Robert Burns. Vol. 1, La Vie
Ses lèvres sont comme ces cerises mûres,
Que des murailles ensoleillées protègent de Borée;
Elles tentent le goût et charment la vue;
Et elle a deux yeux brillants et malicieux.
Sa voix est comme le merle, le soir,
Qui chante sur les bords du Cessnock, invisible,
Tandis que sa compagne est nichée dans le buisson;
Et elle a deux yeux brillants et malicieux.
Mais ce n'est pas son air, sa forme, son visage,
Bien qu'elle égale la reine fabuleuse de la beauté;
C'est l'esprit qui brille dans ses grâces,
Et surtout dans ses yeux malicieux[85].
Il fallait qu'elle eût quelque chose de véritablement distingué, puisque plus tard, après avoir beaucoup admiré et comparé les plus séduisantes dames d'Édimbourg, il avouait que, de toutes les femmes qu'il avait connues, c'était celle qui aurait fait dans sa vie la plus agréable compagne[86]. Telle était la femme que Burns demandait en mariage. S'il avait été accepté, sa vie aurait peut-être pris une voie normale. Sans doute, la fougue y serait restée et, par elle, il était difficile que les fautes n'y pénétrassent pas; mais il est probable que le désarroi ne s'y serait pas mis. Peut-être son exubérance de vie et sa vigueur d'esprit se seraient-elles tournées vers d'autres directions et son bonheur y eût-il gagné aux dépens de sa gloire. Ce n'était pas sa destinée.
Outre l'influence qu'elle aurait pu avoir sur sa vie, sa courte liaison avec Ellison Begbie est intéressante parce qu'elle a produit une correspondance, qui comprend les premiers spécimens de prose que nous ayons de lui. Ce sont quatre lettres seulement, mais bien curieuses. Au point de vue littéraire, elles sont caractéristiques. On y sent une affectation de correction, une recherche d'élégance, la prétention épistolaire qu'il gardera pendant toute sa vie et qu'il devait au recueil de lettres que le hasard avait mêlé à ses premières lectures. Les pensées s'y font graves et compassées, les phrases s'y succèdent achevées et correctes. Cela a beaucoup de tenue et peu de mouvement; c'est le contraire de son esprit. La langue elle-même est différente. Autant ses poèmes abondent en expressions écossaises, autant cette correspondance est écrite dans une langue purement anglaise, avec une affectation de mots latins. Au point de vue des sentiments, ces lettres sont également remarquables par leur gravité, leur ton de convenance et de franchise, un désir de bien préciser le genre d'affection qu'il éprouve et de placer ses déclarations sur un terrain de vie pratique. Dans la première de ces épîtres, il se défend, avec beaucoup d'habileté, contre un soupçon d'inconstance de sa part, qui pourrait bien venir à l'esprit d'Ellison Begbie et il fait une description de la vie mariée, qui est réellement un beau morceau sur le mariage:
Il est naturel qu'un jeune homme aime la connaissance des femmes et il est habituel qu'il recherche leur société quand l'occasion s'en présente. L'une d'elles lui est plus agréable que les autres; quand il est avec elle, il y a quelque chose, il ne sait pas quoi, qui le séduit, il ne sait pas comment. Je suppose que cela est ce que la plupart d'entre nous appellent amour et je dois avouer, ma chère E., que c'est un jeu difficile que celui que vous avez à jouer lorsque vous rencontrez un amoureux de cette espèce. Vous ne pouvez vous empêcher de dire qu'il est sincère, et cependant, avec quelque faveur que vous le traitiez, peut-être dans quelques mois ou au plus tard dans un an ou deux, la même inexplicable fantaisie peut le rendre éperdument épris d'une autre, tandis que vous serez oubliée. Je n'ignore pas que peut-être, la prochaine fois que j'aurai le plaisir de vous voir, vous me conseillerez de prendre cette leçon pour moi, et vous me direz que la passion que je professe pour vous est peut-être une de ces lueurs passagères. Mais j'espère, ma chère E., que vous me ferez l'honneur de me croire, quand je vous assure que l'amour que j'ai pour vous est fondé sur les principes de la Vertu et de l'Honneur, et que conséquemment, aussi longtemps que vous continuerez à posséder ces aimables qualités qui m'ont d'abord inspiré ma passion pour vous, aussi longtemps faut-il que je continue à vous aimer.
Croyez-moi, ma chère, c'est un amour comme celui-là qui seul peut rendre heureux l'état de mariage. On peut causer de flammes, d'enthousiasmes, autant qu'on veut, et une chaude imagination, avec l'ardeur de la jeunesse, peut faire éprouver quelque chose de pareil à ce qu'on décrit. Mais je suis sûr que les plus nobles facultés de l'esprit, unies à des sentiments semblables dans le cœur, sont le seul fondement de l'amitié et ç'a toujours été mon opinion que la vie mariée n'est pas autre chose que de l'amitié à un degré plus élevé. Si vous êtes assez bonne pour exaucer mes souhaits, et s'il plaît à la Providence de nous épargner jusqu'à la période la plus reculée de la vie, je puis, en regardant vers l'avenir, voir que même alors, bien que courbé sous la vieillesse ridée, même alors, quand toutes les choses de ce monde me seront indifférentes, je regarderai mon E...... avec l'affection la plus tendre, pour la simple raison qu'elle aura toujours, mais à un degré plus élevé et perfectionné, ces nobles qualités qui inspirèrent ma première affection pour elle[87].
Ces dernières lignes sur l'idée du bonheur tranquille et apaisé qu'il faut attendre du mariage, sur la nécessité des qualités de l'âme pour un amour durable, ne sont-elles pas éloquentes, et cette vue de l'amitié qui sort d'une vie commune ne va-t-elle pas au fond des unions heureuses?
Une autre lettre est intéressante par la façon presque religieuse dont il parle de l'amour. On sent bien, dans cette correspondance, qu'à ce moment il était encore dominé et gouverné par l'austérité paternelle, que son âme était toujours pleine de déférence pour l'exemple de vie qu'il avait devant lui et que les amourettes nombreuses qu'il avait déjà eues étaient restées des affaires de cœur et d'imagination.
Je crois en vérité, ma chère E., que les purs, les sincères sentiments d'amour sont aussi rares dans le monde que les purs et sincères principes de vertu et de piété. Ceci, j'espère, vous expliquera le singulier style de mes lettres à vous. Par singulier, je veux dire qu'elles sont écrites d'une façon si sérieuse que, pour vous dire la vérité, j'ai souvent eu peur que vous ne me preniez pour quelque dévot outré qui converse avec sa maîtresse comme il converserait avec son ministre.
Je ne sais pas comment cela se fait, ma chère, car bien que, sauf votre société, il n'y ait rien au monde qui me donne autant de plaisir que de vous écrire, cependant cela ne me cause jamais ces vertiges d'enthousiasme dont on parle tant parmi les amoureux. J'ai souvent pensé que, si une affection solide n'est pas effectivement une partie de la vertu, c'est quelque chose qui est tout à fait de la même famille. Chaque fois que la pensée de mon E...... échauffe mon cœur, elle allume dans ma poitrine tous les sentiments d'humanité, tous les principes de générosité; elle éteint toute méprisable étincelle de malice et d'envie qui ne sont que trop prêtes à m'infester. Je serre tous les êtres dans les bras d'une bienveillance universelle, également, je prends part aux plaisirs des heureux et je sympathise avec les misères des infortunés. Je vous assure, ma chère, que je lève souvent vers le divin Ordonnateur des événements un regard plein de reconnaissance pour le bonheur que, je l'espère, il a dessein de me donner en vous donnant à moi. Je souhaite sincèrement qu'il bénisse mes efforts pour rendre votre vie aussi confortable et heureuse que possible, en adoucissant les côtés les plus rudes de mon caractère aussi bien qu'en améliorant les conditions peu propices de ma fortune. Ceci, ma chère, est une passion, à mes yeux, digne d'un homme et, j'ajouterai, digne d'un chrétien[88].»
La façon dont il lui demande sa main est pleine d'une gravité presque cérémonieuse. On ne conçoit pas qu'un jeune clergyman adressant, avec toute la dignité et le décorum de sa profession, une requête de ce genre, puisse le faire en un langage plus rapproché d'un sermon:
Il y a une règle que j'ai jusqu'ici pratiquée et que j'observerai invinciblement avec vous, c'est de vous dire honnêtement la simple vérité. Il y a quelque chose de si bas, de si indigne d'un homme, dans les artifices de la dissimulation et de la fausseté, que je suis surpris qu'ils puissent être employés par personne dans une passion aussi noble et généreuse qu'un amour vertueux. Non, ma chère E., je n'essayerai jamais de gagner votre faveur par de si détestables pratiques. Si vous êtes assez bonne et assez généreuse pour m'accepter pour votre partenaire, votre compagnon, votre ami de cœur, à travers la vie, il n'y a rien, de ce côté-ci de l'éternité, qui puisse me donner un plus grand bonheur; mais je ne songerai jamais à acheter votre main par des arts indignes d'un homme et, j'ajouterai, d'un chrétien. Il y a une chose que je vous demande sérieusement, ma chère, et c'est ceci: que vous mettiez bientôt un terme à mes espérances par un refus péremptoire ou que vous me guérissiez de mes anxiétés par un consentement généreux.
Cela m'obligerait beaucoup si vous vouliez m'envoyer une ligne ou deux quand vous le pourrez. J'ajouterai seulement que si une conduite réglée (quoique peut-être bien imparfaitement) par les règles de l'Honneur et de la Vertu, si un cœur consacré à vous aimer et à vous estimer, si un effort anxieux de vous rendre heureuse, si ces qualités sont celles que vous souhaiteriez dans un ami, dans un époux, j'espère que vous les trouverez toujours dans votre vrai ami et sincère amant[89].
La jeune fille ne tarda pas à faire connaître à Burns sa réponse définitive; c'était un refus. La lettre qu'il lui envoie et qui est la dernière de cette série est, avec un chagrin très sincère et très profond, pleine d'une très belle et très digne franchise:
J'aurais dû, pour être poli, accuser plus tôt réception de votre lettre, mais mon cœur en avait reçu un tel coup que je puis encore à peine rassembler mes pensées, de façon à vous écrire à ce sujet. Je n'essayerai pas de décrire ce que j'ai ressenti en recevant votre lettre. Je l'ai lue et relue, mainte et mainte fois et, bien qu'elle fût dans le langage le plus poli du refus, ce refus était péremptoire: «Vous étiez triste de ne pas pouvoir me payer de retour, mais vous me souhaitez toute espèce de bonheur.» Ce serait une faiblesse indigne d'un homme que de dire que, sans vous, je ne pourrai jamais être heureux, mais je suis certain que partager la vie avec vous lui aurait donné une saveur que, sans vous, je ne goûterai jamais.
Ce ne sont pas vos rares avantages personnels et votre bon sens supérieur qui me frappent tant en vous; il est possible que, dans quelques cas, on puisse rencontrer ces qualités chez d'autres. Mais cette bonté aimable, cette tendresse et cette douceur féminines, cette attachante suavité de caractère, avec tous les charmes qui naissent d'un cœur chaud et aimant, voilà ce que je ne puis espérer retrouver de nouveau dans ce monde, à un tel degré. Toutes ces qualités charmantes, rehaussées par une éducation bien au delà de ce que j'ai jamais trouvé chez les femmes que j'ai jamais osé approcher, ont fait sur mon cœur une impression que je ne crois pas que la vie effacera jamais. Mon imagination s'était flattée du souhait,—je n'ose pas dire que ce fut jamais un espoir,—que, peut-être un jour, je vous appellerais mienne. J'avais formé les plus délicieuses images et mes rêves s'y complaisaient; aujourd'hui, je suis malheureux pour avoir perdu ce que je n'avais vraiment pas le droit d'attendre. Je ne dois plus penser à vous comme à une amante; j'ose cependant demander à être admis comme un ami. C'est à ce titre que je désire la permission de vous rendre visite, et comme je pense dans peu de jours aller m'établir plus loin et que vous ne tarderez pas, je le suppose, à quitter cet endroit, je désire vous voir ou avoir de vos nouvelles bientôt[90].
Ellison Begbie est la première des héroïnes de Burns dont on voie se dessiner un peu la physionomie. D'après Mrs Begg, la sœur de Burns, c'était une fille supérieure et la favorite du voisinage[91]. Elle paraît avoir été, en outre, une fille de tête et de sang-froid, qui tenait à voir clair dans l'avenir et dans le présent. Elle fut un moment attirée vers ce garçon capable d'écrire de telles déclarations. En effet, c'est seulement «après quelque intimité et quelque correspondance qu'elle rejeta sa poursuite et bientôt après épousa un autre amoureux»[92]; et cette supposition est bien confirmée par les mots de Burns: «Pour couronner ma détresse, une belle fille que j'adorais et qui avait juré son âme de venir à ma rencontre dans le champ du mariage, se joua de moi dans les circonstances les plus mortifiantes[93].» Il y avait donc eu une attraction mais qui ne dura pas. Pour quelle cause? On ne sait ces secrets de cœur. Elle est peut-être dans un passage cité plus haut, où Burns se défend, comme s'il éprouvait le besoin de dissiper certaines préventions et d'aller au-devant de certaines rumeurs. Peut être Ellison Begbie n'eut-elle pas confiance dans ces ardentes protestations, et voyait-elle dans le cœur de son poursuivant mieux que lui-même. À coup sûr, elle passa auprès d'une vie qui n'aurait pas été sans orages. Elle fit le choix qui convenait le mieux à sa nature équilibrée, pratique et discernante; «elle a deux yeux brillants et malicieux» dit la chanson de Burns. Il est probable qu'elle vécut heureuse avec un homme moyen. Pourtant, comme il arrive aux imprudents, leurs passions bues, quand ils n'ont plus que le verre vide et craquelé de la vie, de se dire que leurs ivresses ont été une folie, il arrive aussi que les sages rassasiés de calme se demandent si leur prudence n'a pas été une duperie. Il est certain qu'Ellison Begbie se rappela, avec orgueil, que le poète avait composé pour elle quelques-unes de ses jeunes chansons, les plus pures et les plus sincères, car, plus d'un quart de siècle après cette aventure, «il vivait à Glasgow une dame» qui en récita une qu'elle seule savait, à Cromek, lorsque celui-ci recueillait ses Reliques de Burns et c'était la chanson sur des yeux malicieux[94].[Lien vers la Table des matières.]
II.
LE SÉJOUR À IRVINE.
Ce projet de mariage eut une grande influence sur la vie de Burns. Il avait compris, avec Gilbert, qu'il lui serait difficile de s'établir comme fermier. Pour acheter des instruments et des bestiaux, pour faire les premières semailles et attendre la première récolte, il faut une mise de fonds. Comment l'espérer, quand la famille avait à peine de quoi joindre les deux bouts à la fin de l'année? Si jamais ces ressources arrivaient, quand serait-ce? Trop tard à coup sûr. Ellison ne l'aimait pas assez et lui-même l'aimait trop pour attendre. Peut-être les difficultés qui commençaient à s'amonceler de nouveau sur le chemin de son père, contribuaient-elles à l'éloigner d'un métier, où la sueur du front ne suffisait pas à gagner le pain. Il chercha une façon plus rapide, plus sûre, de parvenir à vivre. Depuis quelques années déjà, les deux frères avaient obtenu du père quelques pièces de terre où ils faisaient pour leur propre compte pousser du lin, fort cultivé alors dans ces parties de la contrée. Robert résolut d'aller à Irvine apprendre à préparer cette plante. Cependant, le refus d'Ellison Begbie survint. Il partit néanmoins, le cœur plus chargé de chagrins qu'on ne l'imaginerait d'après la calme affection exprimée dans ses lettres, assombri, découragé. Évidemment, il venait de recevoir bravement un coup dont il serait longtemps à guérir. C'était vers le milieu de juillet 1781.
La ville où il arrivait et le nouveau métier qu'il entreprenait n'étaient pas faits pour dissiper sa mélancolie. Irvine est un endroit d'apparence désolée; c'est une bourgade maritime avec toute la tristesse des ports, situés non pas sur la mer, qui est à elle seule un mouvement et une multitude, mais sur les rives plates et vaseuses d'une embouchure de rivière. Un horizon rampant de maigres dunes, des bas-fonds de sables coupés de flaques, recouverts et découverts par l'alternance monotone du flux et du reflux; sur ces pauvres bords, un ramassis de dépôts de marchandises et de maisonnettes, moitié cabarets, moitié boutiques à objets de matelots, basses, minables et louches. Aux heures d'eau retirée, les navires, comme échoués, augmentent cette impression d'abandon par celle de désarroi, que donnent leurs grands corps désemparés, leurs mâtures penchées hors d'équilibre et qui semblent faire gauchir le ciel. Pour un jeune paysan, accoutumé à se réjouir des mille vies de la terre, ce séjour de stérilité, lavé d'une eau morne et inféconde, dut être comme un cauchemar.
À ce serrement de cœur s'ajouta bientôt le dégoût d'un métier pénible et presque rabaissant pour lui. Au lieu des journées au grand air, de la fierté du labour et de la diversité des occupations, un emprisonnement dans un taudis puant de l'odeur fade du lin roui, et une besogne assise, monotone et mécanique. Des heures et des heures sur le banc, devant le chevalet de l'espade ou l'établi des sérans. Pour des bras dignes du fléau ou de la faux, maillocher le lin, l'écraser, l'écanguer sous la broie, l'étirer sur les peignes, avoir toujours les mains perdues dans des filasses, c'était presque un métier de femme. Dans cette salle basse, moitié hangar moitié écurie, au milieu de cette atmosphère alourdie des émanations et des poussières du lin, on ne respirait pas. Il étouffait, sa santé s'en ressentit. Ce changement d'existence, en toutes circonstances, lui eût été pénible, insurmontable. Il y apportait, avec un cœur récemment blessé, un amour-propre meurtri. Un travail sain à l'air libre, la puissance de la nature à changer nos peines en rêveries, l'auraient apaisé; cette vie étrécie et emmurée, d'une fatigue nouvelle et exaspérante pour les nerfs, renferma sa douleur, l'aigrit, la rendit plus corrosive et plus dévorante. Puis, au lieu de la popularité à laquelle il était accoutumé, c'était, pour lui plus que pour d'autres, un isolement plus dur, dans une populace de matelots, d'ouvriers et de déchargeurs. Enfin cet indéfinissable et invincible sentiment, la nostalgie, se mettait de la partie.
Il eut un de ces accès de désespérance où l'âme et le corps s'affaissent en même temps, s'entraînant l'un l'autre dans leur descente. Il en arriva à être dans un état terrible: «Le mal final qui amena l'arrière-garde de ce cortège infernal fut que ma maladie d'hypocondrie s'irrita à un tel degré que, pendant trois mois, je fus dans un état délabré de corps et d'esprit qui eût été à peine enviable pour ces misérables sans espoir qui viennent d'entendre leur juste sentence: «Retirez-vous de moi, maudits[95].» C'est dans cette condition qu'il passa la fin de l'année 1781. Aussi l'impression de cette période est celle d'une tristesse et d'un accablement infinis. Une personne qui l'avait connu alors racontait, en 1826, à R. Chambers, que ce qu'on avait remarqué en lui était sa mélancolie. Parmi les gens ordinaires, il restait assis pendant des heures, la tête dans la main, et le coude sur le genou; c'était seulement lorsqu'un homme intelligent ou une femme se joignait à la société qu'il s'éveillait et s'animait un peu[96]. Lui qui, tant de fois, avait jeté tout le village dans des convulsions de rire et avait suspendu à ses lèvres ses rudes auditeurs, s'était renfermé dans le chagrin et le silence. Le changement d'existence et plus encore la souffrance morale avaient en outre altéré et débilité sa santé. Il était devenu gravement malade d'une maladie nerveuse. Dans une lettre à son père, il a laissé le tableau désespéré de la faiblesse de son corps et du découragement de son âme.
«Ma santé est à peu près la même que quand vous étiez ici, seulement mon sommeil est un peu meilleur, et, à tout prendre, je suis plutôt mieux qu'autrement, bien que je ne m'améliore que bien lentement. La faiblesse de mes nerfs a tellement débilité mon esprit que je n'ose ni revoir les événements passés, ni regarder du côté de l'avenir; car la moindre anxiété et le moindre trouble dans ma poitrine produisent les effets les plus désastreux sur toute ma machine. Quelquefois, à la vérité, pendant une heure ou deux, mes esprits s'allègent un peu, je jette un rapide regard dans le futur, mais ma principale occupation et la seule qui me soit douce est de considérer le passé et l'avenir d'une façon religieuse et morale. Je suis transporté à la pensée qu'avant longtemps, peut-être bientôt, je dirai un éternel adieu à toutes les peines, agitations, et inquiétudes de cette pénible vie, car je vous assure que j'en suis vraiment fatigué, et, si je ne me trompe beaucoup, je pourrai avec contentement et joie la résigner.
L'âme, inquiète et renfermée en elle-même,
Se repose en errant dans une vie future.
C'est pour cette raison que le 15e, 16e et 17e versets du 7e chapitre des Révélations me plaisent plus qu'autant de dizaines de versets dans toute la Bible, et je ne voudrais pas échanger le noble enthousiasme qu'ils inspirent pour tout ce que ce monde peut offrir. Quant à ce monde-ci, je désespère d'y faire jamais quelque figure. Je ne suis pas fait pour l'agitation des gens d'affaires, ni pour le désordre des gens gais. Je ne serai jamais capable de paraître sur ces scènes. À la vérité je suis tout à fait détaché des pensées de cette vie. Je prévois que la pauvreté et l'obscurité m'attendent, je suis en quelque mesure préparé et je me prépare chaque jour à les rencontrer.
Il me reste juste assez de temps et de papier pour vous remercier des leçons de vertu et de piété que vous m'avez données, qui ont été trop négligées quand vous me les avez données, mais dont, j'espère, je me suis souvenu avant qu'il soit trop tard[97].»
Tels étaient le trouble et l'abattement dans lesquels il se trouvait, aux premiers jours de 1782, car cette lettre était destinée à porter à son père des souhaits pour l'année nouvelle. Évidemment, un grand effondrement s'était fait dans son cœur. Il était à un de ces moments où une cruelle déception jette son ombre devant elle et envoie son amertume jusqu'au bout de la vie. D'un autre côté, sa famille commençait à se débattre dans la ruine. Tout conspirait à rendre son désespoir complet, comme lorsque les malheurs du dehors ont l'air de se concerter avec les chagrins intérieurs. Ce sont les heures qui restent douloureuses dans le souvenir, où tout nous abandonne et où les plus robustes énergies faiblissent et s'évanouissent dans des défaillances qui semblent définitives. C'est en vain qu'il se tournait du côté de la Bible. Il est facile de voir qu'elle était sans action profonde sur lui. Il n'y trouvait pas l'asile, la consolation, le fleuve de paix intérieure où les fervents lavent leurs angoisses. Il ne se rappela jamais sans frissonner cette noire période de sa vie. Quant à la poésie, elle avait cessé: «Je suspendis, écrivait-il, ma harpe aux saules[98].»
Mais il avait trop de jeunesse et de ressort pour que cette lassitude et cette dépression durassent. Il est vraisemblable que les premiers mois furent les plus mornes. Peu à peu, la crise ayant atteint sa hauteur diminua. Dans la lettre à son père, il parle déjà d'un mieux et de clartés qui commençaient à percer l'assombrissement de sa vie. Par degrés aussi, son esprit de sociabilité lui fut rendu. Il est probable qu'il accueillit ces retours de gaîté avec une sorte de brusquerie à les saisir et à les épuiser, avec cette insouciance téméraire qui suit les grands soucis et les grandes défiances de la vie, quelque chose de dur qui fait qu'on arrache les joies plutôt qu'on ne les reçoit, et qu'on les tord plutôt qu'on n'en jouit. Rien n'est plus propre que ces mouvements excessifs vers le plaisir, à jeter dans des plaisirs excessifs par eux-mêmes. L'âpreté à jouir crée le goût de jouissances plus âpres. C'est surtout pour le cœur que les convalescences demandent à être lentes et sages. Burns vivait dans un milieu peu propice à ces ménagements. Dans ces ports de la côte ouest, surtout dans ceux situés en face des îles de Man et d'Arran, la contrebande par mer était active. Il y traînait toujours une population de gens, moitié matelots, moitié contrebandiers, aventureux, hardis, achetant, par une vie de duretés et de dangers, des intervalles violents de débauche. Burns se trouvait en contact avec eux à un moment critique. Il s'en ressentit.
Ce fut dans sa vie un tournant de grande importance morale et le point de départ de changements profonds dans sa façon d'être, d'où devaient sortir des résultats graves et durables. C'est l'époque que Gilbert et lui-même désignent comme celle où il tomba pour la première fois dans de vrais excès. «Ma vingt-troisième année fut pour moi une ère importante», écrivait-il dans son autobiographie. Et Gilbert disait: «à Irvine il fit connaissance des gens qui avaient une façon plus libre de penser et de vivre que celle à laquelle il était accoutumé, et cette société le prépara à franchir ces bornes d'une rigide vertu qui l'avaient jusque-là retenu[99].» C'est avec grande clairvoyance que Carlyle remarque à ce propos, que «si l'incident le plus frappant de la vie de Burns, est son voyage à Édimbourg, sa résidence à Irvine en est peut-être un plus important[100].» Il déplore son initiation à des dissipations et à des vices dont il était resté pur jusque-là. Il donne, par ce rapprochement, toute sa valeur et tout son relief à un de ces points capitaux d'une existence, duquel bien des péripéties futures dépendront. L'artisan de cette transformation fut un jeune marin nommé Richard Brown dont Burns a tracé le portrait et détaillé l'influence sur lui-même.
De cette aventure, j'appris un peu de la vie d'une ville; mais la principale chose qui donna un tour à mon esprit fut que je formai une amitié cordiale avec un jeune homme, un homme supérieur à tous ceux que j'avais jamais vus, mais un fils infortuné du malheur. Il était l'enfant d'un simple artisan; un homme riche du voisinage l'ayant pris sous sa protection lui avait fait donner une éducation relevée, afin d'améliorer sa position dans la vie. Ce protecteur mourut et laissa mon ami sans ressources juste au moment où il allait se lancer dans le monde; le pauvre garçon désolé prit la mer; après des vicissitudes de bonne et de mauvaise fortune, il avait été, peu de temps avant que je fisse sa connaissance, débarqué par un corsaire américain, sur les côtes sauvages du Connaught, sans qu'il lui restât rien. Je ne puis abandonner l'histoire de ce malheureux garçon sans ajouter qu'il est en ce moment capitaine d'un grand navire des Indes Occidentales, appartenant à la Tamise.
L'esprit de ce gentleman était doué de courage, d'indépendance, de magnanimité, de toute vertu noble et virile. Je l'aimais, je l'admirais jusqu'à l'enthousiasme; j'essayais de l'imiter. J'y réussis en quelque mesure; j'avais de la fierté auparavant, il lui enseigna à couler dans son vrai canal. Sa connaissance du monde était de beaucoup supérieure à la mienne, et j'étais très attentif à m'instruire. C'était le seul homme que j'aie jamais vu qui fût un plus grand extravagant que moi quand la Femme était l'étoile qui dominait; mais il parlait de certaine faute à la mode avec une légèreté que j'avais jusqu'alors regardée avec horreur. Ici son amitié me fut nuisible, et la conséquence fut que peu après avoir repris la charrue, j'écrivis «la Bienvenue que je vous envoie[101].»
On verra un peu plus tard ce qu'était cette Bienvenue. La société du marin lui fut par quelques côtés utile. Richard Brown fut assez perspicace pour sentir dans son jeune ami un mérite caché et pour l'enhardir. «Vous rappelez-vous, lui écrivait plus tard Burns, un dimanche que nous passâmes ensemble dans le bois d'Eglington? Vous me dites, après que je vous eus récité quelques vers, que vous vous étonniez que je pusse résister à la tentation d'envoyer des vers d'un tel mérite à un magazine. C'est cette remarque qui me donna quelque idée de mes propres pièces et qui m'encouragea à essayer de devenir un poète[102].» Cette fois-ci, l'ambition commençait à prendre une forme et devenait un peu plus nette. Ce n'étaient plus «les indécis tâtonnements sur des murs obscurs de la caverne», c'était un pas vers un but aperçu, le désir clair et la volonté de marcher à la colline lointaine où croissent les lauriers. C'était beaucoup déjà.
Quant à la préparation du lin, l'apprentissage se termina d'une façon singulière. «Mon partenaire, dit-il, était un gredin de la plus belle eau qui faisait de l'argent par l'art mystérieux de voler, et pour finir le tout, pendant que nous étions en train de festoyer et de donner la bienvenue à l'année nouvelle, la boutique, par l'imprudence de la femme de mon partenaire qui s'était enivrée, prit feu et fut réduite en cendres. Je fus laissé comme un vrai poète sans un sixpence[103].» Ce fut la fin de son apprentissage. Il ne revint cependant à Lochlea qu'un peu plus tard, vers le mois de mars 1782.[Lien vers la Table des matières.]
III.
LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE. — LES PREMIÈRES FAUTES. — LA MORT DU PÈRE.
Lorsqu'il se remit à la charrue il était un autre homme. Il avait traversé une dure épreuve, d'où il revenait encore endolori, mais en voie de guérison. Il jugeait la souffrance pour s'être mesuré avec elle. S'il en ressentait encore l'étreinte, il n'en avait plus autant l'horreur. Il avait en outre acquis des expériences diverses, qui flottaient encore en lui; il en rapportait des idées nouvelles sur la vie, vagues encore, mais qui ne tarderaient pas à devenir plus solides. Quand il se retrouva dans son ancienne vie des champs, l'influence de la campagne le reprit et le calma. Dans les lentes allées et venues de labourage, il put réfléchir. Son chagrin s'effaça et ses réflexions se dessinèrent dans son esprit. Il ressentit, après quelque temps, un peu de résignation, qui est la parcelle d'or contenue dans toute grande souffrance.
Ce n'est pas qu'il eût meilleur espoir dans l'avenir, qui restait caché et aussi sombre que jamais; mais il s'en préoccupait moins. Il rapportait un peu de l'insouciance des marins, accoutumés à prendre le temps comme il vient et à faire bon accueil au vent de quelque côté qu'il souffle. Son ami Brown lui avait communiqué quelque chose du sans gêne et de l'indifférence des gens de mer vis-à-vis du lendemain, si opposés à l'esprit des paysans, dont la richesse dépend chaque jour du jour suivant. Il lui avait aussi enseigné à ne pas s'inquiéter des jugements du monde, comme il est naturel chez des hommes qui ne sont jamais assez longtemps nulle part pour que leur amour-propre puisse y prendre racine. Que lui importait dès lors l'obscurité? Quant à la pauvreté, n'avait-il pas ses deux bras pour travailler? Et si même, en poussant les choses à l'extrémité, il devait avoir recours à la vie mendiante, «la dernière et pire ressource des malheureux et des misérables[104]» cela n'avait rien pour le terrifier. Certains mendiants étaient des moitié de conteurs qui payaient leur gîte par des histoires, ils étaient connus par leurs noms et accueillis avec plaisir dans le cercle de leurs itinéraires. Il ferait comme eux. «Je sais, écrivait-il à Murdoch, que mon talent pour ce que les gens de la campagne appellent une conversation raisonnable, quand il sera rendu vénérable par des cheveux blancs, me procurerait assez d'estime, pour que, même dans cette situation, j'apprenne à être heureux[104].» D'autres fois, il songeait à se faire soldat. C'était sa dernière ressource, quand toutes les autres auraient manqué. «De bonne heure dans ma vie et toute ma vie, j'ai regardé le tambour du recrutement comme ma suprême espérance[105].» Il en parlait avec un peu de cette crânerie qu'affectent les conscrits.
Ô pourquoi diable me désolerais-je
Et pourquoi toujours prévoir le mal?
J'ai vingt-trois ans et cinq pieds neuf pouces,
Je m'en irai, je me ferai soldat.
J'avais gagné un peu d'argent avec beaucoup de souci,
Je le gardais bien ensemble;
Maintenant il est parti et quelque chose avec;
Je m'en irai, je me ferai soldat[106].
Cette nouvelle disposition d'esprit, si différente de celle où il se trouvait dans la lettre écrite à son père, s'exprima dans une chanson:
De mainte façon, dans maint essai, j'ai courtisé la faveur de la Fortune Ô;
Quelque chose de caché toujours s'interposait, pour me frustrer de mes efforts Ô.
Parfois je fus accablé par mes ennemis, parfois abandonné de mes amis Ô;
Et quand mon espoir était au sommet, c'est alors que je me trompais le plus Ô.
Alors, endolori, harassé et las de la vaine tromperie de la Fortune Ô,
Je laissai tomber mes projets comme des songes vides et j'en vins à cette conclusion Ô:
Le passé était triste, le futur inconnu, ses biens et ses maux cachés Ô;
Mais l'heure présente était à moi, et ainsi j'en jouirais Ô.
Je n'avais ni aide, ni espoir, ni but, personne pour m'aider Ô;
Il me fallait travailler et suer, souffrir et peiner pour vivre Ô;
À labourer, à semer, à moissonner et à faucher mon père m'avait élevé Ô,
Car un homme, disait-il, fait au travail, peut tenir tête à la Fortune Ô.
Ainsi obscur, inconnu et pauvre, condamné à errer dans la vie Ô,
Jusqu'à ce que je repose mes os fatigués dans un sommeil éternel Ô;
Sans but et sans souci que d'éviter ce qui peut me faire peine ou chagrin Ô,
Je vis aujourd'hui aussi bien que je puis, insoucieux de demain Ô.
Pourtant je suis aussi joyeux qu'un monarque dans son palais Ô,
Bien que la Fortune maussade me poursuive avec sa malice ordinaire Ô;
Je gagne, à la vérité, mon pain quotidien et ne puis réussir à faire plus Ô;
Mais comme le pain quotidien est tout ce qu'il me faut, je me soucie peu d'elle, Ô[107].
«Cette chanson, disait Burns, est une inculte rhapsodie, misérablement fautive en versification; mais comme les sentiments sont vraiment ceux de mon cœur, j'ai, pour cette raison, un plaisir particulier à la répéter[108].» Et ce plaisir tenait non seulement à ce qu'elle exprimait son nouvel état d'âme, mais à ce que cet état lui-même était un soulagement après la tristesse. Cette insouciance des jours inconnus, du bien ou du mal qu'ils contiennent, cette bonne humeur vis-à-vis de la fortune, cette façon d'attendre, lui resteront désormais. Aux heures tout à fait sombres, cette raillerie se haussera, elle deviendra un défi âpre et farouche; mais dans les temps ordinaires, ce sera une ironie légère et un peu narquoise. Il y aura toujours de la fierté et du courage, la résolution de ne compter que sur soi et de n'avoir besoin que de peu. Carlyle l'a bien noté: «Il y a une force dans ce jeune homme qui le rend capable de marcher sur l'infortune, bien plus, de la lier sous ses pieds pour s'en faire un jeu. Car une humeur de caractère, hardie, chaude, rebondissante lui a été donnée; et ainsi les formes du malheur qui arrivent de toutes parts, il les reçoit avec une ironie gaie, amicale; et quand il est le plus serré par elles, il ne perd pas un pouce de courage ou d'espérance[109].»
Cette insouciance du lendemain et cette façon de hausser les épaules aux menaces du sort, très opposées à l'esprit de vigilance et de prévoyance inquiète qui régnait dans la maison, n'était pas la seule chose qu'il eût rapportée de son séjour à Irvine. L'approbation et les encouragements de son camarade Brown faisaient leur travail dans son esprit et y déterminaient quelque chose comme un commencement d'ambition. C'était très vague et très obscur, très latent, presque inconscient même; mais il s'y remuait une préoccupation nouvelle. Jusqu'alors Burns avait été satisfait de son application intellectuelle pour le plaisir qu'il en recevait; ses productions littéraires ne visaient pas au delà de l'instant présent. Il se fit dès lors, dans sa pensée, des ouvertures sur des choses plus reculées. La naissance de ce germe d'ambition suscita une confuse idée de préparation, une espèce de recueillement, une disposition à l'effort et à l'étude. Les deux années qui s'écoulèrent après le voyage d'Irvine, et qui sont les dernières de Lochlea, sont occupées par cette sourde fermentation. Cela est très insensible ou du moins très caché; car les renseignements sur cette période de sa vie sont peu nombreux. Il en existe pourtant quelques-uns qui la révèlent et la résument. On voit qu'elle est faite de conflits entre des influences diverses, d'états d'âme opposés, les uns factices et les autres sortant du vrai fond de sa nature.
Par un certain côté, il est soumis à des influences qui paraissent peu en harmonie avec sa nature d'esprit. Il lit beaucoup, mais une classe très particulière d'auteurs. «En matière de livres, à la vérité, je suis très prodigue. Mes auteurs favoris sont du genre sentimental tels que Shenstone, particulièrement ses Élégies; Thompson; l'Homme de Sentiment (un livre que j'estime tout de suite après la Bible) l'Homme du Monde; Sterne, spécialement son Voyage sentimental; l'Ossian de Mac Pherson[110].» À l'exception de Sterne—et encore est-il représenté ici par son œuvre la plus unifiée et la plus purifiée—ce sont des auteurs de style noble et de noble prestance. Même ils ne sont pas exempts, sinon d'un peu de déclamation, du moins d'un peu d'apparat et de solennité. Ils disent toutes choses avec dignité, ou ils ne disent que des choses dignes. On connaît la pompe éclatante et un peu froide de Thompson; l'élégance un peu compassée de Shenstone qui, dans sa Maîtresse d'École, traitait un sujet digne de Crabbe à la manière de Spenser. Mackenzie, dont on reverra le nom dans l'histoire de Burns, l'auteur de l'Homme de Sentiment et de l'Homme du Monde, sensible, délicat, exquis, est un Sterne sans la malice, la familiarité, sans le débraillé, sans la pénétration; c'est un Sterne convenable; un Sterne pour jeunes personnes et pour pudeurs effarouchées. Au milieu de cela, Ossian, avec ses peintures sauvages et ses grandioses déclamations, toujours dans le sublime ou sur le bord du sublime, haute et noble source de poésie, où passe, quoi qu'on en ait dit, un souffle aussi puissant que les vents orageux. Toutes ces lectures sont faites de gravité et de grandiloquence; ce sont des lectures de haute tenue, sans abandon, sans familiarité et sans souplesse. Elles fournirent, pendant quelque temps, les aliments de l'esprit de Burns. À ces fréquentations, il s'était haussé à une tonalité de sentiments très élevée, qui s'exprimait d'une façon oratoire: «Tels sont les glorieux modèles d'après lesquels j'essaye de former ma conduite; et il est ridicule, il est absurde de penser que l'homme dont l'esprit brille des sentiments allumés à leur flamme sacrée, l'homme dont le cœur est gonflé de bienveillance pour toute la race humaine, que l'homme qui peut s'élever au-dessus de cette petite scène des choses, que cet homme pourrait descendre à s'occuper des petits intérêts pour lesquels la race terrœfiliale s'agite, s'échauffe et s'exaspère. Ô comme ce triomphe glorieux enfle mon cœur! J'oublie que je suis un pauvre diable insignifiant, ignoré et obscur, traînant dans les foires et les marchés, quand il m'arrive d'y lire une page ou deux de la nature humaine et d'y saisir les mœurs vivantes quand elles s'élèvent, tandis que les hommes d'affaires me bousculent de tous côtés, comme un obstacle dans leur chemin[111].» C'est là un bien grand détachement de la vie, et une façon bien hautaine et bien dédaigneuse de la regarder de loin.
L'influence d'Ossian se fait bien sentir dans une certaine façon de s'adresser à la nature, qui n'était ni dans ses habitudes de vie ni dans le ton général de son esprit. Les puissantes et mélancoliques invocations que le chantre de Morven adressait aux vents et aux orages, eurent pendant un temps leur écho dans l'âme de Burns. Le passage suivant, écrit juste à cette époque, en est la preuve. Il est cité par tous les biographes de Burns, sans qu'ils aient pris la peine de le rattacher à son instant particulier et de marquer ce qu'il a d'anormal.
Comme je suis ce que les gens du monde, s'ils connaissaient un homme comme moi, appelleraient un mortel fantasque, j'ai plusieurs sources de plaisir et de contentement qui, en quelque manière, me sont particulières à moi seul—ou peut-être, ici et là, à quelque autre original comme moi. Tel est le plaisir particulier que je prends à la saison de l'hiver plus qu'à tout le reste de l'année. Ceci, je le crois, peut être dû en partie à mes malheurs, qui ont donné à mon esprit une tournure mélancolique; mais il y a quelque chose dans
La puissante tempête et le désert blanchâtre,
Abrupt et profond, étendu au-dessus de la terre ensevelie,
qui élève l'esprit à une sublimité sérieuse, favorable à tout ce qui est grand et noble. Il y a à peine aucun spectacle terrestre qui me donne—je ne sais si je dois appeler cela du plaisir, mais quelque chose qui m'exalte, quelque chose qui me soulève—plus que de me promener sur l'orée abritée d'un bois ou d'une haute plantation, par un jour d'hiver nuageux, et d'entendre un vent d'orage hurler dans les arbres et gronder sur la plaine. C'est ma meilleure saison de dévotion; mon esprit est enlevé dans une sorte d'enthousiasme vers celui qui dans le langage pompeux de l'Écriture «marche sur les ailes du vent[112].»
C'est à cette même influence qu'il faut rattacher quelques pièces qui n'ont pas grande valeur dans son œuvre, mais qui ont une certaine importance dans sa biographie, car elles témoignent d'une tendance vers une école littéraire qui pouvait être dangereuse pour lui. La chanson suivante fut composée dans un des moments qu'il a dépeints plus haut.
L'Ouest hibernal souffle sa rafale,
Et jette la grêle et la pluie;
Ou bien le Nord orageux envoie et chasse
Le grésil et la neige aveuglants;
En chutes brunes, le ruisseau descend
Et rugit entre ses rives
Oiseaux et bêtes restent à couvert
Et passent le jour maussade.
La rafale balayante, le ciel assombri,
Le jour d'hiver attristé,
Que d'autres les redoutent; pour moi ils sont plus chers
Que toute la pompe de Mai.
Le hurlement de la tempête apaise mon âme,
Il semble s'unir à mes douleurs;
Les arbres sans feuilles plaisent à ma pensée,
Leur destin ressemble au mien[113].
Ces derniers vers sont de l'Ossian tout pur. C'en est la note mélancolique et orageuse. «Les hommes se succèdent comme les flots de l'océan ou comme les feuilles des bois de Morven. Desséchées elles volent au souffle des vents[114].» C'est presque le cri de René, le cri si étrange, si nouveau pour nos pères, qu'il bouleversa leurs cœurs: «Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme poussé par le démon de mon cœur[115].» Et c'est, plus près de nous encore, le soupir de l'Isolement.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons;
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie,
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons[116]!
On est tout étonné de trouver dans Burns cette ressemblance avec les romantiques mélancoliques. Il faut vite ajouter que le mélange de sublimité ossianique et de grandeur biblique, qui paraît dans le morceau de prose cité plus haut, fut passager chez lui. Elles n'étaient pas en accordance avec sa nature qui était pondérée, et violente, mais dans la région moyenne des sentiments. Les nuages n'étaient point son fait. Il aimait à sentir la terre sous ses pieds. Il ne tarda pas à abandonner ce grandiose surhumain, qui moralise plutôt sur la vanité de la vie qu'il n'en dépeint les actes. Cependant toutes traces de l'influence ossianique ne disparurent pas de son œuvre. On la retrouve, plus tard, très sensible dans des pièces comme l'Élégie de Sir James Hunter Blair, celle sur la mort de Robert Dundas (1787), celle sur le comte de Glencairn (1791). Quant à l'influence plus large et plus mélangée des lectures de cette époque, elle persista dans ses lettres, où la familiarité et le sans-façon n'apparaissent presque jamais.
Heureusement, dans un autre coin de sa cervelle, une autre partie de lui-même était également à l'ouvrage. On voit paraître pour la première fois, avec conscience, un des côtés de son esprit, beaucoup plus réel et plus solide: le goût de l'observation directe, sans commentaires, sans morale, appliquée nettement à la vie. Ce goût pour l'étude des hommes avait déjà paru, comme un trait rapide, dans son séjour à Kirkoswald, tout à fait à la sortie de son adolescence. Burns ne l'avait pas perdu à coup sûr. Mais cette préoccupation se manifeste ici et se proclame clairement. «Il me semble que je suis quelqu'un envoyé dans le monde pour voir et observer; et je m'arrange très aisément avec le coquin qui m'escroque mon argent, s'il y a en lui quelque chose d'original qui me montre la nature humaine dans une lumière différente de ce que j'ai vu auparavant. Bref, la joie de mon cœur est «d'étudier les hommes, leurs mœurs et leurs façons», et pour ce cher objet je sacrifie joyeusement toute autre considération[117].» Cette formation-ci appartient bien plus définitivement à sa vie; elle en est un des éléments permanents et solides, et on ne tardera pas à voir ce que devait donner cette observation. C'était le contrepoids des enthousiasmes et des sublimités un peu factices.
Cette réaction fut aidée par une influence littéraire très différente des autres. Le bonheur fit qu'en ces conjonctures les œuvres de Fergusson, très écossaises, très réelles et d'une grande saveur de terroir, tombèrent sous la main de Burns. Ce fut pour lui comme un coup de fouet. «J'avais abandonné la rime, dit-il, mais rencontrant les poésies écossaises de Fergusson, j'accordai de nouveau ma lyre rustique, aux sons incultes, dans la vigueur de l'émulation[118].» Pauvre Fergusson, délicat, doux, violent aux plaisirs, si malheureux, mourant à l'hospice, à vingt-quatre ans, en se plaignant du froid! Burns conserva pour lui une sorte de reconnaissance et une tendresse touchante. Il en parle plus souvent que de Ramsay. Il l'appelle son frère:
Mon frère aîné en infortune,
Et de beaucoup mon frère aîné en poésie[119].
Une des premières choses qu'il fit en arrivant à Édimbourg fut de faire mettre une pierre sur la tombe négligée du poète. Le frêle et plaintif souvenir de Fergusson restera attaché à sa gloire. C'est évidemment sous cette influence qu'il produisit alors son premier poème écossais et sa première œuvre assez longue. L'Élégie sur la mort de la pauvre Mailie, une brebis favorite.
Ces tiraillements, ces combats de tendances se mélangeaient à une arrière-pensée, à des rêveries qui dépassaient certainement les limites de la vie actuelle de Burns. La preuve en est dans un singulier document, un Journal, qu'il se mit à tenir au commencement de 1783, un an juste après son retour d'Irvine. Les modifications qui viennent d'être indiquées y sont exprimées, ce qui montre que leur travail était déjà accompli. Le début vaut d'être lu avec soin. Il indique clairement que Burns prêtait dès lors une certaine importance à ses sentiments, qu'il avait l'idée très vague, très naïve, que ses confidences ou ses confessions pourraient avoir un jour un intérêt pour d'autres que pour lui. Il y a même la pensée, implicitement contenue dans les motifs de ce Journal, qu'il sera lu un jour. Par qui? c'est confus encore. Mais il aura des lecteurs, sans quoi la principale raison que son auteur se donne de le tenir, disparaîtrait.
Observations, Notes, Chansons, Fragments de Poésie, etc., par Robert Burness, an homme qui avait peu l'art de faire de l'argent et encore moins celui de le garder; mais qui était, nonobstant, un homme de quelque bon sens, de beaucoup d'honnêteté, et d'une bienveillance illimitée envers toutes les créatures raisonnables ou non. Comme il doit peu à l'éducation des écoles et qu'il a été élevé au bout d'une charrue, ses œuvres doivent être fortement teintées de sa façon de vivre rude et rustique. Mais comme elles sont, à ce que je crois, véritablement siennes, ce peut être une distraction, pour un observateur curieux de la nature humaine, de voir comment un Laboureur pense et sent sous le poids de l'amour, de l'ambition, de l'anxiété, du chagrin et des autres soucis et passions qui, bien que diversifiées par les modes et les façons de vivre, opèrent à peu près de même, je le crois, dans toute la race[120].
À la suite de ce préambule déjà bien caractéristique il avait ajouté un extrait de Shenstone dont il s'appropriait et dont il s'appliquait le sens:
Il y a beaucoup d'hommes dans le monde, à qui pour faire bonne figure il manque beaucoup moins l'intelligence nécessaire que l'opinion de leurs propres capacités, qui leur permettrait de relater leurs propres observations et de leur accorder la même importance qu'à celles qui paraissent imprimées[120].
Burns a mis de tout dans ce journal: des confessions personnelles, des réflexions morales, des pièces de vers, des critiques de ses propres productions où il les discute strophe à strophe et vers à vers, des réflexions sur les chansons écossaises, très perspicaces, des projets d'imitation, des études de caractères. On sent qu'il est tout à fait au bord de la production et qu'à la première occasion son génie va s'envoler.
Tandis que toutes ces choses s'élaboraient en lui, il s'était, comme on peut le deviner, rejeté dans les aventures amoureuses avec plus d'entrain que jamais. On n'aurait pas l'idée de la légèreté avec laquelle il s'engageait dans ces intrigues, ni de sa facilité à s'exalter, ni surtout de sa curieuse façon de souffler sur le moindre caprice jusqu'à le chauffer au rouge et le changer en un amour brûlant, si l'on n'avait sous les yeux un des fragments de son journal. Il y a là quelques lignes qui en disent beaucoup sur ses habitudes de cœur. La confession est d'ailleurs dépouillée de toute hésitation et de tout artifice: «Ma Peggy de Montgomery fut ma divinité pendant six ou huit mois. Elle avait été élevée dans un genre de vie plutôt élégant. Mais, comme Vanbrugh le dit dans une de ses comédies, «ma maudite étoile me découvrit» là comme ailleurs. Car j'avais commencé l'affaire simplement de gaîté de cœur; ou plutôt, pour dire la vérité, qui peut sembler à peine croyable, c'était la vanité de montrer mon habileté à faire ma cour et particulièrement mon talent en Billets doux, dont je me suis toujours piqué, qui m'avait fait ouvrir le siège devant elle. Lorsque—ainsi que cela m'arrive toujours dans mes folles galanteries—je me fus donné une très ardente affection pour elle, elle me dit un jour, sous le drapeau d'une trêve, que sa forteresse était depuis quelque temps la légitime propriété d'un autre; mais avec la plus grande amitié et politesse elle m'offrit toute espèce d'alliance hormis la vraie possession. Je découvris plus tard que ce qu'elle m'avait dit d'un engagement antérieur était véritable, mais il m'en coûta quelques peines de cœur pour me débarrasser de cette affaire[121].» Il faut ajouter, pour donner à cette petite histoire tout son sel, qu'ils s'étaient connus parce qu'ils étaient assis au même banc à l'église[122]. Ce n'était là bien entendu qu'un épisode, relevé seulement parce qu'il donne le ton de bien d'autres. Ceux-ci étaient sans nombre et il a bien fallu que les biographes les plus minutieux de Burns renonçassent à les énumérer ou à les identifier.
Quelques-unes de ses plus jolies chansons: Mary Morison, Peggy de Montgomery sont restées de ces nombreuses intrigues inconnues. Mais le ton de ces déclarations lyriques a changé; il est plus chaud et plus voluptueux. Ce ne sont plus de purs élans du cœur, des adorations platoniques et des rêves lointains de vie commune. Ce sont des désirs plus proches ou des souvenirs plus précis, où frémit l'agitation des sens. La pièce suivante qui s'exhale comme un soupir brûlant, au sein d'un paysage de champs de blés et d'orge, endormis dans le silence d'une nuit lumineuse, est caractéristique du changement survenu. Elle n'aurait pu être écrite avant le séjour à Irvine.
C'était la nuit du premier août,
Quand les sillons de blé sont beaux;
Sous la lumière pure de la lune,
Je m'en allai vers Annie;
Le temps s'envola à notre insu,
Si bien qu'entre le tard et le tôt,
En la pressant un peu, elle consentit
À m'accompagner à travers les orges.
Le ciel était bleu, le vent paisible,
La lune clairement brillait;
Je la fis asseoir, elle le voulut bien,
Parmi les sillons d'orge.
Je savais que son cœur était à moi,
Et moi, je l'aimais sincèrement;
Je l'embrassai mainte et mainte fois,
Parmi les sillons d'orge.
Je l'emprisonnai dans une étreinte passionnée.
Comme son cœur battait!
Béni soit cet heureux endroit
Parmi les sillons d'orge!
Mais, par la lune et les étoiles si belles,
Qui si clairement brillaient sur cette heure,
Elle bénira toujours cette nuit heureuse
Parmi les sillons d'orge.
J'ai été gai avec de chers camarades,
J'ai été joyeux en buvant,
J'ai été content en amassant du bien,
J'ai été heureux en songeant;
Mais, tous les plaisirs que j'ai jamais vus,
Quand on les doublerait trois fois,
Cette heureuse nuit les valait tous
Parmi les sillons d'orge[123].
Et, après chaque strophe, le refrain reprend et court à travers la pièce comme un frémissement d'épis.
Les sillons de blé et les sillons d'orge,
Les sillons de blé sont beaux;
Je n'oublierai pas cette nuit heureuse
Avec Annie, parmi les sillons!
À ce jeu dangereux, ce qui devait arriver, arriva. Une des servantes de la ferme devint enceinte. Elle tomba, éblouie par ces yeux noirs si puissants, et séduite par cette voix aux accents d'une éloquence étrange. Ce qu'il ressentit, quand la malheureuse éperdue vint lui confier le terrible secret dut être affreux. Le père allait se mourant, ce serait un coup sûrement mortel que cette faute de son fils, si grande. Ses derniers jours en seraient affligés. Et les larmes dans les yeux de la mère, la désolation dans toute la maison! En même temps quel remords d'avoir perdu cette enfant! Quel châtiment que la vue de cette figure chaque jour plus attristée et plus pâle! Ce fut un temps de cruelles réflexions. Il les a dépeintes lui-même, en quelques vers écrits à la hâte dans le journal intime qu'il tenait à cette époque, et où éclate un cri douloureux de repentir.
De tous les maux nombreux qui blessent notre paix,
Qui pressent l'âme ou tordent l'esprit d'angoisses,
Sans comparaison, les pires sont ceux
Que nous devons à nos folies ou à nos crimes.
Dans toutes les autres circonstances, l'esprit
Peut dire ceci: «Ce ne fut pas ma faute.»
Mais quand à la souffrance du malheur
S'ajoute cet aiguillon: «Blâme ta propre folie!»
Quand, ce qui est pire encore, s'ajoutent les morsures du remords,
La conscience qui vous torture et vous ronge d'avoir fait une faute,
Une faute peut-être où nous avons attiré les autres,
Les jeunes, les innocents qui vous ont trop aimés;
Que dis-je? Quand leur amour même a été la cause de leur ruine,
Ô Enfer brûlant! dans tout ton arsenal de tourments
Il n'y a pas une lanière plus déchirante[124]!
C'était le remords poignant d'une première séduction. Il n'avait pas encore pris son parti de faire souffrir par l'amour celles qui l'aimaient. Plus ou moins vite, les séducteurs y arrivent et s'accoutument à meurtrir les cœurs, comme les chasseurs se font à étouffer dans leurs mains les oiseaux sanglants. Mais les cris des premières victimes font mal et troublent l'âme. Burns avait ressenti cette amertume. Cependant, avec la lâche adresse du cœur humain à forger des excuses à ses fautes, il ne tarda pas bientôt à atténuer à ses propres yeux le mal qu'il causait et sa responsabilité. C'étaient de ces réflexions générales, au moyen desquelles on essaye de se consoler d'avoir, par passion ou faiblesse, méchamment agi. Qu'on compare aux vigoureux reproches dont il se flagellait lui-même, cette sorte d'indulgence universelle réclamée pour tous, afin d'en profiter soi-même.
J'ai souvent observé, dans le cours de mon expérience de la vie humaine, que chaque homme, même le plus mauvais, a en lui quelque chose de bon; bien que ce ne soit souvent qu'une disposition de constitution qui l'incline vers telle ou telle vertu: c'est de cette disposition que dépendent également un grand nombre de nos vices; personne ne saurait dire combien. C'est pourquoi aucun homme ne peut dire à quel point un autre homme que lui-même peut, en stricte justice, être appelé méchant. Que celui d'entre nous qui est le plus noté pour la stricte régularité de sa conduite examine impartialement combien de ses vertus il doit à sa constitution et à son éducation, et de combien de vices il a été exempt, non par suite de soins, de vigilance, mais par manque d'occasions ou parce qu'une circonstance accidentelle est intervenue; qu'il examine à combien de faiblesses humaines il a échappé, parce qu'il n'était pas sur le chemin de ces tentations; qu'il considère ce qui souvent, sinon toujours, pèse plus que tout le reste, combien il doit de la bonne opinion du monde, à ce que le monde ne le connaît pas tout entier; je dis que celui qui réfléchirait à tout cela, regarderait les faiblesses, que dis-je! les fautes et les crimes de tous les hommes qui l'entourent, avec l'œil d'un frère[125].
Voilà bien des défaillances excusées ou du moins atténuées. Il y a loin de ce plaidoyer à la condamnation de tout à l'heure. Comme les erreurs personnelles se rapetissent quand on les considère de cette façon générale! C'est peut-être le vrai point de vue des choses. Mais le cœur qui invoque ces théories est en train de se réconcilier avec ses fautes; il est en quête d'intermédiaires entre elles et lui; il cherche, avec ces hôtesses importunes et odieuses qu'il avait d'abord chassées dans la première colère de son remords, un modus vivendi, un prétexte à les accueillir; dont il n'est qu'à moitié la dupe. C'est une transaction où l'on perd toujours, et où l'on va sans cesse perdant. On saisit le moment où Burns y accéda, et l'on suit cette espèce d'acclimatement d'un cœur dans sa faute. Dans quelque temps, après avoir trouvé des excuses à ses erreurs, il en tirera vanité.
Cependant William Burnes approchait de sa fin. Sa constitution affaiblie par les privations, usée par le travail, minée par les inquiétudes, était à bout de résistance. La phtisie y avait pénétré. De derniers chagrins l'achevaient. Il est possible qu'il soit mort sans avoir connaissance de la faute que son fils avait commise sous son toit, et que ce calice lui ait été épargné. Avec sa rigidité religieuse, c'eût été vraiment pour lui la suprême amertume. Mais, depuis longtemps, les angoisses s'amoncelaient et s'assombrissaient de tous côtés. Il se débattait, avec des forces chaque jour plus faibles, contre des difficultés chaque jour plus lourdes, et il était facile de prévoir le moment où il serait écrasé. Il avait pris la ferme de Lochlea sur une convention orale, sans contrat écrit. Pendant quatre ans, les choses allèrent bien; mais, au bout de ce temps, un malentendu s'éleva entre lui et son propriétaire. Les discussions, les difficultés, les luttes commencèrent. Elles durèrent trois ans, amenant leurs irritations, leurs incertitudes, la fièvre consumante des procès. Elles se terminèrent par une décision qui ruinait complètement William Burnes, et le lançait, lui et sa famille, dans le dénûment, dans un gouffre de dettes[126]. C'en était trop. Cela acheva de le briser. De quelle tristesse il a fallu que cette période de leur vie fût remplie, pour que Burns ait pu écrire ces terribles paroles et savoir gré à la mort de lui avoir ravi son père. «Après avoir été ballotté et entraîné pendant trois ans dans le gouffre des procès, mon père fut sauvé de la prison par une phthisie qui, après deux années de promesses, entra avec bonté et l'emporta la où les impies cessent d'exciter des tumultes et où trouvent le repos ceux dont les forces sont usées[127].»
Bien qu'épuisé de souffrances et assailli de tourments, le père resta pareil à lui-même, calme, bon, un peu plus sombre, un peu plus silencieux peut-être, préoccupé jusqu'au bout de l'instruction de ses enfants. Les fils étaient maintenant des hommes; mais la seconde fille était encore toute jeune. Elle avait pour occupation de faire paître le bétail peu nombreux de la ferme. Il allait la rejoindre et s'asseyant près d'elle, car il était épuisé par la moindre marche, il lui disait les noms des herbes et des fleurs sauvages qui poussaient alentour[128]. À travers les souvenirs attendris de ses enfants, on a la vision mélancolique de cet homme, portant l'air morne et absorbé des paysans moribonds qu'on voit parfois dans les champs, les yeux fixés sur le sol que le seul attrait et la joie puissante de leur vie a été de remuer. Quand leurs bras amaigris les trahissent, ils sont envahis d'un profond chagrin. Leurs dernières sorties, pleines de longues et taciturnes contemplations, ont une tristesse indicible. À ce lent et douloureux détachement de la terre, où les campagnards tiennent par les racines de tout leur être, s'ajoutait pour William Burnes l'angoisse du lendemain pour les siens. Dans quelles affres cette âme puissante à souffrir et stoïque dut se consumer durant ces derniers mois! Heureusement, ce noble paysan avait pour appui une foi solide et la confiance qu'elle donne. Quand ses yeux étaient trop lassés des misères sombres et troublées d'ici-bas, il savait où les lever plus haut, pour les reposer dans une espérance sereine et lumineuse; il savait où sont les rayons qui sèchent les larmes et les attentes qui guérissent des déceptions. La foi religieuse, austère et inébranlable, était le refuge et le roc sur cette mer de troubles qu'avait été sa vie. Dans l'impression poignante et un peu révoltée que causent tant de malheurs immérités, on éprouve une sorte de soulagement à songer que les tristesses suprêmes de cet homme de bien ne furent pas délaissées de toute consolation, et qu'il portait en lui un rêve où pouvaient se réconcilier la pureté et l'affliction de sa vie.
Dès le commencement de 1783, il vit que la mort n'était plus loin. Il s'y prépara courageusement avec une sorte de calme méthodique. Quoique affaibli, il envoya lui-même ses adieux à ses plus proches parents et chargea ses fils de les transmettre pour lui à ceux qui étaient plus éloignés. Cette brave et touchante façon de se mettre en règle avec sa famille et de se tenir prêt, apparaît bien dans une lettre que Robert écrivait à son cousin James Burness, de Montrose, le fils de ce frère que William avait embrassé sur la colline quand ils s'étaient séparés au sortir de la maison paternelle. Elle est datée du 21 juin 1783.
«Mon père a reçu votre honorée du 10 courant, et comme il est depuis plusieurs mois en très pauvre santé et que, selon sa propre expression—et à la vérité, selon l'opinion de tous—il est mourant, il a, avec beaucoup de difficulté, écrit quelques lignes d'adieu à chacun de ses beaux-frères. C'est pour cette triste raison que je tiens aujourd'hui la plume pour lui, afin de vous remercier de votre bonne lettre et vous assurer que ce ne sera pas ma faute si la correspondance de mon père dans le Nord meurt avec lui.»
Et elle se termine par ces mélancoliques paroles:
«Mon père vous envoie, probablement pour la dernière fois en ce monde, ses souhaits les plus ardents pour votre réussite et votre bonheur[129].»
Il pensait dès lors mourir bientôt. Cependant il vit l'automne et une dernière fois les moissons rentrer; il passa l'hiver; il alla jusqu'au moment où les blés commencent à montrer leur verdure.
Le jour qui fut son dernier, il était seul dans sa chambre avec sa plus jeune fille en qui vécut le souvenir de la scène, et Robert. La pauvre petite pleurait. Il essaya de parler et ne put que trouver quelques mots de consolation, tels qu'on en dit aux enfants. Ils étaient faibles et comme murmurés avec peine. Il lui conseilla dans un soupir déjà lointain de «marcher dans la voie de la vertu et d'éviter le vice». Après un instant silencieux, il dit qu'il y avait quelqu'un dans la famille sur la conduite future de qui il avait des craintes. Il répéta ces paroles, comme si c'eût été là pour lui une préoccupation suprême. Robert s'approcha du lit et lui demanda: «Mon père, est-ce moi que vous voulez dire?» Le vieillard répondit que c'était lui. Robert se tourna vers la fenêtre, les joues couvertes de larmes et la poitrine tremblante de sanglots qu'il étouffait. Peut-être, avec l'attention vigilante, furtive et si aiguë des malades, son père avait-il saisi quelque indice, deviné quelque chose. Ces paroles se sont plus d'une fois représentées à l'esprit de Burns, avec amertume[130]. William Burnes expira le même jour, le 13 février 1784, dans sa soixante-troisième année. Sa vie avait été dure et inclémente comme un jour d'hiver. Il avait eu pour lot de connaître le labeur sans sa récompense et l'effort sans l'espoir du repos. Il avait tout accepté sans plainte, sans même un murmure. Il avait vécu noblement. Après tant de traverses et si peu de joie, il atteignit le calme.
On ne voulut pas qu'il dormît dans un cimetière étranger, mais dans le cimetière familier d'Alloway, près du petit cottage d'argile. Les funérailles furent faites selon une vieille coutume. Le cercueil fut suspendu entre deux chevaux qui marchaient l'un derrière l'autre. Les parents et les voisins suivaient à cheval[130]. Il fut couché à l'ombre des murs de l'église, sous le son des cloches qu'il avait connues. Sur l'humble pierre qui recouvrait sa tombe, Robert fit graver quelques vers:
Oh! vous dont la joue se mouille d'une larme,
Approchez-vous avec un pieux respect,
Ici reposent les restes chers d'un époux aimant,
D'un père tendre, d'un ami généreux,
Le cœur charitable qui ressentait toute souffrance humaine,
Le cœur indomptable qui ne craignait aucun orgueil humain,
L'ami de l'homme, du vice seul l'ennemi;
«Car même ses faiblesses penchaient du côté de la vertu[131].»
Ils ne disent rien au delà de la vérité. Dans ce petit cimetière, autour de sa tombe, le gazon est usé; les pas de ceux qui viennent la visiter ont fait un sentier où l'herbe ne croîtra plus. Il a l'immortalité qui, au cœur des parents, est peut-être la plus douce de toutes, celle qui vient d'un enfant. Il en fut digne parce qu'il fut lui-même admirable. C'est pour des hommes tels que lui qu'a été écrite la belle Élégie de Gray. Il fut, du moins par la noblesse morale, un de ces grands cœurs ignorés qui dorment dans les cimetières de village.
Lorsque les fils revinrent de l'enterrement du père, ils trouvèrent la ruine dans la maison. «Quand mon père mourut, tout son avoir s'en alla aux rapaces limiers d'enfer qui grognent dans le chenil de la justice[132].» Il ne restait plus rien absolument. C'est seulement en se portant créanciers de leur père pour les arrérages des gages dus sur leur travail, que les deux fils et les deux filles aînées arrachèrent aux gens de loi de quoi pouvoir aller travailler ailleurs[133]. Mais avant de quitter la maison où William Burnes avait rendu le dernier soupir, Robert écrivit à son cousin une lettre par laquelle on aime à terminer les rapports de ce père et de ce fils.
Le 13 de ce mois j'ai perdu le meilleur des pères. Quoique assurément nous fussions depuis longtemps avertis du coup qui nous menaçait, néanmoins les sentiments de la nature réclament leur part, et je ne puis me rappeler la chère affection et les leçons paternelles du meilleur des amis et du plus capable des maîtres sans ressentir ce que, peut-être, les dictées plus calmes de la raison condamneraient en partie.
J'espère que les parents de mon père, dans votre pays, ne laisseront pas leurs rapports avec nous s'éteindre en même temps que lui. Pour ma part, c'est toujours avec plaisir, avec orgueil, que je reconnaîtrai ma parenté avec ceux qui étaient unis, par les liens du sang et de l'amitié, à un homme dont j'honorerai et révérerai toujours le souvenir[134].
Ce sont des paroles dignes de celui à qui elles étaient consacrées. Elles expriment bien l'amitié respectueuse qui unissait les fils au père; on y sent bien aussi ce beau rôle d'instituteur, d'éducateur que William Burnes avait, avec tant de clairvoyance, de persévérance et de sagesse, rempli envers ses enfants, depuis les promenades qu'il faisait avec ses deux jeunes garçons dans les champs de Mont-Oliphant, jusqu'aux dernières leçons que, mourant, il donnait encore à sa dernière fillette.
En prévision d'un dénouement inévitable, les deux fils avaient loué par avance une petite ferme située à quelques milles de Lochlea, près de Mauchline[135]. À la Pentecôte de 1784, toute la famille y émigra: Robert et Gilbert, la vieille mère, les trois filles et un jeune garçon de dix-sept ans. Robert venait d'entrer dans sa vingt-sixième année.[Lien vers la Table des matières.]
CHAPITRE III.
MOSSGIEL, MAUCHLINE.
Mars 1784 — Novembre 1786.
Mossgiel! Ce nom, dans sa sonorité claire, chante aux oreilles écossaises comme quelque chose de radieux et de glorieux. C'est là qu'a éclaté une des plus étonnantes floraisons de poésie dont un peuple puisse s'enorgueillir. C'est là que Burns a vécu dans un tourbillon de passion et de gaîté, dans des péripéties de désespoir et d'ivresse, telles qu'il a été donné à peu d'hommes d'en connaître d'égales, et peut-être à aucun de les connaître en un temps si court.
Le site est à souhait pour y installer le logis d'un poète. Quand on y arrive au sortir du fond de Lochlea, il semble qu'on monte vers la lumière. La ferme est sur un plateau qui domine toute la contrée. Derrière, la vue s'étend sur les moors de Galston, au fond desquels se déchire la fente pourprée du matin. Devant, le paysage est immense et admirable. Le regard s'étend sur une pente où des vallées fuyantes et indéfiniment prolongées se perdent entre des ondulations décroissantes, qui les emmènent mourir dans des brumes lointaines. Ce vaste pays est semé de collines, de bois, de champs, de haies et de fermes blanches qui vont diminuant jusqu'à n'être plus que des points. Tout à l'extrémité, par une échappée, on voit la plaine au bord de la mer, puis la mer comme une lame de fer ou d'argent ou d'or et, encore au delà, les montagnes d'Arran perdues dans les nuées. Ce n'est plus le paysage du mont Oliphant solidement renfermé dans un cadre âprement découpé. C'est un paysage d'immense envergure, flottant, aérien, très sensible aux impressions du ciel et continuellement soumis à ses métamorphoses. Rien ne peut rendre la magnificence et la variété des effets qui se déploient et se nuancent devant cette petite porte de ferme, surtout quand des soleils couchants, qui auraient transporté Wordsworth, y épandent leurs couleurs. Lorsque la mélancolie s'empare de ces étendues, ce qui arrive fréquemment, et qu'on est au centre de cet immense cercle de ciel attristé, il semble qu'on tienne à peine plus de place que le nid de souris blotti dans un sillon ou qu'une pâquerette. Et les comparaisons se suggèrent d'elles-mêmes, entre ces pauvres choses et la vie humaine, également chétive et aussi perdue. C'est là qu'il faut lire, pour les comprendre tout à fait, les dernières strophes des pièces à la Pâquerette et à la Souris. En revanche, lorsqu'on descend du plateau vers les lits de l'Ayr ou du Cessnock, on voit que le pays abonde en détails, en coins retirés et intimes qui se retrouvent dans les poésies amoureuses de Burns.
Pour le va-et-vient de la vie humaine, on est loin de l'isolement de Lochlea et de la pauvreté de Tarbolton. Mossgiel est situé à un mille de Mauchline, au bord de la route qui conduit à Kilmarnock. Celle-ci était, dès ce temps, la ville industrielle de la région; on y fabriquait déjà des lainages et des tapis; elle possédait une imprimerie; on y venait de tous côtés[136]. Mauchline, d'autre part, était une jolie bourgade rurale, très vivante autour de sa vieille église à l'aspect de grange. C'était un centre d'activité agricole, un lieu de foires et de réunions religieuses; il s'y tenait un important marché de bestiaux; on y faisait commerce avec la campagne. Ces transactions y avaient fixé un certain nombre de personnes de position et d'éducation supérieures, comme Gavin Hamilton le notaire, et le Dr Mackenzie, le médecin de William Burnes, qui devinrent les amis et les patrons de Burns. Il y avait là du mouvement, des types variés et peut-être plus dans le champ d'observation de Burns que ceux qu'il aurait trouvés à Ayr, par exemple, ville de bourgeois riches et de petite noblesse. Les éléments ne manquaient pas pour cette étude de l'homme à laquelle, depuis quelque temps, il se donnait de propos délibéré[137].
C'est là que Burns a vécu la période la plus importante de sa vie, la plus dramatique et la plus féconde. Elle fut courte cependant. Bien que la plupart des biographies lui attribuent quatre années, elle n'a duré en réalité que deux ans et quelques mois. Mais ces deux années et demie, qui vont de Mars 1784 à Novembre 1786, sont certainement parmi les plus extraordinaires qui aient jamais été vécues par un homme. Il y a eu rarement, entassé en un temps si étroit, tant d'orages de colère et de passion, tant de vaillance, tant de gaîté, tant de travail, tant de fautes, de folies, de déceptions, et de désespoir. Qu'on ajoute à ce tumulte du cœur et des circonstances une production littéraire, soudaine, éclatante, d'une fougue et d'une variété sans rivales. Et au moment même où tant d'espoir et de génie semblaient écrasés par tant d'erreurs et d'infortunes, passe un coup de vent qui balaye toutes les menaces et laisse resplendir une gloire imprévue et merveilleuse. Les matelots, qu'un ouragan entraîne loin du pauvre havre, plonge dans les abîmes, flagelle aux flancs et aux faîtes des flots, et jette soudain sur une côte enchantée, connaissent seuls d'aussi extrêmes aventures et des péripéties aussi rapprochées.
Mais il convient d'abord de retracer le fond d'existence sur lequel ces événements se sont passés. La ferme était une petite construction un peu plus confortable que celles que la famille Burns avait habitées jusqu'alors. Elle était sur le modèle des maisons écossaises, comprenant en bas les deux pièces ordinaires que les écossais appellent but et ben, c'est-à-dire la pièce du devant et la pièce intérieure. Au-dessus, se trouvait une manière d'étage, auquel on arrivait par une échelle de meunier et une trappe, et dont une partie était employée comme grenier, tandis que l'autre formait un galetas où couchaient les deux frères, sur un même lit. Une fenêtre de quatre vitres étroites éclairait cette chambrette; tout le mobilier consistait en une petite table de bois blanc placée sous la fenêtre, dans le tiroir de laquelle Burns rangeait ses papiers et ses poèmes[138]. La ferme était en commun, car tout le monde avait fourni ses économies pour la garnir. «Chaque membre de la famille, dit Gilbert, recevait les gages ordinaires pour le travail qu'il donnait sur la ferme. Les gages de mon frère et les miens étaient de 7 livres (175 frs.) par an, pour chacun. Pendant tout le temps que l'entreprise de la famille dura, c'est-à-dire quatre années, aussi bien que pendant la période précédente à Lochlea, ses dépenses n'excédèrent jamais son maigre revenu[139].» Tous travaillaient. Il n'y avait d'étrangers que trois gamins qui faisaient les commissions, lesquelles consistaient surtout à porter les lettres de Robert, ou qui aidaient aux diverses besognes. La ferme n'était pas très richement montée, ni en bétail ni en instruments. Avec bonne humeur Burns en a laissé l'inventaire complet. Il a quatre chevaux qui sont l'attelage de sa charrue: un bon vieux bidet, une jument rapide, mais à laquelle (Dieu lui pardonne ce péché avec les autres!) il a donné les éparvins un jour qu'il allait faire sa cour, une troisième bonne bête, et la quatrième, un maudit cheval des hautes terres têtu, farouche et fou; avec cela un beau poulain:
De plus, un poulain, le roi des poulains
Qui ont jamais couru devant une queue;
S'il vit assez pour devenir une bête,
Il me rapportera quinze livres pour le moins.
De voitures, je n'en ai que peu:
Trois chariots dont deux ne sont guère neufs,
Une vieille brouette, plutôt pour montre;
Elle a une jambe et les deux bras brisés;
J'ai fait un tisonnier avec la barre de fer,
Et ma vieille mère a brûlé la roue.
Comme hommes, j'ai trois garnements de garçons,
Des démons pour le bruit et le vacarme;
L'un mène les chevaux, l'autre bat en grange,
Et le petit Davock garde les vaches à la pâture[140].
Le père étant mort, Robert était devenu le chef de la famille. Il s'acquittait de ce devoir avec courage, avec bonté et une familiarité qui n'empêchait pas le respect. C'était lui qui disait à haute voix la prière du soir[141]. Il s'occupait, d'une façon presque touchante, des jeunes gars qui étaient à son service et les interrogeait sur leur catéchisme. Ce devaient être parfois de singulières séances. Mais il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il ait été un instituteur extraordinaire, et que ses leçons aient eu plus de clarté et d'éloquence que tous les sermons à dix lieues alentour. Il semble qu'il réussît assez bien avec ses élèves:
Je les gouverne, comme je le dois, avec mesure,
Et souvent je les secoue de fond en comble;
Et sans faute, le dimanche soir, comme il sied,
Je les retourne dru sur le catéchisme;
Si bien, ma foi! que le petiot Davock est devenu si fort,
Bien qu'à peine plus haut que votre jambe,
Qu'il vous dévidera la Grâce Efficace
Aussi vitement que quiconque dans la maison[142].
À défaut d'autres exemples il donnait celui du travail. C'était toujours le laboureur infatigable, le rude manieur de fléau, abattant la besogne de quatre hommes et allégeant de sa gaîté le labeur commun. Il s'était mis à l'œuvre avec les meilleures intentions du monde. «J'entrai dans cette ferme avec une ferme résolution: allons, mettons-nous-y, je veux être raisonnable. Je lus des livres de fermage, je calculai les moissons, je suivis les marchés—bref, en dépit du démon et du monde et de la chair, je crois que je serais devenu un homme sage, n'était que la première année, par suite de l'achat de mauvaises semences, la seconde, par suite d'une moisson tardive, nous perdîmes la moitié de nos récoltes. Cela renversa toute ma sagesse et je m'en retournai comme le chien à son vomissement, comme la truie qui a été lavée à son vautrement dans la boue[143].» Il semble avoir inspiré aux siens un mélange d'affection, d'admiration et de blâme tendre, un de ces blâmes qu'on ne s'avoue pas, tant les fautes qu'il condamne semblent, à ceux qui en souffrent, faire partie de la supériorité de celui qui les commet. On l'excusait parce que c'était lui et qu'il n'était pas comme les autres. Si Gilbert en avait fait la moitié, il aurait vite vu la différence. On passait tout à Robert. C'était donc, en résumé, une vie de fermier qui n'était pas sans dignité, mais qui déroulait, à travers les saisons, ses labeurs et ses fatigues: le labour, les semailles, le hersage, la moisson, le battage dans la grange. Elle avait aussi ses fêtes, les rentrées de récolte en été, et en hiver les veillées qu'il devait chanter dans sa fameuse pièce de la Toussaint.
À ces occupations s'ajoutaient des visites fréquentes à Mauchline, car il était toujours le sel et le pétillement de toutes les réunions; des causeries avec des hommes comme Gavin Hamilton ou le Dr Mackenzie; des descentes à Tarbolton où était la loge maçonnique à laquelle il continuait d'appartenir. Tout cela n'allait pas sans séances prolongées au cabaret, surtout les soirs de Tarbolton. La franc-maçonnerie, même du rite écossais, aimait alors le choc des verres. Gilbert dit que l'initiation de Robert avait été son introduction à la vie de joyeux compagnon[144]. Il ajoute néanmoins que, pendant tout le séjour à Lochlea et presque jusqu'à la fin du séjour à Mauchline, il ne vit jamais son frère pris de boisson. «Malgré ces circonstances et l'éloge qu'il a fait du breuvage écossais,—lequel semble avoir trompé ses historiens—je ne me rappelle pas pendant ces sept années, ni jusqu'à la fin de la période où il commença à devenir auteur, quand sa célébrité grandissante le jeta en de fréquentes sociétés, l'avoir jamais vu en état d'ivresse; il n'était nullement adonné à la boisson[144].» Cette attestation fraternelle est, sans doute, vraie en gros; mais il y a grand espace entre une habitude d'ivrognerie et des excès passagers. Il est difficile, quand on connaît les mœurs des paysans écossais de ce temps, de ne pas admettre que Burns y était entraîné. Si cela ne lui est pas arrivé, ses pièces sur le whiskey seraient une exception unique dans son œuvre et les seules qui n'auraient pas pour support quelque réalité dans sa vie.
C'est donc sur cette routine que se sont superposés les événements qui ont marqué le séjour de Burns à Mauchline. Quoiqu'ils s'offrent comme un tout lumineux et orageux à la fois, où les tristesses et les clartés se mêlant éclatent les unes dans les autres, étrange jeu de toutes les humeurs de la destinée, il faut cependant en dégager les divers éléments sans oublier qu'ils agissent simultanément les uns sur les autres. Il sont au nombre de trois: sa lutte contre le clergé local, le développement de sa vocation et de sa production littéraire et une série de drames d'amour dont les conséquences pèseront sur toute sa vie.[Lien vers la Table des matières.]
Pour bien comprendre les causes et les circonstances de la révolte de Burns contre le clergé, il faut se rendre compte de la façon dont la religion était arrivée à s'emparer de toute la vie écossaise, il faut se représenter le contrôle intolérable et l'espèce d'inquisition que le pouvoir ecclésiastique avait fini par exercer sur tous les actes même les plus privés; il faut sentir de quel poids cette organisation pouvait peser sur l'existence quotidienne et comment il se faisait que rien ne lui échappait.
En Angleterre, la Réforme s'était faite par la royauté; elle avait conservé l'autorité des évêques et une hiérarchie qui rattachait le clergé au trône. Mais en Écosse, où la nature du pays rendait l'aristocratie presque indépendante et où la violence de l'histoire avait empêché le développement des villes et la formation d'une bourgeoisie qui pût lui faire contrepoids[145], la royauté n'avait trouvé d'appui contre les nobles que sur le clergé[146]. Quand celui-ci fut attaqué, elle le défendit, et la Réformation se fit contre elle et lui, par l'union des grands et du peuple[147]. Dès le début de la nouvelle église naissante, l'influence de Knox qui, pendant ses visites et son séjour à Genève, s'était pénétré des principes de Calvin, avait contribué à lui donner une forme plus démocratique, comme il apparaît d'après le premier Livre de Discipline de 1560[148]. Ce règlement remettait l'élection des Ministres au peuple, après un examen public, fait par les Ministres et les Anciens, sur les points de controverse entre les Protestants et les Catholiques[149]. Un peu plus tard, la querelle qui survint, à propos des anciens biens ecclésiastiques, entre les nobles qui avaient tout accaparé et le clergé protestant qui en réclamait une partie, sépara le clergé de la noblesse, et le rejeta davantage du côté du peuple[150]. Par ces ruptures, toute la hiérarchie périt successivement, et les liens qui pouvaient rattacher l'organisation religieuse au gouvernement furent brisés. Le clergé fut de plus en plus poussé vers le peuple[151]. Sa pauvreté même contribua à l'y unir plus étroitement. Il devint plus indépendant du pouvoir civil et plus démocratique, jusqu'au point où l'organisation religieuse fut tout à fait en dehors de l'organisation politique, et où tout ce qui pouvait rattacher l'Église à l'État fut aboli. La paroisse devint le seul organisme religieux et un organisme absolument libre. Toutes les paroisses furent égales entre elles; elles n'eurent au-dessus d'elles que des assemblées représentatives émanées d'elles, comme les Presbytères qui étaient une sorte de conseil des paroisses, les Synodes qui étaient formés par la réunion des Presbytères, et enfin l'Assemblée Générale qui se réunissait tous les ans à Édimbourg, véritable parlement ecclésiastique et une des forces du pays[152].
Les austères origines calvinistes, l'aspect du pays, la dureté des longues persécutions entreprises pour rétablir l'épiscopat, conspirèrent pour donner à la nouvelle religion un esprit de tristesse. De cette disposition, sortirent un culte morose, une morale implacable et une discipline inflexible, au-dessus des forces humaines.
Les églises étaient laides, nues, froides, plus semblables à des granges qu'à des temples[153]. Toute image en était proscrite comme sentant la superstition. Tout embellissement du culte était interdit[154]; tel était le préjugé sur ce point que, même de notre temps, un ministre d'Édimbourg, ayant introduit dans son église un harmonium, cela fut considéré comme une innovation dangereuse que l'Assemblée Générale songea à réprimer[155]. Entre ces murs dégarnis, se déroulaient d'interminables services, monotones, dépouillés de tout ce qui fait la pompe et la poésie de la Religion, consistant en psalmodies, en lectures, en prières improvisées et en sermons démesurés[156]. Ces services s'éternisaient pendant des journées entières, et, dans la contrée de l'ouest, occupaient les dimanches de l'aube au crépuscule[157]. Les sermons ordinaires duraient deux heures; quelques-uns, trois, quatre ou cinq; dans les grandes circonstances, plusieurs ministres étaient présents afin de se relayer au fur et à mesure que l'un d'eux était épuisé[158]. Les sermons étaient exclusivement doctrinaux; ils évitaient toute tendance morale et pratique; ils portaient constamment sur les mêmes points: la chute de l'homme dans Adam, son salut par le Christ, la purification par la foi, la Nouvelle-Alliance; ils retombaient sans cesse dans les mêmes divisions, pleins d'interminables et fastidieuses répétitions[159]. Le fanatisme des traditions, l'habitude de prêcher en plein air, la lourdeur des auditeurs avaient amené un style d'éloquence véhément, bruyant, plein de fureur et de gestes, tumultueux, une nuée d'éclairs et de tonnerre d'où le prédicateur descendait la voix brisée et le visage couvert de sueur[160].
De ces harangues furibondes tombait une doctrine de terreur et de tremblement. Pas un mot de pardon, de miséricorde ou d'espérance; rien que des avertissements et des prophéties de souffrances éternelles[161]. C'était l'esprit sauvage et dur de l'Ancien Testament; ce qu'il y a d'indulgence et de tendresse dans le Nouveau leur restait inconnu. Le divin sourire du Christ n'éclairait pas ces sombres esprits; ils n'auraient pas compris ces mots charmants, par lesquels le désigne le plus hébraïque pourtant de nos orateurs, lorsqu'il l'appelle: «Cet enchanteur céleste[162].» Dean Stanley a bien marqué le caractère judaïque de cette théologie: «L'immense prépondérance de l'enseignement de l'Ancien Testament et de quelques-unes des moins importantes parties de l'Ancien Testament sur l'enseignement du Nouveau et de la partie la plus essentielle du Nouveau, devait nécessairement mutiler, rétrécir et aigrir l'enseignement religieux du pays[163].» Celui-ci n'avait pris du nouveau Testament que l'idée de l'Enfer, et appliquant à des châtiments sans fin, la rigueur que l'ancien Testament appliquait à des châtiments corporels, ils avaient fait sortir de ce mélange une religion qui rendait éternelles les férocités de la Bible.
Un dieu terrible planait sur cette religion sinistre, juge de colère et de vengeance, un Jéhovah irrité et inexorable, dont la main était toujours levée sur le genre humain. C'est de lui que venaient les inondations, les tremblements de terre, les pestilences et les famines, lui qui envoyait les vents avec l'ordre de détruire, qui balayait la terre du déchaînement de son courroux. C'était le Dieu des puritains, mais plus sombre encore. Les catastrophes de la nature étaient les signes de son déplaisir. Par lui, le monde était sans cesse menacé de destruction; les feux d'en bas, les météores d'en haut allumaient dans le ciel des signaux d'alarmes; les étais et les piliers de notre planète semblaient craquer; les éléments troublés proclamaient la ruine universelle et le moment présent n'était qu'un répit[164]. S'il apparaissait tel dans les vers du tendre et délicat Cowper, on devine quel aspect il devait prendre dans les déclamations d'hommes incultes, grossiers et durs.
En même temps qu'ils se faisaient du Tout-Puissant une idée si terrible, ils représentaient l'Ennemi occupé sans cesse au milieu d'eux à son œuvre de perdition. Ses stratagèmes étaient infinis, car, depuis cinq mille ans qu'il s'étudiait à perdre l'homme, il était presque irrésistible. Il rôdait toujours autour de ses victimes. Et ce n'était pas sous la forme toute morale du péché; c'était un être réel, présent, qu'on pouvait rencontrer chaque jour et surtout chaque nuit «quand les vieux châteaux ruinés et gris font des signes de tête à la lune[165].» Il n'y avait pas de village où quelqu'un ne l'eût vu, sous une des mille figures qu'il prenait. On vivait en un péril constant, au milieu de la trame de ruses que lui et ses méchants esprits ourdissaient, tendaient partout. De quelque côté qu'on se tournât, c'étaient des menaces et des dangers. Les âmes semblaient des oiseaux éperdus entre des cieux de fer d'où un Dieu implacable lançait ses jugements et des gouffres de feu où le Démon leur préparait d'éternelles tortures. Et quel enfer! C'était un des triomphes des prédicants que de le représenter de façon à faire dresser les cheveux. Les supplices les plus atroces qui puissent déchirer et tordre le corps et l'âme de l'homme, les raffinements de souffrances, étaient énumérés et décrits avec complaisance. Dans une atmosphère de cris et de hurlements, les damnés étaient fouettés de scorpions, plongés dans de l'huile ou du plomb bouillants, suspendus à des crocs par la langue[166]. Des scènes plus affreuses complétaient celles-là. Les enfants, dans leurs supplices, accablaient leurs parents de reproches et de malédictions[167]. Ce qui s'est dépensé de poésie et d'éloquence sombre, dans ces tableaux d'une imagination horrible et parfois grandiose, est incroyable. On ferait avec les extraits des prédications écossaises un poème de tortures auprès duquel celui de Dante perdrait sa terreur. Et quelle chance d'échapper à ces horreurs? Les élus étaient si peu nombreux que chacun pouvait se considérer comme un damné. C'était dans toute sa rigueur le puritanisme, la doctrine effrayante qui mena Bunyan à l'illuminisme et Cowper à la démence.
Chose redoutable! cette doctrine ne se contentait pas de régner sur les âmes; elle avait ici, à son service, une organisation pratique qui s'étendait sur tout ce pays et pénétrait dans ses moindres recoins. Un gouvernement théocratique, qui avait mis la main sur une partie des attributions du pouvoir civil, avait subjugué tout le pays et le terrassait. C'est ce qui constitue la forme religieuse si curieuse du Presbytérianisme, qui n'a eu son complet développement qu'en Écosse, où il n'a pas trouvé la limite des autres sectes, ni l'obstacle du pouvoir civil. Il était seul maître du pays.
Le clergé s'était arrogé le droit de juger et de punir certaines fautes. Chaque paroisse était gouvernée par un tribunal ecclésiastique. Ce tribunal, appelé Kirk session ou session ecclésiastique, était composé du ministre et de plusieurs elders ou anciens, généralement au nombre de trois. Le premier Livre de Discipline de 1561 avait voulu que ces anciens fussent nommés par la Congrégation et pour une année; mais celui de 1581 avait été moins libéral et, d'après la coutume devenue prévalente, ils étaient choisis par la Kirk session, qui se recrutait ainsi elle-même, et choisis à vie, sauf désunion, départ de la paroisse ou déposition[168]. Ils avaient un vote égal à celui du ministre et cette introduction de l'élément laïque dans toutes les assemblées ecclésiastiques est une des originalités et fut une des forces du Presbytérianisme. Ils devaient aider le ministre dans ses fonctions pastorales, l'assister dans les cérémonies comme la communion, le catéchisme, les visites, la distribution de l'argent aux pauvres. La Kirk session se réunissait une fois par semaine. Si elle ne s'était occupée que de l'administration de l'église, elle n'aurait été qu'une sorte de fabrique protestante. Mais c'était là la moindre partie de sa besogne. Elle pénétrait dans la vie privée, exerçait une sorte de police occulte sur toutes les actions, entrait dans les intérieurs et soumettait tout à un véritable despotisme.
Les anciens se partageaient, par quartiers, la surveillance de la paroisse. Ils avaient des espions[169]. Les sages-femmes étaient tenues de venir déclarer les naissances illégitimes[170]. Dès que la session connaissait ou seulement soupçonnait une faute, elle citait l'inculpé devant elle. Il était interrogé, examiné, confronté avec des témoins[171]. S'il était reconnu coupable, il était «suspendu des privilèges de l'Église[172]», c'est-à-dire mis hors de la vie commune. Pour obtenir la levée de cet interdit, il devait paraître à l'église, se tenir debout ou assis sur une sorte de siège ou de pilori[173], souvent pieds nus, parfois la tête rasée[174], presque partout affublé d'un drap d'étoffe grossière, blanche et salie[175]. Dans cette situation honteuse, il recevait une réprimande sur sa conduite. Cet affront pouvait se prolonger des mois, il pouvait aller de trois dimanches à cinquante-deux[176]. Enfin le coupable devait faire une profession de contrition, de repentir et d'amendement[177]. Cet usage s'est continué dans quelques paroisses presque jusqu'au milieu de notre siècle[178]. Tout tombait sous la juridiction de ces terribles tribunaux: la médisance, les jurons, la non-observance du dimanche, les jeux de hasard, le mensonge, l'ivrognerie, la calomnie, les querelles de ménage, les injures, l'adultère, l'immoralité[179], tout jusqu'aux plus infimes détails de la vie «l'excès de mangeaille[180]», «les paroles vaines et les gestes inconvenants[181].»
Et nul moyen d'échapper à cette tyrannie. L'appel à la juridiction supérieure du Presbytère est difficile ou entraîne une procédure lente, presque uniformément dérisoire[182]. Si on disparaît, on est déclaré contumace «fugitif de la discipline de l'église[183];» on a son nom publié dans toutes les chaires de toutes les paroisses du Presbytère. Et où aller? On ne peut être admis dans une nouvelle paroisse qu'en produisant un certificat de vie de celle qu'on quitte. Si on est frappé de censure dans une paroisse étrangère, on est atteint dans la sienne, jusqu'à ce qu'on apporte un certificat d'absolution, de celle où on a été jugé. Une ramification de police ecclésiastique s'étend sur tout le pays et la condamnation de la moindre session vous attend et vous retrouve partout[184]. Si on résiste, on est excommunié et la vie devient impossible dans une société fanatique et terrifiée. Il faut se soumettre, ou bien on n'a de refuge que dans l'existence nomade des mendiants et des vagabonds. Il faut, devant toute la Congrégation, paraître en pénitent et recevoir la réprimande du ministre. Et dans quelle situation? En face de la chaire, dans le passage de l'église, se trouve un escabeau élevé qu'on appelle l'escabeau du repentir. C'est là qu'il faut s'asseoir, sous tous les regards, et endurer pendant des heures l'humiliation de ce pilori ecclésiastique. Quand ce sont de pauvres filles, elles essaient de cacher leur rougeur et leurs larmes sous leurs plaids. Mais les sessions sont impitoyables: «considérant que la plupart des femmes qui viennent à l'escabeau pour y faire leur contrition publique, s'y asseoient avec leurs plaids autour de leurs têtes, couvrant leurs visages, pendant tout le temps qu'elles sont assises, en sorte que personne ne peut voir leur visage, on ordonne que l'officier enlèvera son plaid à chaque pénitente avant qu'elle ne monte sur l'escabeau[185].» Et ce supplice n'est pas d'un seul dimanche; pendant trois ou quatre, pendant neuf ou dix quelquefois, c'est-à-dire, pendant près de trois mois, il faut chaque semaine subir cette déshonorante exposition. On devine les résultats fréquents de ce système. Les âmes faibles en restaient honteuses et brisées; d'autres se révoltaient, s'endurcissaient.
Sous ce dogme et cette discipline, le peuple avait perdu toute joie et toute gaîté; les sentiments expansifs, naturels et sains, qui sont le sel et le levain de la vie, qui la rendent plus légère et moins amère, en avaient été retirés. Elle était devenue contrainte, morose, sombre, uniforme, ombrageuse à propos des moindres faits. Ces hommes, toujours en défiance contre eux-mêmes, redoutaient et se reprochaient comme un péché le moindre plaisir qu'offrent les relations sociales ou la vue de la nature[186]. Ils étaient bourrelés de scrupules. Ils vivaient dans un état de surexcitation religieuse continuelle, brûlés d'un feu sombre et d'une inextinguible soif de parole sainte. Ces sermons même qui, pendant des journées entières, coulaient, ne les désaltéraient pas; leur attention usait le zèle de leurs pasteurs. Chose étrange! ils étaient devenus partisans de cette religion beaucoup plus infernale que céleste. Ils en étaient venus à ne plus vouloir, à ne plus comprendre qu'un Dieu inflexible. Ils ne voulaient pas être rassurés. Quand on le leur représentait clément et accessible au pardon, ils criaient à l'hérésie. Dans sa jeunesse, le célèbre Francis Hutcheson avait un jour remplacé son père dans sa chaire et avait prêché pour lui. Son sermon étant entaché de libéralisme, la congrégation quitta l'église: «Votre sot fils Francis, dit un des anciens à son père, a troublé la congrégation par son sot bavardage, car il a bavardé pendant une heure d'un Dieu bon et bienveillant, et il a dit que les âmes des païens eux-mêmes vont au ciel, s'ils suivent les lumières de leur conscience. Le stupide garçon ne s'inquiète pas s'il ne dit pas un mot des bonnes et confortables doctrines de l'élection, de la réprobation, du péché originel et de la foi. Fi! homme, nous ne voulons pas d'un tel individu[187].»
De même, ils chérissaient la verge de fer par laquelle ils étaient menés et ils criaient au relâchement quand il paraissait un peu de tolérance. «L'affaiblissement de la discipline, dit Hill Burton, fut une des principales causes qui créèrent les scissions, pendant le dix-huitième siècle[188].» On a remarqué que les séparations dans l'église écossaise se sont toujours produites dans le sens de la sévérité. Lorsque l'église avance un peu, fait quelques progrès, s'éloigne insensiblement de l'ancienne rigidité, il y a des groupes qui se détachent, qui restent en route, ne voulant pas la suivre, abandonner la rigueur première. Tandis qu'ailleurs les dissidences se produisent généralement en avant, elles se font ici en arrière; ailleurs les non-conformistes prétendent avoir fait un progrès; ils pensent, ici, s'être gardés d'une décadence[189]. Les scissions se font, pour ainsi parler, en cercles concentriques. Chacune des communions prétend être le vase dans lequel se conserve dans son intégrité, le parfum de la véritable église d'Écosse, et s'enorgueillit de son orthodoxie. Ce goût pour le dur contrôle du clergé était si ancré dans le peuple que, aujourd'hui même, dans les fractions presbytériennes qui se sont détachées de l'église pour suivre un régime plus strict, les ministres ont la main forcée par leurs congrégations et sont contraints d'observer des pratiques d'un rigorisme qu'ils relâcheraient volontiers[190].
Ainsi, l'austérité puritaine avait pénétré le pays; il n'y avait nulle part de refuge contre la domination ecclésiastique, et si on se rebellait contre elle, on se mettait du même coup en révolte contre la société. Il n'est pas étonnant qu'après avoir étudié de près cet état social Buckle ait comparé l'Écosse à l'Espagne pour la bigoterie, et que Lecky ait dit que, pendant le dix-septième siècle, il y eut plus de réelle liberté religieuse à Naples et dans la Castille que dans l'ouest des Basses-Terres de l'Écosse[191].
Il faut reconnaître qu'il y avait dans cette domination inflexible une grandeur et une noblesse singulières. Cette discipline faisait, des âmes qui pouvaient la supporter, des âmes d'une austérité, d'une gravité, d'une pureté parfaites et continuelles. Elles vivaient dans une sorte de raideur impeccable, il est vrai, mais dans un sentiment constant du devoir, sans défaillances, sans hésitations, droites et fermes jusqu'à la mort. La constitution démocratique du clergé, le contact incessant de la Bible, avaient fait entrer, jusque dans les plus basses classes de la nation, le sens libérateur de la petitesse des choses humaines et le sens élevant de la présence des choses divines. Les plus humbles, les derniers, les plus ignorants, étaient munis d'une direction sûre et minutieuse de la vie. Ils travaillaient, souffraient, allaient de l'enfance à la caducité, sous un regard toujours fixé sur eux. Ils portaient cette crainte religieuse qui est le commencement de la sagesse. Ils trouvaient, dans la lecture assidue de la Bible, un soutien et toute une culture. C'est ainsi qu'on arrivait à des vies de paysans comme celle du père de Burns. Aucun pays n'en pouvait offrir de comparables. Tous les soirs, sous des milliers de toits qui étaient plus pauvres, plus misérables, plus ouverts aux vents et aux froids que dans la majeure partie de l'Europe, se passait une scène que nulle part on n'aurait retrouvée, lorsque le paysan, après le repas, prenait la Bible de la famille, où étaient inscrites les naissances et les morts, en lisait et souvent en commentait un chapitre. Ces pauvres intérieurs en étaient comme sanctifiés pendant un moment. Il y avait vraiment sur tout le pays une heure solennelle. L'Écosse n'a rien eu dont elle puisse être plus fière. Burns a laissé un admirable tableau de ce côté de la vie écossaise dans une pièce qui est l'expression la plus haute de l'influence de la religion presbytérienne.
Vers la fin du premier quart du XVIIIe siècle, un commencement de réaction s'était manifesté et quelques germes de libre examen et d'émancipation avaient été jetés. Le mouvement partit de l'Université de Glasgow où un grand nombre de ministres presbytériens d'Écosse et la plupart de ceux d'Irlande étaient formés[192]. Il avait faiblement commencé avec John Simson, qui avait occupé la chaire de théologie de 1708 à 1729. Son enseignement semble avoir été fait de subtilités métaphysiques dans lesquelles se glissaient des erreurs de doctrine sur des points essentiels. Il fut, de la part des cours ecclésiastiques, l'objet d'une plainte devant l'Assemblée Générale. D'interminables discussions s'engagèrent qui durèrent pendant quinze années[193]. L'Assemblée Générale montra une telle hésitation à intervenir et une telle indulgence lorsqu'elle intervint, que ce fut une des grandes causes de la sécession de 1733[194], qui se fit, comme la plupart, dans le sens d'un retour à la sévérité. Mais le véritable créateur du mouvement fut Francis Hutcheson qui lui succéda. Il commença ce que Buckle appelle «la grande rébellion de l'esprit écossais[195].» Employant le premier la langue anglaise dans ses conférences, éloquent, affable et dévoué, son charme de parole et ses qualités d'homme firent passer un enseignement dont l'influence ne tarda pas à être sensible. Partant de principes, non pas théologiques, mais métaphysiques, il fonda un système de morale séculière. Il s'adressait à la raison pour trouver des règles de conduite. Cette confiance dans l'entendement humain, si opposée au mépris qu'a pour lui la doctrine calviniste, était nouvelle en Écosse, et «son apparition forme une époque dans la littérature nationale[196].» «Il forma, dit Lecky, une atmosphère intellectuelle dans laquelle les vieilles conceptions théologiques de Dieu et de l'Univers s'évanouirent silencieusement. Enseignant que les vertus sont des modes de la bienveillance, il éleva les qualités aimables de l'homme à une dignité tout à fait incompatible avec la théorie calviniste de la nature humaine, tandis que ses admirables expositions de la fonction de la beauté dans le monde moral, aussi bien que sa ferme assertion de l'existence et de l'autorité suprême d'un sens moral dans l'homme, frappèrent à la racine le dur ascétisme et le dénigrement systématique de la nature humaine qui avaient si profondément pénétré dans l'église écossaise[197].» Cette réhabilitation des instincts humains, cette affirmation que la nature humaine est plutôt bonne que mauvaise, cet accueil de la beauté, ce retour de la confiance et de la joie dans la vie, sont un changement important dans la marche de l'esprit écossais[198].
Il sortit de là un double courant de libéralisme. Le premier, fortifié par des influences étrangères et surtout françaises, mena bientôt la pensée écossaise jusqu'aux investigations d'Adam Smith et au scepticisme de Hume. C'était de beaucoup le plus fort et ce fut aussi le moins actif. Buckle a expliqué d'une façon magistrale comment cette marche de la culture intellectuelle se fit sans affecter la nation, se développant à part et au-dessus d'elle, comment il y eut une littérature sceptique qui ne produisit pas de scepticisme et une philosophie qui ne toucha pas à la superstition[199]. Ce courant n'avait pas pénétré dans les profondeurs sociales où vivait Burns. Celui-ci n'en put sentir l'influence que plus tard, lorsqu'il séjourna à Édimbourg.
En même temps, un second courant plus faible mais plus efficace s'était établi. Glasgow, où avait enseigné Simson, où enseignait Hutcheson, était justement, nous l'avons vu, l'Université où un grand nombre des ministres presbytériens de l'Écosse et la plupart de ceux de l'Irlande recevaient leur éducation. Hutcheson y avait comme collègue un professeur de théologie, le Dr Leechman, qui, sans avoir sa vigueur de pensée, partageait sa largeur de vues[200]. Par l'influence de ces deux hommes, une nouvelle génération de ministres pénétra dans le peuple. «C'est grâce à Hutcheson et à lui, dit le Dr Carlyle qui avait lui-même été leur élève, qu'une nouvelle école se forma dans les provinces ouest de l'Écosse où, jusqu'à cette époque, le clergé était étroit et intolérant, avec un esprit qui ne s'était jamais aventuré au-delà des limites d'une stricte orthodoxie. Car bien qu'aucun de ces professeurs n'enseignât aucune hérésie, cependant ils ouvrirent et élargirent les esprits des étudiants, ce qui leur donna bientôt un tour de libre recherche, dont le résultat fut la franchise et le libéralisme des sentiments. L'expérience prouva que cette liberté de pensée n'était pas aussi dangereuse qu'on pouvait d'abord l'appréhender, car bien que la téméraire jeunesse fît des excursions dans les régions illimitées de la perplexité métaphysique, cependant tous les judicieux revenaient bientôt à la sphère plus basse des vérités établies depuis longtemps, qu'ils trouvèrent, non seulement utiles au bon ordre de la société, mais nécessaires pour fixer leurs esprits dans quelque degré de stabilité[201].»
Ces nouvelles recrues du clergé, en augmentant d'année en année, ne tardèrent pas à former un parti plus jeune, plus éclairé, plus libéral, qui apportait plus de largeur dans la doctrine et plus de douceur dans la pratique. Selon le conseil de Hutcheson, ils mettaient dans leurs sermons moins de discussion et de définitions théologiques, et plus de conseils moraux et pratiques. L'ancien clergé étroit, intolérant, et souvent ignorant, les regardait avec défiance, gardant jalousement son ancienne rigidité et sa prédication purement doctrinale. Peu à peu, il se forma dans l'église deux partis opposés et bientôt ennemis: les jeunes et les vieux, les modérés et les extrêmes. On désigna l'ancien parti sous le nom de Old Light «l'Ancienne Lumière» et le nouveau sous celui de New Light, «la Nouvelle Lumière». Bientôt, dans les paroisses, dans les presbytères et jusqu'à l'Assemblée Générale, les deux partis furent aux prises, avec ce qu'un membre du clergé d'alors appelle lui-même une acrimonie théologique.
Cette hostilité, qui existait un peu partout, était particulièrement vive dans le district où résidait Burns, parce que les provinces de l'ouest avaient toujours été la citadelle du presbytérianisme le plus rigide, et qu'en même temps, elles fournissaient la plupart des étudiants de l'Université de Glasgow, à cause du voisinage[202]. Il en résulta que les deux extrêmes furent en présence et que la lutte était là d'une animosité plus violente qu'ailleurs. Il était difficile qu'elle n'outrepassât point les limites. Autour de la Nouvelle Lumière, se rangeaient des hommes jeunes et ardents, et ils avaient devant eux des adversaires qui devaient les amener aux extrémités de la raillerie, tant ils étaient ridicules, et, par certains côtés, odieux. Lockhart a tracé de ce clergé retardataire un tableau qu'il convient de reproduire, tant on craindrait d'être accusé d'exagération si on lui en substituait un qui n'eût pas l'autorité de sa parfaite connaissance des choses écossaises, et la garantie de son impartialité. «Les antagonistes marquants de ces hommes (les jeunes) et les champions choisis de la Old Light, en Ayrshire—cela est maintenant admis par tout le monde—présentaient, en bien des points de leur conduite ou de leurs maximes, une cible aussi large que celles qui ont jamais tenté les traits d'un satirique. Ces hommes se vantaient d'être les descendants et les représentants légitimes et non dégénérés des Puritains qui, après avoir été les principaux auteurs de la ruine de la papauté en Écosse, avaient régenté pendant quelque temps et auraient volontiers continué à régenter la royauté et le peuple, sous une domination plus tyrannique que le clergé catholique lui-même n'avait jamais été capable d'en exercer dans cette nation courageuse. Ayant toujours à la bouche les horreurs du système papal, ces hommes étaient réellement, dans leurs cœurs, des moines aussi fanatiques et des inquisiteurs presque aussi implacables que ceux qui jamais portèrent corde et capuchon. Austères et désagréables d'aspect, bourrus et répugnants de langage et de manières, c'étaient de véritables Pharisiens en ce qui concernait les petites pratiques de la loi, et beaucoup d'entre eux, au moins pour l'apparence, débordaient d'orgueil pharisaïque et de fiel monastique. Que d'admirables qualités fussent cachées sous cet extérieur grossier, se mélangeant aux plus mauvaises de ces sombres passions et les tenant en échec, c'est ce dont aucun homme sincère ne se permettra de douter; que Burns ait fortement chargé ses portraits, noircissant les ombres déjà assez profondes par elles-mêmes et omettant tout à fait des traits de caractère plus brillants et peut-être plus tendres qui restituaient les originaux aux sympathies des hommes les plus dignes et les meilleurs, c'est ce qui semble également évident[203].»
Entre la vivacité des uns et la brutalité des autres, le conflit ne tarda pas à perdre toute mesure. De toutes parts, les reproches, les accusations, les injures, les diffamations même, volaient de toutes les chaires. Les congrégations prenaient parti pour leur ministre. Tout le pays était en émoi. «La polémique de Divinité, dit Burns, vers cette époque, affolait à moitié la contrée[204]»; et Lockhart, en parlant de ces divisions s'exprime ainsi: «Il est impossible de contempler maintenant la guerre civile qui sévissait parmi ces hommes d'église de l'ouest de l'Écosse, sans confesser que, de chaque côté, il y a eu beaucoup à regretter et pas peu à blâmer. Des esprits orgueilleux et hautains étaient malheureusement opposés les uns aux autres, et, dans un déploiement exagéré de zèle à propos des points de doctrine, aucun des deux partis ne semble avoir apporté beaucoup de la charité de l'esprit chrétien. Le spectacle d'une si indécente violence parmi les principaux ecclésiastiques du district agissait défavorablement sur les esprits des hommes. Personne ne peut douter que, dans l'état des principes de Burns qui étaient, à mettre les choses au mieux, fort indécis, ce résultat n'ait été, en ce qui le concernait, très funeste[205].»
Dans cette bataille, il se trouvait que les deux ministres d'Ayr, le Dr Dalrymple, qui avait baptisé Burns, et le Rev. Mac Gill appartenaient à la Jeune Lumière. Le ministre de Mauchline, le Rev. Auld appartenait à la Vieille Lumière. La Kirk-session de Mauchline se composait avec lui de deux anciens nommés William Fisher et John Sillars. Celui-ci semble avoir été un brave homme, mais Fisher était une sorte de tartufe puritain à qui Burns infligea, dans son Saint Willie, une déshonorante immortalité. Il y avait, dans la ville voisine de Kilmarnock, un autre représentant de l'ancien parti nommé le Rev. John Russell et désigné, dans les satires de Burns, sous le nom de Black Jock. C'était un géant, rude, redouté de tous, hurlant d'une voix de stentor des sermons qui s'entendaient à un mille, et ébranlant la chaire de ses formidables coups de poing. Tels étaient les principaux personnages ecclésiastiques dans l'entourage de Burns, et leur situation.
Cet exposé de l'esprit et de l'organisation de la religion presbytérienne et de la situation des deux partis, est peut-être un peu long, mais il nous a paru nécessaire. «Le lecteur anglais, dit Lockhart, qui ignore tous ces détails, ne sera certainement jamais capable de saisir les mérites ou les démérites de maintes des plus remarquables productions de Burns[206].» Il nous a paru que le lecteur français avait encore plus besoin de ces renseignements que le lecteur anglais. Sans eux, il serait presque impossible de rien comprendre à cette période de la vie de Burns.
Sa nature franche et sa forte vitalité, son besoin de libre allure devaient lui faire prendre en haine ce régime d'espionnage qui encourageait l'hypocrisie et emprisonnait l'existence dans la tristesse. Peut-être cependant ne serait-il pas entré dans la mêlée s'il n'avait eu que ces répugnances générales. Mais il fut atteint lui-même par cet odieux système de surveillance, et il n'était pas de ceux qu'on attaque impunément.
Voici à quel propos la lutte s'engagea. Lorsque la famille de Burns s'était transportée de Lochlea à Mossgiel, la servante que Burns avait séduite, Élizabeth Paton, était retournée dans sa famille, dans une paroisse voisine. Il ne tarda pas à devenir apparent qu'elle était enceinte. La chose commençait à s'ébruiter dans le pays. Un de ses amis, le jovial fermier John Rankine, en donna avis au poète, qui lui répondit, en plaisantant, qu'il s'attendait bien à quelque noise avant peu. Il avait joué ce jeu dangereux trop de fois pour ne pas y être pris enfin:
Je m'y suis risqué une fois ou deux,
Et peut-être même bien pas loin de trois fois;
Et je n'avais jamais rencontré la surprise
Qui eût brisé mon repos;
Mais, ce coup-ci, il y aura probablement du bruit;
Il y a un courlis dans le nid[207].
Des cas de ce genre n'échappaient pas longtemps à la vigilance des Kirk sessions. La pauvre fille fut condamnée à paraître dans l'église de sa paroisse sur l'escabeau du repentir. Il eût été possible à Burns de s'éviter l'humiliation d'y paraître lui-même, car la règle de la discipline portait que, lorsque les personnes impliquées dans une accusation d'impudicité vivaient dans des paroisses différentes, la censure était infligée là où la femme vivait ou bien dans l'endroit où le scandale avait été notoire[208]. Mais il eut toute sa vie ce mérite de ne pas essayer d'éluder les conséquences de ses folies. Bravement, il alla de lui-même prendre place à côté de celle qui était humiliée à cause de lui.
Devant la Congrégation entière,
Je répondis à l'appel loyalement;
Ma belle Betsy à mon côté,
Nous reçûmes une rare antienne;
Mais, par amour d'elle, je fais ce vœu,
Et je jure solennellement
Que, tant qu'il me restera une couronne,
Elle est bienvenue à la partager[209].
On peut imaginer la scène: Les deux coupables attendaient à la porte de l'église jusqu'à la fin de la première prière; le sacristain les faisait alors entrer et les conduisait à l'escabeau où ils recevaient leur réprimande et demeuraient pendant tout le sermon, exposés à tous les regards[210]. Ils étaient reconduits dehors avant la prière de la fin. On voit la femme, essayant, la tête baissée, de cacher sa confusion, et, à côté d'elle, le front haut, et avec un air de défi, ce jeune paysan dont les yeux noirs devaient laisser paraître d'étranges menaces de colère et de dédain.
Des châtiments de ce genre n'étaient pas faits pour dompter une âme altière et fougueuse comme celle-là. Burns sortit de cette réprimande exaspéré contre ceux qu'il appela, à partir de ce moment, des hypocrites, avec je ne sais quel air de fanfaronnade et de bravoure, affectant de se glorifier plutôt que de se repentir de ce qu'il avait fait et proclamant qu'il recommencerait dès qu'il en aurait l'occasion. C'est ce qu'il déclarait à son ami John Rankine, en lui racontant dans une épître comment les choses s'étaient passées. C'est la première de sa charmante série d'épîtres, et la première pièce importante composée à Mossgiel. Il reproche d'abord à son correspondant de griser abominablement les saints et de leur faire dire ensuite les mille et une horreurs. Ce vieux coquin de Rankine, qui était coutumier de ces tours, avait en effet, quelque temps auparavant, offert à un édifiant personnage un verre de toddy, c'est un mélange de whiskey et d'eau chaude. Mais il avait eu soin de faire verser du whiskey dans l'eau de la bouilloire, en sorte que plus le dévot pensait rallonger son verre, plus il le corsait et qu'il fut ivre de fond en comble, au parfait ébaudissement de Rankine[211]. Comme la vérité est dans le whiskey autant que dans le vin, il est probable que le malfaisant fermier faisait parler ses victimes.