Robert Burns. Vol. 1, La Vie
«Monsieur, je suis à l'instant même honoré de votre lettre. Je n'essaierai pas de décrire les sentiments avec lesquels j'ai reçu cette nouvelle preuve de votre bonté.
J'arrive aux accusations que la malveillance et la calomnie ont portées contre moi. On a dit, semble-t-il, que non-seulement j'appartiens à un parti désaffectionné dans cette ville, mais encore que je suis à sa tête. Je n'ai connaissance ici d'aucun parti, ni républicain, ni réformiste, excepté d'un ancien parti en vue de la réforme des bourgs, avec lequel je n'ai jamais rien eu à faire. Des individus, républicains et réformistes, nous en avons ici, bien qu'en petit nombre, des deux côtés. Mais, s'ils se sont associés, c'est plus que je n'en sais; et s'il existe une association de ce genre, elle doit se composer d'individus si obscurs et si ignorés qu'il n'y a aucune possibilité que je leur sois connu, ou eux à moi.
J'étais au théâtre, un soir, quand on réclama: «Ça ira». J'étais au milieu du parterre et c'est du parterre que la clameur s'éleva. Un ou deux individus, avec lesquels je me trouve occasionnellement, faisaient partie du groupe; mais je n'ai pas eu connaissance de leur projet, je n'y ai pas pris part, je n'ai jamais ouvert les lèvres pour siffler ou acclamer ni celte chanson, ni aucune autre chanson politique. Je me suis considéré comme un homme beaucoup trop obscur pour avoir quelque poids dans la répression d'un désordre, et en même temps comme un homme trop respectable pour hurler aux clameurs d'une populace. Ce fut la conduite des premières personnes de la ville; et ces personnes savent et déclareront que ce fut aussi la mienne.
Je n'ai jamais prononcé d'invectives contre le roi. Sa valeur privée, il est absolument impossible qu'un homme tel que moi puisse l'apprécier. Mais, en sa capacité publique, c'est avec le plus solide loyalisme que j'ai toujours révéré et je révérerai toujours le monarque de la Grande-Bretagne, comme la clef de voûte sacrée de notre royale Constitution (pour parler maçonniquement).
Quant aux principes de Réforme, je considère la Constitution britannique, telle qu'elle a été fixée par la Révolution, comme la plus glorieuse Constitution qui existe, ou que peut-être l'esprit de l'homme puisse concevoir. En même temps, je pense, et vous savez quels hauts et remarquables personnages ont depuis quelque temps la même opinion, que nous avons considérablement dévié des principes originels de la Constitution, et particulièrement qu'un alarmant système de corruption a pénétré dans les rapports entre le Pouvoir Exécutif et la Chambre des Communes. Voilà la vérité et toute la vérité sur mes opinions réformistes, avec lesquelles j'ai joué imprudemment avant de connaître l'humeur de ces temps d'innovation. Je le vois maintenant, et à l'avenir je scellerai mes lèvres. Cependant je n'ai jamais eu aucune autorité dans aucune association politique, aucune correspondance, aucun rapport avec elles. Sauf ceci, lorsque les magistrats et les principaux habitants de cette ville s'assemblèrent pour déclarer leur attachement à la Constitution et leur horreur des émeutes, déclaration que vous pourriez trouver dans les journaux, je crus qu'il était de mon devoir, comme sujet du pays et comme citoyen de la ville, de souscrire à cette déclaration.
De Johnstone, l'éditeur du Gazetier d'Édimbourg, je ne sais rien. Un soir, en compagnie de cinq ou six amis, son prospectus nous tomba sous la main; il nous sembla viril et indépendant. Je lui écrivis de nous envoyer son journal. Si vous croyez qu'il y a quelque impropriété à ce que la publication arrive ici adressée à mon nom, je la décommanderai aussitôt. Jamais, j'en prends Dieu pour juge, je n'ai écrit de ma main une ligne de prose pour le Gazetier. Je lui ai envoyé une pièce de circonstance, dite par Miss Fontenelle, le soir de son bénéfice, intitulée Les Droits de la Femme, et quelques strophes improvisées sur la commémoration de Thompson. Je vous les envoie toutes deux pour que vous les lisiez. Vous verrez qu'ils n'ont absolument rien qui touche à la politique. Quand j'ai envoyé à Johnstone un de ces poèmes (j'oublie lequel des deux), j'y ai joint, à la demande de mon excellent et digne ami, Robert Riddell Esq., de Glenriddell, un essai en prose, signé Caton, écrit par lui et adressé aux délégués pour la Réforme des Comtés. Il est lui-même un de ces délégués pour ce Comté-ci. Avec les mérites et les démérites de cet essai, je n'ai rien eu à faire que de le transmettre sous la même enveloppe affranchie,—enveloppe qu'il m'avait procurée.
Pour la France, j'ai été son partisan enthousiaste au commencement des affaires. Lorsqu'elle en vint à montrer son ancienne avidité pour les conquêtes, en annexant la Savoie et en envahissant la Hollande, j'ai changé de sentiment. J'ai fait, sur la retraite du Prince de Brunswick, une ballade à chanter après boire. Je l'ai chantée à une soirée joyeuse. Je vous l'enverrai également, cachetée, parce qu'elle n'est pas faite pour être lue par tout le monde. Elle est indigne de votre attention, mais dans le cas où Mme la Renommée, ainsi qu'elle l'a déjà fait, userait ou abuserait de son vieux privilège de mentir, vous aurez en main le pour et le contre de mes écrits et de ma conduite politique.
Mon honoré Patron, ceci est tout. Je défie tout démenti de cet exposé. Des préjugés erronés ou la passion imprudente peuvent m'égarer et m'ont souvent égaré; mais lorsqu'on me demande de répondre de mes fautes, bien que, j'ose le dire, aucun homme ne ressente de plus perçante componction de ses erreurs, cependant, je crois que personne ne peut être plus que moi au-dessus d'un échappatoire ou d'une dissimulation[1231].
C'est une fort belle lettre, où il s'excuse avec beaucoup d'habileté, sans rien abandonner de ses convictions. Son passage sur le roi est suffisamment transparent, et celui sur la nécessité d'une Réforme si net qu'il faillit avoir à s'en repentir. Sa défense manqua de lui être plus funeste que le reste. Le Conseil fut blessé de ses remarques sur la Constitution et chargea un des surveillants généraux, M. Corbet, de s'informer, sur les lieux, de sa conduite, et de lui faire savoir, selon ses propres termes «que mon affaire était d'agir et non de penser et que, quels que fussent les hommes ou les mesures, mon devoir était d'être silencieux et obéissant[1232].»
On a essayé de diminuer le danger qui le menaça à ce moment, et on a prétendu qu'il se l'était exagéré,
Ses hérésies sur l'Église et sur l'État
Pourraient bien lui valoir le sort de Muir et de Palmer[1233].
Tout va à prouver, au contraire, que ce danger était sérieux. Le bruit s'était même répandu à Édimbourg qu'il avait été congédié de l'Excise, et John Erskine, comte de Mar, avait eu la pensée d'ouvrir, parmi les amis de la Liberté, une souscription qui aurait dédommagé le poète d'avoir souffert pour elle. Cette généreuse initiative lui valut de Burns une lettre aussi belle que celle qui précède, éloquente, et pleine des sentiments de liberté qui appartiennent aux citoyens d'un pays libre. Il faut la lire aussi, car elle complète l'étude des vrais principes politiques de Burns et elle le montre sous un de ses meilleurs aspects:
«La partialité de mes compatriotes m'a mis en évidence, comme un homme de quelque génie, et m'a donné un nom à maintenir. Comme poète, j'ai proclamé des sentiments virils et indépendants qui, je l'espère, se retrouveront dans l'homme. Des raisons d'un haut poids, qui n'étaient autres que le soutien d'une femme et d'enfants, m'ont désigné ma situation actuelle comme avantageuse, comme la seule que je pusse choisir. Néanmoins mon honnête renommée est ce qui m'est le plus cher, et mille fois j'ai tremblé à l'idée des épithètes dégradantes que la calomnie et la malveillance pourront attacher à mon nom. J'ai souvent, anticipant cruellement l'avenir, entendu quelque futur écrivailleur de magazine vénal, avec la lourde méchanceté d'une stupidité sauvage, déclarer avec joie, dans ses paragraphes payés, que «Burns, malgré la parade d'indépendance qui se trouve dans ses écrits et après avoir été produit au regard et à l'estime publics comme un homme de quelque talent, n'ayant pas en lui-même les ressources nécessaires pour supporter cette dignité empruntée, tomba à être un pauvre exciseman et passa humblement le reste de son insignifiante existence dans les occupations les plus communes, avec la plus vile classe du genre humain.»
Monsieur, permettez-moi de déposer entre vos mains illustres mon démenti le plus énergique, ma protestation contre ces calomnieuses faussetés. Burns fut un homme pauvre depuis sa naissance et devint exciseman par nécessité. Mais, je le dirai! la pauvreté n'a pu altérer la pureté de son honnêteté et l'indépendance britannique de son esprit. L'oppression a pu la plier, mais non la dompter. N'ai-je pas, dans la prospérité de ma contrée, un intérêt qui m'est plus précieux que le plus riche duché qu'elle contient? J'ai une nombreuse famille et la probabilité qu'elle s'accroîtra encore. J'ai trois fils qui, je le vois déjà, ont apporté dans ce monde des âmes peu faites pour habiter des corps d'esclaves.—Puis-je regarder tranquillement et contempler les machinations qui enlèveraient leurs droits à mes garçons? à ces petits Bretons libres, dans les veines de qui court mon propre sang? Non! je ne le saurais! Quand même le sang de mon cœur devrait ruisseler autour de mon effort pour l'empêcher.
Si quelqu'un me dit que mes faibles efforts ne sauraient être utiles et qu'il n'appartient pas à mon humble position de se mêler des intérêts d'un peuple, je lui répondrai que c'est sur des hommes comme moi qu'un pays se repose, pour trouver les mains qui soutiennent et les yeux qui comprennent. La multitude ignorante peut enfler la masse d'une nation; la foule clinquante, titrée et courtisane, peut lui servir de panache et d'ornement. Mais le nombre de ceux qui sont assez élevés dans la vie pour raisonner et réfléchir, et assez bas pour être à l'abri de la contagion vénale des cours, voilà où est la force d'une nation.
Une dernière requête. Quand vous aurez honoré cette lettre en la lisant, je vous prie de la jeter aux flammes. Burns, en faveur de qui vous vous êtes si généreusement intéressé, vient d'être peint par moi, en couleurs naturelles; mais si quelqu'une des personnes qui tiennent entre leurs mains le pain qu'il mange, venait à avoir quelque connaissance de ce portrait, cela ruinerait le pauvre barde pour toujours[1234]!...
Comme on sent, lorsqu'il parle des jugements futurs qu'on portera sur sa vie, l'amertume et l'humiliation qu'il ressentait de sa position dans l'Excise. Il ne s'y réconcilia jamais: et dans le reste de la lettre bouillonne un esprit altier contre sa situation subalterne et contre un ordre de silence qu'il n'acceptait qu'en frémissant.
Grâce à l'amitié de Corbet et de Graham, l'orage qui l'avait menacé passa sans éclater. Il en garda cependant assez longtemps la pensée qu'il fallait renoncer à tout espoir d'avancement. Lockhart attribue au découragement que lui causa cette pensée sa fuite vers des excès qui abrégèrent sa vie[1235].
Par une assez curieuse revanche, ce fut le nom de Burns qui, vingt-cinq ans plus tard, servit à réveiller l'opinion libérale et rompit le silence dont les whigs avaient été jusque-là accablés.
«Le printemps suivant, dit lord Cockburn, s'ouvrit par un dîner public en l'honneur de Burns, (22 Février 1819). Deux ou trois cents personnes y assistaient. John A. Murray présidait. De beaucoup la partie la plus intéressante de cette réunion fut les quelques mots dits par Henry Mackenzie, qui avait accueilli le poète avec bonté lors de la première visite de celui-ci à Édimbourg, environ trente ans auparavant, et qui avait été souvent récompensé en assistant à la gloire du génie qu'il avait si vite discerné et aidé. Ce dîner laissa un long souvenir, comme le premier dîner public auquel un des whigs d'Édimbourg ait pris la parole. Ce fut le premier qui leur montra quelle utilité on pouvait tirer de ces réunions, et ce fut la cause immédiate de dîners politiques qui bientôt après firent une si grande impression[1236]».
Au moment de cette alerte, Burns s'était promis de sceller ses lèvres à propos de politique[1237]. Selon son habitude d'écrire sur les vitres, il avait même tracé cette épigramme sur une des fenêtres de sa taverne du Globe:
Et si tu veux te mêler de Politique,
Et si ta fortune est humble,
Porte bien ceci dans l'esprit, sois sourd et aveugle,
Laisse les grands entendre et voir[1238].
Il lui fut impossible de se tenir longtemps; la vitre dura plus que ses résolutions. Il recommença bientôt ses discours et ses épigrammes. Il devenait du reste de plus en plus difficile, à un homme qui avait en lui le sang de Burns, de rester indifférent et silencieux. L'année de 1792 avait été, pour ainsi parler, une année d'agitation théorique et c'étaient des principes abstraits qu'on discutait. L'année de 1793 mit les plus humbles en contact avec les faits eux-mêmes et en amena le contre-coup à tous les foyers.
Les événements étaient devenus tragiques et se précipitaient. Dès le mois de janvier, l'exécution de Louis XVI avait répandu une stupeur qui avait pénétré partout. Le 24 janvier, Chauvelin, l'ambassadeur français, avait reçu l'ordre de quitter le pays avant huit jours. Le 27, la cour avait pris le deuil pour Louis XVI. Le 28, un message royal, délivré au Parlement, l'avait informé que le roi avait résolu d'augmenter ses forces «pour soutenir ses alliés et s'opposer aux vues d'agrandissement et d'ambition de la part des Français, vues toujours dangereuses pour les intérêts de l'Europe, mais plus encore lorsqu'elles étaient liées à la propagation de principes subversifs de la paix et de l'ordre de toute société civile». Le 1er février, la Convention avait déclaré la guerre à l'Angleterre. Le commerce était arrêté; les fortunes et encore plus les industries s'écroulaient de tous côtés; les ruines s'accumulaient; le nombre des banqueroutes avait quadruplé en Écosse[1239]. Burns écrivait à son ami Peter Hill, le libraire d'Édimbourg:
«J'espère, j'ai confiance que cette rafale de désastres, par laquelle ont été renversés tant et tant de dignes personnages qui, il y a quelques mois, prévoyaient peu une pareille chose, épargnera mon ami.
Ah! puissent la colère et la malédiction du genre humain hanter et harceler ces mécréants turbulents et sans principe, qui ont entraîné un peuple dans cette ruineuse aventure.[1240]»
Lui-même souffrait de la difficulté des temps. La guerre avait arrêté l'importation et supprimé le surcroît de traitement qu'il en retirait. Il était obligé d'écrire une lettre comme celle-ci pour emprunter un peu d'argent:
«Ceci est une lettre pénible et désagréable, la première de ce genre que j'aie jamais écrite. Je suis vraiment en une sérieuse détresse faute de trois ou quatre guinées. Pouvez-vous, cher Monsieur, me les prêter? Ces moments maudits, en arrêtant l'importation, ont, pour cette année, du moins, retranché un gros tiers de mon revenu, et avec ma nombreuse famille, c'est pour moi une affaire malheureuse[1241].»
À ces causes toutes locales et personnelles s'ajoutaient l'agitation universelle, la fièvre que les échos et les grondements de catastrophes lointaines excitaient en tous, des tressaillements continuels que causaient des nouvelles grandioses et terribles, une sorte de tumulte qui s'était emparé de toutes les âmes et qui rendait possibles partout toutes les folies et tous les héroïsmes. Ce n'étaient pas des temps ordinaires; les esprits étaient hors de leurs gonds, un trouble puissant était dans l'air, et Burns, plus que tout autre, le ressentait. Aussi, malgré les avertissements qu'il avait reçus et le danger qui l'avait menacé, ne pouvait-il s'empêcher de laisser échapper des imprudences qu'il essayait de rattraper ensuite. Un jour, il offre à la bibliothèque populaire qu'il avait fondée, le livre de de Lolme sur la Constitution anglaise. Le lendemain matin, il accourt chez le prévost Thomson pour lui redemander à voir le livre, parce qu'il avait écrit quelque chose qui pourrait lui amener des ennuis; et il efface la phrase suivante: «M. Burns présente ce livre aux membres de la Bibliothèque et les prie de l'accepter comme une charte de la liberté anglaise, jusqu'à ce qu'ils en trouvent une meilleure[1242]». Un autre jour, pendant le révoltant procès de Thomas Muir, qui était poursuivi pour avoir acheté et distribué des copies des Droits de l'Homme de Paine, il est forcé de prier un brave forgeron de ses voisins de garder chez lui un exemplaire de l'ouvrage proscrit, parce que ce serait la ruine pour lui si on le savait en sa possession[1243]. Parfois, il rapportait de promenades solitaires parmi les ruines pittoresques de l'Abbaye de Lincluden, des pensées qu'il n'osait confier à ses vers, comme dans la pièce admirable qu'il nomme Une Vision.
Comme j'étais debout près de cette tour sans toiture,
Où la giroflée parfume l'air plein de rosée,
Où la hulotte gémit dans sa chambre de lierre
Et dit à la lune de minuit son souci;
Les vents étaient tombés et l'air était paisible,
Des étoiles filantes traversaient le ciel;
Le renard hurlait sur la colline,
Et les échos lointains des gorges répondaient.
Le ruisseau, dans son sentier couvert de noisetiers,
Se hâtait près des murs en ruines,
Pour rejoindre, là-bas, dans la vallée, la rivière
Dont le bruit distant monte et retombe.
Du nord froid et bleuâtre ruisselaient
Des lueurs, avec un bruit sifflant, étrange;
À travers le firmament elles jaillissaient et changeaient,
Comme les faveurs de la Fortune, perdues aussitôt que gagnées.
Par hasard, je tournai insouciamment mes yeux,
Et, dans le rayon de lune, je tremblai en voyant
Se lever, un spectre austère et puissant,
Vêtu comme jadis l'étaient les ménestrels.
Eussé-je été une statue de pierre,
Son aspect m'aurait fait frissonner;
Et sur son bonnet était gravée clairement
La devise sacrée: «Liberté».
Et de sa harpe coulaient des chants
Qui auraient réveillé les morts endormis;
Et, oh! c'était une histoire de détresse,
Comme jamais l'oreille d'un anglais n'en connut de plus grande.
Avec joie, il chantait ses jours d'autrefois,
Avec des pleurs, il gémissait sur les temps récents;
Mais ce qu'il disait, ce n'était pas un jeu,
Je ne le risquerai pas dans mes rimes[1244].
Cependant les destinées de la Révolution française tenaient le monde en suspens. En Angleterre, malgré la déclaration de guerre, un grand nombre d'âmes généreuses faisaient des vœux pour le peuple qui défendait sa liberté. Du premier coup, Burns se trouva parmi ceux qui prenaient parti contre leur propre patrie. Il ne s'en cachait pas. Il composait une épigramme contre une victoire de l'armée anglaise. Lorsque Dumourier passa à l'ennemi, il écrivit contre lui son Impromptu sur la Désertion du général Dumourier. Dans une Ode pour le jour de naissance du général Washington, il s'écriait:
Les nations opprimées forment-elles le haut dessein
De faire saigner les tyrans détestés?
Ton Angleterre prend en haine cet exploit glorieux!
Sous les plis de ses bannières hostiles,
Bravant les reproches de l'honneur,
L'Angleterre tonne et s'écrie: «La cause du tyran est la mienne!»
À cette heure maudite, les démons se sont réjouis,
L'enfer, dans son étendue, poussa un cri de triomphe,
À cette heure qui vit le nom généreux de l'Angleterre
Associé à des actes maudits frappés de honte éternelle[1245].
Chose remarquable! Là encore, ce paysan sans culture, perdu dans des fonctions infimes, au fond de l'Écosse, était à l'unisson avec les plus hauts esprits de son époque. Il avait le don suprême des poètes de sentir où est la parcelle de justice éternelle qui roule dans le désordre humain. Il l'avait deviné, comme ses frères en poésie, l'ardent Coleridge et le noble Wordsworth. Eux aussi avaient eu l'âme déchirée de ce conflit entre leur amour pour la contrée natale et leur enthousiasme pour la cause de l'humanité. Ils avaient eux aussi sacrifié le moindre de ces sentiments au plus grand. À ce moment, Coleridge, malgré ses amitiés et ses jeunes amours qui étaient du côté patriotique, prédisait la défaite à tous ceux qui bravaient la lance destructrice des tyrans, et bénissait «les pæans de la France délivrée», en courbant la tête et en pleurant au seul nom de l'Angleterre[1246]. À ce même moment, lorsqu'il entrait dans une église où l'on offrait des prières ou des actions de grâces pour les victoires de son pays, Wordsworth restait silencieux, «comme un hôte qu'on n'a pas invité»; et quand, sur le rivage paisible, à l'heure où le soleil descend dans la tranquillité de la nature, il voyait la flotte orgueilleuse «qui porte le pavillon à croix rouge et entendait le canon du soir», son cœur était plein de chagrin pour le genre humain[1247].
Chez Burns, cette souffrance ne pouvait pas prendre une forme purement intellectuelle, s'accumuler en profonde tristesse méditative comme chez Wordsworth, ou s'exhaler en emportement lyrique comme chez Coleridge. Les gens cultivés se font de leur esprit un sanctuaire reculé dont les joies et les colères sont plus loin de la vie, où ils se retirent parfois pour goûter leurs fiertés ou cacher leurs dégoûts. Burns n'avait pas ce refuge. La vie réelle était trop près de son esprit, il ne pouvait s'en éloigner et ses idées passaient aussitôt dans ses actes. Ce conflit ne produisit pas en lui, comme dans Wordsworth, un ébranlement moral, douloureux sans doute, mais qui restait restreint dans la vue spéculative des choses. Il causa en lui une irritabilité de chaque jour. Il avait pris en haine les officiers au point qu'il ne pouvait en supporter la présence. Il écrivait à Mrs Riddell qu'il avait vue la veille au théâtre: «J'avais l'intention de vous faire visite hier soir, mais, en approchant de la porte de votre loge, le premier objet qui frappa ma vue fut un de ces faquins habillés en homards, assis et gardant, comme un autre dragon, le fruit du jardin des Hespérides[1248].» Rencontrant un jour Mrs Basil Montague, qui lui demande de l'accompagner: «Volontiers, Madame, dit-il, mais je ne descendrai pas par le trottoir, de peur d'avoir à partager votre société avec un de ces faquins à épaulettes dont la rue est pleine[1249].» Cette antipathie s'étendait aux nobles et aux riches. Dans une excursion de quelques jours qu'il fit avec un de ses compagnons de l'Excise, il regardait, avec une sorte d'humeur farouche, le charmant paysage de l'Isle de Saint-Mary, parce que c'était la propriété d'un lord, et ce lord était le père de lord Daer, le libéral[1250]. Il est probable que son mécontentement politique, la sensation pénible d'être toujours surveillé, l'effort encore plus pénible pour lui de se contenir, l'espèce d'humiliation qu'il en ressentait, avaient aigri son caractère. Il était devenu plus sombre, plus amer. Il avait toujours dans ses vers revendiqué l'égalité des hommes, mais, maintenant il y apportait de l'âpreté et une sorte de dureté farouche. On verra ailleurs avec plus de détails quels furent ses sentiments vis-à-vis de la Révolution française. Il suffisait de les noter ici, en tant qu'ils eurent une influence matérielle ou morale sur sa vie.
Il est hors de doute que cette fièvre de discussions, de petites nouvelles, par lesquelles les grands aspects des faits sont cachés, de récriminations, de déclarations vaines, que cette folie de colères, de querelles, de haine, qui énervait et exaspérait toute l'Angleterre et sévissait fortement à Dumfries, furent pour le poète de mauvaises conditions de vie et de travail. Il eût mieux valu ressentir les nobles souffles qui passaient sur le monde dans le calme de la campagne et les recevoir purifiés de la paille et de la poussière des acrimonies humaines.
À travers toutes ces péripéties, il continuait son métier d'exciseman. Il le faisait sans goût, mais avec exactitude. Si on excepte l'admonestation relative à ses déclarations politiques, laquelle est tout à fait à part, on ne trouve, dans sa correspondance et dans le minutieux journal de son surveillant Findlater, que trois ou quatre allusions à des observations pour des faits de service. Elles portent sur des négligences futiles et, selon les expressions mêmes du rapport, sur des «inadvertances triviales[1251]». Dans les cas où on a ses explications, celles-ci paraissent probantes[1252]. Deux lettres, en forme de mémoire, adressées, l'une à David Staig[1253], prévost de Dumfries, l'autre à Mr Graham de Fintry[1254], dans lesquelles il propose des améliorations qui doivent conduire à une perception plus exacte de l'impôt ou à des économies, montrent qu'il s'occupait de son administration, en dehors de la routine de son service, et qu'il en connaissait bien le fonctionnement. Ce sont des exposés très courts mais très nets et, il semble, très justes, de points de détails. Ils marquent le jugement qu'il y avait en lui, et ce qu'il aurait pu faire, si sa position avait été plus élevée. Au point de vue strictement professionnel, il est certain que l'Excise ne devait pas compter beaucoup d'employés tels que lui, aussi actifs, aussi intelligents, aussi capables de tact et de fermeté. Il avait d'autant plus de mérite à apporter dans ses fonctions une régularité qui n'était pas dans sa nature, qu'elles lui étaient pénibles et odieuses. De temps en temps, quelques paroles échappées indiquent qu'il continuait à les subir, à son corps défendant, et laissent deviner la discordance qu'il y avait entre cette vie et ses désirs.
«Dimanche clôt une période de notre maudite affaire du revenu. Il se peut que je sois tenu, occupé à écrire, jusqu'à midi. Jolie occupation pour la plume d'un poète! Il y a une partie du genre humain que j'appelle la classe des chevaux de manège. Quels animaux enviables ce sont! Ils tournent, ils tournent et ils tournent—le bœuf de Mundell, qui fait aller son moulin à coton, est leur prototype exact—sans une idée ou un désir au-delà de leur cercle, gras, luisants, stupides, patients, tranquilles et satisfaits; tandis que me voici assis tout novembreux, damné mélange de mauvaise humeur et de mélancolie, sans assez de la première pour m'emporter jusqu'à la colère, ni de la seconde pour me reposer dans la torpeur; mon âme se démenant et voletant autour de sa prison, comme un bouvreuil attrapé pendant les horreurs de l'hiver et nouvellement enfermé dans une cage. Je suis persuadé que c'est de moi que le sage Hébreu a prophétisé quand il a dit: «Et voyez, quelque chose à quoi cet homme applique son désir, elle ne prospérera pas.» Si mon ressentiment est éveillé, il est certain que c'est d'un côté où il n'ose pas piailler; et si.... Priez que la Sagesse et le Bonheur soient de plus fréquents visiteurs de R. B[1255].»
Ces aveux sont rares. Il supporta jusqu'au bout, en se taisant, cette existence si peu faite pour lui, dans laquelle il voyait le soutien de sa famille.
Ce fut dans ces moments de trouble et d'irritation, vers la fin de l'année 1792, que passa dans son souvenir, pour la dernière fois, la chaste figure de Mary des Hautes-Terres. La même saison, la saison d'automne, l'évoqua encore. Elle semble revenir à intervalles égaux, trois ans après sa dernière apparition à Ellisland. Elle se tient sur le seuil des derniers jours, qui descendent, en s'assombrissant, vers un fond de vie où elle ne peut le suivre. Elle vient lui donner un adieu. On dirait que les nuages s'ouvrent un moment derrière elle, et laissent arriver jusqu'à lui, par cette échappée, le parfum des aubépines de l'Ayr, un rayon de ces dimanches de mai comme les années ne lui en apportent plus, des clartés d'autrefois. Il la salua d'adorables et tendres paroles dans lesquelles revit toute sa douleur. La douce Mary Campbell resta jusqu'au bout la maîtresse de ce cœur tourmenté. «Le sujet de cette chanson, écrivait-il à Thompson en la lui envoyant, est un des plus intéressants passages de mes jeunes jours; j'avoue que je serais heureux de voir les vers adaptés à un air qui leur assurerait la célébrité. Peut-être, après tout, est-ce la passion encore ardente de mon cœur qui jette un lustre emprunté sur les mérites de cette composition[1256].» Il se trompait. La pièce qu'il envoyait était, comme toutes celles que lui inspira Mary Campbell, parmi ses plus parfaites.
Ô berges, rives et ruisseaux autour
Du château de Montgomery,
Verts soient vos bois, belles vos fleurs,
Et vos ondes jamais troublées.
Que là, l'Été déplie d'abord ses robes,
Que là, il reste plus longtemps,
Car là, je pris mon dernier adieu
De ma douce Mary des Hautes-Terres.
Comme doucement fleurissait le bouleau vert et gai,
Comme la floraison d'aubépine était riche,
Quand sous leur ombrage parfumé
Je la serrais sur ma poitrine!
Les heures d'or, sur des ailes d'anges,
Volaient par-dessus moi et ma chérie,
Car chère, autant que la lumière et la vie,
M'était ma douce Mary des Hautes-Terres.
Avec maints vœux et maints étroits embrassements,
Nos adieux furent pleins de tendresse;
Et nous jurant souvent de nous revoir
Nous nous arrachâmes l'un à l'autre.
Mais hélas, le gel de la mort arriva
Qui tua ma fleur si hâtivement!
Maintenant vert est le gazon et froide l'argile
Qui enveloppent ma Mary des Hautes-Terres.
Ô pâles, pâles maintenant, ces lèvres roses,
Que j'embrassai souvent si tendrement!
Et fermé à jamais, ce regard brillant
Qui s'arrêtait sur moi si doucement!
Et retombé maintenant, en poussière silencieuse,
Ce cœur qui m'aimait si chèrement!
Mais toujours au fond de ma poitrine
Vivra ma Mary des Hautes-Terres[1257].
La souffrance est aussi récente que dans les vers composés trois ans auparavant; ceux-ci ont une tristesse de plus. Il semble que la pensée d'une existence future se soit éloignée; la dissolution est l'idée maîtresse de cette pièce comme la survivance l'était de la précédente. Ce n'est plus à la Mary veillant dans le ciel qu'il s'adresse; mais à la Mary disparue sous la terre, pour jamais. Le sentiment de la séparation définitive a remplacé celui d'une réunion attendue; ses yeux ne la cherchent plus du côté des étoiles. Du reste, ce rêve d'une rencontre avec les êtres aimés, qui avait été pendant quelque temps sa croyance, ne reparaît plus dans sa correspondance. Pas même aux derniers moments, lorsque la pensée de la mort prochaine lui reviendra souvent, il ne s'en ressouviendra. Il y a une autre réflexion mélancolique dont il est impossible de se défendre en relisant ces vers. Certes l'homme qui les a écrits est aussi capable de poésie que jamais. Cependant c'est de plus en plus à des souvenirs que son génie s'applique; la vie présente ne lui fournit plus de ces émotions; il retravaille à celles du passé; il retourne à ce qu'il a ressenti. Quelle amertume ont ces divins moments d'autrefois, quand ils reviennent dans une âme qui ne saurait plus les éprouver et qui, peut-être, en a conscience![Lien vers la Table des matières.]
III.
LES EXCÈS AUGMENTENT. — MAUVAIS RENOM.
Dans cette vie de discussions âpres et de déclamations de cabaret, dans la routine d'un métier haï, dans le commerce de gentilshommes viveurs ou de bourgeois godailleurs, ses excès de boisson se rapprochent et s'alourdissent. Jusque-là ils avaient été intermittents et ils avaient eu comme contrepoids le travail corporel et le grand air de la campagne. Maintenant le danger devient quotidien et plus grave. Il était assailli constamment et de tous côtés. «À Dumfries, dit Heron, sa dissipation devint plus profonde et plus habituelle; il était plus exposé que dans la campagne à ce qu'on le sollicitât de partager la débauche des dissolus et des oisifs; de sots jeunes gens, tels que des clercs d'hommes de loi, de jeunes médecins, des commis de marchands et ses confrères de l'Excise, se pressaient avidement autour de lui et de temps en temps le poussaient à boire avec eux, afin de pouvoir jouir de son audacieux esprit»[1258]. D'un autre côté, lorsque les «Hunts» se réunissaient à Dumfries, «le poète était invité à partager leurs réunions et il n'hésitait pas à accepter l'invitation»[1259]. La flânerie des heures inoccupées par ses fonctions, le besoin de bavardage dont on tue le désœuvrement d'une petite ville, les rencontres sur la place ou le long du quai, produisaient des occasions continuelles. La colère et l'emportement que la politique déchaînait en lui, comme chez les hommes du peuple qui n'ont pas appris de l'histoire à être calmes envers leur temps, les inquiétudes et les rages d'être observé ou réprimandé, étaient des excitations à boire et rendaient plus âpres les fumées de la boisson. Une vie sédentaire, mauvaise pour lui, empêchait sa constitution de se débarrasser de ces ivresses et les y accumulait lentement. Avec un peu de soin on assiste à l'envahissement et aux progrès de cette funeste faiblesse. On peut la suivre comme un mauvais filon dans sa correspondance.
Vers la fin de 1792, on entrevoit un coin de cette existence fiévreuse. Il s'excuse à Cunningham de ne lui avoir pas répondu.
Non! je ne tenterai pas de m'excuser! Au milieu de la bousculade de mon métier, écraser les visages des cabaretiers et des pécheurs sur les roues impitoyables de l'Excise, faire des ballades, puis boire et les chanter en buvant... j'aurais pu trouver cinq minutes à consacrer à un des premiers parmi mes amis et de mes semblables. J'aurais pu faire ce que je fais à présent, prendre une heure sur le bord «du temps ensorcelé de la nuit» et griffonner une page ou deux.... Eh bien donc voici à votre bonne santé! car j'ai mis une pinte de grog près de moi, en guise de charme pour tenir écarté le grand diable ou ses suppôts subalternes qui peuvent être en train de faire leurs rondes nocturnes[1260].
Et plus loin, après deux pages de déclamations assez vagues:
Mais, un instant. (Voici encore à votre santé!) Ce rhum est du diablement bon Antigua, il ne faut donc pas le faire servir à délier la langue pour des médisances[1260].
Au mois de janvier de 1793, on trouve un autre aveu du même genre dans une lettre à Mrs Dunlop. On a là aussi un coup d'œil attristant dans la vie qu'il menait.
Quant à moi, je suis mieux, bien que pas tout à fait délivré de ma maladie. Il ne faut pas penser, comme vous semblez l'insinuer, que dans ma façon de vivre je manque d'exercice. J'en ai bien assez. Mais ce qui, par moments, est le diable pour moi, c'est de boire trop dur. J'ai contre ce défaut mainte et mainte fois tourné ma résolution, et j'ai en grande partie réussi. J'ai complètement abandonné les cabarets; ce sont les réunions particulières, en famille, parmi les gentilshommes de ce pays-ci, rudes buveurs, qui me font le plus de mal,—mais même cela, j'y ai plus qu'à moitié renoncé[1261].
C'étaient des résolutions et des espérances qui ne pouvaient pas tenir. Il y a, probablement à l'occasion des réunions dont il parle, un mot bien triste de lui, rapporté par Robert Bloomfield, le poète. À une dame qui lui faisait des remontrances sur le danger qui résultait de la boisson et des habitudes des gens qu'il fréquentait, il répondit: «Madame, ils ne me sauraient pas gré de ma compagnie, si je ne buvais pas avec eux. Il faut que je leur donne une tranche de ma constitution»[1262]. Il semble que, pendant l'année 1793, ce défaut ait redoutablement augmenté chez lui. À la fin de cette année et au commencement de la suivante, on trouve dans l'espace de moins de deux mois, une série de lettres qui sont une des choses les plus affligeantes qu'on puisse lire. Chacune d'elles commence par l'aveu d'excès de la veille et est écrite pour réparer quelque parole inconsidérée, prononcée dans l'inconscience de l'ivresse. Le 5 décembre, il écrivait:
«Monsieur, échauffé par le vin comme je l'étais hier soir, j'ai pu paraître importun dans mon vif désir d'avoir l'honneur de votre connaissance. Vous me pardonnerez: c'était sous l'impulsion d'un respect sincère[1263].»
Au mois de janvier 1794, il y a une autre lettre qui commence par ces mots:
«Mon cher Monsieur, je me rappelle quelque chose d'une promesse d'homme gris, faite hier soir, de déjeuner avec vous ce matin. J'ai grand regret que cela soit impossible. Je me souviens aussi que vous avez eu l'obligeance de me dire quelque chose sur votre intimité avec M. Corbet, notre Inspecteur général. Quelques-uns des membres du Conseil de l'Excise à Édimbourg avaient et ont peut-être encore une opinion défavorable sur moi, comme sur un individu adonné à l'ivresse et à la dissipation. Je pourrais être tout cela, vous le savez, et cependant être un honnête homme; mais vous savez que je suis un honnête homme et ne suis rien de tout cela[1264].
Cette lettre contient la preuve qu'il commençait à se faire autour de lui une réputation de buveur et même de quelque chose d'autre. Mais, c'est là peu de chose encore. Chez lui, l'ivresse devait entraîner des violences de parole ou d'action, en face desquelles il se retrouvait le lendemain avec un sentiment d'humiliation. Il y a des scènes qui sont réellement pénibles à retracer. Un soir, dans une compagnie où se trouvait un officier, un certain capitaine Dods, Burns, emporté par la boisson, lance le toast suivant dont le sens était facile à dégager, étant connues ses opinions, et dont sa voix devait accentuer le sarcasme: «Puisse notre succès dans la guerre être égal à la justice de notre cause.» C'étaient ses sentiments sur la Révolution française qui éclataient. Le capitaine Dods qui, peut-être, était ivre aussi, releva ces paroles comme une insulte; et il était en effet dur pour un officier de les entendre en face. Il s'ensuivit des mots trop vifs. Et le lendemain Burns, on peut deviner avec quel frémissement de honte et de colère, était obligé d'écrire la lettre qui suit:
«Cher Monsieur, j'étais, je le sais, ivre hier soir; mais je suis sobre ce matin. Après les expressions dont le capitaine Dods s'est servi envers moi, si je n'avais le souci de personne que de moi-même, nous en serions certainement venus, selon les règles du monde, à la nécessité de nous tuer pour cette affaire. Ces mots étaient de ceux qui, je crois, se terminent généralement par une paire de pistolets; mais j'ai la satisfaction de penser que je n'ai pas détruit la paix et le bien-être de ma femme et de ma famille d'enfants dans une bagarre de boisson. Vous savez, de plus, que des rapports qui m'attribuaient certaines opinions politiques m'ont une fois déjà conduit au bord de la ruine. Je crains que l'affaire de la nuit dernière ne puisse être mal représentée de la même façon. Je vous prie de prendre le soin de l'empêcher. Je m'adresse à votre désir de voir Mrs Burns heureuse, pour vous faire accepter la tâche d'aller voir, aussitôt que possible, chacun des messieurs qui étaient présents. Vous leur expliquerez ceci, ou si vous le désirez, vous leur montrerez cette lettre. Qu'était-ce, après tout, que ce toast si blâmable? «Puisse notre succès dans la guerre être égal a la justice de notre cause». C'est un toast auquel le loyalisme le plus rigoureux et le plus fanatique ne peut rien objecter. Je vous demande et vous prie de vouloir bien ce matin voir les personnes qui étaient présentes à cette sotte querelle. J'ajouterai seulement que je suis fâché qu'un homme que j'estimais aussi hautement que M. Dods m'ait traité de la façon dont je suppose qu'il l'a fait la nuit dernière.[1265]»
Cette lettre est de janvier 1794; avant que le mois fût achevé, une aventure plus pénible encore lui était arrivée. On peut refaire le tableau, car il est caractéristique des mœurs de l'époque. C'était chez M. Walter Riddell, un gentilhomme du voisinage, frère du capitaine Robert Riddell, à un de ces dîners écossais du XVIIIe siècle qui s'achevaient dans une ivresse générale. On croirait à peine avec quelle régularité fonctionnait un système implacable et compliqué de santés et de toasts, qui devait être un supplice pour les faibles et venir à bout des plus solides. Pendant le dîner, on ne pouvait boire un verre de vin à soi seul; il fallait désigner à haute voix une des personnes de la table, à la santé de qui on buvait et qui buvait à la vôtre. Après toutes ces gracieusetés particulières, quand la table était déblayée, l'hôte portait une santé à chacun des convives, et chacun de ceux-ci à chacun des autres convives et à l'hôte; «en sorte que là où il y avait dix personnes, il y avait quatre-vingt-dix santés de bues»[1266]. Ce supplice du dîner était déjà horrible; ce n'était rien auprès de ce qui suivait. Après le dîner et avant que les dames se retirassent, venaient «les rounds» de toasts, et les «sentiments». Dans les premiers, chaque gentleman nommait une dame absente et chaque dame, un gentleman absent[1266]. C'est à cette coutume que Burns fait allusion quand il écrit à Clarinda, dans la dernière et singulière lettre qui soit allée de lui à elle: «que chaque fois qu'on lui demandait la santé d'une dame mariée, il proposait Mrs Mac.» Les verres devaient être vidés et retournés en signe d'enthousiasme. Les «sentiments» étaient de courtes phrases épigrammatiques, des sortes de devises, qui exprimaient des sentiments moraux ou quelque pensée élégante. Les verres remplis, on demandait à un des convives un «sentiment»[1267]. Les sentiments favoris étaient dans le genre de ceux-ci: «Puissent les plaisirs du soir supporter les réflexions du matin» ou: «Puissent les amis de notre jeunesse être les compagnons de notre vieillesse» ou: «Délicats plaisirs aux âmes susceptibles». Personne n'échappait à l'obligation de donner son sentiment; et c'est ainsi qu'un pauvre pasteur, tout empêtré, ne sachant que dire, ayant beaucoup réfléchi, proposa un jour: «Le reflet de la lune sur la calme surface du lac»[1268]. On vendait des collections de «sentiments» tout faits; mais les gens d'esprit en improvisaient d'adaptés aux circonstances[1269]. On peut croire que ce devait être là un des succès de Burns, et que, malheureusement, on devait trop souvent lui en demander. Encore tout cela se passait-il quand les dames étaient là. Après qu'elles s'étaient retirées, les santés et les conversations continuaient. On voit où les choses en arrivaient. «La situation des dames, remarque le doyen Ramsay, devait fréquemment être très désagréable lorsque, par exemple, les messieurs remontaient dans un état peu fait pour une société féminine[1270].» À la fin du dîner, chez M. Riddell, une scène de ce genre se passa. Les hommes, excités par l'ivresse, firent irruption dans le salon où étaient les dames[1271], et, croyant faire une heureuse plaisanterie, donnèrent une représentation de l'enlèvement des Sabines. Burns saisit Mrs Riddell et l'embrassa. Il ne semble pas qu'il fut plus coupable que les autres; peut-être, emporté par son tempérament, alla-t-il plus loin encore. On devine l'effet produit par ce scandale. Le lendemain, le pauvre Burns écrivait encore une lettre d'excuses désespérée.
«Madame, j'ose dire que cette lettre est la première que vous ayiez jamais reçue du monde souterrain. Je vous écris des régions de l'enfer, parmi les horreurs des damnés. Quand et comment j'ai quitté votre terre, je ne le sais pas exactement, car je suis parti dans la chaleur d'une fièvre d'ivresse, contractée à votre trop hospitalière maison. Mais, en arrivant ici, j'ai été justement jugé et condamné à souffrir les tortures expiatoires de ce séjour infernal pendant l'espace de 99 ans 11 mois et 29 jours; tout cela à cause de l'inconvenance de ma conduite, hier soir, sous votre toit. Me voici étendu sur un lit d'impitoyables genêts, ma tête endolorie appuyée sur un oreiller de perçantes épines, tandis qu'un bourreau infernal, ridé et vieux et cruel, je crois que c'est le Souvenir, avec un fouet de scorpions, empêche la paix et le repos d'approcher de moi et tient mon angoisse sans cesse éveillée. Cependant, Madame, si je pouvais, en quelque mesure, reprendre ma place dans la bonne opinion du cercle aimable que ma conduite a tellement outragé, la nuit dernière, je crois que ce serait un soulagement à mes peines. C'est pour cette raison que je vous importune de cette lettre. Aux hommes de la société, je n'ai pas d'excuses à faire. Votre mari, qui a insisté pour me faire boire plus que je ne le voulais, n'a pas le droit de me blâmer, et les autres ont pris part à ma culpabilité. Mais à vous, Madame, j'ai beaucoup d'excuses à faire. J'estimais votre bonne opinion comme une des choses les plus précieuses que j'eusse sur la terre, et je fus vraiment une brute de la perdre. Il y avait aussi Miss J., une personne d'un délicat esprit, de douces et simples manières. Je vous en prie, faites-lui les meilleures excuses d'un maudit, malheureux, misérable. Une Mrs G., une dame charmante, m'a fait l'honneur d'être disposée en ma faveur: ceci me fait espérer que je ne l'ai pas outragée au-delà de tout pardon. À toutes les autres dames, présentez ma plus humble contrition et ma demande de leur gracieux pardon. Ô vous, Puissances de la Décence et de la Convenance, dites-leur que mes erreurs, bien que graves, étaient involontaires; qu'un homme ivre est la plus vile des bêtes; que ce n'était pas dans ma nature d'être brutal envers qui que ce soit; qu'être grossier envers une femme, quand j'étais dans mes sens, m'était impossible, mais....
Regret, Remords, Honte, vous trois chiens d'enfer qui suivez mes pas et aboyez à mes talons, épargnez-moi! épargnez-moi!
Pardonnez les offenses et plaignez le malheur, Madame, de votre humble esclave[1272].
Mrs Riddell ne se laissa pas fléchir. Sous le coup du dépit, l'orgueil du poète le conseilla mal. Il écrivit contre cette jeune femme des satires, des épigrammes, indignes de lui et offensantes pour elle, qu'il laissa circuler[1273]. Les amis de la famille Riddell prirent justement parti contre lui. On a parfois regretté qu'il ait écrit des vers trop libres et grossiers. Si un véritable ami de Burns en avait le choix, ce ne sont pas ces vers-là qu'il supprimerait, mais ces méchancetés et ces insultes contre une femme qu'il avait offensée. Cependant une réconciliation eut lieu plus tard et par personne sa mémoire n'a été défendue avec plus de foi que par Mrs Riddell.
Ce ne sont plus là des excès accidentels, c'est l'habitude de l'ivresse. Par ces extraits, on sent qu'elle devient, non-seulement plus fréquente, mais plus brutale, plus lourde, plus agressive. Elle a encore des éclats d'esprit, mais d'un esprit plus rude et plus sombre, et elle n'a plus la gaîté. Quelquefois, un éclair revenait de l'ancienne belle humeur, de l'ancienne insouciance, de la sociabilité charmante de jadis. Mais ces moments d'ivresse claire et joyeuse étaient rares, maintenant; ce n'étaient plus les soirs de Mauchline, ni même ceux d'Édimbourg. Une sorte d'épaississement et d'alourdissement se sent sous ces excès. L'ivresse s'attristait en lui, symptôme grave; le lendemain de ces nuits trop fréquentes, arrivait le cortège des regrets, des remords, des dégoûts, des hontes, comme celles qu'on a vues, le mécontentement de lui-même, l'affaissement physique. Un matin d'été, en rentrant chez lui, il rencontre son voisin le forgeron qui s'était levé de meilleure heure que d'habitude. Quoique encore troublé par la boisson, il fut frappé du contraste: «Ô Georges, lui dit-il, vous êtes un homme heureux, vous venez de vous lever d'un sommeil rafraîchissant et vous avez quitté une femme et des enfants heureux, tandis que je retourne vers les miens, comme un misérable condamné par lui-même[1274].»
À la suite de sa scène chez M. Riddell, il fut pendant plusieurs semaines dans un état véritablement digne de compassion. Le chagrin qu'il ressentait de cette rupture, le scandale, la peine d'être abandonné par de fidèles amis, alors que tant d'autres le désertaient, la sensation du blâme silencieux qui l'environnait, d'autres causes qu'il indique, tout cela tendait son esprit jusqu'aux limites dernières du désespoir. Il écrivait le 25 février 1794, à Alexandre Cunningham:
«Peux-tu secourir un esprit malade? Ta parole peut-elle rendre la paix et le calme à une âme ballottée sur une mer de troubles, sans une étoile amicale pour guider sa course, et redoutant que la vague prochaine ne l'engloutisse? Peux-tu donner, à un être tremblant sous les tortures de l'incertitude, la stabilité et la dureté du roc qui brave la rafale? Si tu es impuissant de la moindre de ces choses, pourquoi viens-tu me troubler dans ma misère en l'informant de moi?...
Depuis deux mois, je suis incapable de soulever une plume. Ma constitution et mon corps ont été ab origine affligés d'une profonde et incurable infection d'hypocondrie, qui empoisonne mon existence. Dernièrement des ennuis domestiques, et une part pécuniaire dans la ruine de ces temps maudits, des pertes qui, bien que modiques, m'étaient cependant pénibles à subir, m'ont tellement irrité, que, par instants, le seul être qui puisse envier mes sentiments serait un esprit réprouvé entendant la sentence qui le condamne à la perdition.
Es-tu versé dans le langage de la consolation? J'ai épuisé, dans mes réflexions, tous les arguments qui peuvent réconforter. Un cœur à l'aise aurait été charmé de mes sentiments, de mes raisonnements; mais, vis-à-vis de moi-même, j'étais comme Judas Iscariot, prêchant l'Évangile; il pouvait fondre et façonner les cœurs de ceux qui l'entouraient; mais le sien conservait son incorrigibilité native[1275].
De pareilles heures étaient impuissantes à tenir à l'écart celles qui les amenaient. Peut-être était-il dans ce cercle vicieux où, l'homme étant d'une nature trop élevée pour prendre son parti de ses fautes et trop faible pour s'en défaire, les remords n'ont d'autres résultats que de le pousser à les oublier, et le sentiment de ses faiblesses ne sert qu'à en préparer de nouvelles.
À ces excès s'ajoutèrent des erreurs d'un autre genre. Ses biographes n'en parlent qu'avec discrétion; mais leurs allusions en laissent deviner assez. On voit que, peu à peu, aux délicates amours où l'élément sentimental était prédominant, se substituaient des intrigues grossières où l'élément sensuel régnait seul. Dumfries, avec ses réunions de courses et de chasses, l'affluence de monde interlope qui, en tout pays, en est l'accompagnement, était de ce côté encore un endroit plein de péril pour lui. Il n'y sut pas résister. «Les mœurs de la ville, dit Heron, étaient déplorablement corrompues, en conséquence de ce qu'elle était un lieu d'amusement public; quoiqu'il fût époux et père, Burns n'évita point de souffrir de la contamination générale, d'une façon que je m'abstiens de décrire[1276].» Là encore, quelque chose de plus bas et de plus matériel l'envahissait. Les tumultes violents, orageux, déréglés, mais poétiques, que la passion avait si souvent déchaînés dans sa poitrine, ces élans de souffrance ou de joie qui lui avaient arraché ses cris les plus beaux, s'apaisaient. Une sorte de routine de sensualité vulgaire s'établissait en lui. C'était une descente. Des âmes comme la sienne, faites pour l'agitation, ont une beauté toute dramatique. Elles valent par leur emportement. Elles deviennent ordinaires dès qu'elles cessent d'être excessives. Le devoir seul supporte la régularité; la passion, comme l'orage, n'est belle que par ses violences. C'est pourquoi les poètes comme Burns, comme Byron et Musset, sont condamnés à mourir jeunes ou à se survivre; et il semble que Burns fût sur le chemin où Musset eut le temps d'aller plus loin que lui, et d'où il n'était guère possible qu'une aventure héroïque le sauvât comme Byron.
En même temps, l'isolement se faisait autour de lui. À un moment où, selon l'expression de Chambers, tout homme qui ne voyait pas la perfection dans la Constitution britannique était traité comme quelque chose qui valait à peine mieux qu'un chien enragé, il n'est pas surprenant que les nobles tories de Dumfries et du Comté aient tenu à l'écart le plus éloquent et le plus sarcastique de leurs ennemis. Mais cela n'expliquerait pas qu'il se soit trouvé peu à peu abandonné de toutes parts. Une mauvaise réputation s'était formée autour de lui. La haine politique n'y était pas étrangère, sans doute, mais sa vie non plus. On le représentait comme un homme perdu, dangereux pour les jeunes gens, sans croyance et sans moralité. Un gentleman racontait à Allan Cunningham que, lorsqu'il était arrivé à Dumfries, plusieurs des habitants principaux du Comté l'avaient averti d'éviter la société de Burns[1277]. Un vieillard de quatre-vingts ans racontait au principal Shairp que son père lui avait défendu, ainsi qu'à ses frères, d'avoir rien à faire avec «Robbie Burns» dont le perçant œil noir était resté dans sa mémoire[1278]. Cette réputation s'était si bien attachée à son nom et l'accompagnait si fidèlement partout, qu'elle pénétrait avec lui de l'autre côté du pays. Quand il mourut, les plus respectables des journaux d'Édimbourg s'en firent les interprètes. «Le public, à l'amusement de qui il a si largement contribué, apprendra avec regret que ses facultés extraordinaires étaient accompagnées de faiblesses qui les ont rendues inutiles pour lui et pour sa famille[1279].» Une sorte de discrédit l'entourait.
Chose plus étrange et plus grave, ses anciennes amitiés se retiraient de lui. Son ami d'autrefois, Ainslie, son fidèle compagnon d'Édimbourg, le confident de ses amours avec Clarinda, le traitait avec une telle froideur que leurs relations en restèrent là. Ce n'était pas sans une douleur contenue qu'il écrivait:
Mon vieil ami Ainslie a été bon pour vous. J'ai eu une lettre de lui, il y a quelque temps; mais elle était si sèche, si réservée, si semblable à une carte à un de ses clients, que j'ai à peine le courage de la lire et que je ne lui ai pas encore répondu. C'est un bon et honnête garçon et il sait écrire une lettre amicale, capable de faire également honneur à sa tête et à son cœur, comme le témoigne tout un paquet de lettres que j'ai chez moi. Bien que la Renommée ne souffle plus dans sa trompette à mon approche, maintenant, comme elle le faisait alors, quand il m'honora d'abord de son amitié, cependant je suis aussi fier que jamais et, quand on me couchera dans ma tombe, je désire être étendu de toute ma longueur, afin que j'occupe chaque pouce de sol auquel j'ai droit[1280].»
Quant à sa vieille amie Mrs Dunlop, elle avait cessé toute correspondance. Ce dut être pour lui une des pires amertumes. Une de ses dernières et plus touchantes lettres sera pour lui dire adieu, malgré le long silence dont elle l'avait affligé.
Un fait révèle dans toute sa tristesse ce délaissement du poète. Un Mr Mac Culloch racontait à Lockhart qu'il avait rarement été plus peiné qu'un jour où, arrivant à cheval à Dumfries, par une belle soirée d'été, pour assister à un bal, il avait aperçu Burns. Celui-ci se promenait seul dans la principale rue, du côté qui était dans l'ombre, tandis que, sur le trottoir opposé, dans la lumière, passaient des groupes brillants d'hommes et de dames, dont pas un ne semblait le reconnaître. Mac Culloch mit pied à terre et rejoignit Burns qui, lorsqu'il lui proposa de traverser la rue, lui dit: «Non, non! mon jeune ami, tout cela est passé maintenant». Et après un moment de silence, il récita ces strophes d'une touchante ballade de Lady Grizel Baillie:
Son bonnet se tenait jadis tout fier sur son front,
Et son vieux bonnet avait meilleur air que maint bonnet neuf.
Maintenant, il le laisse pendre au hasard,
Et il se laisse choir sur les gerbes de blé.
Oh! si nous étions jeunes comme nous le fûmes jadis,
Nous serions à galoper sur ce gazon,
Et à courir sur la pelouse que blanchissent les lis,
Et si mon cœur n'était pas léger, je mourrais.
Lockhart remarque qu'il n'était pas dans le caractère de Burns de laisser ainsi échapper ses sentiments sur certains sujets. Aussitôt après avoir cité ces vers, il reprit un air de gaîté et, emmenant chez lui son jeune ami, il le garda jusqu'à l'heure du bal, en lui offrant un bol de son breuvage favori et en lui faisant chanter par sa femme des vers qu'il avait récemment composés[1281].
On se demande avec étonnement d'où pouvait venir un pareil interdit? Quelque chute qu'il y eût pour un homme tel que lui à vivre comme il le faisait, il était au moins au niveau de ceux qui le tenaient à l'écart. Cette société de Dumfries, surtout la gentilhommerie campagnarde qui était la plus conservatrice, n'avait pas le droit de se montrer délicate. Les dissipations d'aucun genre n'étaient faites pour l'effaroucher. Il fallait donc qu'il y eût dans le cas de Burns quelques circonstances particulières. En réalité, c'était la forme plutôt que la nature même de ses excès qui froissait l'opinion. On les lui eût pardonnes s'il les avait dissimulés. Mais il les commettait ouvertement, peut-être même avec une sorte d'affectation, de hardiesse. Il avait toujours été dans sa nature de ne pas cacher ses fautes. À cette époque, avec son irascibilité contre la société, il exagérait sa franchise; ses façons prenaient une attitude de forfanterie et l'aspect agressif d'un défi. Il était disposé à faire étalage et parade de ses désordres, avec une insistance qui devait paraître de la provocation et du cynisme. Ce sentiment de répugnance à l'hypocrisie, qui se tourne en rébellion, est naturel et estimable; mais le monde ne le tolère pas; il n'aime guère ceux qui bravent les conventions dont il croit qu'il vit. La société, qui pardonne, à ceux qui dissimulent, les fautes qu'elle sait qu'ils commettent, mais qui s'effarouche et se fâche, surtout une société provinciale et étroite, dès qu'on s'insurge contre le grand complot d'hypocrisie dont elle se dupe elle-même, se montrait implacable pour ce paysan, qui ne consentait pas à respecter la vertu en masquant ses vices d'un vice de surcroît. Un autre aspect de la même question est celui-ci: Il importe souvent moins, devant l'opinion, de savoir quelles fautes on commet, que en quelle compagnie. Si Burns s'était borné à prendre part aux excès des gentilshommes des environs, qui ne différaient guère de ceux du peuple, il aurait vécu dans la respectabilité. Mais, par son passé, par le sans-gêne de ses façons, par un désir aussi d'être le maître absolu, par l'impatience de toute contrainte et de toute supériorité, par sympathie de classe, il se sentait plus à l'aise avec les gens du peuple. Et parmi eux, il préférait ces irréguliers qui vivent dans l'inattendu, sur les frontières de la bohême. C'était un faible qui datait de longtemps. Il était encore à Lochlea quand il écrivait:
«J'ai souvent recherché la connaissance de cette partie du genre humain, ordinairement désignée sous le terme commun de vauriens, quelquefois plus que cela n'était compatible avec la sûreté de ma réputation; de ceux qui, par une insouciante prodigalité ou des passions emportées, ont été poussés à la misère. Quoiqu'ils soient avilis par des folies et quelquefois souillés par le crime, j'ai trouvé souvent parmi eux quelques-unes des plus nobles vertus: la Magnanimité, la Générosité, le Désintéressement de l'amitié et même la Modestie, à leur plus haut degré.[1282]»
Il y avait beaux jours qu'il avait frayé pour la première fois avec Les Joyeux Mendiants. Cette population était nombreuse, et, ce qui était pis, permanente à Dumfries. Burns en fit de plus en plus sa fréquentation. «Il essayait d'échapper à lui-même, dit Currie, dans une société souvent du genre le plus bas[1283]»; et Chambers, dont l'admiration pour lui n'est pas suspecte: «Burns arriva nécessairement en contact avec des personnes des deux sexes entièrement indignes de sa compagnie, et, en dernier lieu, il s'associa à des individus d'une telle espèce, que les admirateurs de son génie seraient étonnés si tout était révélé[1284].» Dans une petite ville comme Dumfries, on comprend le scandale que des fréquentations de ce genre devaient causer. Aux yeux de beaucoup, Burns était un homme qui se dégradait et s'encanaillait. Il se mêlait à la lie du peuple. Il devenait compromettant de se montrer avec lui. Et voilà comment, un jour de fête, les uns, par haine politique, les autres par pruderie, les autres par lâcheté, passaient près du pauvre poète, sans le reconnaître, sans que personne eût le courage de traverser la rue pour lui serrer la main. Sans aucun doute, il souffrit beaucoup, mais silencieusement, de cette stupide et cruelle condamnation. Il en conçut une humeur plus sombre et un surcroît de misanthropie.
Dans ce ramas de mauvais malaises qui s'accumulaient en lui, ce résidu de rancunes, de remords et de dégoûts, que laissent les débauches et qui peu à peu encrassent l'âme, passaient des angoisses de plus pure origine. Il songeait avec désespoir au dénûment des siens, s'il venait à leur manquer. Il devait y penser d'autant plus que tous ces excès n'allaient pas sans une sourde détérioration de santé, et que, par là, cette terreur tenait du remords. Il travaillait lui-même à rendre possible le malheur dont l'idée l'affolait.
Je suis dans une complète humeur de Décembre, ténébreuse, morne, stupide, telle que la divinité de la Sottise elle-même pourrait la souhaiter. Je ne veux pas allonger encore une lettre pesante par un grand nombre d'excuses plus pesantes de mon silence. Je n'en mentionne qu'une seule parce que je sais qu'elle aura votre sympathie: depuis quatre mois, une chère petite fille, mon plus jeune enfant, a été si malade que, chaque jour, il semblait qu'elle n'eût plus à vivre qu'une semaine. Il faut bien qu'il y ait de nombreuses douceurs attachées aux états d'époux et de père, car Dieu sait qu'ils possèdent en propre de nombreux tourments. Je ne puis vous décrire les heures anxieuses, sans sommeil, que ces liens m'ont souvent causées. Je vois une lignée de petits êtres; moi et mon travail leur seul soutien; et à quel fil fragile la vie de l'homme est suspendue! Si un ordre du destin m'enlève—et ces choses-là arrivent chaque jour—même dans la vigueur de la maturité où je me trouve—Dieu du ciel! que deviendra mon petit troupeau! C'est ici que j'envie vos gens de fortune. Un père, sur son lit de mort, disant un éternel adieu à ses enfants, éprouve, à la vérité, assez d'angoisse; mais l'homme dans l'aisance laisse à ses fils et filles l'indépendance et des amis; tandis que moi... mais je perdrai la raison si je réfléchis plus longtemps à ce sujet!
Pour cesser de parler si gravement de cette matière, je chanterai avec la vieille ballade écossaise.
Ô si je ne m'étais pas marié,
Je n'aurais jamais eu de soucis;
À présent j'ai une femme et des marmots
Et ils crient toujours «à manger»
À manger une fois, à manger deux fois,
À manger trois fois par jour;
Si vous continuez à manger,
Vous allez manger toute ma farine[1285].
Dans une âme en qui les énergies sont intactes, les ressorts nets, ce sont là des angoisses dont l'effet est salutaire, des aiguillons d'effort qui, au lieu de l'énerver, activent la volonté. Mais elles perdaient leur vertu en s'enfonçant parmi tant d'amertumes malsaines, de découragement. Elles ne faisaient qu'augmenter le trouble de cet esprit; éveillaient le regret que les choses fussent ainsi; elles aboutissaient au souhait dont sont harcelés les hommes incapables d'accepter, avec ses joies et ses tourments, la vie qu'ils ont choisie, le souhait que leur destinée ait été différente, encore qu'ils l'aient façonnée eux-mêmes.
Est-il besoin de remarquer que, au milieu de ces désordres, la pauvre Jane Armour disparaît de plus en plus? Dans ces dernières années, il n'en reste plus qu'une impression voilée d'acceptation, d'indulgence silencieuse. «Au milieu de toutes ses erreurs, dit Currie, Burns ne trouva dans son cercle domestique que douceur et pardon, sauf les morsures de sa propre conscience. Il avouait ses transgressions à la femme de son cœur, promettait de se corriger et recevait sans cesse le pardon de ses offenses. Mais, au fur et à mesure que ses forces physiques diminuaient, sa volonté devint plus faible et l'habitude prit une force prédominante[1286]». Heron rend à Jane le même témoignage: «Dans les intervalles entre ses différents accès d'intempérance, il souffrait sans trêve des angoisses les plus aiguës du remords et de pressentiments horriblement affligeants. Sa Jane se conduisait avec un degré de tendresse et de prudence maternelles et conjugales, qui faisaient qu'il ressentait plus amèrement la malfaisance de sa conduite, quoiqu'elles fussent incapables de le sauver[1287].» Ainsi, dans l'ombre où elle est rejetée, on voit la vaillante et bonne femme persévérer dans son œuvre de douceur. Elle continue à grandir, sans le savoir. Elle soutient par un long dévoûment son action héroïque. Les chagrins de la vie révélaient jusqu'au bout la haute qualité de son âme.[Lien vers la Table des matières.]
IV.
DERNIERS JEUX DU CŒUR. — LES CHANSONS.
Il ne faut pas oublier que, sous les scories qui s'épaississent et menacent de l'ensevelir, persiste une vie intérieure, vivace et généreuse. De plus en plus recouverte par la pluie de cendres, elle fait toujours paraître, ça et là, des endroits verts et frais; ses sources d'inspiration ne furent jamais étouffées. L'ancienne éloquence est toujours là, l'indignation contre tout ce qui est vil, le sentiment d'indépendance, toute une poussée de nobles aspirations et de nobles haines. Les moments où elles éclatent sont plus rares, mais aussi flamboyants. Alors elles percent tout, la fatigue, la lassitude, l'ivresse même, de leurs éblouissantes clartés. L'alourdissement, qui commence à se former sur ce visage et à appesantir les traits, disparaît comme dans un coup de vent. L'ancienne face reparaît transfigurée, mobile, remuée par le passage de toutes les émotions. Ceux qui la voyaient une fois ne l'oubliaient plus. Longtemps après, en 1829, M. Syme écrivait:
«L'expression du poète variait continuellement selon l'idée qui prédominait dans son esprit, et il était beau de remarquer combien le jeu de ses lèvres indiquait bien le sentiment qu'il allait énoncer. Ses yeux et ses lèvres, les premiers remarquables pour leur feu, et les secondes pour leur flexibilité, formaient à n'importe quel moment un indice de son esprit, et, selon que le soleil ou l'ombre dominait sur ses traits, vous auriez pu dire, à priori, si la société serait favorisée d'une scintillation d'esprit, ou d'un sentiment de bienveillance, ou d'une explosion de brûlante indignation. Je suis cordialement d'accord avec ce que Sir Walter Scott dit des yeux du poète. Dans ses moments animés, et particulièrement lorsque sa colère était éveillée par des exemples de tergiversation, de bassesse ou de tyrannie, ils ressemblaient réellement à des charbons de feu vivant[1288].»
Dans ce coin du cœur où, paraît-il, l'on a toujours vingt ans et qui chez lui tenait presque toute la place, la faculté d'adorer la femme restait toujours fraîche et active. Jamais il ne lui arriva comme au fabuliste, dont le cœur plus paisible fut également insatiable, de se demander: «Ai-je passé le temps d'aimer?» Il avait conservé ce don de la jeunesse d'être émerveillé et séduit, de bâtir aussitôt des rêves sur ses admirations. L'amour continua à être l'atmosphère dans laquelle son esprit vivait. Elle était nécessaire à sa production poétique. Son imagination avait besoin, pour se mettre en mouvement, de cette chiquenaude que donne un sourire ou un regard féminins. Elle y resta délicatement sensible. Sans doute il n'était plus capable des désespoirs de Mauchline et son âme fatiguée était moins violemment remuée. Mais, si elle avait perdu la profondeur, elle avait conservé la facilité et la fraîcheur d'émotions qui lui étaient aussi indispensables pour chanter que le choc de la main à la harpe.
Pendant ces années de 1794 et 1795, c'est-à-dire pendant la période où sa vie est toute en proie aux chagrins et aux désordres, son culte pour la fille d'un fermier des environs de Dumfries, nommée Jane Lorimer, montre combien le pouvoir de s'éprendre s'était conservé intact en lui. Elle était la fille d'un homme qui vivait à Kemmishall, à deux milles de Dumfries, moitié fermier, moitié fraudeur, que, dès son entrée dans l'Excise, Burns avait eu à surveiller. C'était un paysan matois et retors, dont «la conduite, comme la grâce de Dieu, dépasse toute intelligence[1289]». La mère était une abominable ivrognesse[1290] qui se grisait à «réjouir tout l'enfer». La famille finit par la banqueroute. Dans l'aisance du moment, fleurissait et s'épanouissait précocement en femme, une fillette d'une grande beauté. C'était une enfant; elle avait seize ans quand Burns l'avait vue pour la première fois. Un de ses confrères, John Gillespie, s'était épris d'elle, peut-être en la rencontrant à Ellisland, et avait prié le poète de plaider sa cause. Celui-ci l'avait fait dans une petite pièce d'une très jolie insistance, mais un peu pressante et ardente pour être offerte à une aussi jeune fille.
Doucement se clôt le soir sur le bois de Craigieburn,
Et joyeusement s'y éveille le matin;
Mais la pompe du printemps sur le bois de Craigieburn
Ne m'inspire rien que du chagrin.
Chorus.—Près de toi, chérie, près de toi, chérie,
Ô être couché près de toi!
Ô doucement, profondément heureux doit dormir,
Celui qui est couché dans le lit près de toi!
Je vois les feuilles et les fleurs s'ouvrir,
J'entends les oiseaux chanter;
Mais ils n'ont aucun plaisir pour moi,
Car le souci déchire mon cœur.
Je ne puis parler, je ne dois pas parler,
Je n'ose pas de peur de vous fâcher;
Mais l'amour secret brisera mon cœur,
Si je le cèle plus longtemps.
Je te vois gracieuse, grande et droite,
Je te vois douce et jolie;
Mais, oh! que sera mon tourment,
Si tu refuses ton Johnie!
Te voir dans les bras d'un autre,
Vivre et languir dans l'amour,
Serait ma mort, cela est certain,
Et mon cœur éclaterait d'angoisse.
Mais, Jane, dis que tu seras à moi,
Dis que tu n'aimes personne avant moi,
Et tous les jours de ma vie future
Avec reconnaissance, je t'adorerai!
Près de toi, chérie, près de toi, chérie,
Ô être couché près de toi!
Ô doucement, profondément heureux doit dormir,
Celui qui est couché dans le lit près de toi![1291]
Il faut espérer que Gillespie garda ces vers pour lui. C'est peut-être pourquoi sa cour fut sans succès. Quelque temps après, au commencement de 1793, selon Chambers, Jane Lorimer fut courtisée par un jeune gentilhomme fermier des environs, nommé Whelpdale, qui lui déclara qu'il se livrerait sur lui-même à quelque violence extrême si elle refusait de le suivre. Elle y consentit, après avoir longtemps hésité, poussée par la pitié, le goût du romanesque, et peut-être le besoin d'échapper à son entourage. Ils allèrent se marier à Gretna-Green. Quelques mois après, M. Whelpdale fut obligé, par ses dettes, de se sauver d'Écosse. Il abandonna sa jeune femme qui n'eut d'autre ressource que de revenir chez ses parents[1292].
C'est alors que Burns semble s'être épris d'elle pour son propre compte. Ce n'est pas une de ses grandes héroïnes, dont la liste, sauf une attendrissante exception, est close maintenant. Elle n'apparaît qu'au second plan de sa vie et pour un moment; le sentiment qu'elle lui inspira était superficiel. Cependant cette aventure est intéressante, parce qu'elle montre comment il avait fait de l'amour un procédé littéraire, une sorte d'ivresse passagère et volontaire, qu'il se donnait pour s'inspirer. Ses révélations à ce sujet sont des plus curieuses et bien caractéristiques de l'homme. En envoyant à Thomson la pièce qu'il avait jadis écrite pour Gillespie, il lui écrivait:
«J'espère qu'il (un de ses amis) accomplira une chose qui me donnera haute satisfaction. C'est de vous persuader d'introduire Le bois de Craigieburn dans votre recueil; c'est une chanson favorite, pour lui et pour moi. La dame pour laquelle elle a été composée est une des plus jolies femmes d'Écosse, et, en réalité, (entre nous) elle m'est, en quelque manière, ce que l'Eliza de Sterne lui était, une maîtresse ou un ami, ou ce que vous voudrez, dans l'innocente simplicité de l'amour platonique. (Tâchez de ne faire à ce sujet aucune de vos méchantes suppositions et de ne faire aucun bavardage à ce propos, parmi vos connaissances.) Je vous assure que vous êtes redevable à ma charmante amie de mainte des meilleures chansons que vous avez reçues de moi. Pensez-vous que la tranquille routine de l'existence, dans son même manège, pourrait inspirer à un homme la vie, et l'amour, et la joie; pourrait l'enflammer d'enthousiasme, ou l'attendrir d'une émotion à la hauteur du mérite de votre livre? Non, non! Chaque fois que je désire m'élever dans mes chansons au-dessus de l'ordinaire, être en quelque degré digne des plus divins de vos airs, vous imaginez-vous que je jeûne et que j'implore par la prière une Visitation céleste? Tout au contraire![1293] J'ai une merveilleuse recette, celle-là même que le Dieu des Guérisons et de la Poésie avait inventée pour son propre usage, quand jadis il jouait de la flûte aux troupeaux d'Admète. Je me mets au régime d'admirer une jolie femme, et plus ses charmes sont adorables, plus vous trouvez de plaisir à mes vers. L'éclair de ses yeux est le Dieu du Parnasse et le charme de son sourire la divinité de l'Hélicon[1294].
À quoi Thomson, entrant complaisamment dans les vues de Burns, lui répondait avec tranquillité et non sans esprit:
«Je n'ignore pas, mon cher ami, qu'un vrai poète ne peut pas davantage vivre sans maîtresse que sans viande. Je voudrais connaître l'adorable Elle, dont les yeux brillants et les sourires charmeurs ont si vivement transporté le barde écossais, afin de pouvoir boire sa douce santé, quand le toast fait son tour. Puisque c'est elle qui est le sujet de la chanson, Le bois de Craigieburn sera adopté dans ma famille. Mais, au nom de la décence, il faut que je vous demande un autre refrain. «Oh! être couché près de toi, chérie!» est peut-être une chose souhaitable, mais ne peut pas aller pour être chanté dans la société des dames[1295].»
Cette bonhomie de Thomson lui valait de nouveaux détails sur le même sujet:
«Je vous aime de prendre intérêt, avec tant de franchise et de bienveillance, à l'histoire de ma chère amie[1296]. Je vous assure que je n'ai jamais été plus sérieux de ma vie que dans le récit de cette affaire que je vous envoyai dans ma dernière lettre. L'amour conjugal est une passion que je ressens profondément et que je vénère hautement; mais, je ne sais comment, il ne fait pas aussi bonne figure en poésie que cette autre espèce d'amour,
où l'amour est liberté, et la nature, la loi.
Pour parler en musicien, le premier est un instrument dont la gamme est pauvre et bornée, mais dont les tons sont ineffablement doux, tandis que le second a une étendue égale à la modulation intellectuelle tout entière de l'âme humaine. Néanmoins, je reste poète au milieu même de l'enthousiasme de ma passion. La tranquillité et le bonheur de la personne aimée est le premier et inviolable sentiment qui pénètre mon âme; quels que soient les plaisirs que je puisse désirer et quels que soient les transports qu'ils puissent me donner, s'ils doivent s'opposer et se heurter à ce principe qui passe avant tout, je trouve que c'est avoir ces plaisirs à un prix déshonnête; la Justice défend ce marché, de même que la Générosité le dédaigne. En ce qui concerne la foule du sexe qui n'est pas bonne à grand'chose d'autre ou qui n'est bonne qu'à cela, je n'ai pas pris d'engagement de ce genre vis-à-vis de moi-même. Mais là où la Passion est la vraie Divinité de l'amour, et lorsque les personnes sont capables de la ressentir, l'homme qui peut agir autrement est un gredin[1297].»
On se demande ce qu'on doit penser de celle qui inspirait ce nouvel amour. C'était une fille remarquablement belle. Tous ceux qui l'ont vue ou entendu parler d'elle sont d'accord sur ce point. Elle avait des cheveux blonds, des yeux bleus, et surtout un corps d'une grâce achevée. «Sa forme était la symétrie même», dit le grave Chambers[1298]. «Elle était proportionnée comme une des plus parfaites productions d'un statuaire antique», dit Allan Cunningham, qui avait fait de la sculpture. Il ajoute, non sans quelque plaisir à s'arrêter sur ce sujet: «Ses cheveux, qu'elle portait longs et abondants, tombaient presque par brassées sur son cou rond et ses épaules blanches; ils étaient plutôt onduleux que frisés et d'une nuance plus foncée que l'épithète «couleur de lin» ne semble l'indiquer. Elle dansait et elle chantait avec beaucoup de grâce et de douceur. Cette minutie de détails, dit-il, sera pardonnée par ceux qui réfléchiront que nous devons à ses charmes quelques-unes des plus délicates poésies lyriques de notre langue[1299]». L'attrait singulier de son visage était formé par le contraste d'un regard gai et riant et d'un sourire de douceur lente. «Elle avait, dit encore Cunningham, une rare suavité dans son sourire et de la joyeuseté dans le regard vif de ses yeux[1300]», et ailleurs il marque mieux encore cette opposition: «Ses yeux étaient grands et brillants et riaient plus que ses lèvres lorsqu'elle prenait plaisir à quelque chose[1301]»; double expression dont le charme est puissant, parce qu'il possède ce qui frappe et ce qui retient. Burns a rendu ce trait dans le portrait qu'il a fait d'elle, portrait d'une précision charmante; il a aussi rendu cette grâce de démarche à laquelle il avait toujours été très sensible.
Ses cheveux bouclés étaient couleur de lin;
Ses sourcils, d'une nuance plus sombre,
S'arquaient d'un air ensorcelant au-dessus
De deux yeux rieurs d'un bleu joli;
Son sourire si enjôleur
Aurait fait oublier à un malheureux son malheur;
Quel plaisir, quel trésor
De s'attacher à ces lèvres rosés!
Telle était la jolie figure de ma Chloris
Quand, pour la première fois, je vis sa jolie figure;
Comme une harmonie sont ses mouvements,
Sa jolie cheville est un traître
Et révèle une belle proportion
Qui ferait oublier à un saint le ciel;
Si enflammante, si charmante
Sa forme impeccable et son air gracieux;
Chaque trait,—la vieille Nature
A déclaré qu'elle ne pouvait faire plus;
À elle sont les charmes volontaires de l'amour,
Par la loi souveraine de la Beauté conquérante[1302].
Ce dernier cri, qui est comme un salut à la force dominatrice et irrésistible de la Beauté en soi, est caractéristique de cet amour.
Il semble que l'expression, curieusement séduisante, de Jane Lorimer était une pure beauté physique, une heureuse réussite des traits. La femme elle-même était une âme ordinaire, bonne, non sans un peu de fadeur, se laissant vivre avec nonchalance dans sa beauté. Elle était moins dirigée par ses propres mouvements que par une absence de résistance, une sorte d'indifférence et de laisser-aller. Par faiblesse plutôt que par amour, elle avait suivi Whelpdale; quand il l'eut abandonnée, elle n'eut pas la force de le haïr. Elle ne paraît pas prendre grande part aux sentiments qu'elle inspire, se laissant aimer plutôt qu'aimant, enveloppée d'un attrait inconscient, qui est le fait de son corps plutôt que d'un désir ou d'un effort de son esprit. «Sa légèreté était au moins égale à sa beauté[1303]», dit Allan Cunningham, et c'est une note presque fausse. Le même Cunningham dit bien plus exactement: «Chloris était une de celles qui croient au pouvoir qu'a la beauté de se donner et que l'amour ne doit subir aucune contrainte. Burns pensait quelquefois de la même façon, et il n'est pas étonnant que le poète ait célébré les charmes d'une beauté généreuse qui était disposée à récompenser ses chants et qui lui donnait mainte occasion de s'inspirer de sa présence[1304]». Ceci est plus pénétrant. C'était une nature de grande courtisane, calme et d'accueil indifférent, parce qu'elle est certaine de son triomphe. Cependant Cunningham, qui parle d'elle d'après ce qu'elle devint plus tard, est trop sévère pour elle, à cette époque-ci de sa vie. Il oublie qu'elle avait dix-neuf ans et que Burns en avait trente-six.
La liaison entre Jane Lorimer et le poète est difficile et délicate à définir. Il est cependant de quelque conséquence qu'elle le soit, car elle complète les situations dans lesquelles Burns s'est placé vis-à-vis de la Femme. Ce qui accroît l'intérêt de cette question, c'est qu'il n'était plus alors dans l'ignorance de la vie comme à Mauchline; ou en face d'une femme, son égale par l'âge et les vicissitudes traversées, comme à Édimbourg; mais qu'il possédait l'expérience et la responsabilité des années mûres, et qu'il avait devant lui presque une enfant, ignorante de l'existence et plus étourdie qu'instruite par ses malheurs.
Il est clair qu'il y a eu d'un côté de la vanité flattée par les hommages d'un homme célèbre. «La dame n'est pas peu fière de figurer d'une façon si distinguée dans votre recueil, et je ne suis pas peu fier de pouvoir lui faire ce plaisir[1305]». De l'autre, se trouvait avec l'habitude d'aimer, l'admiration de cet épanouissement de splendide jeunesse. Mais ce sont là les éléments plutôt que les limites de ces rapports. Si l'on s'en rapportait à sa profession de foi à Thomson, que l'homme capable de jouer avec une passion sérieuse commet un acte méchant, la question ne supporterait pas de doute. Mais dans cette nature, si faible de contrôle sur elle-même, les meilleures résolutions étaient à deux pas des remords. Les cas ne sont pas rares où ses indignations reviennent le frapper, comme un fouet maladroitement manié. On peut cependant faire valoir en faveur de l'interprétation la plus indulgente de cet amour, un argument de plus de poids. Il donna à Jane Lorimer un exemplaire de la seconde édition de ses poèmes, avec une dédicace pleine de sages conseils d'amitié. Il aimait assez à moraliser auprès des femmes. Il envoya même une copie de cette dédicace à son ami Alexander Cunningham, avec ces lignes qui ont un peu trop la prétention d'écarter tout soupçon: «Écrite sur une feuille blanche d'un exemplaire de la dernière édition de mes poèmes, offert à la dame que, dans de si nombreuses rêveries imaginaires de passion, mais avec les plus ardents sentiments de réelle amitié, j'ai si souvent chantée sous le nom de «Chloris»[1306]. Voici ces vers assez faibles, du reste:
Ceci est le gage de l'amitié, ma jeune, belle amie,
Ne refuse pas ce don,
Et n'écoute pas d'une oreille inattentive
La muse qui moralise.
Puisque, assombrissant ton gai matin de vie,
L'obscurité froide de la tempête est venue,
(Et jamais le vent d'Est du malheur
N'a brûlé plus belle fleur);
Puisque les scènes gaies de la vie ne peuvent plus te charmer,
Cependant il te reste beaucoup,
Tu as en réserve une plus noble richesse:
Les consolations de l'esprit!
Tu as la claire approbation de toi-même,
Dans le rôle conscient de l'Honneur;
Et (le plus précieux don du ciel ici-bas)
Le cœur fidèle de ton amitié.
Les joies raffinées de la Raison et du Goût,
Pour errer avec toutes les Muses;
Et doublement heureux serait le Poète
S'il pouvait augmenter ces joies[1307].
Mais en réalité ce sont là des vers qui ne prouvent pas grand'chose. Ils étaient écrits sur un volume destiné à être vu et manié dans la famille. Les lignes à Cunningham n'ont pas beaucoup plus de valeur. Burns n'allait pas écrire à un ami d'autrefois, raisonnable et récemment marié, le dernier mot de ses folies. Tout au contraire faut-il plutôt y voir une façon d'expliquer et d'excuser les pièces à Chloris.
Il y a, d'autre part, des probabilités bien lourdes. On comprend que le poète se figure des rencontres, des situations, des dénouements, et brode sur un rien de flatteuses erreurs. Tous les hommes en sont là, dit-on; autant les sages que les fous. La seule différence qu'il y ait entre la multitude et lui, est qu'il crée pour ses songes une forme que les autres lui empruntent pour exprimer les leurs. Mais on comprend moins que la femme qui inspire ses fantaisies les accepte; si elle les approuve, elle est en quelque sorte sa complice. On n'est pas étonné de voir Burns s'imaginer des tableaux comme celui-ci:
Viens, laisse-moi te prendre sur mon cœur,
Et dis que nous ne nous quitterons jamais;
Et je mépriserai, comme une vile poussière,
La richesse et les grandeurs du monde.
Et si j'entends ma Jeanie avouer
Que des transports semblables l'agitent,
Je ne désire le bienfait de la vie
Que pour vivre afin de l'aimer.
Ainsi dans mes bras, avec tous ses charmes,
Je serre mon précieux trésor;
Je ne demande, pour ma part du ciel,
Que les délices d'un pareil moment.
Et par tes yeux, si doux et bleus,
Je jure que je suis tien pour toujours!
Et sur tes lèvres je scelle mon vœu
Et jamais je ne le briserai[1308].
On est surpris qu'une jeune femme ait accepté un pareil emploi, même poétique, de sa personne et s'en soit trouvée flattée. Or, il y a la preuve que ces pièces, qui ne laissent pas d'être un peu vives, lui étaient offertes, et que parfois elle insistait pour que l'introduction de son nom marquât bien que c'était d'elle qu'il s'agissait. À propos d'une de ces chansons, Burns écrit à Thomson le passage suivant qui est très clair:
Dans Siffles et je viendrai à vous, mon gars, la répétition de ce vers est fatigante pour l'oreille. Voici les quatre premières lignes de chaque strophe, telles qu'elles étaient primitivement, et ensuite ce qui à mes yeux est une amélioration:
Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars;
Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars;
Quand même père et mère et tous en seraient furieux;
Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars.
Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars,
Ô sifflez, et je viendrai à vous, mon gars,
Quand même père et mère et tous en seraient furieux;
Ta Janie se risquera avec toi, mon gars.
De fait, une belle dame, à l'autel de laquelle, moi, le Prêtre des Neuf Sœurs, j'offre l'encens du Parnasse; une dame que les Grâces ont revêtue d'enchantement et que les Amours ont armée de l'éclair; une Belle, l'héroïne même de la chanson, insiste pour ce changement; refusez un peu ses ordres si vous l'osez[1309].
Un autre indice, fort ténu à démêler, prend de l'importance lorsqu'on l'a dégagé. À travers ces pièces à Chloris reviennent, à plusieurs reprises, des allusions aux précautions qu'il faut prendre, à la crainte qu'elle a d'être compromise. Cela est curieux, parce qu'on saisit là un trait qui n'est pas de sentiment mais qui naît des circonstances. On sent quelque chose de la réalité, qui fait saillie sous ce qu'il peut y avoir d'imaginaire dans le reste. C'est un petit fait particulier qui perce la généralité du développement littéraire; il trahit un détail de situation, qui n'a pas été inventé mais qui exista. Une des chansons dit:
Ses yeux, d'un si doux bleu, trahissent
Combien elle me rend ma passion;
Mais la prudence est toujours son refrain,
Elle parle de rang et de convenance.
Ô qui peut penser à la prudence
Avec une telle fille près de lui;
Ô qui peut penser à la prudence
En aimant comme j'aime[1310]?
Et la chanson dont il changeait le refrain pour satisfaire une exigence de Chloris, roule toute entière sur la nécessité de ne pas se trahir.
Faites bien attention quand vous venez me faire la cour,
Et ne venez que si la porte de derrière est entr'ouverte,
Puis par-dessus le sautoir, et que personne ne vous voie,
Venez comme si vous ne veniez pas vers moi,
Venez comme si vous ne veniez pas vers moi.
À l'église, au marché, partout où vous me rencontrez,
Passez près de moi comme si vous vous en souciez moins que d'une mouche;
Mais glissez-moi un regard de votre doux œil noir;
Cependant regardez comme si vous ne me regardiez pas,
Cependant regardez comme si vous ne me regardiez pas.
Sans cesse dites et protestez que vous ne vous souciez pas de moi,
Et quelquefois je vous permets de déprécier ma beauté un peu.
Mais n'en courtisez pas d'autre, quoique en riant,
De peur qu'elle ne détache votre pensée de moi.
De peur qu'elle ne détache votre pensée de moi[1311].
Ne semble-t-il pas qu'il y ait eu entre eux une entente et presque une dissimulation? Que signifient ces paroles furtives et ces entrevues dérobées? Aussi innocentes que fussent ces relations, ce mystère seul suffirait pour leur donner l'apparence d'une faute. Il leur donnait même ce qu'il y a de culpabilité réelle dans une tromperie. C'était trop. Vis-à-vis d'une jeune fille comme Chloris et de la part d'un homme qui avait le double de son âge, c'était un jeu imprudent et blâmable, tel que peu de pères, j'imagine, le toléreraient. Ce n'était pas un sentiment assez pur pour ne pas prendre de précautions; encore moins l'était-il assez pour ignorer qu'il y a des précautions à prendre. Ce fut un marivaudage équivoque où il entra de la coquetterie d'un côté, de la convoitise de l'autre, et dans lequel Burns n'est pas aussi éloigné qu'il le pensait d'être atteint par sa propre condamnation. Il a d'ailleurs été frappé, sur ce point, par celle des autres. Allan Cunningham, qui parle de tout cet épisode avec sévérité, dit: «La beauté de Chloris a ajouté de nombreux charmes à la chanson écossaise, mais ce qui a accru la réputation du poète a diminué celle de l'homme». C'est une parole très dure.
Quoique, dans le tas d'autres caprices grossiers et anonymes, cette fantaisie fût une fleur encore embaumée de poésie, elle était bien au-dessous de ses précédentes aventures de cœur. Elle marquait un instant où inévitablement arrivent les hommes qui continuent à aimer par delà l'âge de l'amour. C'était un émoi uniquement fait de délectation, de désir, en face d'une éclosion de jeunesse, savoureuse dans sa grâce continue de mouvements et sa fraîcheur de carnation. C'est le goût d'un amateur friand devant un beau fruit luisant, velouté, rose, rougissant, virginalement somptueux, dans son lustre et son éclat premiers. Tandis que dans ses pièces à Clarinda, où l'amour est surtout d'imagination, tandis que dans ses pièces à Mary Campbell, où il fut surtout de sentiment, on ne trouve pas un seul trait qui puisse servir à reconstituer la physionomie de ces deux héroïnes, ses pièces à Jane Lorimer nous donnent son portrait avec une précision matérielle et un détail qui permettraient presque à un peintre de le rendre. Elles font un peu penser aux premières pièces à Jane Armour, mais elles sont plus matérielles encore; elles n'en ont pas l'emportement; elles ont plus d'analyse et de dilettantisme dans la contemplation. Elles sont toutes d'un coloris chaud, et chargées de termes de beauté physique et de caresses.
Ô Joli était cet églantier rosé,
Qui fleurit si loin des maisons des hommes,
Et jolie était celle, et oh! combien chère,
Qu'il abritait du soleil couchant!
Ces boutons de roses, dans la rosée matinale,
Combien ils sont purs, parmi les feuilles si vertes;
Mais plus pur était le vœu de l'amant
Qu'ils entendirent hier sous leur ombrage.
Dans son bocage rude et épineux,
Qu'elle est douce et belle cette rosé cramoisie;
Mais l'amour est une fleur bien plus douce,
Dans le sentier épineux et tortueux de la vie.
Qu'une solitude sans chemin, un ruisseau sinueux,
Et Chloris dans mes bras, soient à moi;
Et je ne souhaite ni ne méprise le monde,
Résignant également ses joies et ses chagrins[1312].
Il ne s'agit plus là de passion avec sa dépense d'énergie, l'exaltation de tout l'être et son élévation à un plus haut frémissement intellectuel et sensible. C'est quelque chose de beaucoup plus restreint, de plus matériel, et à coup sûr d'inférieur, la simple adoration, la simple possession d'une forme jeune et charmante. En réalité, c'était le goût, fréquent, dit-on, chez les hommes mûrs ou qui mûrissent, pour la beauté dans sa première fleur. C'était le commencement de ces amours inégaux, où l'homme, dépouillé des qualités de l'amant, désire plus qu'il n'inspire, implore et n'impose plus; où son vœu n'est pas d'être aimé, mais qu'on lui permette d'aimer; où il n'existe plus de réciprocité complète, mais, de sa part, une gratitude soumise qui mène vite aux dernières soumissions. Les hommes qui entrent dans cette faiblesse sont voués à un long supplice d'inquiétude et de vaines jalousies, à la torture de sentir qu'ils doivent leur instable joie, ou à la pitié, ou à l'intérêt, ou à l'amour-propre, ou à la vanité, ou à la crainte, ou même à l'admiration et à la reconnaissance, à tout, sauf au vrai amour. Burns n'en était pas encore là. Mais c'était un commencement. Chloris n'avait guère de passion pour lui. C'était une distraction de fille complaisante et coquette, dont la manière habile et maîtresse de soi apparaît bien dans ces strophes:
Elle est jolie, verdissante, droite et grande,
Et depuis longtemps tient mon cœur en servage;
Et toujours il charme le fond de mon âme
Le tendre amour qui est dans son œil.
Elle est friponne et maligne ma Jane,
Pour dérober un regard invisible à tous;
Mais prompts comme l'éclair sont les regards des amants,
Lorsque le tendre amour est dans leur œil.
Cela peut échapper aux petits maîtres de la cour,
Cela peut échapper aux clercs très savants,
Mais l'amoureux aux aguets remarque bien
Le tendre amour qui est dans son œil[1313].
Le poète était encore assez jeune pour jouer le même jeu. Ces passions d'homme âgé n'eurent pas le temps de pénétrer bien avant. Il évita ainsi les souffrances du drame qui a arraché à Shakspeare ses cris les plus cruels.
Le règne de Chloris dura du commencement de 1793 à la fin de 1795, à peu près. Il se termine brusquement, par un trait de plume irrité du poète, qui voudrait biffer ce nom des chansons où il l'a célébré. Au commencement de 1796, il écrit à Thomson:
«Dans mes chansons passées, il y a une chose qui me déplaît: c'est le nom de Chloris. Je l'avais employé comme le nom fictif d'une certaine dame; mais, en y réfléchissant, c'est une haute incongruité d'avoir une appellation grecque dans une ballade pastorale écossaise. J'ai d'autres modifications à vous proposer. Ce que vous m'avez dit de «boucles couleur de lin» est juste. Cela ne peut entrer dans une description élégante de beauté[1314]».
L'exécution était complète, non sans une colère secrète. Il semble qu'il y ait eu là comme le germe de la souffrance inévitablement attachée à ces amours disparates.
L'histoire de la pauvre Jane Lorimer est lamentable. Quelques années après ce moment de splendeur, où elle était rayonnante de beauté et fêtée dans les chansons du premier poète de son pays, son père fut ruiné. Son mari avait disparu. Elle fut obligée d'entrer dans une famille comme gouvernante. Elle vécut dans cette situation et d'autres analogues, pendant plusieurs années. Longtemps après, en 1816, elle apprit que son mari était à Brampton, où il mangeait sa quatrième ou cinquième fortune, héritée d'un parent. Elle le manqua de quelques heures. Peu après, elle fut informée qu'il était en prison pour dettes, à Carlisle. Elle désira le voir. Lorsqu'elle arriva, on lui montra le logement de Whelpdale, de l'autre côté d'un quadrangle entouré d'un cloître. En y allant, elle dépassa un homme, alourdi, légèrement paralysé et dont la marche était traînante. Au moment où elle approchait de la porte, elle entendit que cet homme prononçait son nom. «Jane», dit-il, et se reprenant aussitôt, avec un ton plus cérémonieux, «Mrs Whelpdale». C'était son époux de quelques mois, changé en cet homme caduc, brisé. Il y avait de la bonté dans Jane. Elle resta un mois à Carlisle, allant chaque jour à la prison rendre visite à son mari. Puis elle retourna en Écosse. Quelques mois après, il fut libéré, elle revint près de lui. Mais c'était un homme tellement perdu qu'une vie commune était impossible. Elle fut forcée de le quitter de nouveau et ne le revit plus. «Il est connu, dit Chambers, auquel ces détails sont empruntés, que cette pauvre femme sans appui fut enfin entraînée dans une faute qui lui perdit le respect de la société[1315].» Elle mena pendant quelque temps une sorte de vie errante, sur les frontières de la mendicité, ne parvenant pas à s'élever au-dessus de la position de domestique. Elle ne cessa jamais d'être élégante de tournure et belle de visage. Vers 1825, un gentleman charitable, à qui elle avait fait connaître sa détresse, s'occupa d'elle et parla d'elle dans les journaux, dans le but de lui procurer quelques secours. La dame de ce gentleman lui ayant envoyé les coupures des journaux où il était question d'elle, reçut ce billet, «dans lequel, dit Chambers, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il y a quelque chose qui n'est pas indigne d'une héroïne poétique»:
«La Chloris de Burns est infiniment obligée à Mrs.... pour l'aimable attention qu'elle a eue de lui envoyer les extraits de journaux; elle est heureuse et flattée qu'on dise et qu'on fasse tant pour elle.
Ruth fut traitée par Booz avec bonté et générosité; peut-être la Chloris de Burns pourra-t-elle avoir un bonheur semblable dans le champ des hommes de talent et de vertu[1316].»
La dame la vit plusieurs fois et prit plaisir à sa conversation qui indiquait une pénétration naturelle d'intelligence et un jeu séduisant d'esprit. Plus tard, Jane Lorimer trouva une situation comme gouvernante. Elle eut quelques années paisibles. Mais une affection de la poitrine ruina sa santé. Elle fut obligée de se retirer dans un pauvre logement, dans une des vieilles rues d'Édimbourg. Elle languit quelque temps, vivant d'un peu de secours que lui donnait son dernier maître. Elle mourut en 1831, misérable, délaissée, ignorée. Hélas! pauvre Chloris!
À travers ces tracas, ces débauches et ces remords, la production poétique de Burns continuait. Chose surprenante, dans les interstices de cette vie délabrée et en ruines, partout jaillissaient des fleurs. Pendant ces quatre années de Dumfries, il a écrit plus de deux cents morceaux dont cent cinquante sont précieux. Il ne s'y trouve plus de pièces capitales comme Tam de Shanter; plus même rien qui ressemble à la Sainte-Foire ou à la Vision; plus même de ces jolies épîtres comme à Mossgiel. Ce sont de courts morceaux, le plus souvent de petites chansons de quelques strophes seulement, ce qu'il pouvait composer dans les quarts d'heure de recueillement qui lui restaient au milieu de ce gaspillage de lui-même. Elles naissaient sans interruption, les unes sur les autres; elles étaient variées à l'infini, sentimentales, touchantes, malignes ou railleuses. Il n'y avait guère de semaine où il ne lui vint entre les mains un brin de poésie, un brin menu et léger de plantes du pays, une brindille de bruyère ou de thym, une fleur de chardon, quelques feuilles de houx piquant, et quelquefois, aux jours favorisés, un rameau d'églantier. Mais tous ces riens frais, verts et parfumés, forment, réunis ensemble, un gros bouquet et une part essentielle de son œuvre.
Peut-être aurait-il moins produit, s'il avait été, comme à Mauchline, laissé à lui-même. L'impulsion intérieure était moins impérieuse; la montée de poésie moins débordante; ou tout au moins les conditions étaient moins favorables; le loisir manquait et la concentration. Il n'était plus dans cet isolement indéfini où le travail de l'inspiration a le temps de se faire, où rien ne le dérange, ne le distrait, où, dans le poète renfermé en lui-même, la tension poétique augmente jusqu'à ce qu'elle s'échappe irrésistiblement. Maintenant son corps était fatigué, son âme dispersée, son temps tiraillé et déchiré. Heureusement il vint du dehors des excitations qui ne le laissèrent pas s'oublier. Il continua sa collaboration au recueil de Johnson, lequel avançait lentement; mais surtout il se trouva engagé dans une autre entreprise du même genre qui réclama de lui plus d'activité. Au mois de septembre 1792, un nommé George Thomson, qui était commis près du Conseil de la Société pour l'Encouragement des Manufactures en Écosse, lui écrivit que, d'accord avec quelques amis comme lui épris de musique, il avait commencé à choisir et à collectionner les mélodies populaires, dans le but de les conserver et de les publier[1317]. Ils avaient engagé Pleyel «le plus agréable des compositeurs actuels», pour mettre des accompagnements à ces vieux thèmes, et pour composer, à chacun d'eux, un prélude et une conclusion, de façon à les rendre plus propres à être chantés dans les concerts. C'était donc, à la différence d'autres recueils, une entreprise avant tout musicale, une collection d'airs plutôt que de chansons. Mais certains de ces motifs n'avaient pas de paroles; d'autres en avaient d'insignifiantes, ou de grossières, ou d'indécentes. Il fallait retoucher les anciens vers ou en composer de nouveaux, là où cela était nécessaire. Thomson demandait à Burns de se charger de ce travail et de lui fournir de la poésie pour cette vieille musique[1318]. Burns accepta avec enthousiasme. Il se mit à l'œuvre aussitôt et reprit, mais avec plus d'activité et de fécondité, le travail qu'il avait commencé pour Johnson. La nécessité de fournir aux demandes de Thomson lui servit d'aiguillon; sa collaboration a fait de ce recueil un des livres de la littérature écossaise.
Pendant tout ce travail il fit preuve d'un désintéressement qui, dans les circonstances où il se trouvait, avait d'autant plus de mérite. Il était pauvre; quelques livres auraient fait une différence dans son budget et allongé les bouts pour leur permettre de se joindre. Il ne voulut cependant jamais entendre parler de rémunération. Il fut sur ce point inflexible. Dans la lettre où il lui demandait son concours, Thomson lui avait dit:
«Nous regarderons votre concours poétique comme une faveur particulière, outre que nous paierons n'importe quel prix raisonnable que vous demanderez pour nous le prêter. Le profit est pour nous une considération secondaire, et nous sommes résolus à n'épargner ni peines ni dépenses pour notre publication[1319].
Dans l'acceptation de Burns, cette offre avait pour réponse la phrase suivante:
Quant à une rémunération, vous êtes libre de regarder mes chansons comme au-dessus ou au-dessous de tout prix; car elles seront absolument l'un ou l'autre. Dans l'honnête enthousiasme avec lequel je m'embarque dans votre entreprise, parler d'argent, de gages, d'émoluments, de salaire, etc., serait une véritable prostitution d'esprit[1320].
Les choses en restèrent là pour le moment. Burns prit en main la partie littéraire, fournit chansons sur chansons, n'épargna ni ses peines, ni ses recherches, ni ses dérangements, sans compter l'inestimable contribution de son génie. La publication, grâce à lui surtout, prenait bien. Thomson voulut lui donner, non pas une rétribution, mais comme une part dans les bénéfices qui pouvaient provenir d'une œuvre dont ses vers faisaient le succès. Il le lui proposa en des termes qu'il faut citer, pour montrer combien ils avaient de tact et étaient incapables d'offenser la susceptibilité la plus prompte.
L'affaire ne dépend plus maintenant que de moi seul, les messieurs, qui au début s'étaient entendus pour avoir une part dans la publication, ayant demandé à s'en désister. Cela importe peu; il est impossible que j'y perde. Le mérite supérieur de l'œuvre fera naître une demande générale, aussitôt qu'elle sera suffisamment connue. Et quand bien même la vente en serait plus lente qu'elle ne promet de l'être, je trouverai une compensation à mon travail dans le plaisir que j'aurai pris à la musique. Je ne puis vous exprimer combien je vous suis obligé pour les exquises chansons nouvelles que vous m'envoyez; mais les remerciements, mon ami, sont un faible retour pour ce que vous avez fait. Comme je recueillerai les bénéfices de la publication, il faut que vous me permettiez de vous envoyer une légère marque de ma reconnaissance, et de la renouveler plus tard quand je le trouverai opportun. Ne me la renvoyez pas, par le Ciel! Si vous le faites, notre correspondance est finie. Cela, sans doute, ne serait pas une perte pour vous, mais cela ruinerait la publication qui, sous vos auspices, ne peut manquer d'être respectable et intéressante[1321].
Dans la lettre, Thomson avait mis une somme de cinq livres. À coup sûr on ne pouvait offrir d'une manière plus délicate. Il reçut une réponse presque courroucée, où Burns lui déclarait péremptoirement qu'il ne voulait pas entendre parler d'argent.
Je vous assure, mon cher Monsieur, que vous m'avez vraiment blessé avec votre envoi d'argent. Cela me dégrade à mes propres yeux. Toutefois, le retourner sentirait la pose et l'affectation; mais quant à continuer ce genre de trafic de débiteur à créancier, je vous le jure par l'Honneur qui couronne la statue droite de l'Intégrité de Robert Burns, au moindre mot à ce sujet, je repousserai avec indignation toutes nos relations passées, et je deviendrai, à partir de ce moment, un parfait étranger pour vous! La réputation de Burns pour la générosité de sentiment et l'indépendance d'esprit survivra, j'en ai confiance, à tous les besoins que le froid et dur métal peut satisfaire; du moins, je ferai tout pour qu'il mérite cette réputation[1322].
On s'est étonné de ces refus de Burns; il semble naturel qu'il participât aux bénéfices que pouvait rapporter cette publication. On a fait remarquer, non sans justesse, qu'il n'y a pas de différence entre recevoir l'argent de Thomson et recevoir des souscriptions pour ses poèmes[1323]. Il serait plus exact de dire qu'il n'y a pas grande différence. Il y en a une légère. Ce n'est pas une même chose d'éditer, pour son propre compte, à ses périls, ses propres œuvres, et de tirer profit de poèmes composés sans idée de gain; ou de recevoir un salaire pour les pièces qu'on apporte, et d'être payé comme un artisan en poésie. Il n'y a sans doute là rien de très éloigné du peintre qui vend son tableau, ou du sculpteur sa statue. Mais Burns n'avait pas l'idée de la carrière de l'homme de lettres. Il avait toujours composé pour lui-même, par impulsion; il lui semblait que c'était, comme il le dit, «prostituer» son génie que de s'en servir pour battre monnaie. Et ce sentiment était d'autant plus susceptible que, l'élan de production ayant un peu baissé en lui et ayant besoin d'être excité par le dehors, il fallait absolument que ce mobile fût désintéressé, pour ne pas ressembler à un mobile d'argent. Sa poésie c'était son âme qui s'envolait, il la donnait, il ne la vendait pas, pas plus qu'il n'eût songé à vendre son rire ou son éloquence. Et il y avait encore une autre raison qui lui fait honneur également. Il considérait l'entreprise de Thomson comme une œuvre patriotique, désintéressée, destinée à préserver le trésor musical de l'Écosse. Il lui paraissait presque sacrilège de tirer profit de ce dévoûment à une des gloires de la patrie calédonienne. C'est comme si on voulait payer à un patriote son patriotisme, et estimer en espèces ses soins, ses démarches, ses discours, pour l'honneur du pays. C'était après tout une noble susceptibilité.
La qualité de cette production était toujours la même; on est surpris de la fraîcheur que les visions conservaient dans cette âme ternie par les chagrins et où les excès laissaient si souvent leurs dégoûts. Jamais sa poésie n'a eu plus d'éclat. Sa main d'ouvrier était alors d'une justesse et d'une précision achevées. À cette période appartiennent les dernières pièces à Clarinda, le groupe des pièces à Chloris, l'ode de Bruce à Bannockburn, le Retour du soldat, et tant de chansons qui sont de brefs chefs-d'œuvre. Il n'a rien écrit de plus délicat. S'il a produit des pièces de plus grande force et de plus large allure, il n'en a pas d'un travail plus fini et d'un sentiment artistique plus sûr. Sans doute ce n'était plus la trombe de poésie de Mossgiel, avec son mouvement et son puissant enlèvement des choses; c'était la fin d'une pluie, éparse et calme, quand la lenteur de leur chute donne aux gouttes une forme parfaite et que, par leur dispersion même, elles sont plus pénétrées de lumière, irisées, diamantées, étincelantes.
Cependant sa renommée continuait à grandir d'un double mouvement: à monter vers les plus hauts esprits et à pénétrer jusqu'aux plus humbles. Dans les rues, non seulement on chantait ses chansons, mais on mettait son nom à des chansons qui n'étaient pas de lui, pour les vendre. «J'ai vu même chanter, par les rues de Dumfries, une couple de ballades qui portaient mon nom en tête comme leur auteur, bien que ce fût la première fois que je les voyais[1324]». Sa gloire avait gagné les sommets intellectuels du pays. Son nom retentissait au Parlement, dans la bouche d'hommes qui étaient l'honneur de leur temps, comme celui d'un homme qui était l'honneur de son pays. En 1793, Curran, le grand orateur irlandais, s'écriait en parlant de l'Écosse «qu'elle était couronnée des dépouilles de tous les arts et parée de la richesse de toutes les muses, depuis les profondes et pénétrantes recherches de son Hume jusqu'à la moralité douce et plus simple, mais non moins sublime et pathétique de son Burns[1325]». Cet hommage, que nous n'avons vu relever dans aucune biographie de Burns, indique quel rang il avait insensiblement pris parmi les grands noms de son pays. Lockhart raconte qu'un peu plus tard, trop tard puisque Burns venait de mourir, Pitt disait à la table de lord Liverpool: «Je ne vois pas de vers, depuis Shakspeare, qui aient autant l'air de sortir doucement de la nature[1326]». Au moment où des pensions étaient accordées à des hommes de lettres, de talent moyen, on pouvait espérer que quelque chose se ferait pour un des plus surprenants génies de son époque. Quelques-uns de ses admirateurs s'y employèrent. Ce fut en vain. Allan Cunningham raconte que M. Addington rappela à Pitt les mérites de Burns; mais Pitt «passa la bouteille à lord Melville et ne fit rien[1327]». Pendant ce temps le poète se débattait contre sa pauvreté; sa production était gênée par l'inquiétude, faute d'un peu d'argent.
On dira que les opinions de Burns et la façon dont il les exprimait n'étaient pas pour lui concilier les bonnes grâces du Ministère. Cela serait vrai si la mesure envers lui avait eu besoin d'un appoint de faveur. Mais il avait un mérite qui dépassait les autres, indiscutable; les circonstances de sa vie l'augmentaient encore. Pour faire de son succès un exemple, il ne manquait que la récompense. Ses erreurs politiques, à les juger telles, disparaissaient à côté des indiscutables leçons plus hautes qu'il répandait. Il était incontestablement de ces hommes envers qui une nation est redevable, et que, par intérêt autant que par amour-propre, elle doit soutenir. Mais les ministères se ressemblent beaucoup, en tous temps, en tous lieux, parce que les hommes sont partout et toujours les mêmes, «Si Burns avait publié dans un journal quelques libelles sur Lepaux ou Carnot, ou un pamphlet vif «Sur l'État du Pays», on se serait peut-être plus occupé de lui pendant sa vie[1328]». Les hommes d'État qui n'ont pas su l'aider ont privé leur race d'œuvres plus glorieuses et plus durables qu'une bataille gagnée ou une île conquise. Ils ont failli à leurs devoirs de bons ménagers des ressources de leur patrie. C'est avec raison que, lorsque le droit de propriété des œuvres de Burns vint en discussion à la Chambre des Lords, en 1812, Earl Grey insista sur la faute d'avoir négligé un pareil génie et reprocha à lord Melville sa part dans le dénûment du poète[1329].[Lien vers la Table des matières.]
V.
LES DERNIERS CHAGRINS, LES DERNIERS EXCÈS, LES DERNIÈRES LUEURS.
LA FIN.
Le dénouement n'est pas loin maintenant. Nous touchons à la fin de ce jour tourmenté, clos aux premières heures de l'après-midi, sans avoir connu les sérénités du soir qui apportent l'apaisement, ni l'élargissement étoilé de la nuit, qui ouvre des espaces à l'espoir. Burns finit en pleine amertume, au plus fort de ses regrets, de ses remords, et de ses angoisses pour sa famille. Si, du moins, il avait résisté un peu plus longtemps, la vie, qui souvent est charitable et se charge des petits enfants, lui aurait peut-être montré les siens, élevés et capables de porter leur nom. Elle s'en chargea bien quand ils furent orphelins. Cela l'aurait consolé, rassuré, réconcilié un peu avec lui-même. Mais le temps lui en fut refusé. Il fut implacablement frappé au moment le plus affreux que son esprit ait connu. Dans ses derniers mois, il n'existe pas de lui une parole plus gaie et plus légère, un mot moins découragé que les autres; tout y est d'une tristesse uniforme. Une même teinte morne assombrit chacun de ses instants. Et dans ses heures suprêmes, on ne trouve pas de signe d'une de ces lueurs qui éclairent parfois les fronts mourants et qui, vraies ou fausses, adoucissent les agonies. Il mourut enfermé dans l'étroite et ténébreuse prison de son désespoir. Jusqu'au dernier moment, la troupe impitoyable des soucis empêcha d'arriver jusqu'à lui une de ces visites d'anges qui, dans sa vie plus que dans toute autre, avaient été si rares et distantes entre elles, et dont sa pauvre âme avait tant besoin. C'est une navrante histoire que celle de ses dernières années.
Ce qu'il y a de plus triste encore, c'est de penser que, par sa faute, la mort était la plus heureuse issue, peut-être la seule, hors de cette impasse où il avait conduit sa vie. Carlyle l'avait bien vu et l'a dit avec sa pénétration morale et sa saisissante éloquence: «Nous sommes ici arrivés à la crise de la vie de Burns; car les choses avaient pris pour lui une telle tournure qu'elles ne pouvaient pas durer longtemps. Si l'on ne devait pas espérer d'amélioration, la nature ne pouvait plus, que pour un temps limité, continuer cette lutte sombre et affolante contre le monde et contre elle-même. Nous n'avons pas de renseignements médicaux pour savoir si une continuation de vie était à cette époque, probable pour Burns, et si sa mort doit être considérée comme un événement en partie accidentel, ou seulement comme la conséquence naturelle d'une longue série d'événements qui l'avaient précédée. Cette dernière opinion paraît la plus vraisemblable, bien qu'elle ne soit nullement certaine. En tous cas, comme nous le disions, un changement ne pouvait pas être éloigné. Trois portes de délivrance, nous semble-t-il, étaient ouvertes à Burns: une claire activité poétique, la folie ou la mort. La première, avec une vie plus longue, était encore possible, bien qu'elle ne fût pas probable; car des causes physiques commençaient à agir; et cependant Burns avait une résolution de fer, si seulement il avait pu voir et sentir que non seulement sa plus haute gloire, mais son premier devoir et le vrai remède de tous ses chagrins se trouvaient là. La seconde était encore moins probable, car son esprit fut toujours parmi les plus clairs et les plus fermes. Ainsi la troisième porte, plus douce, s'ouvrait pour lui, et il passa, non pas doucement, cependant, rapidement, dans cette contrée tranquille, où les averses de grêle et les orages de feu n'arrivent pas, et où le voyageur le plus lourdement chargé dépose enfin son fardeau[1330].»
Depuis longtemps déjà sa santé était ébranlée. Les privations de son enfance, ses fatigues de travail et d'amour, la continuité d'émotions d'une véhémence inouïe qui, sans merci, secouaient sa machine, avaient affaibli son corps d'une constitution robuste mais de fonctions désordonnées. Ses courses d'Excise par les nuits pluvieuses, ses tracas, ses excès de boissons, l'irritation sombre et ardente qui le dévorait, achevèrent de le délabrer. Dès le mois de juin 1794, il écrivait à Mrs Dunlop:
«J'ai bien peur d'être sur le point de souffrir des folies de ma jeunesse. Mes amis médecins me menacent d'une goutte volante, mais j'espère qu'ils se trompent[1331].»
Et six mois après, au commencement de 1795, il lui disait encore:
«Quelle chose pauvre est la vie! Tout récemment j'étais un enfant; l'autre jour encore, j'étais un jeune homme, et déjà je commence à sentir la fibre rigide et les jointures raides de l'âge s'emparer rapidement de mon corps[1332].»
Il n'avait que 36 ans! C'était la vieillesse anticipée, ou plutôt, c'étaient les symptômes de la maladie.
À l'assombrissement que cause chez l'homme la découverte des premiers signes de la décadence physique, s'ajouta, vers la fin de 1795, un grand chagrin. Il perdit une petite fille de trois ans qu'il aimait de toute la tendresse que les pères poètes ressentent pour leurs filles. L'enfant était chétive; on l'avait envoyée chez ses grands-parents, les Armour, pour changer d'air; à l'automne, elle y était morte. On l'avait enterrée dans le cimetière de là-bas, sans que son père pût l'embrasser. Ce fut pour lui un choc douloureux qui l'ébranla encore. Il écrivait à Mrs Dunlop dont le silence prolongé l'attristait:
«Hélas! Madame, je n'ai pas le moyen, en ce moment, qu'on me prive d'aucun des faibles restes de mes plaisirs. Je viens de boire profondément à la coupe de l'affliction. L'automne m'a enlevé ma seule fille et mon enfant chérie, et cela à une telle distance et en si peu de temps qu'il m'a été impossible de lui rendre les derniers devoirs[1333].»
Son chagrin paraît dans toutes ses lettres. La petite Elisabeth fait penser à l'Adda de Byron, à la Julia de Lamartine et à la Léopoldine de Victor Hugo. Il semble que cette douleur ait été réservée aux grands poètes de notre temps.
Vers le mois d'octobre 1795, une maladie, demeurée assez mystérieuse, s'abattit sur lui. Lui-même en parle comme d'une forte fièvre rhumatismale. Currie qui, par ses études médicales, était plus à même de pénétrer dans cette partie de sa vie, et qui avait reçu les confidences du Dr Maxwell, par qui Burns avait été soigné, laisse entendre que le mal était d'une autre nature. Voici du reste sa déposition technique, dans toute sa précision et sa gravité. C'est en même temps ce qu'on sait de plus clair sur l'état physique de Burns.