Robert Burns. Vol. 1, La Vie
Monsieur, la circonstance suivante a, je crois, été omise dans l'exposé statistique qui vous a été transmis de la paroisse de Dunscore en Nithsdale. Je vous demande la permission de vous l'envoyer, parce qu'elle est nouvelle et parce qu'elle peut être utile. Jusqu'à quel point elle mérite une place dans votre patriotique publication, vous en êtes le meilleur juge.
Garnir les esprits des classes inférieures de connaissances utiles est certainement d'une très grande importance, à la fois pour les individus qui les constituent et pour la société entière. Leur donner un goût pour la lecture et la réflexion, c'est leur donner une source d'amusement innocent et louable; et c'est en outre les élever à un degré de dignité plus haut dans l'échelle des êtres raisonnables. Frappé de cette idée, un gentleman de cette paroisse, Robert Riddell Esq. de Glenriddell, a établi une sorte de bibliothèque circulante, sur un plan si simple qu'il est pratiquable dans n'importe quel coin du pays, et si utile qu'il mérite l'intérêt de tout gentleman de campagne qui pense que l'amélioration de cette portion de son espèce, que le hasard a placée à l'humble rang de paysan et d'artisan, est un objet digne d'attention.
Mr Riddell persuada à un certain nombre de ses propres tenanciers et de fermiers voisins de former entre eux une société, dans le but d'avoir une bibliothèque commune. Ils prirent un engagement légal d'y rester pendant trois années, avec une ou deux clauses de résiliation, en cas d'éloignement ou de mort. Chaque membre, à son entrée, payait cinq shellings; et à chacune des réunions, qui avaient lieu le quatrième samedi de chaque mois, on ajoutait une somme de six pence. Avec cette première mise de fonds et le crédit qu'ils obtinrent, sous la garantie de leurs fonds futurs, ils établirent dès le début une provision fort passable de livres. Les auteurs qu'on devait acheter étaient toujours décidés par la majorité. À chaque réunion, tous les livres, sous peine d'amende ou de déchéance, en guise de sanction, devaient être produits. Les membres avaient choix, des volumes selon un roulement: celui dont le nom était le premier sur la liste, pour ce soir-là, pouvait choisir le volume qu'il voulait dans toute la collection; le second choisissait après le premier; le troisième après le second et ainsi de suite, jusqu'au dernier. À la réunion suivante, celui dont le nom avait été le premier sur la liste à la séance précédente, était le dernier; celui qui avait été le second était le premier, et ainsi successivement pendant les trois années. À l'expiration de l'engagement, les livres furent vendus aux enchères, mais seulement entre les membres de la société, et chacun d'eux eut sa part du fonds commun, en argent ou en livres, selon qu'il lui plut d'être acheteur ou non.
Lors de la dissolution de cette petite société, qui s'était formée sons le patronage de Mr Riddell, soit par les dons de livres qu'on avait reçus de lui, soit par les achats, on avait rassemblé plus de 150 volumes. On pense bien qu'on avait acheté pas mal de choses sans valeur. Cependant parmi les livres de cette petite bibliothèque se trouvaient: Les Sermons de Blair, l'Histoire d'Écosse de Robertson, l'Histoire des Stuarts de Hume, Le Spectateur, L'Oisif, L'Aventurier, Le Miroir, Le Flâneur, L'Observateur, L'Homme sensible, L'Homme du Monde, Chrysal, Don Quichotte, Joseph Andrews, etc. Un paysan qui peut lire et goûter de pareils livres est certainement un être au-dessus de son voisin qui chemine à côté de son attelage, très peu différent, si ce n'est pour la forme, des brutes qu'il conduit.
Souhaitant à vos efforts patriotiques le succès qu'ils méritent si bien, je suis, Monsieur, votre humble serviteur.
Un Paysan.[1120]
La portée d'intelligence dont cette lettre fait preuve n'est pas ce qui nous intéresse le plus en ce moment. Ce qu'il importe de retenir c'est qu'elle représente trois années d'actes louables, d'activité, d'assiduité, de surveillance, en un mot de dévoûment, mis au service d'une œuvre qu'il estimait utile. Elle lui fait honneur aussi à cause de sa simplicité et de sa modestie. Qui imaginerait que l'anonyme qui parlait ainsi du mérite des autres était celui qui avait le plus contribué de son temps et de ses démarches à établir ce fragment de progrès?
Enfin, il y avait en lui de grandes ressources de bienveillance pour tous, un désir sincère et sans cesse en émoi que le malheur dont est pétrie la condition humaine diminuât, un état toujours ardent de souhait qu'un peu plus de bonheur fût répandu.
«Dieu sait que je ne suis pas un saint; j'ai une armée de folies et de péchés dont j'aurai à répondre; mais si je pouvais (et je crois que je le fais autant que je le peux), je voudrais «essuyer les larmes sur tous les yeux». Même les gredins qui m'ont fait tort, je voudrais les obliger; quoique, pour dire la vérité, ce serait plutôt par vengeance, pour leur montrer que je suis indépendant d'eux et au-dessus d'eux, plus que par un trop plein de bienveillance[1121].»
Sans doute, ces sentiments n'ont rien d'extraordinaire. Tout homme les éprouve; ils sont le pain quotidien de la vie. Mais ce pain est fait ici d'un froment riche et savoureux. Sans doute encore, ces actions n'ont rien d'héroïque; elles sont de bonne humanité courante. Mais elles ont ici une énergie et une chaleur singulières, une force de contagion. Il est indéniable que tout cela constitue les éléments d'une brave vie, respirant la droiture, animée de cordialité, accomplissant toutes ses fonctions familiales ou sociales, avec une franchise d'attaque et un bon vouloir constants. Et il convient de ne pas oublier que quelques passages de lettres ne sont que des révélations éparses et accidentelles d'un long déroulement.
Ne sont-ce pas là des déchirures par lesquelles se découvre toute une profondeur d'existence faite d'aspirations et d'actes méritoires? Il y pénètre un rayon de lumière qui, pendant une minute, en révèle la réelle substance, l'état continu et normal. Les fautes qui la tachent sont à coup sûr haïssables, puisqu'elles furent des sources de souffrance pour autrui; socialement, elles sont inexorables, chargées de reproches, de remords, de suites cruelles. Il est juste de les noter, d'abord parce qu'elles existent, et à cause de leurs dégâts. Mais il est équitable également de se rappeler qu'un instant suffit à une faiblesse, que celles-ci peuvent apparaître dans une nature saine et noble par ailleurs, et qu'il y avait en Burns un fonds et une permanence de bon travail et d'œuvre utile, sur lesquels les fautes et, si l'on y tient, les scandales de sa vie ne sont rien davantage que des flocons d'écume passagers. C'est à cette condition seulement que notre jugement sera impartial, parce qu'il aura du moins fait un effort pour être complet.
Ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'à travers ces labeurs et ces tourments, qui auraient usé ou amorti tout ressort dans la plupart des hommes, son activité et sa fraîcheur intellectuelles restaient intactes. Il trouvait du temps pour des lectures nombreuses et sérieuses. On le voit lire Smollett, Otway, Ben Jonson, Molière, Corneille, Racine et «Voltaire aussi[1122]». Il lit et relit le livre d'Adam Smith[1123]; les philosophes: Dugald Steward, Reid Alison[1124].
Je vous envoie ici, par Johnnie Simpson,
Deux sages philosophes à parcourir!
Smith, avec sa sympathie de sentiment,
Et Reid qui en appelle au sens commun.
Les Philosophes ont lutté et combattu,
Écrasé beaucoup de Latin et de Grec,
Jusqu'à ce que fatigués de leur jargon de logique
Et embourbés dans la profondeur de leur science,
Ils en appellent maintenant au sens commun,
À ce que les femmes et les tisserands voient et sentent.
Mais écoutez, ami, je vous en prie strictement,
Parcourez-les et renvoyez-les vitement[1125].
N'est-ce pas là une jolie et pénétrante définition de l'école écossaise? Sa correspondance était devenue très étendue. Il y mettait beaucoup de soin. Elle prenait parfois le ton et l'importance de véritables consultations, de critique, car de tous côtés on lui soumettait des poèmes, on lui demandait son avis.
Mais surtout sa production poétique demeure légère et vive. Il y avait en lui une alouette qui chantait bien au-dessus des sillons, des soucis et des souillures. Cependant sa direction poétique, pendant un instant, courut des dangers, et, sur quelques points, subit des modifications dont il convient de signaler les causes et la portée.
Édimbourg faillit avoir sur lui une aussi pernicieuse influence au point de vue littéraire qu'au point de vue moral. Ce long contact avec des esprits abstraits et généralisateurs, avec des œuvres distinguées mais presque toutes froides et correctes, purs efforts d'intelligence dépouillée d'imagination et de passion, semble lui avoir fait concevoir un idéal littéraire situé à l'opposé de celui qu'impliquaient ses premières productions. Lui qui était si original, si concret, et qui n'avait eu d'autre maître que l'observation directe et la nature, il fut gagné et comme intimidé, par le bel appareil régulier et classique en faveur dans cette société de professeurs et de théologiens. Il se sentait porté vers l'imitation de ces ordonnances méthodiques.
D'autre part, il était éloigné de sa première manière par des considérations un peu futiles. Son éblouissant succès avait fait naître une quantité d'imitations inférieures. Il n'était rimeur de bourgade ou de village qui ne se mît en tête qu'il était un Burns. Ce fut probablement pour beaucoup d'eux leur plus bel effort d'imagination. De toutes parts, des listes de souscription circulaient annonçant des poèmes en dialecte écossais: il s'était imaginé que ce nom était en discrédit auprès du public.
Mon succès a encouragé un tel banc de mauvais fretin, de monstres, à se produire devant l'attention publique sous le titre de poètes écossais, que le seul terme de poésie écossaise touche au ridicule[1126].
Il en était tellement convaincu qu'il conseillait aux amis d'un pauvre poète écossais nommé Mylne, qui avaient entrepris de publier ses œuvres, d'éviter de donner des poèmes en dialecte écossais.
Mon succès, où il entrait peut-être autant d'accident que de mérite, a amené une inondation de sottise sous le nom de Poésie écossaise. Les listes de souscription pour des poèmes écossais ont tellement assommé et ne cessent journellement de tant assommer le public, que le nom est en danger de mépris. Pour ces raisons, s'il est opportun de publier quelques-uns des poèmes de M. Mylne dans un magazine, ce ne doit pas, dans mon opinion, être un poème écossais[1127].
Il répudiait presque ce qui l'avait fait célèbre. Il y a là sans doute une explication partielle de son éloignement momentané de la poésie de son premier volume. Il oubliait qu'un artiste crée souvent le goût public, et que c'était lui-même qui avait enfanté cette passion pour la poésie écossaise dont il trouvait qu'on abusait maintenant.
C'était en lui une autre idée fausse, provenant des mêmes parages, que s'il donnait des œuvres analogues à ses premières, elles seraient moins bien reçues.
Je sais bien que, lors même que je donnerais au monde des œuvres supérieures à mes premiers ouvrages, si elles étaient du même genre que ceux-là, la comparaison des deux accueils me mortifierait[1128].
Il était certain qu'un nouveau volume de poèmes par Burns ne produirait plus, ne pouvait plus produire le coup d'étonnement du premier, et que l'acclamation, qui avait salué la publication de Kilmarnock, ne se renouvellerait pas. C'était cependant là, il faut le dire, une préoccupation infime, indigne du poète. Il ne s'occupait pas de la réception que le public ferait à ses vers, le jour où il écrivait ses strophes à la Souris, ou la Sainte Foire, ou la Vision. Il écrivait pour lui-même, par besoin d'exprimer un sentiment; ces jours-là il avait vécu, si on peut le dire, des heures d'admirable égoïsme. Ce souci du public est un des dangers du succès. Ce qu'on risque de perdre gêne la production.
Enfin, il était impossible que les changements moraux et intellectuels, produits par l'entrée dans l'âge mûr, n'eussent point de retentissement dans sa production. Là était peut-être le danger le plus réel, parce qu'il tenait à l'être lui-même. Burns pénétrait dans une période de vie moins spontanée, plus réfléchie, où l'on ressent moins, où l'on examine et analyse davantage. Il laissait moins travailler en lui l'inconscient. Cette belle production de Mauchline, si rapide qu'il l'oubliait presque, tendait à faire place à un labeur plus méthodique, à une préparation, à une possession plus consciente des moyens. Lui qui devait dire avec justesse de lui-même: «J'ai, deux ou trois fois dans ma vie, composé par volonté plutôt que par impulsion, mais je n'ai jamais réussi à faire rien de bon[1129]», il parlait de travail, d'application.
Je n'ai pas grande foi dans les prétentions vaniteuses à une justesse par intuition et à une élégance sans travail. Les matériaux frustes du talent d'écrire sont certainement le don du génie, mais je crois aussi fermement que l'habileté est due à l'effort réuni du travail, de l'attention et d'essais répétés[1130].
Le caractère et l'emploi de poète étaient jadis mon plaisir, mais ils sont maintenant mon orgueil. Je sais qu'une grande part de mon éclat de naguère était dû à la singularité de ma situation et à un honorable préjugé des Écossais; mais, malgré tout, comme je l'ai dit dans la préface de ma première édition, je me considère comme tenant de la nature quelques prétentions au titre de poète. Je ne doute pas que le don, l'aptitude à apprendre le métier des muses ne soit un présent de celui qui «forme les secrets penchants de l'âme», mais je crois tout aussi fermement que l'excellence dans la profession est le fruit de l'activité, du travail, de l'attention, de la peine. Du moins je suis résolu à soumettre ma doctrine à l'épreuve de l'expérience. Je diffère une seconde apparition imprimée jusqu'à un jour très lointain, un jour qui peut ne jamais arriver. Mais je suis déterminé à poursuivre la poésie de toute ma vigueur[1131].
Ces considérations sont justes. Il n'y a rien à y reprendre, sinon qu'elles indiquent un état d'esprit plus critique, l'introduction de plus de sang-froid dans le travail, une façon plus raisonnée et plus volontaire de produire.
Toutes ces choses conspiraient à éloigner Burns de sa manière native et naturelle; elles le poussaient à l'imitation anglaise. Si, du moins, il s'était tourné vers les fruits récents. Déjà, depuis dix ans, Cowper avait émancipé la poésie, reconquis le naturel, donné des modèles délicieux de sincérité dans le sentiment et de liberté dans le vers. Burns le connaissait et c'est même un trait assez touchant que ce grand poète hésitant, faute de quelques shellings, à acheter les œuvres du poète anglais. «J'oublie le prix des poèmes de Cowper, mais je crois qu'il faut que je les aie[1132].» À la rigueur, il aurait pu trouver de ce côté une forme souple, compatible avec son génie. Mais c'était un provincial. Il retardait et de presque un demi-siècle. On est étonné de le voir, passant par-dessus les efforts de Goldsmith et de Gray, remonter jusqu'à Pope, jusqu'à ce qu'il y a de plus froidement, de plus ingénieusement compassé dans la littérature anglaise. Naturellement cette imitation entraînait l'abandon de son dialecte natal, si savoureux, si preste, si pittoresque et plein d'effets inattendus. Il lui faut écrire en anglais pur, en anglais classique du XVIIIe siècle, pas celui de Fielding ou de Smollett, mais l'anglais le plus roide, le plus symétrique, le plus factice. Il lui faut aller tout droit aux défauts exactement opposés aux qualités qu'il possédait. On découvre là tout un nid de pièces dans le plus pur goût de 1740: Épître à Robert Graham, Sappho Rediviva, l'Esquisse en vers dédiée à Fox, les Prologues pour le théâtre de Dumfries, l'Épître d'Ésope à Maria, et jusqu'à un sonnet et une Ode sur le Bill de Régence, à propos de la maladie du roi. «J'ai fini une pièce dans la manière des Épîtres morales, de Pope», disait-il en parlant de son épître à Robert Graham[1133]. Il avait l'intention d'en écrire d'autres. «La pièce adressée à M. Graham est mon premier essai dans ce genre épistolaire et didactique[1134]». Et encore: «J'ai récemment, c'est-à-dire depuis que la moisson a commencé, écrit un poème non pas en imitation mais dans la manière des Épîtres morales de Pope. Ce n'est qu'un court essai, juste pour essayer la force des ailes de ma muse dans cette direction[1135]». Imagine-t-on l'auteur des épîtres de Mossgiel, ces petits chefs-d'œuvre bondissants de vivacité, de vie et de fantaisie, s'emprisonnant dans les roides brancards du lent et pompeux carrosse de Pope? Cette aberration menaçait de pénétrer bien loin et de gâter ses inspirations les plus intéressantes. Il avait projeté un poème autobiographique intitulé The Poet's Progress. On se représente sans peine quelle admirable confession, quel récit touchant, audacieux et comique, quel tableau de la vie écossaise, quelle galerie de portraits d'hommes et de femmes, eût été ce poème écrit comme ses premières œuvres. C'eût été un livre unique, plus curieux encore peut-être et à coup sûr plus varié que le Prélude de Wordsworth. Malheureusement il s'était mis dans l'esprit de l'écrire dans le même style que l'Épître à Robert Graham. «Ce poème est une espèce de composition nouvelle pour moi, mais je n'ai pas l'intention que ce soit mon dernier essai de ce genre, comme vous le verrez par le Poet's Progress. Ces fragments, si mon projet réussit, ne sont qu'une petite partie du tout projeté. Ce sera, dans ma pensée, l'œuvre de mes plus grands efforts mûris par les années[1136]». On a quelques fragments de ce poème. Ce sont principalement deux portraits de Creech et de Smellie. Ils ressemblent aux portraits semés dans les œuvres satiriques de Dryden et de Pope. Hormis l'intérêt biographique, on regrette peu que ce poème n'ait pas été achevé.
Outre ces imitations de poésie didactique, il y a, de ci de là, des traces d'autres influences purement littéraires: ses lignes sur l'Hermitage de Friar's Carse se rattachent à l'Hermite de Parnell, à l'Edwin et Angelina de Goldsmith, et aux vers sur l'Hermite de Beattie. Ses strophes au Hibou tiennent de la même origine. Dans bien des pièces, où l'on trouve des ruines, des apparitions fantastiques, des décors démodés, on sent le faux romantisme du XVIIIe siècle, et cela contraste avec le vigoureux réalisme de ses premières œuvres. Parfois il pousse des tentatives assez hardies dans d'autres directions: ses vers sur Les ruines de l'abbaye de Lincluden vues le soir, ne sont pas déjà si loin du célèbre morceau de Walter Scott sur les ruines de l'abbaye de Melrose.
Il y eut donc un moment où son génie hésita entre deux directions et où l'on aurait pu craindre qu'il ne prît une fausse voie.
Sans doute, il était trop foncièrement sincère pour s'accommoder longtemps de cette contrainte. Sa personnalité était trop forte pour que la condition subalterne qu'impliqué l'imitation fût durable. Un jour ou l'autre cette écorce devait craquer et tomber. C'est ce qui arriva en effet. Cependant il conserva de cette crise un emploi plus fréquent de l'anglais pur. Beaucoup de ses pièces qui, pour l'inspiration, le sujet, les images, sont écossaises et se rapprochent de ses anciennes productions, sont écrites en langue littéraire. De ce nombre sont: la Lamentation de Marie, reine d'Écosse; l'Élégie sur miss Burnet, la charmante fille de lord Monboddo morte de phthisie, la Lamentation sur son protecteur James Glencairn, ses vers à Marie dans le ciel. Son maniement de l'anglais est parfait et quelques-uns de ses morceaux sont des chefs-d'œuvre. Cependant si l'on veut voir ce que sa pensée perd quelquefois à abandonner sa langue natale, on peut comparer sa pièce sur Un Lièvre blessé, écrite en anglais, avec la pièce À la Souris. Malgré la beauté de certaines strophes de la première, il y a plus d'accent et de détail de vie dans la seconde.
Heureusement une circonstance le maintint dans l'emploi de sa langue maternelle. Pendant son séjour à Édimbourg, il avait fait la connaissance d'un graveur nommé James Johnson. Celui-ci avait formé le projet de publier une collection des chansons écossaises, en y joignant les airs avec accompagnement sur le piano. Burns, dévoué à l'ancienne poésie de son pays, lui promit son aide, soit pour réunir les chansons, soit pour les modifier de façon à les rendre présentables, soit pour en fournir de lui-même. Il se passionna pour cette entreprise et s'y donna tout entier, à ce point que le recueil de Johnson, dont les volumes paraissaient à intervalles éloignés, ne comprend pas moins de 180 chansons composées ou retouchées par lui. Jamais—et c'était une des formes les plus fières de son désintéressement—il ne voulut entendre parler de rémunération pécuniaire. Il se contenta de demander quelques exemplaires de chaque volume pour offrir à ses amis. Pendant son séjour à Ellisland, il est à chaque instant occupé à envoyer des chansons à Johnson. Elles comprennent quelques-unes de ses plus fameuses: Le Temps jadis, John Andersen, Eppie Adair, tout un groupe de chansons patriotiques et historiques comme la Bataille de Sherramuir, les Hauteurs de Killiecrankie, et une quantité considérable de chansons populaires, familières, narquoises, moitié comiques, moitié attendries, où il versa désormais, par gouttelettes, son humour et son observation de la vie. Cette contribution au recueil de Johnson marque un changement complet dans la production de Burns. On a vu que le volume de Kilmarnock ne comprenait, pour ainsi dire, que de petits poèmes populaires et pas de chansons. Désormais, Burns n'écrira plus guère que des chansons; elles seront presque exclusivement le produit de la seconde moitié de sa vie.
Il y eut pourtant à Ellisland, une exception, un moment qui rappelle ceux de Mossgiel, qui, en réalité, est un des moments de Mossgiel vécu en arrière. Ce fut celui où il composa son inimitable Tam de Shanter, son plus puissant éclat de rire, son chef-d'œuvre au gré de tant de bons juges. C'était dans l'automne de 1790. Il passa une partie de la journée à se promener de long en large sur son sentier favori au bord de la rivière. Sa femme l'observait de loin: il gesticulait, il semblait se murmurer des paroles, il était pris par instants d'accès de fou rire[1137]. Il rentra le soir avec son étonnant poème, mais en réalité il venait de revivre une de ses journées d'Ayrshire: le sujet, les personnages, le paysage, tout était de là-bas.
C'est qu'en réalité la terre d'Ellisland n'a jamais complètement pris Burns. Il n'a rien tiré d'elle directement: ni le paysage d'alentour, ni la vie rurale de cet endroit ne lui ont rien inspiré de bien considérable, de bien savoureux. Elle lui a été utile parce qu'elle l'a remis en face de la nature et dans son élément de production. Mais ce qu'il y a produit de plus fort était le fruit du terroir natal: Tam de Shanter est un moment de Mossgiel transplanté. Ellisland a donné à sa poésie un regain d'activité, elle ne lui a pas fait porter ses propres dons. Il ressemblait à un arbre dont la sève est déjà condensée en boutons et en fleurs, déjà nouée en fruits; un nouveau sol lui fournit ce qu'il faut de nourriture et d'air pour faire sortir ces fruits cachés; mais ils viennent de là-bas, ils ont la saveur du sol ancien.[Lien vers la Table des matières.]
V.
LE DÉPART DE LA FERME.
Cependant il était depuis longtemps évident aux yeux de Burns qu'il était urgent de se débarrasser de cette ferme malheureuse. Dès le mois de septembre 1790, il écrivait qu'il voulait en sortir à tout prix:
Je vais ou renoncer à ma ferme ou la sous-louer, le plus vite possible. Je n'ai pas le droit de la sous-louer; mais si mon propriétaire consent à me l'accorder, j'ai l'intention de la céder, aux termes où je la tiens moi-même, à un homme courageux, un de mes proches parents. Le fermage, dans le pays où je suis, serait juste un moyen de gagner sa vie pour un homme qui trimerait lui et sa famille; ce n'est donc pas la peine. Et vivre ici m'empêche d'acquérir ces connaissances dans l'Excise qu'il est absolument nécessaire pour moi de posséder[1138].
Par bonheur il put s'entendre avec son propriétaire, M. Miller. En effet celui-ci trouva un acquéreur qui lui offrit 2000 livres pour ces terres dont Burns avait peine à retirer ses 70 livres de loyer[1139]. Il fut décidé qu'il ne ferait pas la moisson des semailles de 1791. Le personnel de la ferme fut renvoyé. Jane Armour s'en alla avec ses enfants passer en Ayrshire, peut-être à Mossgiel, peut-être chez son père, une partie de l'été[1140]. Burns resta seul dans la maison abandonnée et triste. Le rite du bol de sel et la Bible n'avait pas porté bonheur aux premiers habitants; ces cérémonies-là ne réussissent que si nous y mettons un peu du nôtre. Lorsque les grains furent mûris, dans la dernière semaine d'août 1791, Burns vendit ses moissons sur pied, aux enchères. Une lettre de lui donne le tableau de la fin de cette journée, qui ajoute encore à ce qu'on a vu des mœurs de ce temps. Cette vente fut suivie d'une soûlerie générale qui dégénéra en bagarre.
J'ai vendu ma récolte, il y a en aujourd'hui une semaine et je l'ai bien vendue: une guinée l'acre, en moyenne, au-dessus de la valeur. Mais cette contrée n'avait guère jamais vu une pareille scène d'ivrognerie. Après que la vente fut terminée, environ trente individus se mirent à se battre, chacun pour soi, et ils se battirent pendant trois heures. La scène dans l'intérieur de la maison ne valait guère mieux. Pas de bataille, il est vrai, mais des gens étendus ivres sur le plancher et vomissant, si bien que nos chiens se grisèrent tellement en circulant parmi eux qu'ils ne pouvaient plus se tenir. Vous devinez aisément comment j'ai goûté la scène; car je n'étais pas plus parti que vous n'aviez l'habitude de me voir[1141].
Un peu plus tard, à la Saint-Martin, eut lieu la vente à la criée des outils et du matériel de la ferme. Dans son voyage des Borders, il avait assisté à un de ces encans qui sont le naufrage d'une famille, où les objets, arrachés à leur travail, ont un air désastreux d'épaves. Ce spectacle lui avait produit une telle impression qu'il l'avait notée: «Vais avec M. Hood, voir la vente d'un malheureux fermier. Préservez-moi, rigide économie et respectable activité, préservez-moi d'être le principal dramatis persona dans une telle scène d'horreur[1142].» Voici qu'un jour pareil était venu pour lui. Sans doute il avait refuge dans un autre état: mais, tout de même, c'était son vieux métier de fermier qui était brisé, dont les débris gisaient épars. Un profond chagrin dut saisir tout ce qui, en lui, venait du passé, quand il vit dans la cour ses instruments, sa charrue, la compagne de tant de rêveries, les faulx, ses vaillantes faulx qui menaient si rudement la moisson, le fléau qui rompait ses bras mais laissait son esprit alerte;
Le fléau monotone du batteur
pendant toute la journée m'avait fatigué,
avait-il dit en rentrant le soir où il composa la Vision. Ils étaient exposés, oisifs, ayant déjà perdu leur bon air de familiarité avec la main humaine, de collaboration, qu'ont les outils en train. Et ses bêtes auxquelles il était attaché, ses chevaux, ses brebis, ses vaches, celles que lui avait données Mrs Dunlop pour son mariage, ces animaux auxquels il parlait comme à des personnes; étonnés, effarés de ce remuement insolite, ils suivaient leur maître ou le cherchaient du regard[1143]. Comme on les aimait et qu'ils étaient bien traités, ils rapportèrent un bon prix, «Les vaches étaient belles et se vendirent très cher à la vente» racontait Mrs Burns[1144]. Mais que sont quelques pièces d'or à côté de la peine de perdre ces braves bêtes, de l'inquiétude de savoir entre quelles mains elles vont s'en aller? Il y avait pour la charrue un attelage de deux chevaux habitués l'un à l'autre. Ce fut un chagrin dans la famille de penser que ces deux compagnons allaient être séparés. Lui, qui avait écrit les vers à la pauvre Mailie et à la vieille Jument, ne put à coup sûr les voir partir, sans quelque chose dans ses yeux qui ressemblait à des larmes.
Et quelle tristesse suprême quand il chargea sur une charrette son pauvre mobilier, qu'il fallut s'éloigner de la maison qui lui avait donné la sensation d'un foyer, où il avait pensé être heureux! Il ne se peut que ce moment n'ait été pour lui d'une mélancolie presque solennelle. Il disait pour toujours adieu à la terre. Elle avait été dure pour lui: depuis son enfance, elle avait pris sa sueur pour une maigre récompense; elle lui avait accordé des gerbes chétives et un pain gagné péniblement; elle avait été pour lui et les siens fertile en épines et en ronces, en soucis, en peines, en détresses de toute sorte. Mais elle lui avait versé prodiguement des dons plus magnifiques: la senteur de ses blés verts, l'éclat de ses moissons plus précieux que les moissons elles-mêmes, ses mille spectacles, ses clartés; elle avait nourri son esprit de rêveries, de beauté, de mélancolie; elle lui avait inspiré ses moments les plus hauts de contemplation, de pitié, de tendresse, d'enthousiasme; elle lui avait donné rien que dans une petite fleur brisée plus que des récoltes qui eussent fait plier ses greniers. Adieu donc, ô Terre, non point marâtre mais maternelle et bienfaisante, douce parente des solitudes où l'âme s'élargit, et s'élève et s'épure, qui tiens dans ton giron les salubres endurances, les efforts salutaires et les gaîtés robustes! Ton fils, le poète que plus que tout autre tu as formé, ton fils te quitte pour aller vers les mesquines demeures des hommes. Il tourne son visage aux cités. Il va trouver là-bas une vie qui ne se présente plus par les aspects universels, mais par des fièvres changeantes, les petitesses, les vilenies humaines. Tandis qu'il s'éloigne, peut-être à son cœur confusément alarmé reviennent ces strophes d'autrefois qui lui disent toute sa perte:
Ô Nature! tous tes aspects, tes formes,
Pour les cœurs sensibles, pensifs, ont des charmes!
Soit que le bon été réchauffe tout
De vie et de lumière,
Ou que l'hiver hurle en rafales orageuses,
Toute la longue et sombre nuit.
La Muse, nul poète ne la trouva jamais,
Tant qu'il n'apprit pas à errer seul,
Le long des méandres d'un ruisseau trottant,
Sans trouver longues les heures;
Oh! il est doux de vaguer, de rêver, de méditer
Une chanson que le cœur ressent![1145][Lien vers la Table des matières.]
CHAPITRE VI.
DUMFRIES.
Décembre 1791—Juillet 1796.
Dumfries est située sur la rive gauche de la Nith, à huit milles au-dessus de l'endroit où cette rivière se jette dans le Solway-Frith. Elle est dans une plaine ovale, qui s'étend dans un amphithéâtre de collines boisées, derrière lesquelles se dressent plus au loin des montagnes. Ses constructions en grès rougeâtre se marient heureusement aux riches verdures dont elle est entourée et par endroits envahie. Un grand nombre de châteaux et de maisons de campagne parsèment ses alentours. Si l'on efface quelques améliorations; si l'on enlève quelques rues, deux ponts nouveaux, on peut se représenter ce qu'elle était au dernier siècle.
C'était une petite ville provinciale assez bien bâtie, pittoresquement étalée le long de sa rivière, avec son vieux pont unique de neuf arches «si large que deux carrosses peuvent y avancer de front[1146]». Elle en était fière parce qu'il a été construit par Devorgilla, mère de John Baliol, le fondateur de Baliol Collège à Oxford. Malgré qu'il ait été fait de belle pierre, il commençait cependant à être décrépit; on commençait à en bâtir un second, qui fut inauguré en 1795[1147]. Elle comptait environ cinq mille âmes, et elle avait un air d'aisance et de propreté que tous les voyageurs ne manquaient pas de remarquer. «Nous arrivons à Dumfries, dit Pennant, ville élégante et bien bâtie[1148].»
C'est qu'elle était vivante. Comme elle est située à l'endroit où la Nith commence à être navigable, elle avait son mouvement de navires. Les chemins de fer, en permettant de transporter facilement par tout le pays, les arrivages des contrées étrangères, ne les avaient pas encore centralisés dans quelques immenses métropoles de débarquement. Il fallait amener les denrées et les matériaux d'outre-mer le plus près des endroits où ils devaient être employés. Les arrivées se reparaissaient le long des côtes; les petits ports d'embouchure desservaient pour l'entrée et la sortie toute la région environnante. Oisifs et délaissés aujourd'hui, ils avaient alors leur activité. Dumfries avait la sienne. Il lui venait des navires d'Amérique, des Antilles, non pas en grand nombre, mais suffisants pour entretenir un peu de trafic. Elle avait, en outre, une fois par semaine, un important marché de bestiaux. «Ses marchés hebdomadaires de bétail noir sont d'un grand avantage»[1149], dit Pennant. Pendant longtemps il avait eu lieu le lundi. En 1659, pour empêcher le scandale d'y amener les bêtes le jour du sabbat, un acte du Parlement l'avait transféré au mercredi. Il y descendait surtout le bétail de Galloway, qui partait ensuite pour le Sud. Ce jour attirait une grande affluence de monde. «Arrivés à Dumfries, vers neuf heures, dit Dorothée Wordsworth, jour de marché, rencontré des foules de gens sur la route.... Nous fûmes heureux de quitter Dumfries, ce qui n'est guère un endroit agréable pour ceux qui n'aiment pas le bruit d'une ville, qui semble prospérer et devenir riche[1150].»
Ce n'était là qu'une partie de l'animation de Dumfries. Elle était en même temps une ville de plaisance et de plaisir. C'était la seule cité importante dans ce parage, et, en vertu du titre qui fait la royauté des borgnes, elle s'appelait «la reine du sud». C'était un lieu de résidence d'hiver pour la noblesse des environs. Il y avait des courses en octobre. Les clubs de chasseurs à courre, qu'on nomme des Hunts, s'y donnaient rendez-vous. Le Caledonian Hunt lui-même y venait d'Édimbourg. C'était une époque de chasses, de courses, de banquets, de bals, d'assemblées, de représentations théâtrales, de fêtes de tous genres et plantureuses. «Outre les banquets quotidiens dans les hôtels, le Caledonian Hunt et le Dumfries Hunt ont donné chacun un bal et un souper qui, pour le nombre et le rang distingué des invités, la splendeur des toilettes, l'élégance et la somptuosité de la réception, la richesse et les variétés des vins ont surpassé tout ce qu'on a jamais vu en ce genre.[1151]» Un voyageur, R. Heron, a conservé l'aspect de ces semaines de réjouissance dans un tableau plein de mouvement. «En ces occasions, tous les hôtels et les auberges regorgeaient de monde. Dans la matinée, les rues n'offraient qu'une scène affairée de coiffeurs, d'apprenties modistes, de grooms, de valets, de voitures, allant, se pressant de toutes parts. Dans l'après-midi, tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres, maîtres et domestiques, était dehors à suivre les chiens ou à regarder les courses. Quand la foule rentrait, on s'occupait avec le même affairement et la même animation ardente des intérêts de l'appétit. La bouteille, la chanson, la danse et la table à cartes occupaient la soirée, et donnaient au commerce social le pouvoir de retenir et de charmer jusqu'au retour du matin. Dumfries, par elle-même, ne pouvait offrir assez d'artisans de plaisir pour une si grande occasion. Il y arrivait des domestiques, des entremetteurs, des porteurs de chaises, des coiffeurs, des dames, les prêtres et les prêtresses de tous les séjours favoris où le Plaisir tient sa cour.... Naturellement les personnes gaies d'un sexe attiraient les personnes gaies et élégantes de l'autre[1152]». C'était donc une ville de dissipation. «C'est peut-être, disait encore Heron, une ville de plus de gaieté et d'élégance que n'importe quelle autre ville de même grandeur en Écosse[1152]». Il semble que Dumfries, par suite de son voisinage de la frontière, ressemblait davantage à une ville anglaise. La morosité presbytérienne y était tenue en échec par toutes ces distractions. Il y faisait meilleur vivre qu'en beaucoup d'autres endroits. C'était bien l'avis de Smollett: «Nous poursuivîmes notre voyage jusqu'à Dumfries, ville de commerce très élégante, près de la frontière anglaise. Nous y trouvâmes une abondance de bonnes provisions et d'excellent vin, à des prix très raisonnables, et une installation aussi bonne à tous égards que dans n'importe quelle partie du sud de l'Angleterre. Si j'étais confiné en Écosse a perpétuité, je choisirais Dumfries pour ma place de résidence.[1153]
Entre ces moments de fièvre, Dumfries retombait dans l'oisiveté et la torpeur des petites villes, surtout à une époque de rares et lentes communications. Ce désœuvrement n'était coupé que par la routine des fréquentations et des conversations de tavernes. Chambers, qui avait connu cette vie, en fait le tableau suivant; c'est le pendant de celui qui précède. «Le fléau des villes de province est la paresse partielle ou complète d'une grande partie des habitants. Il y a toujours un noyau de personnes qui vivent de leurs rentes, et un nombre plus considérable de commerçants à qui leur boutique ne prend pas la moitié de leur temps. Jusqu'à une période très récente, la dissipation, plus ou moins intense, était la règle et non l'exception parmi ces hommes-là, et, à Dumfries, il y a soixante ans, cette règle était en vigueur. En ce temps-là, les plaisirs de taverne étaient en vogue parmi des personnes qui, aujourd'hui, ne rentrent pas dans un endroit public de plaisir une fois par an. Le monotone gaspillage de vitalité et d'énergie dans ces réunions boissonnantes du soir était déplorable. Des toasts insipides, des railleries mesquines, du bavardage vide sur des incidents futiles, des discussions interminables sur des petites questions de faits, là où un almanach ou un dictionnaire auraient tranché la question, tout cela relevé par une chanson quand on pouvait en avoir une, formait le fond de la vie conviviale telle que je me rappelle l'avoir vue dans ces villes, pendant ma jeunesse. C'était une vie sans progrès, ni profit, ni la moindre lueur d'une tendance vers l'élévation morale[1154].»
Tel était le milieu, bruyant ou torpide, mais toujours également grossier dans lequel Burns était transporté. C'était un séjour dangereux pour lui. Le plus évident péril était que cette ville de plaisirs fourmillait d'entraînements de tout genre auxquels il ne saurait pas résister. Un second était qu'il allait se trouver en contact avec l'aristocratie d'argent ou de naissance, dans les moments où elle déploie son luxe le plus offensant, et dans les jeux où elle fait parade de brutalité. Lui, si susceptible vis-à-vis de la véritable aristocratie du talent, devait se heurter à ce faste avec une sorte d'irritation. Les sentiments démocratiques latents en lui allaient en être excités. Il serait poussé à prendre une attitude irritée et agressive contre la société. Ce n'est pas que ces sentiments ne fussent naturels, ni même qu'ils fussent injustes. Mais la poésie ne vit pas bien de rancunes.
L'installation à Dumfries fut triste. L'appartement qu'ils occupaient était au premier étage d'une petite maison sise dans une des venelles qui descendent vers la rivière. Il consistait en trois étroites pièces, chacune avec une fenêtre sur la rue, et peut-être une cuisine en marteau. La chambre du milieu, environ de la grandeur d'une alcôve, était le seul endroit où Burns pouvait se retirer pour travailler. Au-dessous, au rez-de-chaussée, se trouvait le bureau du timbre, dont le distributeur, John Syme, était un ami de Burns; au-dessus habitait un honnête forgeron[1155]. Ce dut être, comme le remarque très bien Chambers, un dur changement pour la famille[1156]. Au lieu du logement primitif mais spacieux d'Ellisland, de la porte toujours ouverte par où les enfants vont jouer dehors, il fallait se loger au haut d'un escalier sombre, s'entasser dans quelques pièces étriquées, garder les enfants à la maison. Au lieu de l'abondance fruste des produits d'une ferme, il fallait acheter le pain, le lait, le beurre que les bonnes vaches fournissaient copieusement. Tous devaient ressentir cette sensation de gêne et presque d'oppression physique, qu'éprouvent les campagnards quand ils viennent demeurer à la ville.
Pour Burns, la tristesse allait encore plus avant. Il sentait tout ce qu'il venait d'abandonner sans retour; son âme en était indiciblement affligée. Il entrait avec découragement dans cette vie mesquine et subordonnée de commis et de fonctionnaire. Il semble que, dès son arrivée, il ait demandé à la boisson l'oubli ou l'étourdissement. La première lettre qu'il ait écrite de Dumfries est lamentable.
Mon cher Ainslie, pouvez-vous secourir un esprit malade? Pouvez-vous, parmi les horreurs de la pénitence, du regret, du remords, de la migraine, de la nausée et de tous les autres chiens d'enfer acharnés après un pauvre malheureux qui a été coupable du péché d'ivresse;—pouvez-vous dire des mots calmants à une âme troublée?
Misérable perdu[1157] que je suis! J'ai essayé, tout ce qui d'habitude m'amusait, mais en vain. Il faut que je reste assis ici, comme un monument de la vengeance réservée aux méchants; me voici comptant chaque tic-tac de l'horloge, pendant que lentement, lentement, elle compte ces fainéantes coquines d'heures qui (maudites soient-elles!) s'étendent devant moi, chacune derrière sa voisine et chacune avec un fardeau d'angoisse sur le dos pour le déverser sur ma tête désignée. Et il n'y a personne pour me prendre eu pitié; ma femme me gourmande, mon métier me harasse et mes péchés viennent me regarder en plein visage, chacun d'eux racontant une histoire plus amère que son compagnon! Quand je vous dis que même (ici il y avait probablement un mot grossier qui a été supprimé) a perdu son pouvoir de me distraire, vous devinez quelque chose de l'enfer que j'ai en moi et tout autour de moi[1158].
Cette lettre terrible est le prélude qui convient au dernier acte de cette destinée qui s'en va vers le pire. Entre ce moment-là et celui qui arrêtera sous son sceau funèbre toutes les agitations de ce cœur, quatre années et demi s'étendent. Années sans clartés, années de détresse, de désespoir, de débâcle, années de dilapidation physique, et, puisqu'il faut dire le mot, de déchéance morale. Toutes les tristesses d'une vie qui, au sommet de la colline, n'a pas su choisir, et qui descend vers son terme par les versants mauvais.[Lien vers la Table des matières.]
I.
FIN DE L'ÉPISODE DE CLARINDA.
Quelques semaines après l'arrivée de Burns à Dumfries, Clarinda rentra dans sa vie, pour un peu de temps, d'une façon inattendue. Il reçut d'elle, au mois de novembre, une lettre dont le contenu était cruel. C'était une de ses anciennes aventures, celle avec la fille de la Cowgate, qu'il pouvait croire engloutie dans le passé, et qui, par une voie détournée, le ressaisissait. La lettre de Clarinda lui parlait avec une amertume ironique qui perçait à travers la froideur affectée de la forme.
Je prends la liberté de vous adresser quelques lignes, en faveur de votre ancienne connaissance, Jenny Clow qui, selon toute apparence, est en ce moment mourante. Obligée, par tous les symptômes d'un dépérissement rapide, de quitter son service, elle a pris une chambre dépourvue des objets de nécessité commune; sans personne qui la soigne et la pleure. Dans des circonstances si affligeantes, vers qui peut-elle se tourner plus naturellement, pour implorer un peu d'aide, que vers le père de son enfant, vers l'homme pour l'amour de qui elle a souffert mainte nuit triste et anxieuse, séparée du monde, sans autre compagnon que le Péché et la Solitude? Vous avez maintenant une occasion de prouver que vous possédez réellement ces beaux sentiments que vous avez dépeints de façon à acquérir la juste admiration de votre pays. Je suis convaincue que je n'ai besoin de rien ajouter de plus pour vous persuader d'agir comme toutes les considérations d'humanité et de gratitude doivent le dicter. Je vous fais, Monsieur, mes sincères souhaits[1159].
C'était là un de ces péchés qui sortaient du passé pour venir le regarder en plein visage et dont chacun racontait une histoire plus amère que son voisin. Il répondit à Clarinda que «l'histoire de la détresse de cette pauvre fille faisait pleurer du sang à son cœur». Il la priait d'envoyer à la mourante quelques secours, en attendant qu'il arrivât lui-même à Édimbourg où il devait aller pour affaires avec Creech. «Je n'aurai pas été deux heures dans la ville, que j'aurai vu la pauvre fille et essayé ce qu'on peut faire pour la soulager. Il y a longtemps que j'aurais pris mon fils avec moi, mais elle n'a jamais voulu y consentir». Il ajoutait qu'il irait voir Clarinda pour lui rembourser les avances qu'elle aurait faites[1160].
Au moment où Burns lui annonçait sa prochaine arrivée à Édimbourg, Clarinda se trouvait justement à une crise importante de sa vie. Elle avait pris la résolution d'aller aux Indes occidentales rejoindre son mari. Au mois d'août 1790, elle avait perdu le plus jeune de ses fils; il ne lui en restait plus qu'un, dont l'éducation la tourmentait, car ses ressources étaient faibles[1161]. Au mois d'août 1791, elle avait été surprise de recevoir une lettre de son mari, où il la chargeait de faire donner à leur fils la meilleure éducation, et où il l'invitait à venir le retrouver à la Jamaïque. Il ajoutait que, si elle s'y refusait, il donnerait aussitôt des ordres pour que son garçon fût envoyé à ses correspondants à Londres et reçût le reste de son éducation à l'École de Westminster ou au collège de l'Eton. C'était la séparation de la mère et de l'enfant[1162]. La pauvre Clarinda hésita. Son hésitation était naturelle. Il lui en coûtait d'aller reprendre, au bout du monde, la vie commune avec un homme qu'elle n'aimait pas. D'un autre côté, l'éducation de son fils dépendait de la bonne volonté du père; si une réconciliation se faisait, c'était l'enfant qui en profiterait. «Si je pars, j'ai la terreur de la mer et celle non moindre du climat; par dessus tout, l'horreur de retomber dans la misère, au milieu d'étrangers, et presque sans remède. Si je refuse, je dois dire à mon seul enfant (en qui toutes mes affections et mes espérances sont entièrement concentrées) adieu pour toujours; lutter seule et sans protection contre la pauvreté et la censure du monde[1163]». Elle espérait toutefois que le caractère jaloux de son mari était calmé par une plus grande connaissance du monde; elle disait, non sans mélancolie, «que le temps et ses malheurs, en altérant sa personne et sa vivacité, rendaient moins probable qu'elle serait exposée à ses soupçons[1163]». Elle prit finalement la résolution d'aller à la Jamaïque. Il est vraisemblable que, en dehors des considérations qu'elle exposait à ses amis, d'autres sentiments plus secrets avaient préparé son esprit à ce rapprochement. L'amour et l'abandon de Burns devaient y être pour quelque chose. Cet amour, en portant atteinte aux amitiés qui l'entouraient, l'avait plus isolée; cet abandon, avec sa dure leçon, l'avait assagie. Il n'est pas rare que l'amant, en tuant les illusions dans le cœur d'une femme, enlève l'obstacle qui empêchait celle-ci de vivre tranquillement avec son mari. La chute du rêve qui souvent éloigne les femmes de la réalité, les y ramène; les déceptions les réconcilient avec leur vie; elles la recommencent ayant perdu les prétentions qui la leur faisaient paraître odieuse; elles finissent par y prendre goût et y trouver quelque douceur. Il se produisait quelque chose de cet accommodement dans la nature pratique de Clarinda. Cette phrase-ci n'en a-t-elle pas le ton résigné: «Ceci me semble le choix préférable; c'est sûrement le sentier du devoir et, par conséquent, je puis espérer que la bénédiction de Dieu accompagnera mes efforts pour être heureuse avec celui qui a été l'époux de mon choix et le père de mes enfants?[1164]». Au mois d'octobre 1791, un peu avant la lettre à Burns, elle avait répondu à son mari qu'elle irait le rejoindre. Mais le navire qui devait l'emmener ne partait qu'au printemps[1165]. Elle était donc au moment des adieux quand Burns lui annonça qu'il allait arriver à Édimbourg. Elle ne put obtenir de son propre cœur le refus de le voir.
Le 29 novembre 1791, pour la dernière fois de sa vie, Burns alla à Édimbourg, et les deux amants se retrouvèrent. Près de quatre années s'étaient écoulées depuis leur séparation, pendant lesquelles l'affection de Clarinda n'avait cessé d'errer autour de l'ingrat. Il avait vieilli: les fatigues et les excès avaient fatigué ses traits. Mais quand il reparut, obscur dans cette ville jadis émue de lui, il sembla à sa maîtresse qu'elle revivait dans la splendeur de ces mois anciens. Lui retrouva sans doute ses regards d'autrefois, ces mots qui savent rendre irrésistibles les excuses et charment les jalousies. Tout fut oublié jusqu'aux paroles amères qu'elle lui avait écrites. N'étaient-elles pas une preuve qu'elle avait souffert? L'ancienne passion, si longtemps contenue, monta comme un vin furieux. Il semble que la volonté de Clarinda en fut troublée et vaincue. Les cœurs longtemps sevrés de la tendresse qu'ils portent en eux et privés d'amour en proportion de l'amour qu'ils nourrissent, sont saisis de vertige lorsque, l'obstacle disparu, cette détresse s'assouvit de cette plénitude. Ils se précipitent vers leur rêve, avec un oubli et par suite avec un don entier d'eux-mêmes, et les dernières consommations de l'amour naissent souvent des premiers transports de ces surprises. Les deux amants restèrent ensemble une semaine, pendant laquelle ils se virent en secret.
Ô mai, ton matin jamais ne fut si doux
Que la sombre nuit de décembre,
Car étincelant était le vin rosé
Et secrète était la chambre,
Et chère était celle que je n'ose nommer
Mais dont toujours je me souviendrai[1166].
Ce fut une semaine de bonheur âpre et poignant, comme celui qu'on goûte à la veille des séparations, où deux cœurs sentent combien ils tiennent l'un à l'autre, par leur déchirement même. Ils s'efforcent de ramasser toutes les dernières joies mais prennent du même coup le commencement de la souffrance, et ils s'enivrent de délices navrées. La séparation se fit dans les larmes. Celles de Clarinda étaient sincères, quoique peut-être elle en eût versé de plus amères encore aux heures de son délaissement. Celles de Burns l'étaient aussi. Sa faculté d'éprouver des sentiments passagers, avec autant de violence que s'ils étaient durables, était surexcitée. Dans le moment, il souffrit peut-être autant que la pauvre femme. De cet arrachement sortit une admirable pièce, simple et émouvante comme ces paroles d'adieu, ordinaires par le sens mais palpitantes de soupirs et de sanglots.
Un tendre baiser et nous nous séparons;
Un adieu et puis c'est pour toujours!
Je boirai à toi, avec les larmes de mon cœur,
Mon gage sera le combat de mes soupirs et de mes sanglots!
Qui peut dire que la Fortune l'afflige
Tant qu'elle lui laisse l'étoile de l'espérance?
Pour moi, aucun scintillement joyeux ne m'éclaire;
Le sombre désespoir m'enveloppe tout autour.
Je ne blâmerai jamais ma faiblesse et mon amour,
Rien ne pouvait résister à ma Nancy;
Rien que la voir c'était l'aimer,
N'aimer qu'elle et l'aimer à toujours.
Si nous n'avions jamais aimé si passionnément,
Si nous n'avions jamais aimé si aveuglément,
Si nous ne nous étions jamais vus ou jamais quittés,
Nous n'aurions jamais eu nos cœurs brisés.
Adieu donc, toi la première et la plus belle!
Adieu donc, toi la meilleure et la plus chère!
À toi soient toutes les joies, tous les trésors,
La Paix, le Contentement, l'Amour et le Plaisir!
Un tendre baiser et nous nous séparons!
Un adieu, hélas! et c'est pour toujours!
Je boirai a toi dans les larmes de mon cœur!
Mon gage sera le combat de mes soupirs et de mes sanglots![1167]
Avec ces désespoirs, les deux amants s'arrachèrent aux bras l'un de l'autre. Burns rentra à Dumfries, dans le calme de sa maison et la routine de sa vie. Il resta quelque temps troublé de ces émotions. Dès le 15 du mois de décembre, on voit qu'il avait déjà écrit six lettres à Clarinda; presque une par jour[1168]. Ces lettres, comme la plupart de celles de cette époque, ont été perdues ou détruites. Son cœur s'en retournait à Édimbourg. Tantôt il voyait arriver le navire qui allait emporter son amie.
Voici l'heure, le navire arrive!
Ma bien-aimée Nancy, ô adieu!
Séparé de toi, puis-je survivre?
De toi que j'ai si bien aimée?
Sans fin et profonde sera ma douleur;
Je ne verrai pas un rayon d'espoir,
Sinon cette précieuse et chère croyance
Que tu te souviendras toujours de moi.
Le long du rivage solitaire,
Où les rapides oiseaux de mer crient autour de moi,
Par-delà les flots roulants, bondissants, mugissants,
Je tournerai vers l'ouest mon œil pensif.
Heureux bosquets indiens, dirai-je,
Où est le sentier de ma Nancy!
Tandis qu'à travers vos parfums, elle passe,
Ô dites-moi, songe-t-elle à moi?
Tantôt il saluait le mois dont le retour lui rappellera la scène des adieux.
Une fois de plus, je te salue, ô funèbre décembre,
Une fois de plus, je te salue avec chagrin et souci;
Triste était l'adieu que tu me rappelles,
L'adieu avec Nancy, oh! pour ne plus nous revoir.
L'au revoir des amants épris est un plaisir doux et pénible,
Car l'espoir brille doucement sur la tendre heure du départ;
Mais, oh! le sentiment cruel que l'adieu pour toujours!
Angoisse sans mélange et pure agonie!
Farouche comme l'hiver qui maintenant déchire la forêt,
Jusqu'à ce que la dernière feuille de l'été soit envolée,
Telle est la tempête qui a secoué mon sein,
Jusqu'à ce que mon dernier espoir, mon dernier confort fussent partis.
Cependant comme je te salue, ô funèbre décembre,
Ainsi je te saluerai toujours avec chagrin et souci,
Car triste était l'adieu que tu me rappelles,
L'adieu avec Nancy, oh! pour ne plus nous revoir.
On peut, sans forcer les choses, présumer que Jane Armour sentait entre elle et son mari de nouvelles influences inconnues mais devinées, qui la lui rendaient de plus en plus étrangère. Sans savoir précisément où ses préoccupations allaient, il était impossible qu'elle ne sentît point qu'il n'était pas avec elle et que ce n'était plus jamais «de l'ouest» que venait maintenant la brise qu'il préférait.
Clarinda s'embarqua, vers les derniers jours de janvier 1792, sur la Roselle, le même navire qui avait dû emporter Burns aux Indes occidentales. Avant de partir, elle lui écrivit afin de lui donner les derniers avis de celle «qui aurait pu vivre ou mourir avec lui[1169]». Devant l'inconnu solennel d'un long voyage, elle reprenait son ton de prédication religieuse; sa lettre a l'air d'un petit sermon parsemé de citations bibliques. On croirait à un retour d'influence du révérend... «Cherchez la faveur de Dieu, gardez ses commandements, soyez soucieux de vous préparer pour une éternité heureuse. Là, j'en ai l'espoir, nous serons réunis dans une félicité parfaite et éternelle[1169]». Son amour, qui avait épuisé les désenchantements terrestres, reportait ses espérances à un séjour futur d'où les larmes sont bannies. En attendant, elle se préparait à accepter de la vie le bonheur moyen, le seul dont celle-ci dispose. «Je suis sûre que vous serez heureux d'apprendre mon bonheur. Je compte que ce sera bientôt[1169]».
Mais, de ce côté-là encore, la pauvre Clarinda devait rencontrer des déceptions. Quand elle arriva à la Jamaïque, son mari, qui lui avait peut-être imposé cette terrible épreuve dans l'espoir qu'elle se mettrait dans son tort en refusant, la reçut avec froideur. Sur le pont même du navire, il fit usage envers elle d'expressions rudes. La malheureuse femme épuisée par le voyage put à peine supporter ce nouveau coup. «La réception très froide que je reçus de M. Mac Lehose me donna un choc qui, joint au climat, dérangea mon esprit à tel point que je cessai d'être responsable de ce que je disais et faisais[1170].» Elle crut qu'elle allait perdre la raison. «La bienveillance que mon mari me montra ensuite ne put pas dissiper la complication de désordres nerveux qui me saisirent alors[1171].» Elle ne tarda pas à découvrir que M. Mac Lehose «comme la plupart des planteurs des Indes occidentales» avait toute une famille d'une maîtresse de couleur. Elle fut, selon le langage toujours convenable de Chambers «mortifiée de voir combien il lui avait été grossièrement infidèle pendant la période de leur séparation[1172].» C'était un brutal et violent qui se plaisait à battre et à injurier ses esclaves devant elle, quand il était saisi de ses fureurs. Perdue, isolée, révoltée de ces scènes, la malheureuse femme fut prise d'un désespoir, dont le souvenir hanta sa mémoire. «Je me rappelle que j'arrivai à la Jamaïque il y a aujourd'hui vingt-deux ans. Ce que j'ai souffert pendant les trois mois que je restai là! Dieu, donnez-moi de la gratitude pour la bonté que vous avez eue de me ramener à mon pays natal[1173].» Le médecin la prévint que, si elle ne s'en retournait, sa vie était en danger. Au mois de juin, elle quitta de nouveau son mari. «Notre séparation fut très affectueuse. De ma part ce fut avec un sincère regret que ma santé m'obligea à l'abandonner. De la sienne, il en fut de même, selon toute apparence. Nous nous séparâmes avec des promesses mutuelles de constance et de maintenir une correspondance régulière[1174].» Elle remonta sur le même navire qui l'avait amenée et rentra en Écosse vers la fin d'août 1792, six mois environ après en être partie. Il convient d'ajouter que son mari ne tint aucune des belles promesses qu'il avait faites à propos de l'éducation de son fils, pour l'avenir duquel elle avait affronté ce long voyage et s'était imposé le plus cruel des sacrifices, celui de retourner près de cet homme et peut-être celui de subir jusqu'au bout sa comédie odieuse.
Tandis que Clarinda voyageait ainsi, le chagrin de Burns, dans les heures où il pensait à elle, avait pris la forme d'une mélancolie pensive. On en peut suivre l'écho dans une chanson, composée plus tard, mais dont on a rattaché, avec vraisemblance, l'inspiration à cet épisode de sa vie. On y trouve une adaptation poétique d'un joli passage de la correspondance de Clarinda, dont il lui avait dit qu'il s'emparerait quelque jour.
Maintenant, de son manteau vert, la gaie Nature s'habille,
Et écoute les agnelets qui bêlent sur les collines,
Tandis que les oiseaux gazouillent des bienvenues dans tous les bois verts.
Mais pour moi cela est sans délices,—ma Nannie est au loin.
Le perce-neige et la primevère parent nos bois,
Et les violettes baignent dans la rosée du matin;
Ils font peine à mon triste cœur, tant doucement ils fleurissent,
Ils me font penser à Nanie et Nanie est au loin.
Alouette, toi qui t'élances des rosées des prairies,
Pour avertir le berger de la ligne grise de l'aurore,
Et toi moelleux mauvis qui salues la descente de la nuit,
Cessez, par pitié,—ma Nanie est au loin.
Viens, Automne, si pensif, en jaune et en gris,
Et apaise-moi en m'annonçant le déclin de la Nature;
Le noir, le lugubre Hiver et la neige farouchement chassée
Peuvent seuls me charmer,—maintenant que Nanie est au loin[1175].
Après son retour à Édimbourg, il est probable que Clarinda, épuisée par sa double traversée et ses pénibles commotions, resta pendant longtemps trop souffrante pour lui écrire. Peut-être aussi considérait-elle leurs adieux comme le scellement mis sur un amour, qui, pour être respecté, ne devait plus être rouvert; et sa courte réconciliation avec son mari comme une terre qui le recouvrait à jamais. Au mois de décembre 1792, six mois après le retour de Clarinda et juste un an après leur séparation, il ignorait qu'elle fût rentrée, ainsi que le prouve le billet qu'il écrivait à une des amies de sa maîtresse, à Édimbourg.
Chère Madame, je vous ai écrit si souvent sans recevoir de réponse que j'avais pris la résolution de ne plus lever ma plume vers vous; mais ce jour mémorable, le six décembre, ramène à ma mémoire une telle scène! Ciel et terre! Quand je me rappelle une personne exilée au loin! mais pas un mot de plus à ce sujet, jusqu'à ce que j'apprenne de vous votre véritable adresse, et pourquoi mes lettres sont restées sans réponse, car celle-ci est la troisième que je vous envoie[1176].
Il n'apprit qu'au commencement de l'année suivante que Clarinda était en Europe depuis plus de six mois. Sa colère éclata dans une lettre écrite probablement sous le coup de cette nouvelle et qui semble incohérente à force de violence. Elle est datée du mois de mars 1793.
Je suppose, ma chère Madame, qu'en négligeant de m'informer de votre arrivée en Europe—circonstance qui ne pouvait pas m'être indifférente, comme à vrai dire rien de ce qui vous concerne—je suppose que vous avez voulu me laisser deviner et voir qu'une correspondance, que j'eus naguère l'honneur et la félicité de goûter, ne doit plus jamais être. Hélas! quels sons lourds, écrasants sont ces mots: «jamais plus!» Le malheureux qui n'a jamais goûté le plaisir n'a jamais connu la détresse; ce qui pousse l'âme à la folie c'est le souvenir de joies qui ne seront «jamais plus». Ceci n'est pas le langage qu'il faut parler au monde; il ne le comprend pas. Mais vous autres, venez, les quelques-uns—les fils du Sentiment et de la Passion! vous dont les cordes du cœur tremblent et gémissent d'une angoisse indicible, quand le souvenir se précipite dans votre cœur!—vous qui êtes capables d'un attachement pénétrant comme la flèche de la mort, et puissant comme la vigueur de l'Être immortel—venez, et vos oreilles vont s'abreuver d'une histoire... mais, silence! Je ne dois pas, je ne puis pas la dire: une agonie est dans ce souvenir, la démence est dans ce récit!
Mais, Madame, laissons les sentiers qui mènent à la folie. Je félicite vos amis de votre retour, et j'espère que la précieuse santé qui, d'après ce que me dit Miss Peacock, a été si ébranlée, est rétablie ou en train de se rétablir....
Je vous présente un livre (c'était la dernière édition de ses poèmes), puis-je espérer que vous l'accepterez? Aurai-je de vos nouvelles? Mais d'abord, écoutez-moi. Pas de froid langage, pas d'avertissements de prudence; je méprise les conseils et dédaigne tout contrôle. Si vous ne devez pas m'écrire dans le langage, si vous ne devez pas m'exprimer les sentiments, que vous savez que je désire recevoir, et que je serai heureux de recevoir, je vous en conjure, par l'orgueil blessé! par la paix ruinée! par la passion frénétique et déçue! par tous ces maux nombreux qui composent cette suprême douleur humaine, un cœur brisé!! restez pour moi silencieuse à jamais. Si jamais vous m'insultez par les apophthegmes insensibles du sang-froid et de la prudence, puissent tous... mais assez! un démon ne pourrait exhaler un souhait malveillant sur la tête de mon ange! Rappelez-vous bien ce que je vous demande. Si vous m'envoyez une page baptisée aux fonds d'une sanctimonieuse prudence, par le ciel, la terre et l'enfer! je la déchire en atomes! Adieu! puissent toutes choses heureuses vous accompagner![1177]
C'est la lettre d'un frénétique. À certains endroits, on croirait presque que c'est la lettre d'un homme excité de boisson, tant cela est en dehors de toutes bornes de raison.
Après cette lettre, une pleine année s'écoule sans trace de correspondance entre les deux amants. Il est probable, il est certain même qu'ils s'écrivirent: ils se comprenaient de moins en moins. Clarinda, ébranlée par ses dernières épreuves, fatiguée de corps et de cœur, gagnée d'ailleurs par l'âge, entrait dans une période plus apaisée. Comme son amour faisait réellement partie de sa vie, il se modifiait avec elle; il devenait plus calme parce qu'il était sincère et qu'il tenait à son âme. Elle comprenait de plus en plus leur liaison comme une amitié dévouée. Burns, en qui cet amour était uniquement une excitation d'imagination ou de sens, ne voulait pas comprendre qu'il pût changer. En sorte que c'était, ce qui arrive souvent, l'amour vrai qui devenait paisible et l'amour factice qui restait violent. Elle lui avait écrit pour lui parler d'amitié; il ne lui avait pas répondu; elle lui écrivit de nouveau et cette fois on a sa réponse, datée du 25 juin 1794. Cette lettre—la dernière—est écrite pendant une tournée d'Excise, sur une table d'auberge, en face d'une bouteille de vin. Il s'en échappe d'abord une tendresse d'anciens souvenirs. C'en est la meilleure partie. Mais que le reste est pénible! un accès de plaisanterie forcée, et quelque chose comme un souvenir d'ancienne bonne fortune, traîné dans des fins de dîners copieux et bruyants, je ne sais quelle fanfaronnade d'amour inconvenante.
Avant de me demander pourquoi je ne vous ai pas écrit, informez-moi d'abord comment je dois vous écrire. «En amitié», dites-vous. J'ai maintes fois pris la plume pour essayer de vous écrire une lettre «d'amitié». Mais c'est impossible; c'est Jupiter saisissant une sarbacane d'enfant après avoir manié le tonnerre. Quand je prends la plume, la souvenance m'accable. Ah! ma toujours très chère Clarinda! Clarinda! Quelle foule des plus tendres souvenirs se presse dans ma pensée, à ce mot! Mais je ne dois pas m'abandonner à ce sujet. Vous l'avez interdit.
Je suis extrêmement heureux d'apprendre que votre santé est rétablie, et que vous êtes de nouveau en état de goûter cette satisfaction en l'existence, que la santé seule peut nous donner.... Vous ririez si vous m'aperceviez où je suis en ce moment. Plût au ciel que vous fussiez ici pour rire avec moi, quoique, je le crains, notre première occupation serait de pleurer. Me voici établi ici, ermite solitaire, dans la salle solitaire d'une auberge solitaire, avec une solitaire bouteille de vin près de moi, aussi grave et stupide qu'un hibou, mais comme un hibou toujours fidèle à ma chanson. En preuve de quoi, ma chère Mrs Mac, voici à votre santé! Puissent les bénédictions les plus choisies du ciel bénir votre doux visage; et si un misérable regarde de travers votre bonheur, puisse le vieux chaudronnier de l'enfer l'empoigner pour marteler son cœur pourri! Amen.
Il faut que vous sachiez, ma très chère Madame, que, depuis bien des années, en quelque endroit, en quelque compagnie que je me trouve, chaque fois qu'on propose la santé d'une dame mariée, je propose toujours la vôtre. Mais comme votre nom n'a jamais franchi mes lèvres, même pour mon ami le plus intime, je propose votre santé sous le nom de «Mrs Mac». Cela est si bien connu parmi mes relations que, lorsqu'on propose une dame mariée, le directeur des toasts dit souvent: «Oh! nous n'avons pas besoin de lui demander a qui il boit: à la santé de Mrs Mac». J'ai aussi, parmi mes compagnons de réunions joyeuses, établi un tour de santés que j'appelle le tour des Bergères d'Arcadie, ce sont les santés de dames préférées qu'on porte sous des noms féminins célébrés dans les chansons anciennes; en ces occasions vous êtes ma «Clarinda». Donc, madame Clarinda, je consacre ce verre de vin au plus ardent souhait pour votre bonheur![1178]
Ainsi finit la correspondance de Sylvander et de Clarinda. Les protestations ardentes, les promesses éternelles, les rêves de réunion future, les appels à la divinité, cette magnifique rhétorique aboutit à cette rasade, bue à la santé de «Mrs Mac», avec une familiarité alourdie et un rire forcé. Il sort de cette lettre une odeur de trivialité. C'est l'abaissement d'une passion qui avait eu de hauts coups d'aile. À quelques mois de là il écrivait:
«Il y a dans le Museum, une chanson par une de mes ci-devant déesses qui n'est pas indigne de cet air! Elle commence ainsi:
«Ne parle pas d'amour, cela me fait souffrir»[1179].
Il employait, en français, cette locution souillée qui avait traîné par les rues de Paris et qui contient je ne sais quelle goguenardise populacière et cruelle. La chanson dont il parlait était les jolis vers que Clarinda lui avait envoyés au début de leur liaison, quand il avait pour la première fois parlé d'amour[1180]. Il y a quelque chose de laid dans ce manque de respect pour un souvenir dont il aurait convenu de parler avec plus de réserve. Il pouvait du moins se taire. C'était la fin, on dirait presque la lie, de cet amour dans cette âme troublée.
Dans un des deux cœurs, heureusement, les beaux rêves d'autrefois se gardèrent respectés et inviolables. Clarinda survécut à Burns près d'un demi-siècle; elle mourut en 1841. Sa nature calme et saine reprit son équilibre; elle devint une vieille femme aimable et réconciliée avec la vie. On a d'elle un léger crayon qui la représente à l'âge de quatre-vingts ans, dans son salon où était suspendu un portrait du poète, toujours souriante et accueillant avec affabilité ses visiteurs. Elle demeura fidèle au souvenir de celui qu'elle avait aimée. Vingt ans après la mort de Burns elle écrivait dans son journal: «25 janvier 1815. Jour de naissance de Burns. Un grand banquet chez Oman. J'aimerais être là, invisible, pour entendre tout ce qu'on dira de ce grand génie[1181]». Et quarante ans après la semaine des adieux, quand elle était tout à l'extrémité de la vie, elle écrivait encore: «6 décembre 1831. Je ne pourrai jamais oublier ce jour-ci. Séparée de Burns en l'année 1791, pour ne jamais nous retrouver dans ce monde. Oh! puissions-nous nous retrouver dans le ciel[1181]». Il y a quelque chose de touchant dans ce souhait constant après tant d'années. Clarinda resta jusqu'au bout supérieure à Burns. Elle vivra parmi celles qui furent aimées par les poètes: non point parmi les cruelles et les décevantes qui les torturèrent, ni non plus parmi les sacrifiées qui languirent et moururent de leur chagrin; mais—et c'est là son originalité—comme une vaillante femme qui souffrit et sut vivre.[Lien vers la Table des matières.]
II.
OPINIONS POLITIQUES, TRACAS.
C'est à Dumfries que Burns se trouva, pour la première fois, mêlé aux agitations de la politique. Jusque-là il avait vécu dans son isolement campagnard; l'écho des événements arrivait à lui comme ces roulements de tonnerre affaiblis, qui révèlent de très lointains orages. Il avait, dans ses vers et par quelques-uns de ses actes, fait preuve de Jacobitisme. Mais c'était là un sentiment romanesque, presque historique, qui ne tirait pas à conséquence et ne portait sur aucun intérêt présent. Il arriva dans les villes au moment où le puissant émoi de la Révolution Française agitait tous les esprits et excitait de toutes parts des enthousiasmes ou des colères. L'ébranlement du cataclysme gigantesque soulevait, en tous pays, des désirs, des projets, des tentatives de réforme ou de révolution; et aussi des résistances, des alarmes, des indignations. En sorte que les luttes particulières prenaient quelque chose de la gravité du drame de France, et que les discussions à son propos avaient l'âpreté de luttes immédiates. Les moindres remous dans la plus lointaine baie portaient le reflet au grand navire qui sombrait dans son incendie, et recevaient de lui un caractère tragique. Les passions publiques étaient exaltées, presque à leur paroxysme; la somme de haine que les hommes ont toujours à la disposition de leurs opinions, cessant d'être employée aux croyances religieuses, s'était précipitée dans les convictions politiques. Il fallait prendre parti pour ou contre la Révolution. Par ses origines plébéiennes, son éducation, son impatience de toute supériorité, sa colère contre les distinctions sociales, Burns devait fatalement aller au parti dont les tendances étaient démocratiques. Dans ces temps où il était dangereux, surtout pour un agent du Gouvernement, de manifester ses préférences, un autre aurait tenu les siennes secrètes ou ne les aurait manifestées qu'à bon escient. Mais il n'était pas homme à garder en lui ce qu'il ressentait. Les convictions prudentes et taciturnes n'étaient pas son fait. Par suite de sa nature, il était impossible que ses opinions n'éclatassent pas au dehors, et par suite de son génie, qu'elles le fissent sans quelque chose de frappant. Il était certain qu'un acte audacieux, quelque parole coupante de sarcasme ou brillante d'éloquence, attireraient l'attention sur lui. Il y a des hommes dont les discours sont éclatants comme des glaives. Cela ne tarda pas à arriver.
Un jour de la fin de février 1792, un brick aux allures suspectes fut signalé dans le Solway-Frith. Burns était un des employés qui furent envoyés pour surveiller ses mouvements. Le lendemain, le brick échoua sur un banc de sable et on put apercevoir que l'équipage était nombreux, bien armé, décidé à ne pas se rendre sans lutte. On dépêcha aussitôt un des excisemen, Lewars, à Dumfries, et un autre à Ecclefechan, pour en ramener un peloton de dragons. Burns fut laissé avec quelques hommes pour surveiller le navire et empêcher que la marchandise ne fût débarquée. Pendant qu'il se promenait de long en large sur les galets et les roseaux du rivage, «de méchante humeur que les renforts tardassent à venir», il composa une de ses amusantes chansons: Le diable a emporté l'exciseman. Quand Lewars revint avec les soldats, Burns se mettant à leur tête, l'épée à la main, marcha à travers l'eau et fut le premier à aborder le brick. L'équipage perdit courage bien que plus nombreux et se rendit. Le vaisseau fut saisi et vendu aux enchères, le lendemain, à Dumfries, avec toutes ses armes et toute sa cargaison. À cette vente, Burns dont la conduite avait été fort louée, acheta quatre caronades. C'est une emplette qui, à première vue, semble étrange. On en a l'explication lorsqu'on sait qu'il les envoya, selon Lockhart, à la Convention, avec une lettre où il priait cette assemblée de les accepter comme un témoignage de son admiration et de son estime. Le cadeau et l'envoi furent arrêtés à la douane de Douvres[1182].
Lockhart, qui fut avec persistance un tory étroit, condamne lourdement cet acte de Burns, bien qu'il soit forcé de reconnaître que l'Angleterre n'était pas alors en guerre avec la France, «mais, dit-il, chacun sentait qu'elle ne tarderait pas à l'être[1182]». Chambers, qui a étudié de plus près cette question et qui a pris la peine de parcourir les journaux de l'époque, fait rentrer les faits dans de plus justes proportions. Il remarque que la Convention n'existait pas encore à la fin de Février 92; que, moins d'un mois auparavant, Georges III avait ouvert le parlement dans des termes où il se félicitait de la paix et de la prospérité du pays; que le trois pour cent était à 96; que l'ambassadeur anglais ne fut rappelé qu'au mois d'août; que la guerre ne fut déclarée qu'au mois de janvier suivant, et qu'une démonstration de sympathie envers le gouvernement français n'était nullement un acte d'hostilité contre le gouvernement anglais. Bien plus, les journaux et l'opinion de la contrée étaient favorables à la Révolution française, au point qu'à la fin de 1792, une souscription était ouverte à Glascow «pour aider les Français à continuer la guerre contre les princes émigrés et les pouvoirs étrangers, par qui ils pourraient être attaqués», et le journal annonçait que la souscription s'élevait déjà à 1200 livres sterling[1183]. Il est possible cependant que, par suite des délais de l'envoi et des lenteurs du trajet, les canons soient arrivés à Douvres seulement vers la fin d'avril, quand la guerre avait éclaté entre la France et l'Empereur; et que les autorités anglaises aient cru devoir intercepter un envoi d'armes, fait par un particulier à une nation en hostilité contre un souverain allié. C'était de la part de Burns un acte original, mais nullement irrégulier, et il est peu probable qu'il faille attribuer à cela les ennuis qui ne tardèrent pas à l'assaillir.
Ils devaient être causés par des actes, plus hardis et plus significatifs en eux-mêmes, mais dont la gravité tint aussi au changement qui s'était produit dans l'opinion publique et dans l'attitude du gouvernement. La première avait été affectée par l'emprisonnement de Louis XVI et les massacres de septembre; la seconde, par le sentiment réel ou feint de la contagion révolutionnaire qui le menaçait. En effet, entre les premiers mois de 1792 et les derniers, des événements importants avaient eu lieu dans le pays. C'est l'année qui est marquée par la naissance et le développement des sociétés révolutionnaires anglaises et par une puissante fermentation des esprits.
Il existait bien, depuis 1780, des sociétés et des clubs, formés en vue d'obtenir une réforme parlementaire, jugée dès lors nécessaire et qui ne fut accomplie qu'en 1832[1184]. En 1780, une société d'Information Constitutionnelle avait été créée et avait répandu des quantités de pamphlets sur cette question. En 1782 et en 1785, Pitt lui-même avait proposé à la Chambre des Communes des motions ayant pour objet de modifier le système d'élection. En 1789, la réunion d'un club de whigs, connu sous le nom de Société de la Révolution[1185], et le célèbre sermon du Dr Price avaient motivé les fameuses Réflexions de Burke sur la Révolution française[1186]; celles-ci avaient fait sortir du sol toute une littérature de réponses, parmi lesquelles se distinguaient les Droits de l'Homme de Thomas Paine[1187]. Mais ces associations étaient isolées, avaient peu d'influence; leur programme se bornait à une réforme contenue dans les limites constitutionnelles; et les discussions sur la Révolution française semblaient porter sur une question étrangère aux pays et presque historique. Vers le commencement de 1792, les germes d'opposition, cachés jusque-là, se manifestèrent et se répandirent avec une singulière rapidité. Des sociétés politiques pullulèrent sur toute l'étendue du royaume. Le 25 de janvier, un cordonnier, nommé Thomas Hardy, écossais de naissance, établi à Londres, fonda, avec neuf amis, une association sous le nom de Société Correspondante de Londres. Son titre indique où était sa force. Elle devait se mettre en rapport avec les autres réunions analogues. Elle était habilement organisée en divisions de quarante-cinq membres, qui se constituaient au fur et à mesure que le nombre des membres augmentait; elles envoyaient un délégué au Comité central, lequel se réunissait tous les jeudis soir. Les affiliations se présentèrent bientôt en quantités considérables et, avant la fin de l'année, Hardy estimait qu'elles atteignaient vingt mille, «nombre qui dépasse de beaucoup le corps entier d'électeurs dont dépend une majorité à la Chambre des Communes[1188]». À la fin de mars, il se fonda la Société des Amis du Peuple composée des hommes du parti whig éminents par leur rang, leurs talents ou leur ascendant; Lord Daer, l'ancien protecteur de Burns, Thomas Erskine le célèbre avocat, plusieurs membres du Parlement en faisaient partie. De tous côtés, dans les comtés, en Irlande, et surtout en Écosse, des sociétés se formèrent sous ce dernier titre. En Février, Thomas Paine avait publié la seconde partie de ses Droits de l'Homme dont la vente fut si considérable que, dès l'été, il offrit, avec les profits, la somme de 25,000 francs à la Société d'Information Constitutionnelle[1189]. Après avoir demandé la réforme d'abus indéniables, le Programme de ces sociétés s'était accentué et réclamait le suffrage universel et des parlements annuels.
Au mois de novembre, la Société Correspondante de Londres, indignée du manifeste du Duc de Brunswick, avait, de concert avec d'autres sociétés, envoyé une adresse à la Convention, qui l'avait reçue et l'avait fait lire aux armées. On y trouvait des passages écrits dans le style de l'époque:
Bien que menacés par un oppressif système de contrôle, dont les empiétements graduels mais continus ont privé cette nation de presque toute la liberté dont elle était fière et nous a presque réduits à l'abject esclavage d'où vous venez de sortir, cinq mille citoyens anglais, dans leur indignation, se mettent virilement en avant, pour sauver leur pays de l'opprobre attiré sur lui par la conduite indolente de ceux qui sont au pouvoir. Ils considèrent que c'est le devoir des Bretons d'encourager et d'aider, autant qu'il est en leur pouvoir, les champions du bonheur humain, et de jurer a une nation, qui poursuit le plan que vous avez adopté, une amitié inviolable. Que cette amitié soit désormais sacrée entre nous! Puisse une vengeance terrible saisir l'homme qui essayerait d'en causer la rupture.
Bien que nous paraissions être si peu à présent, soyez assurés, Français, que notre nombre augmente journellement. Il est vrai que le bras menaçant et levé de l'autorité tient à présent les timides à l'écart—que des imposteurs actifs et partout répandus trompent constamment les crédules—et que l'intimité de la Cour avec des traîtres reconnus a quelque effet sur les naïfs et les ambitieux. Mais nous pouvons vous apprendre avec certitude, Amis et Hommes Libres, que la lumière a fait des progrès rapides parmi nous. La curiosité a pris possession de l'esprit public, le règne uni de l'Ignorance et du Despotisme disparaît. Les hommes maintenant se demandent entre eux: «Qu'est-ce que la Liberté? Quels sont nos Droits?» Français, vous êtes déjà libres, et les Anglais se préparent à le devenir[1190].
On trouvait dans ce même document, qui fut un peu plus tard publié par les journaux anglais, les phrases suivantes, dans lesquelles Georges III était directement visé:
Que les despotes allemands agissent comme il leur plaît. Nous nous réjouirons de leur chute, en ayant compassion, cependant, de leurs sujets esclaves. Nous espérons que cette tyrannie de leurs maîtres deviendra le moyen de rétablir dans la pleine jouissance de leurs Droits et de leurs Libertés des millions de nos semblables.
C'est donc avec indifférence que nous voyons l'électeur du Hanovre joindre ses troupes aux traîtres et aux brigands; mais le Roi de la Grande-Bretagne fera bien de se rappeler que ce pays-ci n'est pas le Hanovre. S'il oubliait cette distinction, nous ne l'oublierions pas[1190].
Au même moment, la Société Constitutionnelle avait envoyé à la Convention deux délégués qui avaient échangé avec le président le baiser de la fraternité. Dans leur adresse, à la barre de l'Assemblée, ils annonçaient que «d'innombrables sociétés semblables à la leur, se formaient dans toutes les parties de l'Angleterre, de l'Écosse et de l'Irlande et qu'elles y éveillaient un esprit de recherche universelle dans les abus compliqués du gouvernement et s'enquéraient des moyens simples de réforme[1191]».
Cependant le roi, les ministres, particulièrement Pitt et Dundas qui était secrétaire pour l'Écosse, la majorité du parlement, les tories, ceux qu'on appelait les whigs alarmistes, s'étaient émus de cette agitation. Dès le mois de mars, Georges III l'avait visée dans une proclamation royale. En novembre, un magistrat nommé John Reeves forma une Association pour défendre la Liberté et la Propriété contre les Républicains et les Niveleurs[1192]. Des associations «loyales» se créèrent en face des associations révolutionnaires ou réformatrices. Tout ce qui, en Angleterre, était alarmé de l'avenir et satisfait du présent, y appartint ou les appuya. Le soutien du gouvernement leur donna de la force. On répandit des bruits de conspiration, d'anarchie, de pillage. On menaça les tavernes qui prêtaient leurs salles aux sociétés jacobines, de leur retirer leur licence; on inquiéta les vendeurs de journaux; on condamna les colleurs d'affiches[1193]. On sévit contre les moindres paroles. Un ministre dissident de Plymouth, le Rev. William Winterbotham, ayant dit dans un sermon que sa «majesté était placée sur le trône à condition d'observer certaines lois et règles et que, si elle ne les observait pas, elle n'avait pas plus de droits à la couronne que les Stuarts», était condamné à quatre années d'emprisonnement à Newgate[1194]. John Frost, avoué riche et estimé, ancien ami politique de Pitt, ami de Sheridan, fut accusé, d'après le témoignage d'un individu quelconque, d'avoir dit dans un café quelque chose sur «ce que l'égalité était un droit naturel de l'homme et sur ce qu'il avait une prédilection pour le républicanisme.» Il fut condamné à six mois de prison, une heure de pilori, à déposer caution de bonne conduite pour cinq années et fut rayé du rôle des attorneys[1194]. Lorsque, l'année suivante, le moment de lui appliquer la peine du pilori fut fixée, toute la ville fut en quelques instants couverte de petits placards annonçant le jour et l'heure de l'exécution. Le pilori fut immédiatement démoli par la foule et Frost libéré; mais il prit froidement le bras de Horne Tooke qu'il rencontra par hasard et s'en retourna à la prison[1195]. On condamna Thomas Paine qui était alors en France et ne revint jamais en Angleterre, malgré un admirable plaidoyer de Thomas Erskine, le frère du protecteur de Burns. Lorsque George III apprit que Thomas Erskine se chargeait de la défense de Paine, il contraignit le prince de Galles à écrire à l'illustre avocat une lettre qui amena sa démission immédiate comme attorney général près du Prince[1196]. Le lendemain du jugement de Paine, une nouvelle société fut créée sous la présidence d'Erskine: Les Amis de la Liberté de la Presse. Le 13 décembre, le parlement fut prématurément convoqué pour entendre un discours du trône, dans lequel il était parlé d'un dessein de tenter la destruction de la Constitution et la subversion de tout ordre et de tout gouvernement.
En sorte que tout le pays était travaillé d'une formidable effervescence; la bataille faisait rage entre les sociétés libérales ou révolutionnaires d'un côté et les sociétés réactionnaires ou conservatrices de l'autre. Celles-ci employaient tous les moyens d'intimidation, jusqu'à la dénonciation. Le gouvernement avait pris parti dans la lutte et se considérait comme attaqué par les propositions de réforme. On voit combien la situation était, à la fin de 1792, changée de ce qu'elle avait été au commencement, et combien les mêmes actes qui, au mois de février, étaient simplement indifférents, seraient devenus significatifs au mois de novembre.
Ce double mouvement s'était produit en Écosse, mais avec plus de force dans chaque sens, et par conséquent plus de violence dans le choc. Les principes nouveaux trouvaient dans l'organisation essentiellement démocratique de l'Église calviniste un terrain favorable. Les sociétés se multiplièrent. Lorsqu'en 1793 on proposa un congrès des sociétés de Londres et des Provinces, ce fut à Édimbourg qu'il eut lieu[1197]; quarante-cinq sociétés écossaises y envoyèrent des délégués[1198]. D'un autre côté, le parti tory était là plus nombreux et plus puissant, en même temps que plus étroit et plus fanatique qu'ailleurs. Il comprenait presque entièrement «la richesse, le rang, l'administration du pays et les trois quarts de la population[1199].» L'impiété de la Révolution française assurait à cette réaction tout ce qui était pieux, ses excès tout ce qui était timide; tandis que la distribution des emplois achetait tout ce qui était vénal[1200]. Les conseils municipaux, qui étaient les principaux électeurs du Parlement, nommaient leurs successeurs, et par conséquent se renommaient indéfiniment eux-mêmes. Les personnes qui étaient envoyées comme jurés aux cours criminelles, étaient choisies par le shérif du comté et, lorsqu'elles étaient arrivées, subissaient un nouveau choix de la part des juges[1201]. Il n'y avait pas de libres institutions politiques, car le gouvernement parlementaire n'avait jamais fonctionné en Écosse. Le parti tory, maître des emplois, des tribunaux, des collèges, de l'Église, affectait de considérer les opposants comme des ennemis de toutes les institutions. Ce fut une véritable persécution. Pendant cette année de 1792, un jeune avocat de talent, nommé Thomas Muir, avait pris part, à Glascow, à la création d'une société nommée Les Amis de la Constitution et du Peuple; et un clergyman, le Rév. Thomas Palmer, fellow de Queen's collège à Cambridge, avait, à Dundee, aidé à la fondation d'une société semblable, La Société des Amis de la Liberté[1202]. Tous deux, accusés de sédition, furent déclarés coupables par des jurés influencés par l'opinion des juges. Lorsque les verdicts furent rendus, «la Cour avait à exercer son pouvoir discrétionnaire de fixer la sentence, qui pouvait aller d'une heure d'emprisonnement à la transportation à vie.[1203]». Cette dernière peine n'était pas et «n'avait jamais été employée en Angleterre pour le crime de sédition. C'était alors un châtiment terrible, impliquant un voyage de plusieurs mois, la misère dans une colonie nouvelle, plus de communication avec la terre natale et ceux qu'on y laissait, et de telles difficultés de retour qu'un homme transporté était considéré comme un homme qu'on ne reverrait plus[1203]». Muir fut condamné à quatorze années de transportation; Palmer à la même peine. Jeffrey, alors jeune homme, assistait au jugement avec sir Samuel Romilly. «Ni l'un ni l'autre, dit lord Cockburn, ne l'oublia jamais. Jeffrey n'en parlait jamais sans horreur[1204].» Lorsque, en 1793, le congrès des sociétés de réforme eut lieu à Édimbourg, sans le moindre trouble, les deux délégués de la Société Correspondante de Londres, Margarot et Gerrald, qui étaient étrangers, et le secrétaire général du congrès, Skirving, furent arrêtés, jugés, il est presque impossible de dire sur quelle accusation, et condamnés également à quatorze années de transportation. Le sort de ces victimes fut lamentable: Gerrald et Skirving moururent en arrivant à Botany-Bay; Palmer mourut en revenant à l'expiration de sa peine; Muir s'échappa, mais fut blessé et vint mourir à Chantilly; Margarot seul revint en Angleterre, âgé, brisé, et traîna quelque temps encore, grâce aux secours de ceux de ses anciens amis qui survivaient[1205]. «Pour retrouver l'esprit judiciaire de cette cour, dit Cockburn, il faut remonter aux jours de Lauderdale et de Dalzell.[1206]»
Dans la société, la haine des tories contre toute tendance libérale se faisait sentir d'une façon plus violente encore qu'en Angleterre. Comme toutes les places et toute l'influence étaient entre leurs mains, ils frappaient de proscription ceux qui étaient connus pour leurs principes whigs ou qui étaient soupçonnés d'en avoir. Les jeunes gens qui entraient au barreau marqués de cette tache voyaient toutes les portes officielles se fermer devant eux; les juges leur étaient hostiles; les affaires s'éloignaient d'eux[1207]. Plusieurs furent contraints de s'exiler d'Édimbourg et d'aller à Londres. Même autour des avocats connus, le vide se faisait.
«Le pays, dit Mrs. Fletcher dans son autobiographie, devint alarmé à un point extrême, et les atrocités commises en France par une faction sans principes, les pires ennemis de la liberté, produisirent une telle horreur en Écosse, spécialement dans les classes élevées, que tout homme était considéré comme un rebelle qui ne soutenait pas les mesures tory du gouvernement. Mr Fletcher néanmoins resta fidèle à ses principes whig.... À cette époque, et pendant plusieurs années plus tard, telle était en Écosse la terreur des principes libéraux, qu'aucun membre du barreau qui les professait ne pouvait espérer une clientèle. Comme il n'y avait pas de jury dans les affaires civiles, on croyait que les juges ne décideraient pas en faveur d'un plaideur qui aurait employé un conseil whig.... Nous fûmes souvent, à cette époque, réduits à notre dernière guinée; mais telle était ma sympathie pour les sentiments publics de mon mari, que je ne me rappelle aucune période de ma vie mariée qui ait été plus heureuse que celle où nous souffrions à cause de notre conscience.[1208]»
Il fallait, pour résister à cette conspiration, la vaillance et la gaîté de cette charmante femme. Un petit fait qui revient à sa mémoire indique jusqu'à quel point cette haine des Tories portait le trouble dans les existences particulières.
«Au printemps de 1795, nos amis, Mr et Mrs Millar, partirent pour l'Amérique, bannis par le flot puissant de la rancune tory qui assaillait si sauvagement Mr. Millar. Il avait fait partie de la Société des Amis du Peuple. Il perdit son occupation professionnelle, bien que ce fût un homme très capable et très honorable; il éprouva un tel dégoût de l'état des affaires en Écosse qu'il prit la résolution d'aller chercher la paix et la liberté aux États-Unis d'Amérique. Je ressentis le départ de Mrs Millar comme une grave perte. Deux ans plus tard elle revint, veuve; et notre amitié dura jusqu'à sa mort.[1209]»
On n'imagine qu'à peine jusqu'où allait cette haine. «Le grand objet des Tories, dit Cockburn, était d'injurier tout le monde excepté eux-mêmes, et en particulier d'attribuer une soif de sang et d'anarchie, non seulement à leurs adversaires publics déclarés, mais à l'ensemble du peuple[1210].» Une sorte de réprobation s'attachait aux libéraux, à ce point que les enfants les regardaient avec terreur.
«Je puis mentionner ici que le signe distinctif de tous ceux qui soutenaient ces principes (les principes libéraux) était d'avoir les cheveux coupés courts et de donner ainsi le coup de grâce à la poudre et à la chevelure arrangée avec boucles et queue, laquelle était alors si universellement adoptée qu'aucune personne, occupant le rang de gentleman, ne pouvait paraître sans. Parmi les partisans les plus ardents et les plus en vue du citoyennat et du républicanisme était un noble lord de talent distingué. Je me souviens très bien, avec plusieurs de mes camarades, avoir regardé le citoyen comte, avec crainte et curiosité, pendant qu'il passait dans George Street habillé ou je devrais plutôt dire déshabillé dans un surtout grossier, fait de drap qu'on appelait «Gratte Canaille». Sa physionomie brune et sombre, pendant que nous avions les yeux fixés sur lui, fit que nos voix généralement bruyantes tombèrent à un murmure; nous nous dîmes (sotto voce): «Oh! comme il a l'air effrayant, on dit qu'il veut qu'on coupe la tête du roi.» Il s'appuyait sur le bras de l'honorable Harry Erskine, fameux pour son esprit, son talent et ses principes whiggistes, qui était le frère de l'avocat non moins célèbre et plus tard chancelier, Tom Erskine.»
Ce souvenir d'un enfant qui avait alors une dizaine d'années n'est-il pas bien probant et ne rend-il pas d'une façon saisissante le vide qui se faisait autour des hommes soupçonnés de libéralisme. Ce ne devait pas être un sectaire bien farouche pourtant que celui qui se promenait si familièrement avec Harry Erskine[1211].
Quelques avocats comme Henri Erskine et Archibald Fletcher; Malcolm Laing, l'historien; James Graham, l'auteur du poème écossais Le Sabbath; quelques médecins comme John Allen et John Thompson; quelques professeurs de l'Université comme Playfair, le mathématicien, Andrew Dalzel, l'humaniste, et Dugald Stewart, formaient un petit noyau d'opinion libérale[1212]. Est-il besoin de dire que ces hommes, en qui la vertu et la sagesse étaient égales et, chez quelques-uns, supérieures au talent, n'étaient point des révolutionnaires. C'était à coup sûr la fleur et le sel du pays. Et cependant, ils étaient soupçonnés, tenus à l'écart, entourés de méfiance, surveillés. Même Dugald Stewart, dont la vie et l'esprit étaient si purs, dont la parole était si exquise et si mesurée, dont l'enseignement était un charme et qui, selon l'expression de Mackintosh, avait inspiré l'amour de la vertu à des générations d'élèves, Dugald Stewart souffrit de cette implacable et stupide défiance des conservateurs.
Si les choses en étaient là à Édimbourg, foyer intellectuel du pays, où le nombre relatif et le talent supérieur des libéraux les rendaient plus difficiles à attaquer, que devaient-elles être dans les petites villes de province et dans la campagne? «Un gentilhomme campagnard, avec n'importe quel autre principe que le dévouement à Henry Dundas, était regardé comme une merveille ou plutôt une monstruosité[1213].» C'était aussi la croyance de presque tous les marchands, tous les employés amovibles, toutes les corporations publiques. Les conservateurs exerçaient un odieux despotisme social, et les hommes marqués de libéralisme, trop peu nombreux pour former une société entre eux, et trop humbles pour opposer l'autorité d'un nom, vivaient sous le coup d'une véritable excommunication. Lord Cockburn a dit avec raison:
«Les choses étaient assez mauvaises dans la capitale, mais bien plus terribles dans les petites localités qui étaient exposées sans ressource à la persécution. Si Dugald Stewart fut, pendant plusieurs années, reçu sans cordialité, dans une ville dont il était l'ornement, quelle dut être la position d'un homme ordinaire qui professait des opinions libérales, dans la campagne ou dans une petite ville, exposé à tous les opprobres et à tous les obstacles que l'insolence locale pouvait imaginer, et prive probablement du soutien d'amis partageant ses pensées? Il y avait partout des hommes de ce genre, mais ils étaient tous de position humble. Leur mérite était grand, par conséquent. Sous l'insulte, la froideur, la malveillance, des pertes personnelles constantes, ils restèrent fidèles à ce qu'ils croyaient juste durant maintes sombres années[1214].»
Et qu'on ne croie pas que ce soit là un des aspects de la situation, coloré et assombri par le ressentiment d'un de ceux qui en souffrirent et aidèrent à la détruire. Lockhart était conservateur, peut-être plus encore que Lord Cockburn n'était libéral, et il parle de l'épouvantable animosité de la vie quotidienne, dans des termes qui conservent plus encore l'horreur de ce temps de malveillance et de désaccord.
«Des scènes, plus pénibles à l'époque et plus pénibles dans le souvenir qui nous en reste que celles qui avaient, pendant des générations, affligé l'Écosse, furent le résultat de la violence et de la fermentation des sentiments de parti, des deux côtés. De vieux et chers liens d'amitié furent rompus, et la société fut, pendant un moment, ébranlée jusqu'à son centre. Dans les rêves les plus extravagants des Jacobites, il y avait beaucoup à respecter: un haut dévouement chevaleresque, le respect des vieilles affections, la loyauté héréditaire, une générosité romanesque. Dans cette nouvelle sorte d'hostilité, tout semblait vil autant que périlleux; elle excitait le mépris encore plus que la haine. Le nom seul suffisait à salir ce qui en approchait; des hommes qui s'étaient connus et aimés depuis l'enfance, se tenaient à distance, et cette influence se glissait entre eux comme si ç'avait été quelque hideuse pestilence[1215].»
Il n'y a rien d'exagéré dans ces mots. Ils sont même instructifs parce qu'il y perce un écho de l'ancienne haine tory, qui laisse deviner ce qu'avait dû être le langage d'autrefois.
Il est nécessaire de connaître ces détails et il est utile aussi de savoir que, parmi les petites villes provinciales, Dumfries était une de celles où l'influence des tories était le plus forte[1216]. C'était la résidence d'hiver d'un grand nombre de familles nobles du sud de l'Écosse. Elles y apportaient leurs préjugés et une influence de richesse et de nom qui les rendait dangereux. Lorsqu'un cri s'éleva en faveur d'une réforme parlementaire, le conseil municipal vota des adresses au Roi pour le prier de s'y opposer[1217]. Dès le commencement de 1793, il se forma une de ces tyranniques associations conservatives, le Loyal Native Club, pour préserver la Paix, la Liberté et la Propriété, et pour soutenir les Lois et la Constitution du Pays. Elle comprenait les habitants les plus importants de la ville. Le Journal de Dumfries, rendant compte de la façon dont on célébrait la fête du Roi, permet de comprendre l'animosité qui là, comme ailleurs, se mêlait au sentiment tory.
Mardi le 4 Juin 1793 (jour de naissance du roi Georges III) un déploiement inaccoutumé de loyalisme s'est manifesté très clairement dans tous les rangs des habitants de cette ville. En outre de ce que nous avons remarqué la semaine dernière, ce n'est que justice de noter le loyalisme ardent de nos jeunes gens. S'étant procuré deux effigies de Tom Paine, ils les ont promenées par les principales rues de notre cité et, à six heures du soir les ont jetées dans des feux de joie, aux applaudissements patriotiques de la foule qui les entourait[1218].
Le matin de cette belle journée, des dames avaient apporté au président de l'association des écharpes de satin bleu sur lesquelles elles avaient brodé les mots: «Dieu sauve le Roi». Les membres du club, à qui ces insignes furent remis, les portèrent toute la journée autour de leurs chapeaux. Il y eut un banquet, avec quatorze toasts bien adaptés, et le quinzième fut «Dieu bénisse toutes les branches de la famille royale». Après quoi les membres de l'association, avec leurs bandes bleues, qu'ils portaient maintenant en écharpe depuis qu'ils avaient ôté leurs chapeaux, s'en allèrent à l'assemblée[1218]. Cette description de fête ne serait qu'un peu ridicule, si on ne savait ce que cette organisation cachait de rancunes, de haines, de dénonciations, de mises à l'index, deux fois intolérables et dangereuses dans cette vie étroite de petite ville.
L'attitude de Burns au milieu de ce conflit ne pouvait passer inaperçue; il était plus que personne exposé aux regards. Sa célébrité, son don puissant de familiarité, la vigueur de sa déclamation ou de son sarcasme, le rendaient, aux yeux du parti ennemi, un des agents les plus dangereux des nouvelles doctrines. D'autre part, il suffisait qu'il y eût la moindre apparence de péril ou de menace pour qu'il se portât aussitôt du côté d'où ils venaient et commît quelque imprudence. Il ne tarda pas à être noté parmi les suspects, en compagnie de quelques-uns de ses amis. Les Loyal Natives firent circuler contre eux quatre misérables vers:
Vous, fils de la Sédition, prêtez l'oreille à ma chanson,
Laissez Syme, Burns et Maxwell se mêler à la foule,
Avec Cracken l'attorney et Mundell le charlatan,
Envoyez Willie, le marchand, en enfer à coups de fouet[1219].
À quoi Burns répondait quand ces vers lui furent communiqués:
Vous, vrais «Loyal Natives» écoutez ma chanson,
En tapage et en débauche ébaudissez-vous toute la nuit;
Votre bande est à l'abri de l'Envie et de la Haine,
Mais où est votre bouclier contre les traits du mépris?
Voilà la note des rapports entre les deux partis. Il faut se rappeler cette animosité d'une classe de la population contre les partisans des nouvelles doctrines pour comprendre certains passages de la vie du poète à Dumfries.
Il ne semble pas que Burns ait appartenu à aucune des sociétés libérales qui se formèrent, pendant ces années, en Écosse[1220]. Mais il commit d'autres imprudences. Un certain capitaine Johnstone avait créé un journal nommé Le Gazetier d'Édimbourg, dans le dessein de défendre la cause de la réforme. C'était un révolutionnaire déclaré. Il fut emprisonné quelques mois après; son successeur à la rédaction le fut également; et l'imprimeur, qui était un honnête Jacobite, racontait à Chambers que, par le fait d'avoir appartenue à ce journal pestiféré, son crédit fut arrêté dans les banques et lui-même regardé pendant longtemps comme un homme taré[1221]. Burns écrivait, au mois de novembre 1792, la lettre suivante au capitaine Johnstone:
Monsieur, je viens de lire votre prospectus du Gazetier d'Édimbourg. Si vous continuez, dans votre journal, avec le même courage, ce sera, sans aucune comparaison, la première publication de ce genre, en Europe. Je vous prie de m'inscrire comme souscripteur et, si vous avez déjà publié quelques numéros, veuillez me les envoyer à partir du commencement. Indiquez-moi votre façon de régler les paiements dans notre ville, ou bien je m'acquitterai envers vous par mon ami Peter Hill, libraire à Édimbourg.
Continuez, Monsieur! Découvrez, avec un cœur indompté et d'une main ferme, cette horrible masse de corruption qu'on appelle la politique et la science de gouvernement. Osez peindre, avec leurs couleurs naturelles, «ces misérables aux calmes pensées, qu'aucune foi ne peut enflammer», quel que soit le shibboleth du parti auquel ils prétendent appartenir. L'adresse à Dumfries trouvera, Monsieur, votre très humble serviteur. R. B.[1222]
Lorsqu'on sait que vingt-cinq ans plus tard, en 1817, les noms des souscripteurs du premier journal libéral qui ait pu paraître à Édimbourg depuis la disparition du Gazetier, furent recherchés par un émissaire du Lord Avocat[1223], on pense si, en 1792, à Dumfries, l'arrivée d'un journal radical devait être surveillée et les abonnés désignés.
En même temps, Burns composait et chantait des chansons comme celle-ci, dans laquelle «ceux qui sont au loin» désigne les représentants libéraux de l'Écosse, ennemis du ministère; où Charlie et Tammie désignent Charles Fox lui-même, et Thomas Erskine le défenseur de Thomas Paine. On sait que le chamois et le bleu étaient les couleurs de Fox et celles du parti whig.
À la santé de ceux qui sont au loin,
À la santé de ceux qui sont au loin;
Qui ne veut pas souhaiter bonne chance à notre cause
Puisse-t-il n'avoir jamais bonne chance!
Il est bon d'être joyeux et sage,
Il est bon d'être honnête et ferme;
Il est bon de soutenir la cause de la Calédonie,
Et de rester fidèle au chamois et au bleu.
À la santé de ceux qui sont au loin,
À la santé de ceux qui sont au loin;
À la santé de Charlie, le chef du clan,
Bien que sa troupe soit peu nombreuse!
Puisse la Liberté rencontrer le succès!
Puisse la Providence la défendre du mal!
Puissent les tyrans et la tyrannie se perdre dans le brouillard,
S'égarer en route, et aller au diable.
À la santé de ceux qui sont au loin,
À la santé de ceux qui sont au loin;
À la santé de Tammie, notre gars du Nord,
Qui vit dans le giron de la loi!
À la liberté de ceux qui veulent lire,
À la liberté de ceux qui veulent écrire,
Personne n'a jamais craint la vérité
Que ceux que la vérité accuserait[1224].
C'étaient là, en somme, des indices d'opinions qu'il fallait aller chercher dans sa vie pour les connaître. Mais il ne s'en tint pas là, et à maintes reprises il fit des manifestations publiques de ses sentiments. Un jour, à un dîner, au moment où l'on propose la santé de Pitt, il se lève et demande la permission de boire à un plus grand et à un meilleur homme, le général Washington[1225]. Une autre fois, il porte un toast «au dernier verset du dernier chapitre du dernier Livre des Rois»[1226]. En octobre 1792, au théâtre de Dumfries, à la fin d'une représentation d'apparat, l'auditoire demande: «God save the king», et tous, selon la coutume anglaise, se tiennent debout et découverts. Au milieu de cette manifestation de loyauté, il reste assis, le chapeau sur la tête. Un grand tumulte s'ensuit; on crie: «À la porte!» Il fut ou mis dehors ou forcé de retirer son chapeau. On l'accusa même d'avoir demandé: «Ça ira!»[1227] Il est probable qu'il était gris ce soir-là. Mais on comprend que cet incident fut, le lendemain, le sujet des conversations de toute la ville. Et ce ne sont là que quelques faits saillants sauvés et recueillis par hasard. Ses conversations, ses toasts, lorsqu'il était animé par le vin, devaient être pleins de mots qu'on colportait avec une malveillance ou une admiration qui lui étaient également funestes.
Dans l'état d'exaspération politique où vivait toute la ville, cela devait mal finir. Cela finit en effet par une dénonciation au Conseil de l'Excise. «Quelque démon méchant a soulevé des soupçons sur mes principes politiques» dit-il dans une lettre à Mrs Dunlop, et un peu plus loin il parle «du chenapan qui peut de propos délibéré comploter la destruction d'un honnête homme qui ne l'a jamais offensé et, avec un ricanement de satisfaction, voir le malheureux, sa fidèle femme et ses enfants bégayants, livrés à la mendicité et à la ruine»[1228]. On ne sut jamais, bien entendu, l'auteur de cette dénonciation. Le Conseil de l'Excise prescrivit une enquête. Ce coup de tonnerre éclata sur Burns sans qu'il s'y attendît. Il se vit perdu et écrivit à Mr Graham, un des commissaires de l'Excise et un de ses meilleurs protecteurs, une lettre affolée de terreur. C'était au commencement de décembre 1792.
Monsieur, j'ai été surpris, confondu et éperdu lorsque M. Mitchell, le collecteur, m'a dit qu'il avait reçu l'ordre du Conseil de faire une enquête sur ma conduite politique et m'a blâmé d'être une personne hostile au gouvernement.
Monsieur, vous êtes époux et père. Vous savez ce que vous ressentiriez si vous deviez voir la femme bien aimée de votre cœur, et vos pauvres petits, dépourvus, parlant à peine, jetés à l'abandon dans le monde, déchus, tombés d'une situation dans laquelle ils étaient respectables et respectés, laissés presque sans le soutien nécessaire d'une misérable existence. Hélas, Monsieur, dois-je croire que ce sera bientôt mon sort? et cela à cause des maudites et noires insinuations de l'infernale et injuste Envie. Je crois, Monsieur, pouvoir affirmer, sous le regard de l'Omniscience, que je ne voudrais pas dire délibérément une fausseté, non! quand bien même des horreurs pires encore, s'il en existe, que celles que j'ai mentionnées, seraient suspendues sur ma tête, et je dis que cette allégation, quel que soit le misérable qui l'a faite, est un mensonge! La Constitution anglaise, sur les principes de la Révolution, est ce à quoi, après Dieu, je suis attaché avec le plus de dévoûment. Vous avez été, Monsieur, vraiment et généreusement mon ami. Le ciel sait avec quelle ardeur j'ai ressenti mon obligation et avec quelle reconnaissance je vous en ai remercié. La Fortune, Monsieur, vous a fait puissant et moi faible, elle vous a donné la protection et à moi la dépendance. Je ne voudrais pas, s'il ne s'agissait que de moi-même, faire appel à votre humanité; si j'étais seul et sans liens, je mépriserais la larme qui se forme dans mon œil; je saurais braver le malheur, je saurais affronter la ruine; car après tout, «les mille portes de la mort sont ouvertes». Mais, ô Dieu bon! les tendres intérêts que j'ai mentionnés, les droits et les liens que je vois en ce moment, que je sens autour de moi, combien ils énervent le courage et affaiblissent la résolution! Vous m'avez accordé un titre à votre patronage, comme à un homme de quelque mérite; et votre estime, en tant qu'honnête homme, est, je le sais, mon droit. Permettez-moi, Monsieur, d'en appeler à ces deux sentiments; je vous adjure de me sauver de la misère qui menace de me détruire et que, je le dirai jusqu'à mon dernier soupir, je n'ai pas méritée[1229].»
Quelques-uns de ses plus sincères admirateurs ont blâmé cette lettre. Ils ont trouvé qu'elle manquait de dignité[1230]. Elle ne manque à nos yeux ni de fierté, ni d'éloquence. C'est le mouvement et le cri d'un homme dont la famille peut être le lendemain en face de la faim. C'est une lettre particulière, à celui qui s'était toujours montré son protecteur et son ami. Des situations à cette extrémité ne se mesurent pas par des formules de correspondance ordinaire. Trouve-t-on qu'un homme manque de dignité parce que sa voix tremble et que ses yeux se remplissent de larmes lorsqu'il voit souffrir les siens?
D'ailleurs la lettre qui suit montre bien quelle fut son attitude dans cette malheureuse affaire. Il est facile de voir que M. Graham lui avait répondu pour le rassurer un peu et lui dire d'exposer sa défense dans une lettre qui serait transmise au Conseil. Burns lui renvoya, avec ses remercîments, l'exposé des faits et des opinions dont il était accusé. Il n'est guère possible de demander plus de franchise dans l'aveu de ses actes, plus de fermeté dans le maintien de ses opinions, plus de netteté et de dignité à la fois. Il écrivait le 5 janvier 1793: