «les honnêtes hommes et les jolies fillettes». De cela vous aussi vous n'êtes que trop la preuve; puisse votre destinée future faire une brillante exception à cette remarque! Dans les mots d'Hamlet:

Adieu, adieu, adieu! Souviens-toi de moi![1088][Lien vers la Table des matières.]

IV.
LA VIE PROFONDE, LA PRODUCTION.

Lorsqu'on suit les phases attristantes de l'histoire de Burns, c'est un devoir de se souvenir que, devant nos jugements sociaux, quelques instants de faiblesse ruinent tout un fonds d'honnêteté, de travail, de bonté. Quelques écueils suffisent au mauvais renom d'une mer. Cependant elle remplit ses fonctions dans le jeu universel: elle contribue au flux; elle fournit aux nuées sa part d'averses fécondantes; elle nourrit des milliers d'êtres qui grandissent dans son sein, s'accouplent, se reproduisent, perpétuent et modifient les espèces; elle forme des dépôts qui seront plus tard des continents propres à des plantes nouvelles; elle a mille utilités plus profondes et encore indiscernées; ses bienfaits sont nombreux. Mais elle a deux ou trois récifs sur lesquels se sont brisées des galères, peut-être chargées de soldats; elle a quelques bas-fonds où s'est enlisé un navire qui portait peut-être de l'alcool ou de l'opium; quelquefois elle a des tempêtes. Alors, au jugement court des hommes, elle devient une mer malfaisante et redoutée. Ils ne pénètrent pas dans son œuvre continue; ils ignorent qu'il sort d'elle plus d'avantages que de désastres, même pour eux; et ils oublient que d'ailleurs leur mesure des choses est à leur taille. Hélas! il en est de même des vies humaines. Quelques fautes, quelques heures d'oubli, de faiblesse, de colère ou de passion, qui sont comme des écueils à la surface, gâtent une existence entière. Cependant, elle aussi accomplit ses fonctions profondes: elle est composée dans son ensemble de bonté, d'efforts, d'aspirations vers le mieux; elle a, même en ses erreurs, des désirs de bien, à ce point que parfois—mystère fait pour troubler!—le désir du bien a été la cause de l'erreur; elle contient de l'amour, du sacrifice, des dévoûments; elle contribue à la continuation physique et au progrès intellectuel du monde. Et tous ces services sont oubliés ou ignorés ou méconnus, à cause des quelques désordres à la superficie, des quelques remous où l'eau est trouble. Sous d'inexcusables torts la vie de Burns était une vie de droiture, de travail et de bonté. Il accomplissait mieux que la plupart, mieux que beaucoup qui se sont tenus purs de faiblesses, il accomplissait avec une rare efficacité les tâches essentielles par lesquelles l'homme vaut ici-bas. Et c'est une question qui est encore à décider de savoir si les insuffisances d'action n'égalent pas les excès de passion, et si, tout compte fait, ceux qui ont commis quelque mal mais travaillé au bien avec énergie, ne valent pas mieux que ceux qui n'ont fait ni mal, ni bien.

Il avait un vrai cœur de père. C'est plaisir, dans sa correspondance, de l'entendre parler de ses enfants, de voir ses jolis croquis de bébés, pleins de complaisance et de tendresse paternelles, mais aussi de perspicacité. Il avait, de Jane Armour, trois fils. L'aîné Robert avait environ cinq ans; le second François Wallace, le filleul de Mrs Dunlop, était né le 24 août 1789; et le troisième William Nicol, nommé d'après le compagnon du voyage des Hautes-Terres, était venu au monde le 9 avril 1791. Il les contemplait, les étudiait; ces petits êtres, encore si indécis, prennent sous son regard pénétrant une personnalité. De son aîné, il disait:

«J'ai l'intention de l'élever pour l'église et, d'après une dextérité innée qu'il a pour faire le mal et une certaine gravité hypocrite avec laquelle il en considère les conséquences, j'ai de belles espérances à son sujet, dans la carrière épiscopale[1089]

De son dernier, William Nicol, il disait:

«J'ai ramassé un petit gars que, pour la force, la grosseur, la forme, et la hauteur de la voix, je mettrais en regard de n'importe quel gamin de Nithsdale, d'Annandale ou n'importe quel autre dale[1090]».

Celui dont il semblait le plus satisfait était le petit Frank, le filleul de Mrs Dunlop. Il le représente toujours comme un petit gaillard solide.

«Je compte qu'il ne discréditera pas le glorieux nom de Wallace, car il a une jolie figure mâle et un corps qui ferait honneur à un garçonnet de deux mois; il a aussi un très bon caractère, bien qu'il ait, lorsque cela lui plaît, un flageolet à peine moins sonore que le cor dont son immortel homonyme sonna pour donner le signal d'enlever le boulon du pont de Sterling[1091]

Ce petit Frank apparaît vraiment comme un beau bébé et qui donnait à son père des moments d'orgueil.

«Je ne puis m'empêcher de vous féliciter sur sa bonne mine et sa vitalité. Tous ceux qui le voient conviennent que c'est le plus joli, le plus bel enfant qu'ils ont jamais vu. Moi-même je suis enchanté du bombement viril de sa petite poitrine et d'une certaine dignité en miniature, qu'il a dans le port de la tête et dans le regard de son bel œil noir; cela promet le courage indomptable d'une âme indépendante.[1092]»

Et ailleurs encore:

«En vérité, je considère que votre petit filleul est mon chef-d'œuvre dans ce genre de manufacture, comme je crois que Tam de Shanter est ma meilleure production en fait de poésie. Il est vrai que l'un aussi bien que l'autre trahissent un assaisonnement de friponnerie malicieuse dont on aurait bien pu se passer peut-être; mais aussi ils montrent, selon moi, une force d'originalité, un fini et un poli que je désespère de surpasser.[1093]»

La clairvoyance avec laquelle Burns discernait ces caractères encore en embryon est curieuse. Ce petit Frank était bien ce qu'il avait deviné, un petit gars dur, énergique. Il n'avait pas deux ans qu'il avait réduit son aîné en servitude, car à dix-huit mois de là son père écrivait à son sujet:

À propos, votre petit filleul pousse d'une façon charmante, mais c'est un vrai diable. Bien qu'il soit de deux ans plus jeune, il a complètement maîtrisé son frère. Robert est à la vérité la plus douce et la plus tranquille créature que j'ai jamais vu. Il a une mémoire très surprenante et il est tout à fait l'orgueil de son maître[1094].

Son pronostic du caractère de Robert n'était pas moins juste, ainsi que la vie de celui-ci le montra. N'est-il pas vrai qu'on sent bien dans ces passages les longues contemplations de petits corps nus, les longs aguets pour voir s'ébaucher les premiers sourires de la bouche ou des yeux; et aussi ces secrètes satisfactions paternelles qui éclatent au fond du cœur et l'inondent pendant un instant d'un délice adorable qu'on ne révèle jamais entier?

D'autres fois il se laissait aller à ces flatteuses imaginations où les pères, même fatigués et déçus par la vie, revivent, pour leurs enfants, leurs meilleurs et leurs plus magnifiques états d'âme. Ils redeviennent purs et confiants en ces jeunes âmes, et l'on peut dire que c'est une des vertus salutaires de la paternité que ces moments d'innocence restitués à des esprits qui autrement ne les auraient jamais plus connus. Ce sentiment apparaît dans la très belle lettre suivante:

Je ne me rappelle pas, mon cher Cunningham, que vous et moi ayons jamais causé sur le sujet de la Religion. J'en connais plusieurs qui en rient comme d'une duperie par laquelle les Quelques-uns rusés mènent l'ignorante Multitude; ou qui tout au plus la considèrent comme une obscurité incertaine dont les hommes ne peuvent jamais rien savoir et dont ils seraient sots de s'occuper beaucoup. Je ne voudrais pas chercher querelle à un homme pour son irréligion, pas plus que pour un manque d'oreille musicale. Je regretterais qu'il soit exclu de ce qui, pour moi et pour d'autres, a été des sources supérieures de jouissance. C'est à ce point de vue et pour cette raison que je veillerai à ce que l'âme de tous mes enfants soit imbue de Religion. Si mon fils est un homme de sentiment, de sensibilité et de goût, j'augmenterai ainsi beaucoup ses joies. Laissez-moi me flatter de la pensée que ce doux petit être qui, en ce moment, est en train de courir çà et là autour de mon pupitre, sera un homme d'un cœur tendre, ardent et brûlant, d'une imagination qui goûtera des délices avec les peintres et des ravissements avec les poètes. Laissez-moi me le figurer errant dans la campagne, dans la douceur du crépuscule, pour aspirer la brise embaumée et jouir de la poussée luxuriante du printemps, pendant que lui-même est dans la jeunesse fleurissante de la vie. Il jette ses regards sur toute la nature et à travers la nature, plus haut, vers le Dieu de la nature; son âme, par de rapides gradations de délices, est entraînée au-dessus de cette sphère terrestre, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus rester silencieux et qu'il éclate dans le glorieux enthousiasme de Thomson:

Les choses, dans leurs changements, ô Père Tout Puissant, ces choses
Ne sont que des aspects de Dieu, l'année qui se déroule
Est pleine de Toi.

et ainsi de suite dans toute l'ardeur et l'enthousiasme de cet hymne charmant.

Ce ne sont pas là des plaisirs imaginaires, ce sont des joies réelles, et je demande quelles joies parmi les fils des hommes sont supérieures à celles-là. Et elles ont ce surcroît immense et précieux que la vertu, consciente d'elle-même, les réclame pour siennes, et s'en saisit pour paraître en la présence d'un Dieu qui voit, juge et approuve[1095]».

C'est, presque dans les mêmes termes, le rêve que faisait Coleridge, sur le berceau de son fils, lorsque par cette nuit de gel silencieux, et si calme que la mince flamme bleue ne tremblait pas sur le feu, il voyait aussi «le cher bébé» «errer comme une brise» près des lacs, sur les grèves sablonneuses et sous les rocs d'antiques montagnes.

Ainsi tu verras et entendras
Les formes belles et les sons intelligibles de cet éternel langage que ton Dieu
Profère, qui, depuis toute éternité, enseigne
Lui-même en tout, et toutes choses en lui-même[1096].

C'est la poésie et le roman des pères.

À côté de ces fiertés on voit passer les tortures dont les maladies des enfants font trembler l'âme des parents.

«J'attends chaque jour le docteur qui doit inoculer la petite vérole à votre petit filleul. Elle règne beaucoup cette année et je tremble pour sa vie...[1097]

Le pauvre petit Frank est maintenant au plus fort de la petite vérole. Je l'ai fait inoculer et j'espère qu'elle est en bonne voie[1098]

Il connaissait les angoisses dont, même dans des circonstances favorables, un esprit réfléchi doit souffrir, lorsqu'il prévoit les épreuves réservées à ces chers êtres ignorants. Quel père n'a pas essayé de pénétrer les temps qui arrivent, et même de démêler les événements historiques, les guerres, les fluctuations sociales qui se préparent, le front penché sur un berceau? Lequel, faisant retour sur lui-même, n'a redouté les périls, les embûches, les chocs, dont il lui semble que seule sa bonne étoile l'a sauvé? Ces pensées-là sont la rançon des joies paternelles.

De petits enfants qui attendent de vous une protection paternelle sont une lourde charge. J'ai déjà deux beaux gaillards, bien venants et forts; je voudrais les mettre en bonne lumière. J'ai mille rêveries et mille plans à propos d'eux et de leur destinée future. Ce n'est pas que je sois un utopiste dans mes projets en ces matières; je suis résolu à ne jamais destiner un de mes fils aux professions libérales. Je connais la valeur de l'indépendance; puisque je ne puis donner à mes fils une fortune indépendante, je leur donnerai sûrement une ligne de vie indépendante. Quel chaos de tumulte, de hasard et de vicissitudes est ce monde, lorsqu'on se met à y réfléchir sérieusement! Pour un père qui connaît lui-même le monde, la pensée des fils qu'il aura à y laisser doit le remplir de crainte; mais s'il a des filles, cette perspective, dans ces moments pensifs, est capable de le frapper d'épouvante[1099].

Ces angoisses étaient pour lui plus vives que pour la plupart. Sa vie et celle des siens l'avaient rendu défiant; l'avenir était un sol maigre et désolé. Il y avait, entre ses chétives ressources et les ambitions que sa richesse cérébrale devait naturellement lui inspirer pour ses fils, une telle distance! C'est un plus lourd chagrin pour un homme distingué d'esprit de penser que l'éducation de ses enfants sera insuffisante que de savoir qu'ils seront pauvres.

Malgré tout, grâce au ciel, je puis vivre et rimer tel que je suis; quant à mes garçons, pauvres petits gars! puisque je ne puis les placer à un degré aussi élevé de la vie que je voudrais, je les établirai, si l'ordonnateur des événements m'accorde la faveur de voir cette époque-là, sur une base aussi large et aussi indépendante que possible. Parmi les nombreux sages proverbes qui ont été recueillis par nos ancêtres écossais, un des meilleurs est celui-ci: «Mieux vaut la tête de la roture que la queue de la gentry»[1100].

Il était également bon frère. On a vu qu'il avait partagé avec Gilbert les profits de son volume. Carlyle l'en loue beaucoup. Ce qu'on n'a pas assez indiqué c'est que ce sacrifice fut probablement la cause de son entrée dans l'Excise. Cet argent lui aurait permis de franchir les premières mauvaises années, les années des vaches maigres, et d'attendre que le vent tournât. Ce serait lui faire injure que de croire un instant qu'il fut capable de songer à le réclamer.

J'aurais pu avoir de l'argent pour suppléer au déficit de ces années maigres, mais j'ai, dans une ferme en Ayrshire, un frère plus jeune et trois sœurs. Tout le surplus de ce que j'estimais nécessaire pour mon capital de fermage a été pris pour sauver, d'une ruine imminente, non seulement le confort mais l'existence même de ce foyer. Ceci était fait avant que je prisse cette ferme-ci; plutôt que d'enlever mon argent à mon frère—ce qui le ruinerait—j'abandonnerai ma ferme et j'entrerai immédiatement au service de vos Honneurs[1101].

Son plus jeune frère, Williams Burns, découragé sans doute de se faire fermier, par l'exemple de ses deux aînés, avait appris le métier de sellier. Il s'était mis en route pour trouver du travail. Cela ne semble pas avoir été chose facile. Après avoir erré en plusieurs endroits, il s'était installé à Newcastle. Pendant toutes ses pérégrinations, Robert le suit avec une sollicitude paternelle; il lui donne des conseils, lui écrit des lettres pleines de sages avis pratiques, l'encourage, le soutient. Tout cela en paroles cordiales et dignes.

Si mes conseils peuvent vous être utiles (c'est-à-dire si vous pouvez vous résoudre à prendre l'habitude non seulement d'examiner votre conduite, vos façons, etc., mais aussi celle de mettre en pratique les résolutions que cet examen fera naître d'améliorer vos défauts), mes petites connaissances et mon expérience du monde sont cordialement à votre service. J'avais l'intention de vous écrire plein une feuille de conseils, mais quelque affaire m'en a empêché. En un mot, apprenez la Taciturnité. Que cela soit votre devise. Quand vous auriez la sagesse de Newton ou l'esprit de Swift, le bavardage vous rabaisserait aux yeux de vos semblables[1102].

Toutes ses lettres contiennent des conseils bien choisis:

Vous êtes au moment de la vie où l'on prend des habitudes; vous ne pouvez éviter cela, quand vous le voudriez, et ces habitudes vous demeureront attachées jusqu'à la fin de votre sablier. Plus tard, même lorsqu'on est aussi peu avancé en années que moi, on peut avoir une vue très pénétrante de ses défauts et de ses faiblesses habituelles, mais les arracher ou même les amender est tout autre chose. Acquis d'abord par accident, ils commencent bientôt à devenir commodes, et avec le temps ils deviennent une portion nécessaire de notre existence[1103].

Il lui envoie de l'argent:

Je mets deux billets d'une guinée de la banque d'Écosse qui, j'espère, viendront à propos. Il ne m'est pas tout à fait aussi commode que naguère de distraire un peu d'argent, mais je connais votre situation et, je puis le dire, à quelques égards votre mérite[1104].

Il lui répète sans cesse de ne pas se décourager et s'il ne réussit pas, de songer au toit de son frère.

Si vous ne réussissez pas dans vos pérégrinations, ne vous découragez pas, ne faites pas de coup de tête, revenez vers nous en ce cas et nous attendrons une meilleure humeur de la Fortune. Rappelez-vous ceci, je vous en prie[1105].

Et ailleurs encore:

Ma maison sera la maison où vous serez le bienvenu et comme je connais votre prudence (plût au ciel que votre résolution fût égale à votre prudence) si, quelque part loin de vos amis, vous étiez en besoin d'argent, vous avez mon adresse par la poste[1106].

Williams semble avoir été un garçon timide et doux; ses lettres à son frère, fort bien écrites du reste, sont touchantes par quelque chose de triste et de modeste. Il n'avait pas la virilité de ses deux aînés. Cependant il se hasarda à pousser jusqu'à Londres, espérant y trouver du travail. Au moment où il va partir, Robert lui donne de ces clairs avis qu'un père ne doit pas hésiter de donner à son fils, lorsque celui-ci va se risquer dans la fournaise d'une grande ville. Et il ajoute:

Écrivez-moi avant de quitter Newcastle et aussitôt que vous arriverez à Londres. En un mot, si jamais vous vous trouvez, comme peut-être vous pourrez l'être, en peine pour un peu d'argent, vous savez où je suis. Il ne sera pas dit que je vous verrai vaincu, tant que vous lutterez comme un homme. Adieu! Dieu vous bénisse![1107]

En même temps, il écrivit à son vieil ami Murdoch, qui était établi à Londres, pour lui recommander son frère. Le pauvre Williams commença dans la grande ville l'existence d'un ouvrier qui cherche de la besogne et obtient, tantôt ici, tantôt là, quelques jours d'occupation. On le voit errant d'atelier en atelier. Il le raconte à son frère sur le ton doux et résigné qui lui est propre.

J'ai trouvé du travail le vendredi après mon arrivée dans la ville; je n'y ai travaillé que huit jours, leur entreprise étant terminée. J'ai retrouvé du travail dans une boutique du Strand, le lendemain du jour où j'ai quitté mon premier maître. Ce n'est qu'une place temporaire, mais j'espère être bientôt fixé dans une boutique à mon gré, bien que ce soit une affaire plus difficile que je ne l'imaginais, car il y a de tels essaims de nouveaux ouvriers arrivés récemment de la campagne que la ville en est remplie, et que, je le crains, à moins d'être particulièrement un bon ouvrier, (ce que vous savez je ne suis pas et ne serai jamais), il est dur de trouver une place. Cependant je ne désespère pas de redresser ma dérive et de pincer le vent.

L'encouragement ici n'est pas ce que j'attendais, les gages étant fort bas en proportion des dépenses de la vie. Cependant, si je mets de côté l'argent que les autres dépensent en dissipation et en débauche, j'espère bientôt vous renvoyer celui que je vous ai emprunté et vivre en outre confortablement[1108].

Le brave garçon ne devait pas lutter longtemps. Il fut pris, quatre mois après son arrivée à Londres, d'une fièvre maligne et, seul dans l'immense foule, pensant peut-être à la ferme d'Ayrshire, mourut le 24 juillet 1790, sans que Murdoch fût prévenu[1109]. Robert prit pour lui les frais des funérailles. Il avait dignement remplacé le vieux père.

D'autres sentiments de noble race circulaient constamment dans sa vie: l'amitié, la reconnaissance. Un de ses premiers protecteurs à Édimbourg avait été le comte de Glencairn. C'est de tous les hommes celui qu'il paraît avoir le plus vénéré. Il l'admirait sans réserve, et il fallait qu'un caractère fût vraiment d'or fin pour résister à la pierre de touche de sa perspicacité. «Mon attachement reconnaissant était en vérité si fort qu'il remplissait toute mon âme et était tressé avec le fil de mon existence.[1110]» Le comte mourut à la fin de janvier 1791, dans sa 42e année, au retour d'un séjour d'hiver à Lisbonne. Ce fut pour Burns une douleur immense, il prit le deuil[1111]. Il écrivit à la mémoire de son protecteur une élégie qu'il envoya à un des amis de Glencairn avec les vers suivants:

Je t'adresse cette offrande votive,
Le tribut de larmes d'un cœur brisé,
Tu estimais l'ami; moi, j'aimais le bienfaiteur;
Son mérite, son honneur étaient de tous loués;
Nous le pleurerons, jusqu'à ce que nous partions comme il est parti,
Et que nous suivions le sentier spectral vers ce sombre monde inconnu[1112].

Cette élégie est d'un accent déchirant. Elle mérite de prendre place parmi la belle suite de poèmes que les plus grands des poètes anglais ont écrits à la mémoire d'amis disparus. On peut même dire que ni le Lycidas de Milton, ni l'Astrophel de Spencer, ni l'Adonaïs de Shelley n'ont le sanglot qui secoue ces strophes.

Le vent soufflait rauque des collines,
Par intervalles, le rayon mourant du soleil
Jetait un regard sur les bois jaunes et flétris
Qui ondulaient au-dessus du cours sinueux du Lugar:
Sous un escarpement rocheux, un Barde,
Chargé d'années et de lourde peine,
En haute lamentation, pleurait son seigneur
Que le Trépas avait pris bien avant l'heure.

Il s'était appuyé contre un chêne antique,
Dont le tronc s'effritait par les ans;
Ses cheveux étaient blanchis par le temps,
Sa joue ridée était mouillée de larmes;
Et comme il touchait sa harpe tremblante,
Et comme il chantait son chant douloureux,
Les vents, se lamentant dans leurs cavernes,
Vers l'Écho en emportaient les notes:

«Vous, oiseaux dispersés qui chantez faiblement,
Débris du chœur printanier!
Vous, bois qui répandez à tous les vents
Les ornements de l'année déclinante!
Quelques brefs mois et, joyeux et gais,
Vous charmerez de nouveau l'oreille et le regard;
Mais rien dans les cycles du temps
Ne peut à moi me ramener la joie.

«Je suis un vieil arbre courbé,
Qui longtemps résista au vent et à la pluie;
Mais maintenant est venu une cruelle rafale,
Et c'en est fait de ma dernière attache à la terre;
Mes feuilles ne salueront plus le printemps,
Le soleil d'été n'exaltera plus ma floraison;
Il faut que je gise devant l'orage
Et que d'autres poussent à ma place.

«J'ai vu mainte année changeante,
Je suis devenu un étranger sur terre;
J'erre au hasard dans les chemins des hommes,
Je ne les connais plus, je leur suis inconnu;
Sans écho, sans pitié, sans secours,
Je porte seul mon fardeau de soucis,
Car silencieux, bien bas, sur des lits de poussière,
Dorment tous ceux qui partageraient mes chagrins.

«Enfin (comble de toutes mes douleurs!)
Mon noble maître est couché dans l'argile;
La fleur de tous nos hardis barons,
L'orgueil de sa contrée, le soutien de sa contrée!
Je languis maintenant dans une lasse existence,
Car toute la vie de la vie est morte,
Et l'espérance a fui mon regard vieilli,
Sur ses ailes rapides à jamais envolée.

«Éveille, pour la dernière fois, ta triste voix, ma harpe,
Une voix de détresse et de farouche désespoir;
Éveille-toi, fais résonner ton dernier lai,
Puis dors dans le silence pour toujours;
Et toi, mon dernier, mon meilleur, mon seul ami,
Qui remplis une tombe prématurée,
Accepte ce tribut du Barde
Que tu as retiré des plus noires ténèbres de la Fortune.

«Dans le vallon bas et nu de la Pauvreté,
D'épais brouillards obscurs m'enveloppaient;
Quoique je levasse souvent un œil anxieux,
Aucun rayon de renommée n'apparaissait;
Tu m'as trouvé comme le soleil matinal
Qui fond les brouillards en air limpide;
Le Barde sans ami et sa chanson rustique
Devinrent tous deux ton cher souci.

«Ô! pourquoi la vertu a-t-elle des jours si courts,
Tandis que les gredins ont du temps pour mûrir, devenir gris?
Faut-il que toi le noble, le généreux, le grand,
Tu tombes dans la forte fleur de la hardie virilité!
Pourquoi ai-je vécu pour voir ce jour-là,
Un jour pour moi plein de détresse?
Ô! que n'ai-je rencontré la flèche mortelle
Qui a abattu mon bienfaiteur!

«Le fiancé peut oublier la fiancée
Dont il a fait hier son épouse, sa femme;
Le monarque peut oublier la couronne
Qui est sur son front depuis une heure;
La mère peut oublier l'enfant
Qui sourit si doucement sur ses genoux;
Mais je me souviendrai de toi, Glencairn,
Et de tout ce que tu as fait pour moi.»

Toute la pièce est belle; il y règne un indicible accent de douleur inconsolable; surtout la dernière strophe est admirable de simplicité et d'émotion. C'est un chagrin qui avait vraiment pénétré au plus profond de sa vie. Il disait:

«Le deuil, que je me suis fait à moi-même l'honneur de porter en mémoire de sa seigneurie, n'a pas été «une contrefaçon de douleur». Et ma gratitude ne périra pas avec moi! Si parmi mes enfants, j'ai un fils qui ait du cœur, il transmettra à son enfant, comme une fierté de famille et une dette de famille, que je dois ce qui m'a été le plus cher dans l'existence à la noble maison de Glencairn[1113]

Près de quatre ans après, lorsqu'il lui vint un fils, il lui donna le nom de James Glencairn.

Sa générosité, qui était un des traits, disons mieux, un des éléments de son caractère, était toujours en éveil, toujours prête et prompte à agir, sans une seconde d'hésitation, par élan prime-sautier. Un délicat poète écossais, Michael Bruce, était mort à vingt-et-un ans[1114]. Ses amis résolurent de publier ses œuvres, au bénéfice de sa vieille mère qui était dans la pauvreté. L'un d'eux, un jeune clergyman nommé Baird, qui devint professeur de langues orientales à l'Université d'Édimbourg et plus tard principal de l'Université, demanda à Burns l'appui de son nom et de sa plume. «Puis-je vous demander si vous voudrez prendre la peine de parcourir les manuscrits non publiés de Bruce qui sont en ma possession, de donner votre opinion et de suggérer les coupures, les changements ou les modifications qui vous sembleraient désirables? Et voulez-vous nous permettre de faire savoir que quelques lignes de vous seront ajoutées au volume?[1115]» Voici la lettre qu'il reçut en réponse:

Pourquoi m'avez-vous, cher Monsieur, écrit ces termes si hésitants à propos de l'affaire du pauvre Bruce? Ne connais-je pas et n'ai-je pas éprouvé les maux nombreux, les maux particuliers, qui sont le patrimoine de toute chair poétique? Vous pourrez faire votre choix de tous les poèmes inédits que je possède; et si votre lettre m'avait été adressée de façon à m'arriver plus tôt (je viens de la recevoir il y a un moment), je vous aurais aussitôt délivré de toute incertitude à ce sujet. Je vous demande seulement que quelque avertissement, dans la préface du livre, aussi bien que les feuilles de souscription, porte que la publication est uniquement pour le bénéfice de la mère de Bruce. Je ne veux pas que l'ignorance puisse supposer, ou la malignité insinuer que je me suis dévoué à cette œuvre pour des motifs mercenaires. Et vous ne devez pas, pour ma participation à cette affaire, me faire honneur d'aucune générosité remarquable. J'ai une telle armée de peccadilles, de fautes, de folies et de chutes (tout autre que moi pourrait donner à quelques-unes d'entre elles un nom plus sévère), qu'afin de rétablir un peu, quoique bien légèrement, la balance pour mon compte, je suis disposé à faire envers un semblable tout bien qui se trouve en mon très humble pouvoir, rien que dans le but égoïste d'éclaircir un peu la perspective du passé[1116].

Cette lettre à elle seule eût fait l'ornement du volume. Mais Burns offrait bien plus; il présentait à pleines mains tout ce qu'il possédait, et là dedans est son Tam de Shanter qu'il venait d'achever. C'était tous ses trésors; il les donnait sans une pensée pour lui-même. Nous comprenons la phrase qui termine cette lettre; noue savons quel aveu elle contient et à quelle faute il est probable qu'elle s'adressait. Elle est ici à sa vraie place, à côté de ce qui la rectifie. Les sentiments où elle est enclavée rétablissent l'équilibre; l'occasion même qui la fit écrire montre combien de qualités se mêlaient aux faiblesses de l'écrivain.

Pour tous ceux qui avaient recours à lui, il était prodigue de son temps, de ses démarches, toujours prêt à écrire, à mettre sa puissante rhétorique au service d'un pauvre diable dans l'embarras. La moindre injustice dont il voyait souffrir quelqu'un autour de lui le révoltait, le mettait en état d'éloquence. Un maître d'école de ses connaissances, de Moffat, nommé Clarke, avait eu des démêlés avec ses supérieurs. On lui faisait, semble-t-il, des reproches injustes. Aussitôt Burns rédige pour lui un plaidoyer habile et digne, adressé au lord prévost d'Édimbourg. Il écrit à un personnage influent pour le prier d'intervenir, en faveur de son protégé, auprès des magistrats et du conseil municipal de la cité, qui avaient en mains le patronage de l'école de Moffat. Sa recommandation est ardente.

Il est vrai, Monsieur, et je sens la force de cette observation, qu'un homme dans ma situation humble et chétive se méprend beaucoup sur lui-même et se méprend beaucoup sur les voies du monde, lorsqu'il a la présomption d'offrir son influence auprès d'un corps aussi hautement respectable que les patrons que j'ai mentionnés. À cela... que pouvais-je faire? Un homme de capacités, un homme de talent, un homme de vertu et mon ami... plutôt que de me tenir tranquille et silencieux et de le voir périr ainsi, je serais allé sur mes genoux vers les rochers et les montagnes pour les implorer de tomber sur ses persécuteurs et de les écraser, eux et leur méchanceté, dans une destruction méritée. Croyez-moi, Monsieur, c'est un homme envers qui on est grandement injuste[1117].

Son désir d'être utile ne se confinait pas à ses relations particulières. Il avait une bonne volonté plus générale. Elle s'était traduite par une entreprise bien curieuse pour cette époque. Avec un propriétaire voisin, le capitaine Riddell, l'héritier du sifflet, il avait créé, en pleine campagne et il y a cent ans, ce qui commence seulement à fonctionner chez nous: une bibliothèque populaire circulante[1118]. Il s'y était donné tout entier et il en était la cheville ouvrière. «Mr Burns a été assez bon pour prendre sur lui toute la charge de cette petite affaire. Il était le trésorier, le bibliothécaire et le censeur de cette petite société qui conservera longtemps le souvenir reconnaissant de son dévoûment public et de ses efforts pour ses progrès et son instruction[1119].» Lorsque sir John Sinclair entreprit son grand travail du Statistical Account of Scotland, Burns lui-même lui envoya un compte rendu de cette louable tentative. Il en ressort nettement que l'idée de la bibliothèque était inconnue et qu'il s'agissait bien d'une innovation. C'est d'ailleurs une belle lettre, claire, pratique, et par endroits éloquente. La haute intelligence de Burns avait anticipé un des moyens les plus actifs de l'éducation populaire; il en expose les avantages, sans déclamation, dans des termes dont la modération et la justesse ne sont pas moins remarquables que la hauteur. Sûrement, on ne dit pas mieux aujourd'hui sur ce sujet.

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