Robert Burns. Vol. 1, La Vie
«Si quelque chose avait manqué pour me dégoûter de la famille Armour, leur basse, servile soumission y aurait suffi.
Donnez-moi une âme comme mon héros favori, le Satan de Milton.
Salut, horreurs! salut,
Monde infernal! et toi très profond enfer,
Reçois ton nouveau possesseur! un être qui apporte
Une âme que ne peuvent changer ni lieu, ni moment.
Je ne puis asseoir mon esprit. Le fermage est la seule chose dont je sache quelque chose, et le ciel là-haut sait que je n'y entends pas grand'chose; je ne puis, je n'ose m'aventurer dans des fermes telles qu'elles sont. Si je ne me fixe pas, je partirai pour la Jamaïque. Si je restais à la maison, dans cette situation indécise, je ne réussirais qu'à dissiper ma petite fortune et à dilapider ce qui, dans ma pensée, doit être pour mes enfants la compensation de la tache que j'ai mise sur leur nom[711].»
Et une semaine plus tard il écrivait, en des termes plus véhéments encore, une autre lettre, dans laquelle les pénibles pensées de la première se déploient et s'exaspèrent. C'est une véritable profession de misanthropie.
«Je n'avais jamais, mon ami, considéré le genre humain comme très capable de quelque chose de généreux; mais la morgue des patriciens d'Édimbourg et la servilité de mes frères plébéiens (qui peut-être me regardaient de travers, il y a quelque temps) depuis que je suis revenu chez moi, m'ont presque complètement fait prendre mon espèce en dégoût. J'ai acheté un Milton de poche et je le porte continuellement avec moi, afin d'étudier les sentiments, l'indomptable magnanimité, l'intrépide, inflexible indépendance, l'audace désespérée et le noble défi à la souffrance de ce grand personnage, Satan. Il est vrai que j'ai, pour le moment, un peu d'argent comptant; mais j'ai peur que l'étoile qui a jusqu'ici versé ses rayons malins et destructeurs de tout dessein, en plein sur mon zénith, j'ai peur, dis-je, que cette funeste planète, dont l'influence est si redoutable pour la tribu des rimeurs, ne soit pas encore sous mon horizon. Le malheur épie le sentier de la vie humaine; l'âme poétique se trouve misérablement déplacée et incapable dans la voie des affaires. Ajoutez à cela que d'imprévoyantes folies, de fous caprices, comme autant d'ignes fatui m'entraînant sans cesse hors de la droite ligne du calme et de la mesure, font flotter leurs lueurs trompeuses devant les yeux du pauvre barde fixés en l'air, jusqu'à ce que, crac! «il tombe comme Satan, hors de toute espérance». Dieu fasse que ceci puisse être une fausse peinture en ce qui me concerne; mais si cela n'était pas, je compterais peu sur le genre humain. Je veux clore ma lettre par le tribut que mon cœur me conseille de vous donner. Les nombreux liens de relations et d'amitié que j'ai ou crois avoir dans la vie, je les ai tâtés d'un bout à l'autre, et, maudits soient-ils, ils sont presque tous d'une contexture si fragile que je suis presque sûr qu'ils ne résisteraient pas au souffle de la moindre brise de fortune adverse[712].»
Quel langage est-ce là? Qu'il sonne étrangement! Byron n'a rien de plus byronien, rien de plus arrogant et ténébreux. Au point de vue littéraire, cette page est même une curiosité: on dirait un avant-coureur de la littérature sulfureuse, du ricanement sardonique et satanique. Mais ce n'est pas ce côté extérieur qui importe ici. Eh quoi! Pas un mot de la joie du retour, pas un signe d'attendrissement pour les siens, les amis retrouvés, les lieux mêmes revisités? Rien que de la dureté et du dénigrement! Et pour quelle cause cette attitude d'archange foudroyé, pourquoi tout ce fracas de révolte? Parce que quelques paysans, éblouis par sa gloire, lui ont montré trop de prévenance? Futile, ridicule, presque haïssable excuse! Qu'est-ce que cette nouvelle façon de se ravilir à la mesure d'autrui? À quelle faiblesse est abandonné le cœur qui dépend de la conduite des autres et qui attend leur bonté pour avoir la sienne? Burns n'était pas habitué jusqu'à présent à prendre son mot d'ordre ailleurs qu'en lui-même. Combien valaient mieux les affolements de l'année dernière! Il était malheureux alors; sa colère du moins s'en prenait à des faits, ses imprécations s'adressaient à la cruauté du destin. Ah! Pauvre Robert Burns! Pauvre ami! quel chemin tu as fait vers le découragement, vers l'aridité du cœur! Tu produis l'amertume dont tu es empoisonné; cette ivraie de haine et de mépris sort de toi. Ce mécontentement des autres est le mécontentement de toi-même. «Tu bois l'eau de ta citerne» dit la Bible. Ton âme naguère était plus mâle et plus saine, elle est malade maintenant et presque méchante. Tu vois bien, tu vois qu'il y a souvent des bienfaits dans la pauvreté, qu'il ne fallait pas regretter les jours misérables, que la Vision avait raison! Tu es monté en honneurs, en biens; tu es un des hommes célèbres de ton pays et voilà ce que contient ton cœur! Hélas! Que la fortune fausse d'âmes en y tombant! Que de vases se fendent quand des pièces d'or y sont jetées!
Cette explosion a stupéfié et déconcerté les biographes de Burns. Quelques-uns n'en parlent pas. Carlyle, si pénétrant d'ordinaire et si ferme à saisir les instants révélateurs, n'en fait pas mention. D'autres s'y arrêtent, s'en étonnent et avouent leur impuissance à l'expliquer, «À ce moment précis, dit Alexandre Smith, il est assez difficile de comprendre d'où venait cette amertume qui monte et sourd dans presque chaque lettre que Burns écrivait[713].»—«Il y a peu de lettres, dit Lockhart, où plus des endroits obscurs de son caractère apparaissent[714].» Et Chambers, en désespoir de cause, s'embarrasse en une explication vide, énoncée dans la phraséologie un peu prud'hommesque qui lui est familière; car c'était un très digne homme: «mais on aurait peut-être tort de discuter cette lettre, comme autre chose que l'effusion d'une colère transitoire d'âme, provenant de circonstances accidentelles et passagères[715].» Il oublie qu'il n'y a pas une, mais deux lettres, écrites à deux personnes, à assez long intervalle, qu'il y a dans chacune d'elles un accent qui suffirait, et que d'ailleurs le fait d'avoir acheté et de porter avec soi le Milton indique bien une situation d'esprit persistante. C'est précisément ce fait qui donne à ces lettres leur gravité et empêche qu'elles ne soient prises pour des boutades. Seul, Gilfillan, dont la vue psychologique a quelquefois une franchise et une décision particulières, a entrevu l'importance de ce moment et a essayé d'en deviner les causes. Ce n'est pas le seul cas, dans la biographie de Burns, où il se trouve presque seul à toucher courageusement un endroit douloureux[716].
Il n'est pourtant pas difficile de comprendre que le retour à Mauchline n'était que le choc qui révélait une longue altération, et que cette âme avait été profondément détériorée par son séjour à Édimbourg. Pendant une demi-année, il avait vécu d'une vie oisive et usante à la fois. Il avait voulu paraître tout ce qu'il était, à heures fixes et presque sans repos. Sous cet effort, il avait trouvé la fatigue, la satiété, le mécontentement de soi-même et des autres, parce qu'il avait rencontré ce grand chagrin très funeste, d'être dissatisfait et humilié de sa situation. Pendant ces six mois, quel mouvement fécond ou généreux, quel travail, quel essai avait traversé son esprit? Rien, que des sentiments amers, nés de l'ivresse malfaisante des éloges. Il s'était fait lentement en lui un sourd travail de déséquilibre, de désaccord avec la vie, qui peu à peu avait faussé son âme. Il lui aurait fallu, à sa sortie d'Édimbourg, une influence salubre, et on a vu qu'elle lui avait manqué. Quand il rentra chez lui et qu'il s'agit de redevenir son ancien lui-même, l'écart se révéla tout à coup. Il ne s'ajustait plus à sa vie antérieure; et comme cette altération s'était produite, non par une marche vers le mieux et un progrès sur lui-même, mais par une déformation, une perversion, ce désaccord était douloureux. Dans le premier cas, son existence passée serait restée le fondement et le soutien de sa personnalité accrue; c'était un développement organique. Mais il n'y avait ici rien de semblable; il portait à faux sur son ancienne vie. C'est pourquoi ce retour le faisait souffrir, et cette souffrance faisait crier toutes les irritations accumulées à Édimbourg. Son corps, enflammé par les excès du voyage et probablement par les réceptions de sa rentrée à Mauchline, ajoutait sa brûlure et sa fièvre à cette aigreur de l'esprit. Tout conspirait, par la faute de Burns comme par celle des circonstances, à former cette détestable condition d'âme.
Il y a, à travers tout cela, des révélations qui jettent un jour cruel dans l'âme de Burns, disons plutôt dans l'âme de Burns telle qu'elle était alors. Cette crise, à y regarder de près, est moins pénible par elle-même que par l'absence ou l'insuffisance de certaines choses, qu'elle implique. Elle n'a été possible que parce qu'en retrouvant la vieille maison, la vieille mère, Burns n'a point ressenti la commotion puissante de joie et d'attendrissement, qui eût chassé les mauvais démons. Tout au moins ce qu'il en éprouva ne fut pas assez doux et assez fort pour remplir son âme et la garder des sentiments acerbes. Si en ces jours-là, il a appartenu à l'amertume et s'il a été appréhendé par des passions périlleuses, c'est qu'il n'avait pas donné assez de lui-même à la tendresse, là où elle était légitime, et où elle était due. Oui! on souhaiterait que, pendant un instant, il ait tout oublié et se soit livré entièrement aux bonnes joies du retour. Et ce n'est pas une excuse que l'attitude de ses ennemis. S'ils étaient maintenant obséquieux, les estimait-il donc auparavant pour que ce changement de conduite lui inspirât autre chose qu'une différence de mépris? Sûrement, il a manqué ici je ne sais quoi d'insaisissable. Ce n'est pas qu'il ait failli à agir comme il devait le faire envers sa famille. C'est quelque chose d'intérieur qui a fait défaut. Il n'a pas eu assez chaud au cœur.
La malfaisance de ce moment trouble n'est pas épuisée. Certains états d'âme renferment le germe d'actes irréparables qui en paraissent éloignés et pourtant en dépendent; ils nous préparent presque inévitablement à des fautes qui eu sont à la fois la conséquence et la punition. C'est ce qui arriva à Burns. Pendant ces jours désemparés, il revit Jane Armour. Ce qu'elle fut envers lui, il n'est peut-être pas difficile de l'imaginer: à moitié confuse de sa conduite, un peu froide, avec cette réserve engageante que les plus simples savent trouver, et surtout avec ces aveux, cette reconnaissance de ses torts, ces accusations de soi-même, qui prennent les devants sur les reproches et les laissent désarmés, gauches, presque gênés. Du côté de Burns, il pouvait y avoir quelques traces de la première affection et, sous des frémissements de l'ancienne colère, l'attrait mal détruit des rencontres d'autrefois, je ne sais quelles obscures et profondes réminiscences des sens, qui coulent mélangées au sang lui-même. Mais que de motifs il avait pour écraser ces sollicitations du passé! Il avait été abandonné par cette femme; il devait la trouver moins séduisante, car son idéal féminin s'était modifié; il était incertain du lendemain puisqu'il parlait encore de la Jamaïque[717]; il avait besoin de toute sa liberté. Il eût vaincu peut-être les tentations d'un moment, s'il les avait rencontrées l'âme saine et nette. Mais il portait en lui un esprit de défi et d'insouciance, je ne sais quelle hardiesse désespérée, un besoin de tout braver, de tout risquer, avec un «Bah! qu'importe!», peut-être même la pensée mauvaise d'une revanche et le désir d'avoir le dernier mot. Les rencontres d'autrefois recommencèrent, sans la sincérité de la passion d'un côté, sans l'excuse de l'ignorance de l'autre, et des amours reprirent, diminuées, avec les arrière-pensées, les gênes soudaines, les souvenirs qu'on voudrait chasser, les paroles arrêtées au bord des lèvres et trop comprises sans avoir été dites, les réticences, et l'intolérable sentiment d'un passé meilleur, toutes les misères des passions déchues.
Il est hors de doute que ses nouvelles relations avec sa maîtresse n'étaient qu'une œuvre de légèreté, d'oisiveté ou de jeu dangereux. Juste en même temps, il s'amusait à une autre intrigue dont il parlait d'un ton presque grossier et cynique.
J'ai peur d'avoir détruit une des sources, à dire vrai, la principale source de mon bonheur ancien, à savoir cette éternelle propensité, que j'ai toujours eue, à tomber amoureux. Mon cœur n'est plus embrasé d'extases fiévreuses, je n'ai plus d'entrevues du soir dignes du paradis, dérobées aux soins continuels et à la curiosité des habitants de ce bas monde plein de lassitude. J'ai seulement... Cette dernière, qui est une de vos connaissances éloignées, a une jolie tournure et des manières élégantes, et, en accompagnant des personnes de haut ton que vous connaissez, a vu les parties les plus policées de l'Europe. J'ai pour elle assez d'affection, mais ce qui m'a piqué est sa conduite au commencement de nos relations. Je lui faisais souvent visite lorsque j'étais à (Édimbourg) et, après avoir franchi régulièrement tous les degrés intermédiaires entre la salutation lointaine et cérémonieuse et l'étreinte familière autour de la taille, je me risquai, selon ma manière insouciante, à parler d'amitié en termes assez ambigus et après son retour à (Harvieston) je lui écrivis dans le même style. Mademoiselle, interprétant mes mots au delà même de mon intention, s'échappa par une tangente de dignité et de réserve féminines, comme une alouette qui monte dans un matin d'avril, et elle m'écrivit une réponse qui me disait nettement mon fait. Quel immense chemin j'avais à marcher avant d'arriver aux régions de sa faveur. Mais je suis un vieil épervier à ce jeu-là et je lui écrivis une réponse si froide, si mesurée et si prudente, que cela me fit tomber mon oiseau de ses hauteurs aériennes, crac! à mes pieds, comme le chapeau du caporal Trim[718].
Ces deux intrigues étaient tellement mêlées que les quelques lignes, dans lesquelles il avoue ne plus trouver le même plaisir aux entrevues furtives du soir, ne peuvent se rapporter qu'à Jane Armour. Elles confessent l'indicible désenchantement, l'indicible détresse des amants qui essayent de ranimer un ancien amour et s'aperçoivent qu'il est mort, que leurs cœurs sont des vases pleins de cendre et de tiges flétries.
Il n'est pas étonnant que ces aventures n'aient pas suffi à l'occuper. Malgré le lien qu'il s'est créé par sa récente imprudence, il ne peut rester en place. Il est inquiet, incapable de goûter paisiblement les semaines de famille. La tranquillité de la maison, les promenades le long des blés verts en cette saison, ces jours de loisir où il pourrait écrire, faire une suite à la Sainte Foire ou aux Joyeux Mendiants, lui semblent fades et vides. Il est pris d'un besoin de déplacement. Il faut qu'il aille plus loin, qu'il pousse sa jument à travers pays, comme s'il cherchait à s'étourdir et à se fuir.
Brusquement, il part vers le nord. Il y a là un voyage ou plutôt une rapide excursion dans les Hautes-Terres de l'ouest, dont le motif n'est pas éclairci. Chambers et Scott Douglas pensent qu'il voulut revoir les endroits où avait vécu la douce Mary Campbell[719]. Cela est vraisemblable. Dans cet obscurcissement de lui-même dont il était comme effrayé, au milieu de cette chute des souvenirs d'autrefois, il dut se retourner éperdument, avec un élan de cœur et un besoin de consolation, vers la plus douce, la plus pure des images passées. Elle l'avait consolé déjà; ne le consolerait-elle pas encore, bien que disparue? C'était le dernier refuge; souvent ce sont les plus douloureux de nos souvenirs qui nous recueillent en fin de compte; ils changent moins que les autres. C'était le dernier buisson vers lequel il allait, pour voir si les fleurs du jardin abandonné de sa jeunesse étaient toutes fanées.
Ce que furent les incidents de ce voyage, si Burns visita à Greenock la tombe où dormait Mary, s'il essaya de voir ses parents et les lieux où elle avait grandi, tout cela est ignoré. Ce que furent ses sentiments reste une chose également mystérieuse. On a trouvé dans ses papiers une pièce de vers écrite tout entière de sa main et intitulée Élégie sur «Stella». Elle était accompagnée de ces mots: «Le poème suivant est l'œuvre d'un infortuné fils des Muses qui méritait un meilleur destin. Il y a beaucoup de «la voix de Cona» dans ses notes solitaires et tristes; et si les sentiments avaient été revêtus du langage de Shenstone, ils n'auraient pas fait tort même à cet élégant poète[720]». Les détails s'appliquent si parfaitement à son amour avec Mary, à l'endroit où elle était enterrée, aux circonstances de ce voyage, qu'on peut avec toute vraisemblance rattacher cette production à ce moment-ci. Si on se rappelle avec quel soin il a toujours dissimulé ce passage de sa vie, on peut voir, dans la façon ambiguë dont il parle de l'auteur, une preuve de plus que ce poème y avait trait.
Uni est l'endroit et verte la terre
D'où mes chagrins découlent;
Et profondément dort la toujours chère
Habitante, là dessous.
Pardonne mes transports, douce ombre,
Tandis que je m'incline sur ce gazon;
Ta demeure terrestre est étroite
Et solitaire maintenant.
Pas une pauvre pierre pour dire ton nom,
Et faire connaître tes vertus;
Mais qu'importé à moi, à toi,
La sculpture d'une pierre?...
Aux extrêmes limites de notre île,
Baignées par la vague de l'ouest,
Touché de ton destin, un poète songeur
Est assis seul près de ta tombe.
Pensif, il voit s'étendre devant lui
La mer vaste, illimitée;
Ses mots de deuil sont emportés
Sur la rapide brise.
Lui aussi, la dure poussée du Destin
Irrésistiblement l'emporte;
Et le même flux rapide submergera
Le poète et sa chanson.
La larme de pitié qu'il répand
Il ne la réclame pas pour lui;
Que ses pauvres restes soient seulement couchés
Dans une tombe obscure.
Son cœur usé de chagrin, avec une joie vraie,
Recevra le coup bien venu;
Sa harpe aérienne reposera relâchée
Et muette comme le roc.
Ô ma chère vierge, ma Stella, quand
Cette vie malade se clora-t-elle;
Quand conduira-t-elle le barde solitaire
À son repos désiré?[721]
Ce qu'il y a de certain, c'est que, s'il rencontra dans ce pèlerinage de déchirantes émotions, il n'y apporta point le recueillement et le retour sur soi-même, qui l'auraient rendu salutaire et touchant. Jamais son âme n'avait été plus désemparée. On a peu de renseignements sur lui, pendant ces quelques semaines, et il n'y en a pas un qui ne rapporte un acte de colère, d'excès, presque de folie. Il écrit à son ami Robert Ainslie, qu'il fait un tour à travers «un pays où des ruisseaux sauvages trébuchent sur des montagnes sauvages, faiblement garnies de troupeaux sauvages, qui nourrissent maigrement des habitants aussi sauvages»[722]. Dans la bourgade d'Inverary, trouvant l'auberge occupée par des hôtes du duc d'Argyle, il entre en fureur et écrit, avec un diamant qu'il portait au doigt, une épigramme sur les vitres de l'auberge.
Il n'y a rien ici qu'orgueil des Hautes-Terres,
Et saleté et famine des Hautes-Terres;
Si la Providence m'a envoyé ici,
C'était qu'elle m'en voulait à coup sûr[723].
Il est vrai qu'Inverary, à en juger d'après son état actuel, devait être un triste trou. Et même c'en était un sûrement; Smollett disait: «Inverary n'est qu'une misérable ville, bien qu'elle soit immédiatement sous la protection du duc d'Argyle qui est un puissant prince dans cette partie de l'Écosse»[724]. Elle avait, plus encore qu'aujourd'hui, l'air d'une dépendance du château.
À quelques jours de là, on tombe sur une scène qui est un échantillon des réceptions par lesquelles on fêtait le passage du poète. C'est une partie d'ivrognerie générale, à la mode du temps. Elle est complète, avec ce symptôme caractéristique qui saisit les ivrognes de tous pays, à une certaine heure: un inexplicable et irrésistible besoin d'aller voir lever le soleil, le verre à la main, et de boire à sa santé. Ces gens-là n'y allaient pas de main morte; c'est encore Smollett qui dit: «Les gentlemen sont si aimables envers les étrangers qu'un homme court risque de la vie, à cause de leur hospitalité[725].»
«À notre retour, dans la demeure hospitalière d'un gentilhomme des Hautes-Terres, nous tombâmes en joyeuse compagnie et dansâmes jusqu'à ce que les dames nous quittassent, à trois heures du matin. Nos danses n'étaient point de ces mouvements insipides et cérémonieux de France ou d'Angleterre; les dames chantaient, comme des anges, des chansons écossaises, par intervalles; puis nous voilà partis à danser Bob sur le traversin, Tullochgorum, Loch Erroch-side, etc., tout comme des mites qui se jouent ainsi qu'une poussière dans le soleil, ou des corneilles qui annoncent l'orage un jour de moisson. Quand les chères fillettes nous eurent quittés, nous fîmes cercle autour du bol, jusqu'à cette brave heure de six heures du matin, sauf pendant quelques minutes où nous sortîmes pour offrir nos dévotions à la glorieuse lampe du jour apparaissant au-dessus du haut sommet de Ben Lomond. Nous nous mîmes tous à genoux, le fils de notre digne hôte tenait le bol, chacun de nous avait un verre plein à la main, et moi, faisant office de prêtre, je répétai quelques folies rimées, dans le genre des prophéties de Thomas le Rimeur, je suppose.
Après un court rafraîchissement procuré par les dons de Somnus, nous passâmes la journée sur le Loch-Lomond et arrivâmes à Dumbarton dans la soirée. Nous dînâmes chez un autre brave homme et, par conséquent, nous poussâmes la bouteille: quand nous sortîmes pour remonter sur nos chevaux, nous nous trouvâmes «non pas très gris mais un peu gais tout de même».
Une scène d'ivrognerie? En voilà deux bien comptées, à moins qu'on ne trouve que c'est la même qui se continue; ce serait peut-être la vérité.
Ces coups de boisson entraînaient avec eux d'autres extravagances de toute espèce. Il apportait dans cette surexcitation le même besoin de s'étourdir et cette fureur de défi qui l'agitaient depuis quelque temps. En sortant de cette seconde séance, à demi-gris, il voit passer sur son chemin un highlander monté sur son bidet. Sans aucune provocation et uniquement pour le principe de n'être pas dépassé par un highlander, il lance sa Jenny Geddes. Voilà une course endiablée qui commence entre cet ivrogne et le têtu que semble avoir été ce montagnard. À travers des chemins dégringolants et caillouteux, les deux fous se poursuivent, se pressent, se bousculent, l'un tapant sa jument avec son fouet, l'autre son cheval avec son licol; si bien que tout à coup le highlander et son bidet, Burns et sa rosse s'abattent, culbutent tous ensemble et roulent les uns sur les autres. Heureusement ils s'en relevèrent sans rien de brisé, protégés par la faveur de la divinité spéciale à ces sortes d'aventures.
«Mes deux amis et moi-même chevauchions paisiblement le long du Loch quand passa au galop un homme des Hautes-Terres, sur un cheval assez bon, mais qui n'avait jamais connu les ornements du cuir ou du fer. Nous fûmes indignés d'être dépassés par un homme des Hautes-Terres et nous voilà partis du fouet et de l'éperon. Mes compagnons, bien qu'ils eussent l'air assez bien montés, restèrent tristement en arrière: mais ma vieille jument, Jenny Geddes, une de la famille de Rossinante, s'acharna à dépasser le highlander, en dépit de tous les efforts qu'il faisait avec son licol de crin. Juste au moment où j'allais le dépasser, Donald détourna son cheval comme pour traverser devant moi et m'empêcher de passer; à ce moment son cheval s'abattit et lança le derrière sans culottes de son cavalier dans une haie émondée; Jenny Geddes tomba par dessus tout, et moi-même, le poète, entre elle et le cheval du highlander. Jenny Geddes passa sur moi avec tant de respect et de précautions que les choses ne tournèrent pas aussi mal qu'on aurait pu s'y attendre. J'en sortis avec quelques coupures et meurtrissures et une parfaite résolution d'être un modèle de sobriété à l'avenir[726].»
Voilà un spécimen de ces journées de voyage. Comment résister à cette vie-là? Semaines infernales, désastreuses pour cette nature emportée, elles brûlaient et gaspillaient ses meilleurs jours, ses meilleures forces, dans des scènes de soûlerie grotesque et presque répugnante, surchauffant une constitution déjà dévorée par sa propre violence. Il sort de tout ceci la peine qu'on éprouve lorsqu'on aperçoit, dans la vie d'un ami, les excès passagers et espacés se rapprocher, se joindre, prendre peu à peu la continuité, la stabilité d'un vice. Il rentra à Mauchline, écloppé, couvert de contusions et de déchirures par tout le corps, tirant l'aile et traînant le pied. C'était le seul résultat de ce voyage, qui pouvait être si poétique et si fécond. Il avait été indigne du pur souvenir de sa jeunesse qu'il avait été chercher.
Les avaries avaient été plus graves qu'il ne lui avait plu de le dire sur le coup. «J'ai la peau si remplie de meurtrissures et de blessures que je serai au moins quatre semaines avant d'oser m'aventurer dans un voyage à Édimbourg[727].» Il passa ce temps à Mauchline, dans l'oisiveté, l'ennui et l'incertitude, car tout cela se lit dans ses aveux.
Je n'ai encore rien arrêté en ce qui concerne les choses sérieuses de la vie. Je suis, exactement comme d'habitude, un pauvre diable qui rimaille, va à la loge maçonnique, tâtonne, est sans but et oisif. Cependant je prendrai bientôt une ferme quelque part. J'allais dire: «et une femme aussi»; mais cela ne sera jamais mon heureux sort. Je ne suis qu'un cadet du Parnasse et, comme les autres cadets des grandes familles, j'ai le droit d'avoir des intrigues si je consens à courir tous les risques, mais il ne faut pas que je me marie[728].
Ainsi il ressort de tous côtés combien il valait moins à ce retour à Mauchline que lors de son départ. Et toute cette analyse, si pénible, d'un moment mal élucidé de sa vie et capital par ses révélations se défend d'être un jugement et un blâme de l'homme. Elle ne veut être autre chose qu'un examen et une notation rigoureux d'états déterminés dans une âme par des circonstances inéluctables. Ce furent là de mauvais moments d'une vie qui a été bonne, en somme, les vacillements d'une nature généreuse, les faiblesses, disons mieux, les souffrances d'un cœur au-dessus de la plupart des cœurs humains. Mais il n'avait pas, par religion ou par stoïcisme, le mur d'airain et de diamant qui met à l'abri des dégâts et des détériorations de la vie.
Il flâna de la sorte, à Mauchline, pendant près d'un mois, sans guère produire rien que la longue lettre autobiographique au Dr Moore, qui est un document précieux pour l'histoire de ses premières années. À la fin de Juillet, il repartit pour retourner à Édimbourg. Sans doute, son départ fut triste, d'une tristesse qui n'était pas uniquement celle des séparations. Les siens, Gilbert surtout, et peut-être aussi la vieille mère, avaient dû s'apercevoir de l'amertume et de la détresse, qui s'étaient abattues en lui. Ils n'en devinaient pas les causes; mais ce n'était plus là leur Robert d'autrefois; il était plus sombre, plus âpre, plus brusque. Qu'avait-il donc? La joie de sa renommée n'était plus pour eux aussi pure; quelque chose la gâtait, dans ces cœurs qui l'aimaient. La confiance en l'avenir n'était plus paisible; des appréhensions la traversaient. Quant à lui, il emportait son amertume encore accrue. Il partait de ce séjour, qui aurait dû le vivifier et le retremper, las et mécontent de lui-même, gardant de ces lourdes équipées un esprit encrassé de grossièreté et de dégoût, un corps harassé d'excès et miné de fatigue intérieure. Sûrement, il avait sujet d'être affecté! S'il était donné aux hommes de vanner les jours passés et de voir clairement ce qui leur en reste, il n'aurait trouvé que peu de bon grain laissé de ce voyage dont il se promettait tant. Pas une pièce de vers, pas d'impression et, ce qui est plus profond, pas même un peu de vie sincère et saine! Tout parti au vent, dispersé en paille folle et en poussière! Et s'il avait pu pénétrer les jours futurs, qu'il eût été plus triste encore! Il avait été boire aux sources vives de sa jeunesse, d'une bouche desséchée qui n'en pouvait plus goûter la fraîcheur. À jamais elles étaient éteintes en lui la gaîté, la clarté d'autrefois! À moins d'une influence bienfaisante qui apporte le salut, il n'aura jamais plus la même âme; il n'aura plus que des moments de son âme ancienne.
Il arriva à Édimbourg le 7 août 1787. Sa rentrée fut peu gaie. La ville était déserte; toute cette population de professeurs, de juges, d'avocats, était partie en vacances. En outre, il était attendu par des embarras dont la pensée n'avait pas été sans influence sur son humeur morose de ces derniers temps. Une fille du marché aux herbes, nommée Jenny Clowe, enceinte de lui, avait obtenu contre lui un mandat de prise de corps, désigné sous le titre de in meditatione fugæ[729]. Une semaine après son arrivée, on le voit acculé dans cette impasse, livré à lui-même dans cette solitude, découragé, désorienté, désemparé et réduit à s'abrutir en buvant.
Cher Monsieur—me voici—c'est tout ce que je puis vous dire d'un être inexplicable comme moi. Ce que je fais, aucun mortel ne peut le dire; ce que je pense en ce moment, moi-même je ne saurais le dire; ce que je dis d'habitude ne vaut pas la peine d'être répété. L'horloge sonne justement: un, deux, trois, quatre... douze avant midi, et me voici assis ici, dans l'attique alias galetas, avec un ami à la droite de mon encrier—un ami dont je vais mettre la bonté à l'épreuve, à la fin de cette ligne—là!—merci!—un ami, mon cher Mr Laurie, dont la bonté me fait souvent rougir; un ami qui a plus du lait de la tendresse humaine que toute la race humaine mise ensemble et, ce qui est hautement en son honneur, qui est particulièrement l'ami des malheureux dénués d'amis, aussi souvent qu'ils se trouvent sur son chemin; en un mot, Monsieur, il est, sans alliage, un philanthrope universel et son nom bien-aimé est—une bouteille de bon vieux porto[730].
Ce galetas, avec cette bouteille de porto sur la table et ce pauvre poète accablé, ricanant et buvant, est une chose navrante. Ce bout de lettre est tout un tableau cruel qu'on dirait fait pour fournir un sujet à Hogarth. Il se tira d'affaire cette fois, probablement en donnant caution ou en versant une somme d'argent. On a retrouvé le papier qui le libérait de ce mandat ainsi racheté; il est daté du lendemain de la lettre précédente. Burns le porta longtemps sur lui à en juger par l'usure; il y avait écrit au crayon deux vers obscènes, refrain d'une vieille chanson[731]. C'était, avec des détails plus communs, la même aventure que celle qui avait failli l'envoyer en prison un an auparavant. Ce n'était pas la seule qui pût l'inquiéter à Édimbourg, car il avoua plus tard avoir connu «dans la Cowgate une garce des Hautes-Terres qui lui a donné trois bâtards d'un coup[732].» Malheureusement pour lui ce n'était pas le dernier de ces épisodes.[Lien vers la Table des matières.]
VOYAGE DANS LES HIGHLANDS, IMPRESSIONS HISTORIQUES ET PATRIOTIQUES.
Aussitôt dégagé de ces embarras, il entreprit un voyage dans les Hautes-Terres. Dans l'état d'esprit où il était, tout valait mieux que de demeurer à Édimbourg, en face de lui-même. Il était à ce stade de prostration, d'abandon et d'indifférence de soi-même, où une secousse est nécessaire.
Il devait partir en compagnie d'un de ses amis de l'hiver précédent, William Nicol, maître de latin à la High School d'Édimbourg, l'école où presque tous les garçons de la ville commençaient leur éducation avant d'entrer à l'Université. Ce Nicol était un singulier compagnon avec qui se mettre en route[733]. Ce n'est pas qu'il manquât de qualités. Sa vie était sortie d'un rude vouloir. Fils d'une pauvre paysanne veuve, il avait reçu sa première éducation et les éléments du latin d'un maître d'école ambulant, nommé John Orr, qui s'était instruit tout seul et, incapable de se fixer nulle part, menait une vie de pédagogue nomade. Encore gamin, Nicol avait ouvert une école dans la chaumière de sa mère; mais il fallait que celle-ci fût toujours là; quand elle avait le dos tourné, maître et élèves pillaient l'armoire. De ces débuts, si caractéristiques encore de l'éducation écossaise, il était arrivé à suivre les cours de l'Université d'Édimbourg et à se distinguer. Il était devenu un latiniste remarquable. C'était un esprit solide, âpre, fort, rétentif, semble-t-il. Il avait un cœur chaud et emporté. «Il eût été n'importe où pour aider les vues et les désirs d'un ami, mais quand la basse jalousie, la ruse ou la tricherie égoïste se montraient, son esprit s'enflammait jusqu'à la fureur et la démence[734].» Avec ces qualités, il était grossier, vaniteux, brutal, cynique, colérique et ivrogne. Il était resté un paysan inculte et rugueux; son cerveau avait acquis des connaissances sans en être modifié. C'était un de ces pédants en qui le savoir se tourne en orgueil et cet orgueil en cynisme. C'était un cuistre dans un rustre. Il avait des colères de taureau. Il malmenait et battait ses élèves. C'est lui qui faisait mettre en rang des élèves qu'il avait à fouetter, quelquefois une douzaine. Quand tout était prêt, il envoyait un message aimable à son collègue Mr Cruikshank pour l'inviter «à venir entendre son orgue». Cruikshank présent, il commençait à administrer une flagellation rapide, en montant et en descendant ce singulier clavier, «il tirait des patients, dit Chambers, une variété de notes que, s'il avait été un musicien plus savant, il aurait probablement appelée une bravura». Il faut dire que c'étaient les habitudes scolaires et que, à l'occasion, Cruikshank lui rendait la pareille[735]. Un jour Nicol frappa le recteur de l'école. Celui-ci était alors le docteur Adam, homme excellent, respecté, «si consciencieux, si patient, si aimable, si candide[736],» dont ses élèves conservaient tous un souvenir attendri. C'est lui qui sur le point d'expirer, n'ayant pas perdu le goût de ses classes, dit: «Il commence à faire noir, mes enfants, nous finirons l'explication demain[737].» C'était la nuit de la mort. Il fallait être une brute furibonde pour lever la main sur cet être inoffensif. Dans sa tranquille mansuétude, le docteur Adam était prêt à pardonner à Nicol; il lui écrivit pour lui rendre des excuses faciles[738]. Buté dans sa dure opiniâtreté, Nicol refusa et dut quitter l'École. Il gagna sa vie à donner des leçons de latin et à traduire en latin les thèses des étudiants en médecine. Il mourut en 1797 des suites de son intempérance habituelle. Tel était le compagnon de voyage de Burns. «Qu'un homme se garde de tenir compagnie avec des personnes colériques et querelleuses, car elles l'engageront dans leurs propres querelles» dit Bacon dans son Essai sur les Voyages. Burns était mal tombé; il se comparait lui-même, avec Nicol à ses côtés, à un homme qui voyagerait avec un tromblon chargé et armé[739]. Nicol, avec l'amour du paradoxe, le dénigrement et le mécontentement qui se trouvent chez les gens de son espèce et qui ne sont que les diverses provenances d'un orgueil aigri, était un jacobite fougueux[740]. C'est un point à noter, car il contribua peut-être à la physionomie et aux résultats du voyage.
Les voyageurs se mirent en route le samedi 25 août 1787. Ils partirent dans une chaise de poste qu'ils avaient louée. C'était une mauvaise condition pour un voyage de ce genre; mais il est probable que le professeur Nicol n'était pas un cavalier fort habile. L'itinéraire, qui s'en allait vers le Nord par Stirling, Crieff, Kenmore, Blair-Athole, remontait jusqu'à Inverness, puis, tournant par Elgin, Macduff et Aberdeen, redescendait le long de la côte de la mer du Nord par Stonehaven, Montrose, Arbroath et Dundee, prenait par Perth et Kinross et rentrait à Édimbourg en traversant le Forth. Il est inutile de suivre Burns à travers tous les détails de son voyage, bien que le journal qu'il en a tenu permette de le faire. Il suffit d'en dégager les impressions qu'il y a rencontrées, celles qui ont pu être des acquisitions pour son esprit, de voir ce qu'il en a rapporté de poésie.
À sa sortie d'Édimbourg, la route que les deux voyageurs suivaient entre dans une région semée de souvenirs historiques. Burns en fut dès les premiers pas saisi. Quelques heures seulement après le départ, il aperçut les ruines du château de Linlithgow, l'ancienne résidence de la royauté écossaise. Avec ses tours démolies, ses pignons ébréchés, ses murailles sans toiture et trouées de baies vides, sa fontaine délabrée au milieu du quadrangle envahi par l'herbe, son air d'écroulement et sa situation sur le promontoire d'un petit lac solitaire assombri par des bois, il est d'une imposante mélancolie. Burns s'y arrêta. Il voulut voir la grande chambre, ouverte aux vents, où naquit Marie Stuart. Il nota ce mélange de grâce et de gravité qu'offrent ces ruines dans ce paysage délicat. «Linlithgow, un air de grandeur rude, déchue et oisive, une situation d'un charme rural et retiré. Le vieux palais grossier, une ruine assez belle mais mélancolique, joliment située sur une petite élévation près de la berge du lac[741].» À côté du palais, se trouve une église dédiée à Saint Michel, patron du bourg, un des meilleurs spécimens de la primitive architecture gothique en Écosse. Il la visita aussi et y retrouva un ancien ennemi. «Une assez bonne vieille église gothique, l'infâme escabeau de pénitence établi, à la vieille mode romaine, dans une situation élevée. Quelle pauvre mesquine chose est un endroit de culte presbytérien, sale, étroit, squalide, blotti dans un coin d'une vieille grande construction papiste comme Linlithgow ou mieux encore Melrose. Les cérémonies et l'apparat, si on les introduit judicieusement, sont absolument nécessaires pour la masse du genre humain, aussi bien dans les affaires civiles que religieuses[741].» Ces réflexions ont leur intérêt. Elles montrent que Burns pressentait un mouvement qui s'est produit plus tard, qui opère encore aujourd'hui, dans l'église écossaise et peu à peu ramène des cérémonies, des costumes et de la musique dans la nudité et la sécheresse du culte presbytérien. Elles montrent aussi, et ce point n'est pas sans importance, qu'une certaine réflexion s'alliait à ses goûts d'artiste, pour lui faire regretter la pompe, le déploiement de fêtes et de représentations, inséparables, dans sa pensée, de la race royale et fastueuse dont le départ avait appauvri et décoloré la vie écossaise.
Le lendemain, dès le matin, les deux voyageurs traversèrent le Moor de Falkirk, célèbre par ses deux batailles. C'est là que Charles-Édouard remporta en 1746 sur le général Hawley le dernier de ses succès. C'est là surtout que William Wallace fut en 1298 défait par Édouard I, dans un désastre qui étendit sur cette bruyère quinze mille corps écossais. Dans le cimetière de Falkirk sont les tombes de deux de ses fidèles compagnons: sir John Graham et sir John Stewart, tués tous deux dans la bataille. Burns alla y porter un hommage qui avait quelque chose d'une prière. «Ce matin je me suis mis à genoux à la tombe de sir John Graham, le vaillant ami de l'immortel Wallace[742].»
Quelques heures après, il arriva dans la plaine héroïque où Bruce livra, le 23 juin 1314, la fameuse bataille de Bannockburn et sauva son pays. On l'a appelée le Marathon de l'Écosse. C'est un de ces noms glorieux par qui se fait la cohésion d'une race, qui lui donnent un cœur commun, un de ces souvenirs qui, seule chose persistante dans l'écoulement des générations, font à un peuple une conscience et une âme; avec une demi-douzaine de mots pareils, on crée une patrie. Burns avait pour cette bataille une admiration singulière.
«Indépendamment de mon enthousiasme comme Écossais, j'ai rarement rencontré dans l'histoire quelque chose qui intéresse mes sentiments d'homme autant que l'histoire de Bannockburn. D'un côté, un usurpateur cruel, mais habile, conduisant la plus belle armée de l'Europe pour éteindre la dernière étincelle de liberté chez un peuple grandement courageux et grandement opprimé; de l'autre côté, les restes désespérés d'une nation vaillante, se dévouant pour sauver leur patrie saignante ou périr avec elle. Liberté! tu es d'un grand prix en vérité et inestimable sûrement, car jamais tu ne peux être trop chèrement achetée![743]».
On imagine avec quels sentiments il parcourut le champ de bataille, et suivit sur le terrain toutes les péripéties de la journée. Il vit l'endroit où était campée l'armée qu'Édouard II amenait lui-même, forte de cent mille hommes, une des plus belles du moyen-âge et qui semblait toute d'acier. C'est sur la rive droite du ruisseau du Bannock, par lequel les deux armées étaient séparées[744]. Sur les pentes de l'autre bord, s'étalaient les troupes écossaises, qui ne comptaient pas plus de trente mille hommes. Le ruisseau franchi, on foule le site même de la bataille. Voici la tourbière de Milton, sur laquelle Bruce comptait pour défendre son aile gauche. Voici, sur sa droite, le champ qu'il avait fait creuser de trous recouverts de feuillages et semer de chausse-trapes[745]. Voici l'endroit où le chevalier anglais Henri de Bohun, le reconnaissant au cercle d'or qui ornait son casque, tandis qu'il parcourait les rangs sur un petit poney, vint le provoquer à un combat singulier. Bruce accepta, quoiqu'il eût entre les jambes une monture frêle et à la main une hache de guerre seulement. Quand de Bohun arriva sur lui, lance baissée, de tout le poids de son lourd coursier de guerre, il l'évita en faisant tourner son petit cheval, et se dressant sur ses étriers asséna un coup qui brisa le casque de son ennemi «comme une noisette[746]» et fit éclater le manche de sa bonne hache dans son gantelet de fer. C'était de bon augure. Voici le lieu où les terribles archers anglais, qui savaient envoyer leurs flèches aux défauts des plus fines cottes de mailles de Milan[747] et avaient gagné tant de batailles, furent culbutés par la petite cavalerie de Bruce. Voici l'espace où les fantassins écossais, formés en groupes compacts et hérissés de lances, selon l'exemple récemment donné par les Flamands à Courtrai, brisèrent l'effort de la chevalerie anglaise[748]. C'est ici que les claymores et les haches de Lochaber besognèrent rudement.
Là on put voir, de mainte façon,
De braves faits accomplis puissamment;
Et maints, qui étaient agiles et forts,
Bientôt furent gisants sous les pieds, tout morts;
Là où tout le champ était rouge de sang!
Les armes et les habits qu'ils portaient
De sang étaient si fort souillés
Qu'on ne pouvait les reconnaître[749].
Voilà à gauche, un peu en arrière, Gillies' hill, la colline des valets, derrière laquelle Bruce avait fait placer les bagages et la valetaille. Au milieu de la bataille, cette tourbe vint couronner la hauteur pour regarder de loin. Quand les Anglais, déjà ébranlés, virent paraître cette multitude sur la ligne du ciel[750], ils crurent que c'étaient des secours et se débandèrent. Ce fut une des plus cruelles déroutes qui aient frappé l'orgueil anglais. Et où est la pierre dans laquelle Bruce planta son étendard où le lion d'Écosse frémissait dans des plis écarlates? C'est là! C'est ce bloc bleuâtre encore percé d'un trou, the bored stone. Elle est consacrée par la piété des Écossais, et on a dû depuis l'entourer d'une cage de fer, pour empêcher qu'elle ne disparût en reliques.
Tous les détails de cette journée étaient connus de Burns, car le poème épique que le vieux John Barbour a écrit sur Bruce était, dans des versions modernisées, un des livres répandus parmi les paysans. Pendant cette visite, une émotion puissante le transporta. Elle vit encore dans son journal et en soulève les notes rapides jusqu'à un ton lyrique.
«Le champ de Bannockburn—le trou où le glorieux Bruce a planté son étendard. Ici nul Écossais ne peut passer indifférent. Je m'imagine voir mes vaillants, mes héroïques compatriotes paraître sur la colline et descendre sur les dévastateurs de leur contrée, les meurtriers de leurs pères et—la moindre veine enflammée de noble vengeance et de juste haine—avancer à grands pas, avec plus d'ardeur, à mesure qu'ils approchent de l'ennemi cruel, insultant, altéré de sang. Je les vois se réunir et se féliciter dans ce glorieux triomphe sur le champ de victoire, se réjouissant de leur chef héroïque et royal, de leur liberté et de leur indépendance sauvées[751].»
Quand il arriva auprès de la pierre sacrée, il implora le ciel pour son pays. «Il y a deux heures, j'ai dit une fervente prière pour la vieille Calédonie au-dessus du trou dans la pierre de schiste bleu où Robert Bruce fixa son étendard royal sur les bords du ruisseau de Bannockburn.[752]» Toute cette journée est chaude et enthousiaste. Les jeunes cordes de son cœur se sont remises à vibrer. Ces heures passées sur le champ de Bannockburn ne furent point perdues. Il n'en sortit rien sur les lieux mêmes. Mais elles demeurèrent dans son âme, se mêlèrent à elle, attendirent dans une fécondation latente. Plus tard, le moindre choc, une minute propice, un rien, les réveilla et elles donnèrent l'admirable Ode de Bruce à ses soldats. John Barbour raconte que, avant la bataille, Bruce fit proclamer que, si quelques-uns n'étaient pas résolus à vaincre ou à mourir avec honneur, ils avaient liberté de quitter l'armée. Mais les soldats poussèrent un grand cri et répondirent d'une voix qu'ils voulaient attendre l'ennemi[753]. Ce moment frappa Burns et lui inspira une ode qui restera comme l'expression lyrique de cette victoire.
Écossais, qui avec Wallace avez versé votre sang,
Écossais, que Bruce a souvent conduits,
Venez! voici votre lit sanglant
Ou la victoire!
Voici le jour et voici l'heure!
Voyez le front de bataille s'assombrir,
Voyez approcher l'armée du fier Édouard,
Les chaînes, l'esclavage!
Qui veut être un valet et un traître?
Qui peut remplir la fosse d'un lâche?
Qui est si vil que d'être esclave?
Qu'il tourne et se sauve!
Qui, pour le roi et la loi d'Écosse,
Veut tirer bravement l'épée de la Liberté,
En homme libre vivre, ou en homme libre tomber,
Qu'il vienne avec moi!
Par les malheurs et les peines de l'oppression!
Par vos fils dans des chaînes serviles!
Nous épuiserons nos plus profondes veines,
Mais eux seront libres!
Abattez le fier usurpateur!
Un tyran tombe dans chaque ennemi!
Dans chaque coup est la Liberté!
Accomplissons ou mourons![754]
La traduction ne peut rendre l'énergie brève, concentrée, la sensation d'action qui sont dans ces vers, dont l'accompagnement serait une épée frappant un bouclier. C'est un fragment de Tyrtée. Cette pièce est devenue pour les Écossais une sorte de Marseillaise.
En sortant du champ de bataille de Bannockburn, Burns arriva à Stirling, dans l'après-midi de la même journée, tout vibrant de patriotisme. Aucun lieu n'était plus propre à augmenter ces dispositions, car aucun ne fait revivre davantage l'ancienne Écosse, dans ses annales guerrières et son existence nationale. Stirling est une réduction d'Édimbourg, ou plutôt c'est Édimbourg elle-même dans ses commencements. Elle est formée de la même manière exactement: un château-fort bâti sur un roc énorme, isolé dans la plaine, à pic de trois côtés, et, sur un dos de terrain descendant du rocher, une longue rue qui se répand et s'accroche aux deux pentes. Elle n'a pas l'apparence gigantesque et dominatrice de sa grande sœur de l'embouchure du Forth; mais elle est d'un pittoresque très fier et très martial. Au lieu de remplir et d'écraser tout l'horizon, elle y figure seulement et l'élargit plutôt; ce n'est pas la reine imposante «sur son trône de rochers», mais un chevalier errant qui, dans les lignes brusques et heurtées de son armure, traverse la plaine.
Ses annales n'ont pas la profondeur de vie religieuse et littéraire d'Édimbourg. Elles n'émanent pas d'elle-même, comme dans cette grande ville où, de la fournaise d'une population ardente, sortaient les événements et coulait l'histoire. Elles proviennent de sa situation, car elle est la clef des Hautes-Terres; les faits dont elle garde la mémoire se sont passés plutôt à propos d'elle et autour d'elle que par elle. Mais elles ont un caractère particulier, et si elles sont moins populaires, elles ont un tour plus chevaleresque et plus royal. Stirling fut pendant longtemps le siège de la royauté. Alexandre I y mourut en 1124, et Guillaume le Lion en 1214. Surtout elle fut la ville des Stuarts. C'est là que vécut Jacques I, le roi-poète, l'élève de Chaucer; Jacques II y naquit; Jacques III en fit sa résidence favorite; Jacques IV, qui devait périr avec la fleur d'Écosse sur le fatal champ de Flodden, y naquit en 1474; Jacques V, le père de Marie Stuart, y passa presque toute sa vie; Marie Stuart y fut couronnée; c'est là que Darnley lui fit sa cour; et c'est là aussi que Jacques VI, leur fils, fut proclamé roi à l'âge de treize mois, puis élevé sous la rude discipline du célèbre Robert Buchanan, tandis que sa mère songeait à lui dans sa prison. C'est à Stirling que les Stuarts ont laissé le plus de traces de leurs goûts artistiques, et placé les quelques édifices que les troubles de leurs règnes et la pénurie de leurs coffres leur permirent de bâtir. Jacques III y fit construire la salle du Parlement et une chapelle royale, qui fut reconstruite par Jacques VI. Ce palais, d'une richesse excessive et barbare, est l'œuvre de Jacques V.[755] Il avait épousé deux françaises: Madeleine, fille de François I, puis Marie de Guise; il avait pris dans son séjour en France le goût des constructions, qui fut un des traits de la Renaissance française. Celte ornementation massive, surchargée et grossièrement luxuriante, cette sculpture tourmentée, déréglée jusqu'au grotesque, abondante en postures forcenées, en contorsions, en lourds caprices, cet encombrement de figures où foisonnent les personnages de la mythologie, de l'antiquité et de la vie contemporaine, où Omphale, Persée, Diane, Vénus se coudoient, où Cléopâtre avec son aspic a sa niche, le roi Jacques et sa reine leur portrait, l'échanson et les officiers de la cour leur statuette, pêle-mêle dans un grouillement de créatures et d'animaux innomés, ce travail rude de la pierre, la luxure non pas élégante mais bestiale de certains sujets, tout cela est bien la Renaissance dans des esprits mal dégrossis et brutalement épris du beau. C'est bien l'image des Stuarts: des âmes d'un fond encore barbare et inculte, touchées et en partie gâtées par la corruption affinée du continent. Des légendes de toute espèce habitent ces vieilles murailles. C'est par cette fenêtre que Jacques II, après avoir dans une discussion frappé de deux coups de dague le comte de Douglas à qui il avait envoyé un sauf-conduit sous le sceau royal, fit jeter son cadavre dans la cour. Par ce sentier qui descend derrière le château, Jacques V s'échappait, sous des déguisements divers, pour s'informer des doléances de ses sujets et surtout pour courir les aventures d'amour. C'était un roi galant. Quand, dans ses expéditions, il arrivait qu'on lui demandât son nom, il disait qu'il était «le fermier de Ballengeich», d'après le nom du sentier. Il rencontrait ainsi toutes sortes de chances ou de mauvais pas[756]. Sa mémoire est restée populaire un peu à la façon de celle de notre Henri IV, et dans les recueils de chansons écossaises, il y en a quelques-unes qu'on lui attribue et qui célèbrent ses exploits galants. C'est ainsi que, dans ce cadre plus fait à leur taille, les Stuarts ont laissé des souvenirs en quelque sorte plus intimes et plus familiers. Leurs qualités revivent là mieux qu'ailleurs: leur bravoure, leur don héréditaire de poésie, leur spontanéité de cœur, leur remarquable effort pour établir un peu de justice en abaissant les nobles, et là aussi revivent leurs faiblesses. En visitant le château, Burns avait devant lui toute cette race fameuse, dans un tableau de somptuosités, de galanteries, de faits d'audace, de vues politiques, ramassés les uns contre les autres par la perspective du passé. Cet éloignement, où tout ce qui fut ordinaire était effacé, lui faisait paraître plus brillantes ces époques disparues.
Mais la beauté de Stirling, c'est l'incomparable panorama qu'on découvre de la terrasse du château. Devant une rangée de montagnes qui barre l'horizon du côté du Nord, une vaste plaine s'étend, unie et riche, au milieu de laquelle le Forth coule avec de grands méandres lumineux, formant une suite de péninsules vertes qui entrent les unes dans les autres et alternent de chaque côté du fleuve. Au dire des voyageurs, c'est un des plus beaux paysages qu'il y ait en Europe; c'est sûrement un des plus nobles qu'il soit possible de concevoir. Les lignes en sont si calmes et si imposantes, les sinuosités du fleuve sont si majestueuses, les montagnes, dans leur contour ample et sérieux et leur couleur d'un azur foncé admirable, sont si solennelles, qu'on dirait un grand paysage historique, dessiné par un maître aussi fier et grave que Poussin et plus puissant que lui, pour servir de théâtre à de grandes actions humaines. Et en vérité c'est ici le sol épique et héroïque de l'Écosse. Sans parler de Bannockburn, voilà l'endroit où fut le vieux pont de bois près duquel Wallace écrasa l'armée anglaise et sauva son pays. Les noms des deux grands défenseurs de l'Écosse sont là réunis. Qu'on se rappelle les lectures d'enfance de Burns, et ce qu'il en dit: «la vie de Wallace versa dans mes veines une passion écossaise qui y bouillonnera jusqu'à ce que les écluses de la vie se ferment dans le repos éternel,» et qu'on imagine son enthousiasme, lorsqu'il salua ces lieux pleins de la mémoire de son héros[757]. Il contemplait ce tableau admirable, au moment du jour où il prend toute sa majesté, sous un de ces couchers de soleil qui sont la magnificence de l'Écosse. Quand une lumière incarnate, en même temps légère et profonde, s'épanche du ciel et, tout en laissant aux objets leur fond de couleur, les rassemble dans une même nuance et en simplifie les lignes agrandies, le merveilleux paysage s'harmonise encore davantage et reçoit une beauté auguste. Il revêt alors, tant il se spiritualise en un accord et une unité supérieurs, une expression presque uniquement morale, une noblesse, un prestige, qui inspirent une sorte de respect. Ce n'est plus une suite de montagnes et de terrains, c'est le décor solennel et l'apothéose des souvenirs qui s'élèvent de cette plaine. C'est un moment inoubliable, et il est certain que Burns y assista: «Je reviens juste à l'instant du château de Stirling, j'ai vu, par le soleil couchant, la perspective magnifique des détours du Forth qui traverse la riche plaine de Stirling et borde la plaine de Falkirk également riche[758].» Bien qu'il n'ait pas pu lire ce spectacle avec la précision de notation que nous, de ce temps-ci, y apportons, il est impossible, dans l'état d'esprit où il était, qu'il n'en ait pas ressenti la grandeur.
Cette journée, avec Bannockburn le matin et Stirling le soir, était trop pour lui. Il redescendit du château, ivre de ce singulier patriotisme historique, la tête pleine des visions de la royauté d'autrefois, qui hantent le vieux palais[759]. Il était dans un état d'excitation très grand. Lorsqu'il fut rentré à l'auberge, il n'y tint plus et, selon la singulière habitude qu'il avait prise depuis quelque temps d'écrire sur les vitres avec le diamant qu'il avait au doigt, il traça les vers suivants:
Ici, jadis, les Stuarts régnèrent glorieux,
Et ordonnèrent les lois pour le bien de l'Écosse;
Mais maintenant, sans toit, leur palais subsiste,
Leur sceptre est tenu par d'autres mains;
Il est tombé, en vérité, tombé jusqu'à terre,
Où les reptiles rampants prennent naissance.
La lignée malheureuse des Stuarts est partie;
Une race étrangère occupe leur trône,
Une race idiote, perdue d'honneur;
Qui la connaît le mieux la méprise le plus[760].
C'était une insulte bien gratuite à la famille régnante. C'était en même temps une grosse imprudence. Ces vers firent plus de bruit que Burns probablement ne s'y attendait. Ils furent copiés, reproduits et attaqués dans des journaux. Quelques mois après, quand il fit des démarches pour entrer dans l'excise, on les lui rappela: «J'ai été interrogé comme un enfant sur mes affaires, et blâmé et tancé pour mon inscription sur la fenêtre de Stirling[761].» Qui sait même le mal qu'ils lui firent? Bien qu'il soit difficile de déterminer les possibilités manquées, on ne peut s'empêcher de penser que, sans cet outrage, il eût pu avoir du gouvernement une de ces pensions données alors aux hommes de lettres, à laquelle personne n'avait plus droit que lui, qu'il n'obtint jamais et qui eût changé sa vie. Mais pour le moment il ne s'inquiétait pas de ces choses futures, et il continua sa route, tout entier aux choses du passé.
Cette ardeur patriotique persista pendant la plus grande partie du voyage; elle en est même la note caractéristique. De chacun des champs de bataille qu'il visita, et ils ne manquent point sur cette route qui pénètre dans les Hautes-Terres, Burns semble avoir rapporté de durables impressions. Elles ne se manifestèrent pas à l'endroit et au moment mêmes; ainsi que l'ode de Bruce, elles attendirent leur heure d'inspiration. Mais dans ses chansons reparaissent presque tous les noms de ces combats.
En sortant de Stirling, près de la petite ville de Dunblane, il rencontra l'endroit où, lors de la première révolte jacobite de 1715, fut livrée la bataille de Sheriffmuir. Ce fut une singulière bataille. L'armée jacobite commandée par le comte de Mar, et l'armée royaliste sous les ordres du duc d'Argyle, étaient séparées par un renflement de terrain qui a la forme d'une calotte sphérique très régulière, en sorte que, en quelque point qu'on se trouve de la base, la vue est coupée par une courbe qui semble toujours la même. Il advint que les deux armées, invisibles l'une à l'autre, n'arrivèrent pas à se rencontrer de front, et que chacune, cherchant l'ennemi à droite, déborda la gauche de l'autre[762]. Il en résulta deux victoires et deux défaites: la droite de Mar ayant enfoncé la gauche d'Argyle, et la droite d'Argyle ayant dispersé la gauche de Mar; si bien qu'à la fin les deux adversaires restèrent l'un en face de l'autre, surpris d'être vainqueurs et vaincus en même temps. Ils revendiquèrent tous deux la journée. En réalité l'avantage était resté à Argyle. Ce dénoûment bizarre avait été célébré par une ancienne chanson, dont le refrain rendait bien la stupéfaction des deux partis:
D'aucuns disent que nous gagnâmes,
D'aucuns disent qu'ils gagnèrent,
Et d'aucuns disent que personne n'a gagné du tout, homme:
Mais d'une chose je suis sûr,
C'est qu'à Sheriffmuir
Il y eut une bataille que j'ai vue, homme:
Et nous nous sauvâmes et ils se sauvèrent,
Et ils se sauvèrent et nous nous sauvâmes,
Et nous nous sauvâmes et ils se sauvèrent bien loin, homme[763].
Tout en conservant un peu de la raillerie du vieux couplet, Burns évoqua un tableau plus tragique. Ce qui semble l'avoir frappé c'est la fureur de ces chocs, où les Highlanders, après avoir enfoncé leurs bonnets bleus sur leurs yeux, partaient en courant, déchargeaient leurs fusils et leurs pistolets, les jetaient et, se ruant sur l'ennemi, tailladaient à grands coups de claymore. Il eut comme la sensation de la rapidité, du halètement et du cliquetis de ces rencontres sans fumée, muettes, blêmes et farouches comme toutes les mêlées à l'arme blanche, dont les morts ont une expression haineuse et montrent leurs dents serrées.
«Ô venez-vous ici pour fuir la bataille
Ou garder les moutons avec moi, homme?
Ou bien étiez-vous à Sherra-Moor,
Et vîtes-vous la bataille, homme?»—
«J'ai vu la bataille, rade et drue,
Et maint fossé coulait rouge et fumant;
De crainte mon cœur battait
D'entendre les coups, de voir par nuées
Les clans sortir des bois, en haillons de tartans,
Qui voulaient saisir les trois royaumes, homme.
Les gars en habits rouges, avec les cocardes noires,
Ne furent pas lents à les rencontrer, homme;
Ils s'élancèrent et poussèrent, et le sang jaillit,
Et maint corps tomba, homme.
Le grand Argyle conduisait ses files,
Je crois qu'elles brillaient à vingt milles;
Ils frappèrent dans les clans comme dans des jeux de quilles,
Ils coupaient, tailladaient, les claymores tintaient,
Et à travers tout ils fonçaient et hachaient et brisaient,
Si bien que ceux qui devaient mourir, moururent, homme.
Mais si vous aviez vu les gare en kilts
Et en culottes de tartan bigarré,
Quand, face à face, ils défièrent mes whigs
Et les fidèles du covenant.
En lignes étendues en long et en large,
Quand les bayonnettes rencontrèrent les boucliers,
Et que des milliers se ruaient à la charge,
Avec la fureur des Hautes-Terres, hors des fourreaux
Ils tirèrent leurs lames mortelles, si bien que hors d'haleine
Les nôtres s'enfuirent comme des colombes effrayées, homme.
Ils ont perdu quelques vaillants gentilshommes,
Parmi les clans des Hautes-Terres, homme!
Je crains que mylord Panmure ne soit tué
Ou aux mains de ses ennemis, homme.
Maintenant si tu veux chanter cette double fuite;
Les uns tombèrent pour l'injustice, les autres pour le droit;
Mais beaucoup dirent bonne nuit au monde;
Dis comment, pêle-mêle, au bruit des mousquets,
Les Tories tombèrent et les Whigs vers l'enfer
S'enfuirent en troupes épouvantées, homme[764].
Un peu plus haut, il rencontra le site de la bataille de Killiecrankie. C'est une des plus populaires de l'histoire écossaise, non pas autant par l'importance des forces qui y furent engagées ou des événements qui y furent décidés, que par le cadre formidable du paysage, par les circonstances qui sont caractéristiques des rencontres entre highlanders et réguliers, et par le trépas de Claverhouse, vicomte de Dundee, le chef du parti royaliste. La passe de Killiecrankie, étroite et noire, pénètre tortueusement entre deux murailles de rochers souvent à pic, dressées l'une contre l'autre. À leurs pieds, un torrent bondit, rugit et écume en chutes et cataractes, ou file d'un trait, sombre, sourd, lisse et luisant comme une coulée de métal, avec un air plus dangereux encore. On pense à ces redoutables défilés faits pour l'égorgement d'une armée. C'est au haut de cette passe que Mackay, le général anglais, avait rangé son armée sur un plateau étroit, entre cette gorge qu'il venait de traverser et des pentes escarpées de montagnes[765]. Celles-ci étaient occupées par Dundee et ses highlanders Jacobites. Se lançant sur la déclivité du terrain, ils se ruèrent sur l'armée anglaise, avec une force d'avalanche, et la précipitèrent dans la passe, où ils se jetèrent pêle-mêle avec elle. Ils massacrèrent leurs adversaires jusque parmi les rocs du torrent[766]. On montre encore le saut du soldat, où un des vaincus, sentant au-dessus de ses épaules la claymore d'un highlander, franchit un des bras du torrent d'un bond désespéré. En quelques instants 2000 hommes furent sabrés ou noyés dans ce gouffre. Mais le général vainqueur tomba atteint dans le geste même de la victoire; au moment où, le bras levé, il agitait son chapeau, une balle le frappa au défaut de la cuirasse, près de l'aisselle[767]. Avec l'ambitieux et habile Claverhouse, tombèrent les dernières espérances de Jacques II. Ces choses se passèrent le 24 Juin 1689.
Il était peu probable que Burns parcourrait ces lieux célèbres sans en recevoir une émotion. Et en effet on a de lui une bataille de Killiecrankie, comme on avait eu une bataille de Sheriffmuir.
«D'où venez-vous si brave, garçon,
D'où venez-vous si faraud, Ô?
D'où venez-vous si brave, garçon?
Avez-vous passé par Killiecrankie, Ô?
Si vous aviez été où j'ai été,
Vous ne seriez pas si fringant, Ô;
Et si vous aviez vu ce que j'ai vu,
Sur les pentes de Killiecrankie, Ô.
Je me suis battu sur terre et battu sur mer,
Et battu à la maison avec ma vieille tante, Ô;
Mais j'ai rencontré le démon et Dundee,
Sur les pentes de Killiecrankie, Ô.
Le hardi Pitcur tomba dans un sillon,
Et Claverhouse reçut un mauvais coup, Ô;
Sans quoi, j'aurais repu un épervier d'Athole,
Sur les pentes de Killiecrankie, Ô.[768]
D'après le ton même de ces pièces, on voit que Burns reflétait avec justesse le sentiment écossais, que ce fût le haut enthousiasme d'une grande action nationale comme à Bannockburn ou le défi railleur et goguenard de rencontres moins décisives.
Il n'est pas surprenant qu'en arrivant sur le champ de bataille de Culloden, il ait éprouvé une émotion très poignante. C'est pour les voyageurs les plus indifférents une promenade attristante que de traverser cette lande marécageuse, plate et sombre. Sauf une petite colline noirâtre, couronnée de sapins funèbres qui lui donnent un air de cimetière, la monotone étendue brune des bruyères s'allonge de toutes parts, a peine tachetée de quelques plaques vertes, aux endroits où les morts furent enterrés[769]. Pour un Écossais qui sait les détails et les conséquences de la bataille, cette tristesse du lieu s'accroît et se précise de souvenirs et de regrets. Que de fautes commises, dont une seule évitée eût pu changer la face et la suite des choses! Cette vaste plaine, unie comme un champ de manœuvres pour l'artillerie et la cavalerie, était le pire terrain qu'on pût choisir pour les malheureux highlanders. «Il est impossible, dit Hill Burton, de regarder ce désert, sans un sentiment de compassion, pour l'impuissance d'une armée de highlanders en un pareil endroit[770].» Au dernier moment, lord George Murray avait proposé de se retirer derrière la petite rivière de la Nairn et d'y attendre des renforts. Si on l'avait écouté, rien peut-être n'était perdu. Et si du moins ces malheureux avaient combattu dans des conditions ordinaires, mais non! Toute la nuit on les a surmenés, dans une marche pour surprendre le camp ennemi. Ils sont arrivés en vue des tentes, quand l'aurore paraissait et que les tambours battaient le réveil[771]. Le coup est manqué; il faut regagner les positions. Au moment où l'ennemi arrive, ils sont tellement harassés de fatigue, minés par la faim, exténués de sommeil et d'épuisement, qu'on est obligé de les secouer pour les réveiller[772]. Quand ils sont rangés en bataille, les boulets ennemis «font des sentiers» dans leurs rangs; ils sont sans cavalerie, et ont quelques canons dont les artilleurs sont absents. Ils demandent avec rage la permission de courir en avant; des ordres tardifs et mal donnés les lancent par fragments, une aile avant l'autre; des tiraillements d'amour-propre entre les clans brisent l'unité et l'impétuosité de l'élan. Les highlanders se jettent en désordre dans la fusillade, sur les baïonnettes des Anglais, et tombent par tas[773]. La déroute est rapide et irrémédiable; c'est la fin du bref et brillant roman de Charles-Édouard, la dernière des batailles où ait palpité le cœur de l'Écosse. Et rien pour éclairer ce désastre. Sur cette lande funeste, funèbre et farouche, pèse encore la cruauté des vainqueurs. Des moribonds égorgés, des prisonniers fusillés ou assommés à coups de crosse; ces masures, où des bergers avaient recueilli des blessés, mises en flammes, les portes fermées, et croulant sur des clameurs désespérées; ces fuyards hachés à coups de sabre, toutes les horreurs s'ajoutent à l'horreur de cette plaine maudite[774].
Ces désastres, ces forfaits étaient encore récents, à l'époque où Burns visita le champ de bataille. Il y apportait la pensée de la part prise par son père à cette révolte «de 45», et il était particulièrement disposé à ressentir tout ce qui s'y rattachait. Dans son journal, il a noté cette visite en quelques mots mais qui semblent contenir bien des choses qu'il ne se souciait pas d'écrire: «Traversé le moor de Culloden, réflexions sur le champ de bataille». Ces réflexions portaient sans doute sur ces désespoirs causés par tant de vies fauchées.
La jolie fille d'Inverness
Ne peut plus connaître ni joie, ni plaisir;
Car, le soir et le matin, elle dit: hélas!
Et toujours les pleurs amers aveuglent ses yeux.
Moor de Drumossie—jour de Drumossie:
Ce fut un affreux jour pour moi!
Car là j'ai perdu mon père aimé,
Mon père aimé et trois frères.
Leur linceul fut l'argile sanglante,
Leurs tombes, on les voit verdir:
Et près d'eux gît le plus cher gars
Qu'ait jamais béni le regard d'une femme!
Maintenant malheur sur toi, ô cruel seigneur,
Homme de sang, je crois que tu l'es,
Car tu as rendu désespéré maint cœur
Qui jamais ne blessa ni les tiens ni toi[775].
Et des morts de Culloden sortit aussi cette plainte plus touchante encore, la Lamentation de la veuve des Hautes-Terres.
Oh! je suis venue dans les basses terres,
Ochon, ochon, ochrie!
Sans un penny dans ma bourse,
Pour m'acheter un repas.
Ce n'était pas ainsi dans les collines des Hautes-Terres,
Ochon, ochon, ochrie!
Pas une femme dans la vaste contrée
N'était aussi heureuse que moi.
Car alors je possédais vingt vaches,
Ochon, ochon, ochrie!
Qui paissaient là-bas sur la haute colline
Et me donnaient du lait.
Et là-bas j'avais trois-vingts brebis,
Ochon, ochon, ochrie!
Qui bondissaient sur les jolies collines
Et me donnaient de la laine.
J'étais la plus heureuse de tout le clan;
Tristement, tristement je puis gémir,
Car Donald était l'homme le plus beau,
Et Donald était à moi.
Lorsque Charlie Stuart arriva enfin,
Si loin, pour nous rendre libres,
Le bras de mon Donald était nécessaire
À l'Écosse et à moi.
Leur triste sort, qu'ai-je besoin de le dire?
Le droit dut céder à l'injustice;
Mon Donald et sa contrée tombèrent
Sur le champ de Culloden.
Ochon! ô Donald, oh!
Ochon, ochon, ochrie!
Pas une femme dans le vaste monde
Aussi misérable maintenant que moi[776].
Mais, outre celles-là, Burns semble avoir recueilli d'autres impressions, éparses par tout le pays. La répression, après la victoire de Culloden, fut une des plus atroces et implacables qui aient jamais éteint dans le sang les cendres d'une rébellion. Elle a laissé sur le duc de Cumberland une marque indélébile; il porte dans l'histoire le nom de boucher. Le pays entier fut saccagé de fond en comble; «on pouvait voyager des journées à travers les vallées dépeuplées, sans voir une cheminée fumer ou entendre un coq chanter[777].» Les hommes furent traqués et abattus à coups de fusils comme, des loups, les châteaux démolis, les chaumières incendiées, les troupeaux enlevés, les femmes et les enfants jetés nus, grelottants dans la nuit et les solitudes glaciales des monts[778]. On en voyait qui se traînaient derrière les pillards et imploraient un peu de sang ou les entrailles de leurs propres troupeaux. Ils périssaient de froid et de faim[779]. La sauvagerie des soldats était parfois plus hideuse, «ils furent coupables de toutes sortes d'outrages envers les femmes, la vieillesse et l'enfance[780].» Une mare de sang auprès de décombres calcinés était le tableau de tout le pays. Heureux lorsque les hommes pouvaient s'échapper, fuir à l'étranger pour un exil sans terme. On peut imaginer ce que des temps pareils voient de douleurs, de séparations, de déchirements, temps exécrés où toutes les figures ont des larmes. Une immense malédiction, faite de milliers de sanglots, de gémissements, d'adieux et de râles, monta de partout, des vallées, de la plaine, des collines, des monts, comme le cri de l'Écosse. Il sembla que le vent qui passait sur les bruyères portait des plaintes humaines et disait au ciel des choses douloureuses.
Dans une ode admirable de colère et de courage qu'il a appelée Les Larmes de l'Écosse, et qui le fera vivre comme poète, Smollett avait exprimé cette suprême affliction de sa patrie.
«Gémis, malheureuse Calédonie, gémis
Sur ta paix bannie, tes lauriers déchirés!
Tes fils, longtemps fameux pour leur valeur,
Sont étendus égorgés sur leur sol natal;
Tes toits hospitaliers
N'invitent plus l'étranger vers la porte;
Effondrés en ruines fumantes, ils gisent,
Monuments de la cruauté.
Oh! cause funeste, oh! matin fatal
Que les âges à venir maudiront!
Les fils se tenaient contre leur père,
Le père versait le sang de ses enfants.
Cependant, quand la rage de la bataille cessa,
L'âme du vainqueur ne fut pas apaisée;
Les abandonnés, les nus durent sentir
Les flammes dévorantes et l'acier meurtrier.
La pieuse mère, vouée à la mort,
Abandonnée, erre sur la bruyère;
L'aigre vent siffle autour de sa tête;
Ses orphelins sans force pleurent pour avoir du pain;
Dépourvue d'abri, de nourriture, d'amis,
Elle regarde les ombres de la nuit descendre,
Et, étendue sous les cieux incléments,
Sanglote sur ses pauvres bébés et meurt.
Tant que du sang chaud mouillera mes veines,
Et que le souvenir en moi régnera non affaibli,
Le ressentiment du destin de ma patrie
Battra dans ma poitrine filiale;
Et, en dépit de son ennemi insultant,
Mon vers sympathisant coulera:
«Gémis, malheureuse Calédonie, gémis
Sur ta paix bannie et tes lauriers déchirés[781].»
Lors du passage de Burns dans ces régions, les traces de ces sauvageries n'étaient pas encore recouvertes. Il put apercevoir les ruines de plus d'un château et s'arrêter, dans mainte vallée déserte, devant des décombres de hameaux brûlés. Des cœurs saignaient encore. Il rencontra des visages qui portaient toujours l'expression de ces temps-là. Il connut des veuves, des orphelins, de vieilles filles restées fidèles à un mort ou à un proscrit. Il glana ces douleurs. Avec une résonnance d'âme très belle, il fut ému de ces chagrins. Il sentit vivre encore, dans les allusions, dans les causeries, dans les refrains, l'indestructible dévoûment aux Stuarts; il admira les fidélités indomptables qui s'obstinaient dans ces âmes de granit. Les tenaces bruyères, attachées à leurs rocs, sont ainsi tordues par les rafales et leur résistent. C'est son honneur d'avoir éprouvé ce qui survivait de ces jours de calamité et d'angoisse. Avec moins d'emportement que Smollett, avec plus de poésie et un sentiment plus humain des afflictions particulières, il recueillit les dernières larmes de l'Écosse.
Il y a toute une suite de pièces qui se rassemblent autour de ce sujet. Tantôt c'est un fugitif qui, caché parmi des rochers, attendant de pouvoir passer à l'étranger, écoute l'ouragan gronder et répondre au tumulte de son cœur. Cette pièce s'appelle la Lamentation de Strathallan; elle est placée dans la bouche de James Drummond, vicomte de Strathallan, qui, après la mort de son père tué à Culloden, parvint avec quelques-uns de ses compagnons à fuir en France, où il mourut.
Nuit très épaisse, entoure mon abri,
Tempêtes hurlantes, mugissez sur ma tête,
Torrents troublés, gonflés par l'hiver,
Rugissez près de ma caverne solitaire.
Les ruisseaux de cristal au cours paisible,
Les séjours bruyants du vil genre humain,
Les brises d'ouest au souffle léger,
Ne conviennent pas à mon âme désespérée.
Engagés dans la cause du Droit,
Pour redresser des torts injustes,
Nous avons mené fortement la guerre de l'Honneur,
Mais le ciel nous refusa le succès.
La roue de la ruine a passé sur nous;
Pas un espoir n'ose nous accompagner;
Le vaste monde entier est devant nous,
Mais un monde sans un ami[782].
Ailleurs ce sont deux amants qui se quittent en se disant adieu. Ils ont pu passer d'Écosse en Irlande, d'où la fuite en France était plus facile. Elle l'a accompagné jusque-là; elle doit le quitter et tout ce drame tient en une petite pièce pleine de mouvement, de vaillance, d'ineffable tristesse, qui a, ce qui est rare chez Burns, l'accent et le tour romanesque des anciennes ballades. Le refrain en est indiciblement mélancolique. Que de cœurs l'avaient confusément senti en tristesse inarticulée!
«C'était pour notre roi légitime
Que nous avons quitté la grève de la douce Écosse;
C'était pour notre roi légitime
Que nous avons vu la terre irlandaise, ma chérie,
Que nous avons vu la terre irlandaise.
Maintenant tout ce qu'on pouvait humainement a été fait,
Et tout a été fait en vain;
Mon amour et ma terre natale, adieu,
Car il me faut traverser la mer, ma chérie,
Car il me faut traverser la mer.»
Il se détourna, il se détourna,
Sur la rive irlandaise;
Il donna aux rênes de sa bride une secousse,
Avec: «Adieu pour jamais, ma chérie,
Et adieu pour jamais.»
Le soldat revient des guerres,
Le matelot de la mer,
Mais moi j'ai quitté mon bien-aimé
Pour ne jamais nous revoir, mon chéri,
Pour ne jamais nous revoir.
Quand le jour est parti et la nuit venue,
Et que tout le monde est captif du sommeil;
Je pense à celui qui est au loin,
Pendant toute la nuit et je pleure, mon chéri,
Pendant toute la nuit, et je pleure[783].
Ailleurs c'est la voix d'un banni qui arrive de par delà les mers, elle dit les douleurs de l'exil qui décolorent les cieux les plus brillants, et cette pensée de retour et de vengeance qui met des flammes dans les yeux des proscrits et entretient leur vie par la haine.
Loin des amis et de la terre que j'aime,
Chassé par la cruelle haine de la fortune,
Loin de ma bien-aimée, j'erre;
Jamais plus je ne goûterai le bonheur,
Jamais plus je ne dois espérer trouver
Aise à mon labeur, confort à mon souci;
Quand le souvenir torture l'esprit,
Les plaisirs ne font que lever le voile du désespoir.
Les plus brillants climats me paraîtront mornes,
Les rivages fleuris me paraîtront déserts,
Jusqu'à ce que les destins, cessant d'être sévères,
Rendent l'Amitié, l'Amour et la Paix.
Jusqu'à ce que la Vengeance, au front lauré,
Ramène les proscrits au pays;
Et que chaque gars loyal et brave
Traverse les mers et retrouvé sa bien-aimée[784].
Parfois ce sont des notes plus légères mais presque aussi touchantes et aussi justes. On y sent ces souvenirs royalistes, qui persistèrent si longtemps et la façon dont ils persistaient. Ils se montraient dans des chansons légères, un peu railleuses, le plus souvent chantées par les femmes. Personne n'égale celles-ci pour faire entendre dans des refrains, où vont leurs espoirs, au moyen de finesses, de sourires, d'allusions qui sont toutes dans la voix et insaisissables. Qu'on imagine cette jolie chanson si pimpante, si provocante, chantée par une jolie et vaillante fille, à la barbe d'un officier hanovrien. Comment essayer sans ridicule de mettre le doigt sur l'impertinence et là charmante fidélité qui s'y jouent?
C'était un lundi matin,
Et très tôt dans l'année,
Que Charlie entra dans notre ville,
Le jeune chevalier.
Et Charlie est mon préféré,
Mon préféré, mon préféré,
Charlie est mon préféré,
Le jeune chevalier.
Comme il montait à pied la rue
Pour examiner la cité,
Oh! il aperçut une jolie fille
Qui regardait par la fenêtre.
Légèrement, il monta d'un bond l'escalier,
Et frappa à la porte,
Et la jolie fille se trouva toute prête
À laisser entrer le gars.
Il mit sa Jenny sur son genou,
Dans son costume des Hautes-Terres,
Car fièrement il savait la façon
De plaire à une jolie fille.
C'est sur cette montagne couverte de bruyères,
Et dans cette vallée pleine de taillis,
Nous n'osons pas aller traire les vaches
À cause de Charlie et de ses hommes.
Et Charlie est mon préféré,
Mon préféré, mon préféré,
Charlie est mon préféré,
Le jeune chevalier[785].
Ou celle-ci encore, un peu plus populaire:
Galettes de farine d'orge,
Galettes d'orge,
À la santé, ô gars des Hautes-Terres,
Des galettes d'orge.
Qui le premier dans un combat
Criera le premier «pourparler»?
Jamais les gars avec
Les galettes d'orge,
Les galettes de farine d'orge.
Qui, dans ses jours malheureux,
Fut loyal à Charlie?
Qui, sinon les gars avec
Les galettes d'orge,
Les galettes de farine d'orge[786]!
Quelquefois les souvenirs de fidélité remontaient plus haut, prenaient un air historique comme dans cette complainte très belle:
Près du mur de ce château, quand le jour se clôt,
J'ai entendu un homme chanter, bien que sa tête fût grise;
Et, comme il chantait, ses larmes tombaient:
Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne.
L'Église est en ruines, l'État est en discorde,
Tromperies, oppressions et guerres meurtrières,
Nous n'osons pas le dire, mais nous savons qui est à blâmer:
Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne.
Mes sept beaux garçons pour Jacques ont tiré l'épée,
Maintenant je pleure autour de leurs lits verts dans le cimetière,
J'ai brisé le doux cœur de ma fidèle vieille femme:
Il n'y aura jamais de paix jusqu'à ce que Jacques revienne.
Maintenant la vie est un fardeau qui me courbe,
Car j'ai perdu mes fils et lui a perdu sa couronne;
Mais jusqu'à mes derniers moments mes mots sont les mêmes:
Il n'y aura pas de paix jusqu'à ce que Jacques revienne[787].
Encore une fois, toutes ces pièces n'éclatèrent pas sur les lieux mêmes; mais les impressions d'où elles naquirent, y furent ressenties. Elles tombèrent alors dans l'âme du poète, puis, comme si le temps n'existait pas dans certaines profondeurs intellectuelles, frémirent un jour aussi vives, et trouvèrent, dans l'esprit du moment, des paroles et un rhythme. Des heures comme celles qu'il passa sur les pentes de Bannockburn et, à un moindre degré, sur la bruyère de Culloden, peuvent prendre place avec l'après-midi où il écrasa le nid de souris. En ces instants-là, dans l'âme ouverte par l'influence des souvenirs, de la nature, ou de la compassion humaine, une main divine jette des germes inaperçus qui seront un jour la richesse d'une vie et les fleurs d'un génie. Il avait raison de dire: «Mon voyage à travers les Hautes-Terres m'a véritablement inspiré et j'espère avoir amassé une bonne provision d'idées poétiques nouvelles[788]».
Toute cette partie historique du voyage fut pour Burns féconde et bienfaisante. Il vécut hors de lui-même et il en avait besoin. Même la compagnie de Nichol, jacobite enragé, ne lui fut pas ici mauvaise; elle entretint en lui un loyalisme un peu factice, et s'il eut à s'en repentir plus tard, il n'importe. Il fut remué par des émotions, dont quelques-unes étaient nobles et ajoutèrent leur noblesse à son âme.
Si les impressions de nature avaient été aussi abondantes et aussi riches que les impressions historiques, ce voyage eût été fécond de tous points. Il ne paraît pas que cela fût impossible. Par ses formes plus vastes, ses mouvements plus marqués, ses accidents de terrain plus variés et plus dramatiques, la contrée des Hautes-Terres est mieux faite pour frapper le voyageur qui la traverse que les régions moyennes des Borders. Elle peut plutôt prendre par surprise et transporter du premier coup. Et justement la route que suivait Burns est une de celles où se manifestent le mieux les caractères différents du pays.
Il suffit d'aller de Crieff à Kenmore, par l'hôtellerie d'Amulrie, en traversant l'admirable glen Almond et en remontant la rude Glen Quoich par le lac Frenchie, pour avoir une des plus parfaites vues de vallées que renferment les Highlands. «Certainement, dit Geikie, la plus large région du plus sauvage paysage qui soit dans la Grande-Bretagne, est comprise dans les cent milles carrés de montagnes et de ravins désolés compris entre Glen Feshie et Gleen Quoich[789].» On est au bord de ce district, à l'endroit où de la grâce se mêle à la grandeur. On suit la base de montagnes d'un dessin imposant et tranquille, d'une couleur grave, riche et tendre. Elles sont recouvertes, à la saison où Burns les parcourait, de bruyères violettes et de mousses roussies ou bronzées. Une lumière fine qui les baigne, adoucit tellement les teintes que ces nobles montagnes ont l'air de traîner des manteaux de vieux velours usé, pourpres et mordorés. Elles sont, ainsi revêtues, pleines de douceur et de majesté. En même temps elles ont une mélancolie si large et si attirante. Ce n'est pas une mélancolie immobile. Toujours le paysage vit et continuellement se passionne en grands mouvements de lumière, qui parfois ressemblent à des élans. Et je ne veux pas parler des changements de ciel, des orages, mais d'incessantes et délicates émotions de couleur, qui font palpiter le paysage et ne sont possibles qu'avec les nuances particulières aux pentes écossaises. Quand nous y passâmes, par un jour pur où erraient quelques nuages, lorsque le soleil donnait, des taches vertes et gaies s'éveillaient, de toutes parts et tout riait; lorsqu'une ombre passait, elles s'éteignaient, et soudain tous les rochers gris ressortaient et s'emparaient de la montagne morose; elle était tout en mouvement comme un cœur partagé entre l'espoir et le chagrin.
Il suffit d'aller de Kenmore à Blair Athole, de visiter les chûtes d'Aberfeldy, le parc de Killiecrankie, les cascades de Bruar et du Tummel, pour voir rassemblés les accidents et les dislocations les plus violents, les sites déchirés, les aspects torturés du pays écossais; pour contempler l'étreinte des rochers et des torrents, et leur fureur éternelle. On a, dans toute sa variété, avec ses efforts, ses rages, ses souffrances, ses sanglots désespérés, ses hurlements furieux, le combat de l'eau et de la montagne. On peut assister, dans des rencontres particulières, aux prises des deux adversaires. On a là une suite d'épisodes détachés, circonscrits, individuels, pour ainsi dire, plus frappants, à première vue, que les paysages d'ensemble, mais moins profonds. On peut y rencontrer ces secousses d'étonnement et d'épouvante, qui touchent certaines âmes fermées aux impressions plus élevées et d'un sens plus large que contiennent les étendues harmoniques.
Et surtout il suffit d'aller de Blair Athole à Kingussie, de traverser le dos des Grampiens, pour éprouver ce que l'Écosse peut inspirer de plus grandiose, si l'on excepte peut-être la poésie redoutable des îles de la côte ouest. On est sur un plateau, au niveau des hauts sommets, au milieu d'un océan de vastes croupes arrondies et douces, toutes d'égale hauteur, qui s'en vont dans tous les sens, innombrables. Cet épanchement colossal semble sans direction et sans bornes; on est n'importe où d'un monde de solitude. Comme les cimes sont semblables de forme et d'élévation, l'œil n'en choisit aucune et l'effet se répand sur toute la masse. Le calme des ondulations donne à ce spectacle quelque chose de définitif, qui est plus près de l'éternité que l'effort violent des montagnes escarpées. Le silence et l'abandon sont absolus. De temps en temps, un torrent qui mugit, un lac aux bords inhabités qui ne luit que pour le ciel, resserrant l'attention sur des objets séparés, donnent, pendant un instant, des proportions humaines à ce sentiment immense, indéterminé, amorphe de solitude cosmique. Mais bientôt ces détails disparaissent; l'on est perdu de nouveau dans les vagues illimitées de cette mer couverte d'une écume de bruyères et de rochers, spectacle d'une grandeur, d'une tristesse, d'une solennité inexprimables. C'est d'une sublimité paisible. À cause de la lenteur des lignes, il n'y a rien d'âpre, de menaçant, mais plutôt une douceur majestueuse. On dirait la rêverie affligée d'un dieu très bon. Tandis que les vallées sont encore faites pour les chagrins humains, c'est ici comme une mélancolie primitive, démesurée, uniforme, vague, élémentaire, qui n'a pas encore pris la variété et la précision de la vie plus récente. Souvent, quand le soleil embrase l'ouest, le ciel cramoisi, la pourpre illimitée des bruyères enflammées jusqu'au fond des horizons, et les rochers eux-mêmes devenus ardents, forment une scène d'une splendeur et d'un deuil surhumains; on ne sait quelle pompe immense et sépulcrale, comme pour les funérailles de Saturne, antique père des Dieux et des Hommes.
Sans doute ces aspects du paysage écossais changent chaque jour et on ne les retrouve pas deux fois les mêmes. Mais leurs variations se modulent sur un fond permanent, et chaque voyageur qui passe y peut entendre une phrase différente de la même symphonie austère et puissante. Or, Burns a été de Crieff à Kenmore; il a été de Kenmore à Blair Athole, et de Blair Athole à Inverness, sans qu'aucune émotion de nature, semble l'avoir touché, sans qu'aucune, du moins, apparaisse dans son journal de voyage ou dans ses poésies. La grandiose procession de montagnes s'est déroulée devant lui sans lui rien inspirer. Les seuls vers qui s'y rapportent sont un fragment, écrit en apercevant le village et le château de Kenmore dans le district de Breadalbane. La pièce a de jolis traits et la description est exacte. Mais il est facile de sentir que ce petit tableau d'un coin de pays habité, et la déclamation vague qui le suit, sont bien loin des grandes scènes de nature et de leurs pensées profondes.
Admirant la nature dans sa grâce la plus inculte,
Je parcours, d'un pas lassé, ces scènes du nord;
Par mainte vallée sinueuse, mainte pente ardue,
Séjours des nichées de grouse et des moutons craintifs,
Je poursuis, curieux, mon voyage solitaire.
Tout à coup, le fameux Breadalbane s'ouvre à ma vue,
Les escarpements qui se touchent sont séparés par de profondes gorges,
Les bois, sauvagement épars, revêtent leurs vastes flancs;
Le lac qui s'élargit au sein de collines
Remplit mes yeux de surprise et d'émerveillement;
La Tay doucement sinueuse dans son orgueil enfantin,
Le palais qui s'élève sur sa rive verdoyante,
Les pelouses frangées de bois, selon le goût natif de la nature,
Les monticules qu'elle a semés en hâte et sans soin,
Les arches du pont qui franchit la jeune rivière,
Le village scintillant dans le rayon d'après midi...
Des ardeurs poétiques gonflent mon sein,
Quand j'erre près de la hutte moussue de l'ermite,
Dans un vaste théâtre de bois suspendus,
Au rugissement incessant de ruisseaux qui trébuchent follement...
Ici la Poésie peut éveiller sa lyre célestement inspirée,
Et, avec une ardeur créatrice, regarder dans la nature;
Ici, à moitié réconcilié avec les injustices du sort,
Le Malheur, d'un pas plus léger, peut errer sauvagement,
Et la Désillusion, dans ces limites solitaires,
Trouver un baume qui adoucisse ses amères blessures;
Ici le Chagrin, frappé au cœur, peut vers le ciel tourner ses yeux,
Et la Vertu calomniée oublier et pardonner aux hommes[790].
Il n'a donc pas compris les paysages à aspects généraux. Si quelque partie l'a frappé, c'est la partie moyenne de la route, le district tourmenté de Kenmore à Blair Athole, un paysage à accidents séparés, à épisodes bruyants et un peu mélodramatiques, comme les chutes d'eau, les cascades. Et l'on en discerne bien les raisons; son âme n'était pas une de ces âmes à rêveries prolongées, qui se nourrissent de contemplations uniformes; c'était une âme à émotions brusques, à secousses vives, que devaient prendre bien plutôt des sites saisissants. Cette préférence même indique un esprit peu pénétré des influences profondes de la nature. C'est le goût ordinaire des touristes. Mais même sur ce point-là, il est facile de voir quelle appréciation étroite il avait de ce genre de beautés. On a de lui des pièces inspirées par quelques-uns de ces sites. Il suffit d'aller les lire sur les lieux mêmes pour comprendre le peu de rapport qu'elles ont avec eux.
Un des endroits qu'on visite, lorsqu'on descend du loch Tay dans la direction de Dunkeld, sont les fameuses chûtes de Moness ou d'Aberfeldy. Elles tombent par une gorge rocheuse, longue de plus de deux milles. Au fond de hautes parois à pic, bondissent, blanchissent et bruissent les eaux. Mais ce ne sont pas elles qui font la propre beauté de ces lieux; c'est la végétation qui enferme ces chûtes sous une voûte continue et épaisse. Un monde d'arbres et d'arbustes, de sapins, de frênes, de noisetiers, de bouleaux, s'est emparé des deux bords et s'est logé dans toutes les fissures. Ils se penchent, se touchent et se croisent au-dessus de l'abîme, en sorte que les cascades supérieures coulent derrière des voiles de branches. Des mousses, des lierres, des plantes traînantes, tapissent les côtés, y pendent en plis touffus; les parois sont creusées de mille petites grottes, pleines de fins feuillages d'une fraîcheur et d'une délicatesse féeriques. Ce berceau, qui empêche le soleil de pénétrer autrement que par flèches et l'humidité de s'évaporer, entretient une ombre et une tiédeur. Des filets clairs, qui suintent ou jaillissent de tous les rochers, brillent dans les feuillages; une brume d'eau, une poussière d'argent s'élève; toutes les branches, les brins d'herbe scintillent de gouttelettes, et la dentelle des ramures est surbrodée d'une dentelle de cristal qui tremble avec elle et, en tremblant, laisse tomber des perles, aussitôt reformées. Il règne là un crépuscule somptueusement et mystérieusement verdâtre, plus sombre sous les sapins, plus pâle sous les hêtres et les bouleaux, dans les profondeurs duquel éclatent des ors et des émeraudes, souvent en des endroits si reculés qu'on dirait qu'ils s'y allument d'eux-mêmes. C'est un palais tendu de velours vert, où s'alanguit une moiteur voluptueuse, une retraite pleine d'alcôves pour les Oréades. On ne peut s'y attarder sans penser à la rêverie merveilleuse, à la grotte aérienne et irisée, où Shelley eût placé une des pauses de son Alastor; ou mieux encore à la riche apparition forestière, luisante, profonde, frissonnante de lumière, où Keats eût placé un des sommeils de son Endymion.
Lorsqu'après avoir ainsi contemplé ce paysage, on ouvre son Burns, curieux de voir ce qu'il en a saisi, on est tout dépaysé. Il n'y a trouvé qu'un lieu de rendez-vous et matière à une petite chanson:
Jolie fillette, voulez-vous venir
Voulez-vous venir, voulez-vous venir,
Jolie fillette, voulez-vous venir
Vers les bouleaux d'Aberfeldy?
Maintenant l'été brille sur les pentes fleuries,
Et joue sur les ruisselets de cristal;
Venez, allons passer les jours clairs
Sous les bouleaux d'Aberfeldy.
Les petits oiselets chantent joyeusement,
Tandis qu'au-dessus d'eux les noisetiers pendent,
Ou ils volètent légèrement d'une aile folâtre,
Dans les bouleaux d'Aberfeldy.
Les parois se dressent comme de hauts murs,
Le ruisseau écumant, rugissant, profondément tombe,
Sous une voûte de verdures penchées et odorantes,
Sous les bouleaux d'Aberfeldy.
Les âpres escarpements sont couronnés de fleurs,
Tout blanc le ruisseau se verse en cataractes,
Et, remontant mouille, d'averses de brouillard,
Les bouleaux d'Aberfeldy.
Que les dons de la Fortune volent au hasard,
Ils n'obtiendront jamais un souhait de moi;
Suprêmement heureux avec l'amour et toi,
Dans les bouleaux d'Aberfeldy.
Jolie fillette voulez-vous venir,
Voulez-vous venir, voulez-vous venir
Jolie fillette, voulez-vous venir
Vers les bouleaux d'Aberfeldy[791]?
Burns avait l'œil si juste qu'il ne pouvait pas ne pas saisir quelques-uns des traits constitutifs de ce site. Il a aussi, on le voit, éprouvé que ce séjour étrange semble fait pour des caresses. Mais le fond mystérieux et les larges proportions ont échappé à son esprit précis et moyen. Il n'est pas à l'échelle de la nature, il a tout rapetissé, réduit; et, par là même, laissé en dehors l'expression du paysage.
Il en est de même pour la pièce écrite sur les cascades de Bruar. Celles-ci ont un caractère tout opposé aux chutes d'Aberfeldy. Une montagne de granit fendue en deux; dans cette cassure, un torrent déroule. Tout est nu; pas d'arbres, pas un arbuste, rien que des rocs gris et rouges, des cascades, et du ciel. C'est une stérilité puissante; on dirait la désolation inexorable et définitive d'un cataclysme qui a, sur ce point, vaincu à jamais la vie. Le paysage, déchiré par un spasme gigantesque, âpre, farouche, brûlé, ressemble à un champ de bataille de Titans; un chaos de pierres, des entassements, des écroulements de rocs, entre de monstrueux escarpements tourmentés, hérissés de brisures et de saillies qui semblent, tant elles sont violentes et incohérentes, produites par un craquement subit. Elles ont l'air d'un arrêt dans un effondrement. Une lutte affreuse se poursuit; les rocs sont rongés et tordus par l'eau qu'ils brisent et tordent à leur tour, une convulsion démesurée continue à rouler dans ce paysage tourmenté par tant de convulsions. La clameur du torrent, que rien ne brise ou n'assourdit, monte des gouffres, rauque et brutale. Les chutes puissantes s'étagent en une suite de gradins énormes et disloqués. De vieux ponts de pierre, qui traversent le ciel, tout en haut, semblent faire partie de la montagne et y mettent une sorte de chemin dantesque. En été, il n'y a sur ce sol d'autres ombres que les ombres raides, inanimées et noires des rochers; leurs cassures brusques, leurs pans durement déchiquetés et leur couleur sombre bouleversent encore davantage ce sol désordonné. On se demande entre les mains de quel poète cette puissante révélation aurait toute sa force. On pense à un Byron d'une étreinte plus précise, ou plutôt encore à un Milton qui aurait cherché sur la terre les places de malédiction.
Qu'y a découvert Burns? Ici encore il a trouvé un coin de vérité. Il a bien senti que l'impression dominante de ce lieu était la disparition ou l'impossibilité de la vie. Mais, au lieu de laisser ce sentiment dans le paysage en conservant à celui-ci sa grandeur, il l'en a extrait, l'a encore rapetissé en l'appliquant à un détail. Il imagine que ces cascades de Bruar, fâchées d'être appauvries par le soleil, demandent à leur propriétaire, le duc d'Athole, de planter leurs rives d'arbres, afin que les poissons ne meurent pas sur les pierres desséchées, que les oiseaux y trouvent un abri, le lièvre une cachette, les amoureux de l'ombre et le poète un endroit où il puisse rêver.
My lord, je le sais, votre noble oreille
Ne résiste pas à la souffrance;
Enhardi ainsi, je vous prie d'écouter
La plainte de votre humble serviteur:
Comment les rayons brûlants du hardi Phébus,
Flamboyants d'orgueil estival;
Séchant, flétrissant tout, épuisent mes ruisseaux écumants,
Et boivent mon flot de cristal...
Hier je pleurai presque de dépit et de rage
Quand le poète Burns arriva,
De ce que je me faisais voir à un barde
Avec mon canal à demi sec;
Je le sais, un panégyrique en rimes
Me fut promis, tel que j'étais;
Mais, si j'avais été dans ma splendeur,
C'est à genoux qu'il m'eût adoré.
Ici, écumant, tombant de rocs fendus,
Je cours en détours puissants;
Là, mon torrent bouillonnant jette une haute fumée,
Mugissant sauvagement en une cascade;
Quand je reçois toutes les sources et les fontaines
Telles que la Nature me les a données,
Je vaux, bien que je le dise moi-même,
La peine qu'on fasse un mille pour me venir voir.
Si donc mon noble maître voulait
Combler mes plus hauts souhaits,
Il ombragerait mes rives de hauts arbres,
Et de jolis buissons épandus.
Alors, avec un double plaisir, my lord,
Vous errerez sur mes rives,
Et écouterez maint oiseau reconnaissant
Vous dire des chansons de gratitude.
La grise alouette, gazouillant follement,
S'élèvera vers les cieux;
Le chardonneret, le plus gai des enfants de la musique,
Se joindra doucement au chœur,
Au merle fort, à la grive claire,
Au mauvis doux et moelleux;
Le rouge-gorge égayera l'Automne pensif
Sous sa chevelure jaune.
Ceci aussi leur assurera un abri,
Pour les protéger contre l'orage;
Et le timide lièvre dormira en sûreté,
Aplati dans son gîte herbeux;
Ici le berger viendra s'asseoir,
Pour tresser sa couronne de fleurs,
Ou trouver une retraite, un abri sûr
Contre les averses vite descendues.
Et ici, se glissant doucement, tendrement,
Le couple amoureux se rejoindra,
Méprisant les mondes avec toute leur richesse,
Comme un soin vide et vain.
Les fleurs donneront à l'envi leurs charmes,
Pour embellir l'heure céleste,
Et les bouleaux étendront leurs bras embaumés,
Pour cacher les tendres embrassements.
Peut-être ici aussi, au printemps, à l'aurore,
Un barde pensif pourra errer,
Et voir l'herbe fumante, humide de rosée,
Et la montagne grise de brouillard;
Ou bien, vers la moisson, sous les rayons nocturnes
Doucement parsemés dans les arbres,
Délirer en face de mon flot sombre et rapide,
Dont la voix rauque s'enfle avec la brise.
Que les hauts sapins, les frênes frais,
Recouvrent mes bords plus bas,
Et voient, penchés sur les bassins,
Leur ombre dans un lit humide;
Que les bouleaux parfumés, parés de chèvrefeuilles,
Ornent mes hauteurs rocheuses,
Et que, pour le nid du petit chanteur,
L'épine offre un abri bien fermé[792]!
Le duc d'Athole fit droit à la pétition présentée par Burns et couvrit la montagne de plantations. Elles commençaient à grandir quand Wordsworth visita les chutes. «Nous marchâmes en remontant au moins pendant trois quarts d'heure, sous un soleil ardent, avec le ruisseau à notre droite, dont les deux bords sont plantés de sapins et de mélèzes mélangés—fils de la chanson du pauvre Burns[793].» Après un siècle, ces arbres étaient devenus une véritable forêt qui cachait la montagne et abritait le torrent. Par un singulier hasard, il nous a été donné de voir ce site tel qu'il avait apparu à Burns. Un formidable ouragan avait dévasté l'Écosse de part en part, abattant sur son passage des forêts comme des champs de blé; il avait d'un coup renversé tous ces bois et dénudé la montagne qui reparaissait dans son ancienne âpreté.
Ce que Burns a écrit pendant ce voyage qui se rapproche le plus du caractère du site est le fragment sur les fameuses chutes de Foyers, près d'Inverness. C'est encore, remarquons-le, une vue particulière et dramatique. Cette cataracte de Foyers est d'une grandeur redoutable, elle se précipite perpendiculairement, d'une hauteur de deux cents pieds, dans un bassin de rochers énormes, avec un grondement d'orage, en envoyant en l'air une telle colonne de buée et de poussière d'eau qu'on l'a appelée la «chute de la fumée».
Parmi des collines vêtues de bruyères et d'âpres bois,
La rugissante Foyers verse ses flots aux bords moussus;
Jusqu'à ce qu'elle se lance sur les amas de rocs,
Où, à travers une brèche informe, son cours retentit.
Haut en l'air, forçant leur chemin, les torrents tombent,
En bas, se creusant d'une profondeur égale, une houle écume,
La nappe blanchissante descend rapide sur le roc,
Et déchire l'oreille étonnée de l'Écho invisible.
Obscurément aperçue, à travers un brouillard qui monte et d'incessantes averses,
La hideuse caverne assombrit son vaste cercle;
Et toujours, à travers la brèche, la rivière peine douloureusement,
Et toujours, au-dessous, bouillonne le chaudron horrible...
Bien qu'il y ait une certaine énergie descriptive dans ces vers, elle ne rend pas la formidable puissance de cette cataracte. Il est vrai que rien n'est plus impossible à peindre que ces déluges. Ils se composent de tant de choses de vision et de bruit, et si rapides; ils consistent si essentiellement en une succession vertigineuse d'éclairs, de lueurs et de tonnerres simultanés, que le tableau, s'il veut être exact, est trop étendu et est trop lent. Il ne représente que des fragments et des instants séparés d'un ensemble dont la force est d'être un amalgame, un tourbillon, aussitôt disparu, de tout cela. Même la prose n'y suffit pas. Les descriptions des grandes chutes d'eau par les plus robustes maîtres, celle du Niagara par Chateaubriand[794], celles de la chute du Rhin par Ruskin ou Victor Hugo[795], sont inefficaces. Les mots ne peuvent exprimer cette stupeur qui intimide la pensée et retient toute la vie en une sorte d'épouvante immobile.
À tout prendre, on peut affirmer que Burns n'a pas été ému par le spectacle de cette nature comme on aurait pu s'y attendre, et que ses impressions de paysage ont été bien inférieures à ses impressions historiques. C'est l'avis de ceux qui ont voyagé avec lui. Le Dr Adair, qui eut l'occasion de faire, peu de semaines après, un tour de quelques jours avec lui, dit: «Pendant une résidence d'environ dix jours à Harvieston, nous fîmes des excursions pour visiter différentes parties du paysage environnant, qui n'est inférieur à aucun autre en Écosse, en beauté, en sublimité et en intérêt romanesque, particulièrement le château de Campbell, ancienne résidence de la famille Argyle, la fameuse cataracte du Devon, appelée le bassin du Chaudron, et le Pont grondant, une seule arche large, jetée par le diable, si on en croit la tradition, à travers la rivière à environ cent pieds au-dessus de son lit. Je suis surpris qu'aucune de ces scènes n'ait évoqué un effort de la muse de Burns. Mais je doute qu'il ait eu un grand goût pour le pittoresque. Je me rappelle bien que les dames d'Harvieston, qui nous accompagnèrent dans cette promenade, montrèrent leur désappointement de ce qu'il n'ait pas exprimé en langage plus ardent et plus brillant ses impressions de la scène du bassin du Chaudron qui certainement est hautement sublime et presque terrible[796].» On peut à la vérité, opposer à cette déposition un passage de Walker qui a l'air de le contredire. «J'avais souvent, comme d'autres, éprouvé les plaisirs qui naissent d'un paysage sublime ou élégant, mais je n'avais jamais vu ces sentiments aussi intenses que chez Burns. Quand nous atteignîmes une hutte rustique sur la rivière de la Tilt, là où celle-ci est surplombée par un escarpement boisé d'où tombe une belle cascade, il se jeta sur un talus de bruyère et s'abandonna à un enthousiasme d'imagination tendre, perdu et voluptueux. Je ne puis m'empêcher de penser que c'est là peut-être qu'il a conçu l'idée des lignes suivantes, qu'il plaça plus tard dans son poème sur les Chutes de Bruar, lorsqu'il imaginait une combinaison d'objets semblable à celle qu'il avait maintenant sous les yeux.
Où, vers la moisson, sous les rayons nocturnes
Doucement parsemés à travers les arbres,
Il viendra délirer devant mon flot sombre et rapide
Dont le cri rauque s'enfle avec la brise.
C'est avec peine que je parvins à lui faire quitter cet endroit et à l'emmener en temps pour le souper[797].» Mais si l'on se rappelle que les vers cités sont parmi les plus expressifs de la pièce sur la chute de Bruar, on n'a pas de peine à constater que l'enthousiasme de Burns, excité peut-être par le paysage, ne s'appliquait pas au paysage lui-même et poursuivait quelque sentiment particulier. Ce n'est pas à dire qu'il ne ressentait pas la nature. On a pu voir le contraire. Il ne ressentait pas la nature gigantesque, qui écrase l'homme; son âme toujours en passion humaine ne s'ouvrait pas à ces vastes impressions; il ne pouvait que choisir, dans cet ensemble qu'il était incapable d'embrasser, un détail dans lequel il mettait une anecdote. Son âme n'était pas faite pour la majestueuse épopée des montagnes. Si l'on veut voir avec quelles aptitudes diverses des âmes différentes abordent les mêmes objets, on n'a qu'à lire, après le journal de Burns, celui que Keats a écrit pendant un court voyage dans les Hautes-Terres. Ce fut chez lui, du premier coup d'œil, une merveilleuse intelligence de ce que cette contrée a de plus haute poésie.
Il faut dire cependant que ce voyage de Burns fut fait dans les conditions les plus défavorables. Ce n'est pas une façon de visiter les Highlands que de les traverser au galop, enfermé, en compagnie de Nicol, dans une chaise de poste, qui ne laisse voir qu'un carré de paysage toujours fuyant. Si Burns avait parcouru le pays à pied ou sur Jenny Geddes, s'il avait eu la tête en plein paysage, le regard libre, et ces arrêts faciles qu'on fait en s'appuyant sur son bâton, ou en retenant la bride de son cheval, s'il avait eu de ces journées entières où il semble qu'en marchant on emporte avec soi des horizons, l'influence morale d'un paysage, qui souvent commence par une sensation physique d'air frais ou de lumière, serait peut-être entrée en lui. Mais il voyagea dans une boîte avec un butor.
Ce fâcheux compagnon lui fut une entrave de plus d'une manière. La réception de Burns pendant ce tour ne ressemblait en rien à celle qu'il avait eue pendant son tour des Borders. Dans ces pays incultes, on ne rencontrait plus la classe de gros fermiers qui habite les Basses-Terres. Il n'y avait, surtout alors, que des seigneurs et des paysans, des châteaux et de pauvres chaumières[798]. Burns fut accueilli comme un personnage célèbre dans toutes ces grandes demeures; dès qu'il arrivait on l'invitait. Nicol, trop bourru pour se montrer, restait à l'auberge et rageait. À Blair Athole, où Burns fut reçu par le duc d'Athole, Walker fit prendre patience au malotru en lui donnant des cannes à pêche et en l'envoyant pêcher à la ligne. À la suite de cette visite, on désirait garder le poète un peu plus longtemps, mais Nicol dépité voulut partir absolument. Les dames envoyèrent un domestique à l'auberge pour corrompre le postillon et lui faire enlever un fer à un des chevaux. Ce postillon se trouva incorruptible. Il fallut se remettre en route[799]. Ce fut peut-être un malheur pour Burns; on attendait comme hôte M. Dundas, dont le patronage était tout puissant et qui était le grand distributeur de faveurs pour l'Écosse. Cette rencontre aurait pu changer l'avenir de Burns. Cette scène se renouvela plus loin. Il fut invité au château de Gordon par le duc et la duchesse que nous avons vue reine de la société d'Édimbourg. Comme on le pressait de rester il s'en défendit en disant qu'il avait un compagnon, «son hôte offrit d'envoyer un domestique pour ramener M. Nicol au château; Burns voulut s'acquitter lui-même de cette commission. Toutefois, un gentleman, ami particulier du duc, l'accompagna, qui transmit l'invitation avec toutes les formes de la politesse. L'invitation arrivait trop tard; l'orgueil de Nicol s'était enflammé jusqu'à un haut degré de colère, par suite de la négligence dont il croyait être victime. Il avait ordonné qu'on mît les chevaux à la voiture, résolu à continuer le voyage tout seul, et ils le trouvèrent paradant dans les rues de Forchabers, devant la porte de l'auberge, exhalant sa colère contre le postillon, pour la lenteur avec laquelle il accomplissait ses ordres. Aucune explication, aucune prière ne purent changer sa décision. Notre poète fut réduit à la nécessité de se séparer de lui tout à fait, ou de continuer incontinent son voyage. Il choisit cette dernière alternative et, prenant place à côté de Nicol dans la chaise de poste, avec dépit et regret, il tourna le dos au château de Gordon où il s'était promis de passer quelques jours heureux[800].» Aussi Walker est-il très sévère pour Nicol. «Pendant ces visites, dit-il, Burns fut amené à découvrir qu'il avait fait un choix peu judicieux dans son compagnon de voyage, dont la présence le gênait et le harassait. Le mauvais caractère et les mauvaises manières de M. Nicol empêchaient Burns de l'introduire dans des cercles où la délicatesse et le tact étaient nécessaires.» Et parlant des visites écourtées de Burns il ajoute: «Ceci n'était pas seulement un ennui et un désappointement, ce fut, selon toute probabilité, un sérieux malheur pour Burns, car une résidence plus longue avec des personnes d'une telle influence aurait pu engendrer une intimité durable, et de leur part, un intérêt actif pour son avancement futur[801].»
Une fois Burns arrivé à Inverness, il considéra son voyage poétique comme terminé. Il redescendit rapidement par Aberdeen, Montrose et la côte Est, sans beaucoup regarder autour de lui. «Le reste de mes étapes ne vaut pas la peine d'être raconté; tout récemment sorti d'avoir visité le pays d'Ossian, où j'avais vu sa tombe, que m'importaient des villes de pêcheurs et des champs fertiles.» Il vit Montrose et, dans les environs, les parents de son père, «tantes Jane et Isabel toujours vivantes, de solides vieilles femmes»; et John Caird, probablement un camarade d'enfance de William Burns, «bien que né la même année que notre père, il marche aussi vigoureusement que moi[802].» Il redescendit par Perth et Queensferry, et rentra à Édimbourg le 16 septembre.
Au cours du voyage il avait fait visite à Harvieston, à des parents de son ami Gavin Hamilton de Mauchline. Il y avait rencontré une jeune fille, aimable et intelligente, nommée Margaret Chalmers, avec laquelle il entretint pendant quelque temps une correspondance amicale. Mais le sentiment qui aurait pu naître de ces rapports n'aboutit point et Miss Chalmers ne reste dans l'histoire de Burns que comme un des correspondants à qui il a adressé quelques-unes de ses lettres les plus intéressantes.[Lien vers la Table des matières.]
III.
L'HIVER DE 1787-1788.
INCERTITUDES. — L'ÉPISODE DE CLARINDA. — DÉPART DÉFINITIF
D'ÉDIMBOURG. — LE MARIAGE.
Au commencement d'octobre, Burns comptait ne plus rester à Édimbourg que fort peu de temps. Il pensait régler ses comptes avec son libraire Creech, et s'éloigner d'une ville où il n'avait plus rien à faire. Il prévoyait bien que ce règlement présenterait quelques difficultés. «Je suis déterminé à ne pas quitter Édimbourg jusqu'à ce que j'aie terminé mes affaires avec Mr Creech, ce qui, j'en ai peur, sera une chose ennuyeuse[803].» Mais il ne pensait pas être retenu au delà de quelques semaines. Dans les lettres qu'il écrit, il marque la première partie de novembre comme la date de son départ[804].
Cependant il ne semble nullement fixé sur le lendemain. Cette question devait le préoccuper avant tout. Lorsqu'il aurait touché les quelques centaines de livres sur lesquelles il pouvait compter, qu'allait-il faire? Il fallait trouver à vivre. Son intention très sage, étant données toutes circonstances, était de se remettre fermier. Mais où trouver une ferme? Il songeait bien à celles que Mr Miller lui avait offertes et qu'il avait vues près de Dumfries. Le pays lui plaisait; c'était une grande considération pour lui. Il s'imaginait une jolie existence de fermier poète, qui après tout ne semble pas irréalisable. Il en parlait avec beaucoup de bonne grâce et de raison. Ce qu'il demandait ne semble pas excessif et on aime à se figurer qu'il eût pu l'obtenir.
Je désire vous expliquer mon idée d'être votre tenancier. Je désire être fermier, dans une petite ferme qui occupe à peu près une charrue, dans un pays agréable, sous les auspices d'an bon propriétaire. Je n'ai aucunement la sotte idée d'être locataire à meilleurs termes qu'un autre. Trouver une ferme où l'on puisse vivre à peu près n'est pas facile. Je veux dire vivre simplement, en toute sobriété, comme un fermier du vieux style, en employant mon travail personnel. Les rives de la Nith sont un pays aussi doux et aussi poétique qu'aucun que j'aie jamais vu, et en outre, Monsieur, c'est simplement satisfaire les sentiments de mon propre cœur et l'opinion de mes meilleurs amis de dire que je voudrais vous appeler mon propriétaire de préférence à tout autre gentleman terrien de ma connaissance. Voilà mes vues et mes vœux, et, de quelque façon que vous jugiez convenable de disposer de vos fermes, je serai heureux d'en prendre une à bail[805].
Mais les négociations avec Mr Miller n'avançaient pas vite. Celui-ci ne semblait pas savoir très bien ce qu'il voulait, s'il désirait louer ses fermes et à quelles conditions. «On me dit, lui écrit Burns le 28 septembre, que vous ne reviendrez pas en ville avant un mois; pendant ce temps j'irai sûrement vous voir, car je suppose que d'ici là, vous aurez arrêté vos projets par rapport à vos fermes[806].» Un mois après, il court à Dumfries comme il l'a annoncé à son futur propriétaire. Il en revient sans rien de décidé. Tout, au contraire, semble remis en question. Il forme aussitôt un autre rêve de vie; c'est de retourner près de Gilbert, de prendre ensemble une autre ferme et de vivre à deux, un peu plus largement, un peu plus heureusement, comme ils ont vécu à Mossgiel.
J'ai été à Dumfries, et après une seconde visite, je serai décidé au sujet d'une ferme dans ce pays. Je n'ai pas beaucoup d'espoir, mais comme mon frère est un excellent fermier et est en outre un homme excessivement prudent et calme (qualités qui dans notre famille ne sont le partage que du frère cadet), je suis déterminé, si mon affaire de Dumfries échoue, à retourner en société avec lui et, en choisissant notre temps, à prendre une autre ferme dans le voisinage. Je vous assure que je m'attends à de grands compliments pour ce très prudent exemple de mon insondable, incompréhensible sagesse[807].»
Il est vraisemblable que cet arrangement eût été la chose la plus heureuse pour lui. Matériellement, la direction de la ferme eût gagné à être entre les mains d'un homme doué des qualités de vigilance et d'assiduité qui faisaient défaut à Burns. Et ce qui est plus important encore, celui-ci aurait eu près de lui un soutien moral et un exemple. Il aurait retrouvé dans Gilbert le frère des jeunes années, l'ami, le confident, le conseiller grave et cher, dont le silence devait être parfois un reproche et dont le dévouement était une force. Quelque chose de l'ancienne vie, de ces glorieuses années de Mossgiel, aurait survécu dans cette association des deux frères. Il y avait tant de liens et de tendresse entre ces deux cœurs si différents, l'ardeur de l'un eût été tempérée par la sagesse de l'autre. Gilbert prenant la responsabilité, Robert aurait donné son travail et gardé sa liberté d'esprit. On aurait peut-être revu des mois comme ces mois extraordinaires de la fin de 1785. Malheureusement la combinaison de Dumfries ne devait pas échouer.
Ces incertitudes allaient et venaient sur un mauvais état d'esprit, qu'elles contribuaient à entretenir. Il semble que les succès et les triomphes de l'année précédente ne se soient pas renouvelés. La curiosité était satisfaite, l'intérêt amorti, l'enthousiasme tombé. On n'entend plus parler de réceptions, d'invitations, de salons. Une froideur, un éloignement sont intervenus entre le poète et la haute société. Il ne fréquente guère plus que des hommes de position sociale moyenne comme Nicol, Ainslie, Cruikshank un collègue de Nicol. Où est le temps où il faisait tourner toutes les têtes et augmenter le prix des bonnets de gaze? On peut tenir pour certain que son amour-propre souffrit de cet abandon. On sent percer cette blessure a la façon dont il parle de la difficulté qu'il y a pour les grands à rester les amis d'hommes d'un rang plus humble.
«Il faut un rare effort de bon sens et de philosophie, chez les personnes d'un rang élevé, pour conserver vivante une amitié avec un homme qui est de beaucoup leur inférieur. Les dehors, des choses tout à fait étrangères à l'homme, pénètrent lentement dans les cœurs et les jugements de presque tous les hommes, sinon de tous. Je ne connais qu'un seul exemple d'un homme qui pleinement et vraiment regarde «tout le monde comme un théâtre, et tous les hommes et les femmes comme de simples acteurs[808],» et qui, (en mettant de côté les saluts du cours de danse), n'estime ces acteurs, les dramatis personæ, qu'ils bâtissent des cités ou plantent des haies, qu'ils gouvernent des provinces ou dirigent un troupeau, qu'en tant qu'ils remplissent leurs rôles. Pour l'honneur de l'Ayrshire, cet homme est le Professeur Dugald Stewart de Catrine[809].»
Lorsqu'elle vient s'ajouter à l'incertitude de la vie matérielle, rien n'est plus propre que cette sensation d'abandon, pour engendrer la défiance de soi, la méfiance de l'avenir, une détresse qui pénètre tout l'être. Cette souffrance se complique lorsqu'un homme poursuit, comme Burns, deux existences presque contradictoires. Celui qui resserre ses efforts à maîtriser les conditions matérielles de la vie peut se sentir hardi; il applique un vouloir unique à un but unique; il peut espérer les joies du travail et du succès s'activant l'une l'autre; s'il a de la volonté et de la santé, il a toutes chances, plus ou moins brillamment, de gagner la partie. Mais lorsqu'un homme veut vivre de deux vies superposées, lorsqu'il a dessein de n'établir la vie ordinaire que pour mener en dehors et au-dessus d'elle une vie désintéressée, lorsqu'il estime sa réussite, non d'après ce que la première lui donnera mais d'après ce qu'il obtiendra de la seconde, celui-là peut bien être troublé. La chose qu'il entreprend est difficile, presque irréalisable. D'abord, parce qu'il est peu probable qu'il soit doué pour deux genres d'effort si différents. Puis, le temps et l'énergie qu'il portera d'un côté, il souffrira de l'enlever à l'autre; la victoire même ne tardera pas à lui sembler vaine et achetée trop chèrement. Ou bien il sera négligent ouvrier de la vie pratique; la misère arrivera, les ronces et l'herbe envahiront sa maison, tandis qu'il cultivera ses lis; ou bien, s'il construit solidement son existence, il s'apercevra qu'il s'est dépensé à une besogne inférieure, et que, comme un fondeur imprudent, il a usé son feu et son bronze pour un piédestal tandis qu'il n'en reste plus pour la statue. Burns sentait confusément qu'il entreprenait une chose impossible, car il n'y a guère de besogne qui ne demande les deux mains. Il comprenait ce qu'il y avait d'incompatible entre ses deux désirs; ce manque de décision faisait naître l'inquiétude, et il en souffrait, se sentant très seul.