Robert Burns. Vol. 1, La Vie
«Messieurs, je suis triste d'apprendre que les restes de Robert Fergusson, le poète si justement célèbre, un homme dont les talents feront honneur pendant des siècles à notre nom calédonien, reposent dans votre cimetière, ignorés et inconnus parmi les morts obscurs. Quelque mémorial pour guider les pas des amants de la poésie écossaise, lorsqu'ils désireront verser une larme sur l'étroite demeure du barde qui n'est plus, est assurément un tribut dû à la mémoire de Fergusson, un tribut que je désire avoir l'honneur de payer.
Je vous adresse donc la demande, Messieurs, de me permettre de placer sur ses cendres vénérées une pierre qui restera la propriété inaliénable de sa renommée immortelle.
J'ai l'honneur d'être, Messieurs, votre très humble serviteur. R. B.
Les administrateurs du cimetière furent touchés de cette démarche. On le sent sous la raideur du procès-verbal qui contient l'accueil fait à sa lettre. «En considération de la motion louable et désintéressée de M. Burns et de la convenance de sa demande, ils lui accordent unanimement le pouvoir et la liberté d'ériger une pierre tumulaire sur la tombe de Robert Fergusson, de l'entretenir et de la conserver à sa mémoire, pour tout le temps à venir[580].» Une pierre, droite, grise et simple, marque maintenant le dernier grabat du poète. C'est peu de chose et Burns ne pouvait guère davantage. Cette simplicité même est touchante et délicate; elle fait penser aux aumônes des pauvres. Au-dessous du nom de Fergusson et des deux dates qui comprennent sa courte vie, sont ces quatre vers de Burns:
«Ici pas de marbre sculpté, ni de chant pompeux;
Pas d'urne historiée, ni de buste animé[581];
Cette simple pierre guide les pas de la pâle Scotia,
Pour venir répandre son chagrin sur la poussière du poète».
On ne les lit pas sans se rappeler ce mouvement généreux de Burns, pour la mémoire de celui qu'il appelait «on frère aîné en infortune, et de beaucoup son frère aîné en poésie». On songe qu'ils auraient pu se connaître; on est toujours prêt à croire qu'ils se seraient aimés, tant leurs noms ont pris, de cette double inscription, quelque chose de fraternel. Plus récemment, un autre don, inspiré par celui de Burns, a assuré des fleurs en toute saison à la tombe du pauvre Fergusson.
Cette vie agitée et mélangée, avec ses moments utiles d'observation et ses heures perdues de dissipation, laissait peu au travail. Sa production littéraire pendant cet hiver est presque nulle. Les pièces qu'il composa sont presque toutes de circonstance, peu nombreuses et peu importantes. Dès son arrivée, il avait été présenté par le comte de Glencairn à Creech le libraire, et il avait été convenu qu'une nouvelle édition de ses poèmes paraîtrait par souscription. Le 14 décembre, Creech avait annoncé que les Œuvres poétiques de Robert Burns étaient «sous presse pour être publiées par souscription pour le seul bénéfice de l'auteur[582].» Le succès ne pouvait être douteux. L'impression prit une partie de l'hiver. Ce qui restait de temps, après tant de soirées dans les salons et aux clubs, de visites, de démarchés, fut surtout consacré à la révision des pièces qui devaient figurer dans la nouvelle édition. Il les soumettait au jugement des critiques qui l'entouraient. Il changeait un mot sur la suggestion du Dr Blair[583]; il admettait une remarque de Mrs Dunlop[584], et surtout il suivait implicitement les avis du comte de Glencairn en ce qui concernait les manques de propriété ou de délicatesse[585]. Mais les choses n'allaient pas toujours sans résistance de sa part.
Ces appréciateurs, d'un goût si poli qu'il en était aminci, trouvaient des objections, discutaient les expressions, proposaient des réticences, des adoucissements, des retranchements. Lui, bondissait, se révoltait, discutait, défendait son terrain. «J'ai l'avis de quelques très judicieux amis parmi les litterati d'ici; mais, avec eux, je trouve parfois nécessaire de revendiquer le privilège de penser pour moi-même[586].» Quand il était trop pressé il se rendait, mais malgré lui, en murmurant tout bas. Un jour qu'il avait sacrifié deux de ses plus jolies chansons, il écrivait: «Je puis à peine m'empêcher de verser une larme sur la mémoire de deux chansons qui m'ont coûté quelque travail et que j'estimais assez; mais je dois me soumettre». Et deux lignes plus loin, après avoir parlé d'autre chose, il y revenait: «Mes pauvres infortunées chansons me repassent dans la mémoire. Maudit soit la pédante et frigide âme de la critique pour jamais et jamais[587]». Il est probable que, dans ces discussions avec ces connaisseurs trop raffinés, c'était lui qui avait raison le plus souvent. Cela semble ressortir de quelques passages de sa correspondance qui touchent à ce point. Son génie était trop vigoureux pour leur goût.
Enfin, le 21 avril 1787, parut la seconde édition de ses poèmes, connue sous le nom de l'édition d'Édimbourg. C'était un volume in-octavo, du prix de cinq shellings. Il contenait un certain nombre de pièces qui n'avaient pas été insérées dans l'édition de Kilmarnock, comme La Mort et le Docteur Hornbock, l'Ordination et l'Adresse aux rigidement Vertueux, en même temps qu'un certain nombre d'autres qui avaient été écrites depuis, comme les Ponts d'Ayr, l'Élégie de Tam Samson et l'Adresse à Édimbourg. Il était précédé d'une préface et suivi d'une liste des souscripteurs qui ont toutes deux leur intérêt. La première est une dédicace de l'ouvrage, aux «Noblemen and gentlemen of the Caledonian Hunt». Elle ne manque ni d'élévation, ni de dignité; peut-être y a-t-il même une affirmation d'indépendance un peu affectée. Il est curieux de la rapprocher de la préface de l'édition de Kilmarnock, qui est plus simple et plus touchante.
«Un barde écossais, fier de ce nom, et dont la plus haute ambition est de chanter au service de sa contrée, où cherchera-t-il mieux un appui qu'auprès des noms illustres de sa terre natale, auprès de ceux qui portent les honneurs et ont hérité les vertus de leurs ancêtres? Le Génie poétique de mon pays m'a trouvé, comme le barde-prophète Élie trouva Élisée, à la charrue, et a jeté sur moi son manteau inspirateur. Il m'a ordonné de chanter les amours, les joies, les scènes champêtres, les plaisirs champêtres de mon sol natal, dans ma langue natale. J'ai accordé, comme il me l'a inspiré, mes notes agrestes et simples. 11 me murmura ensuite de venir dans cette ancienne métropole de la Calédonie et de mettre mes chansons sous votre protection honorée. J'obéis maintenant à ses ordres.
«Bien que je doive beaucoup à votre bonté, je ne m'approche pas de vous, mes Lords et Gentlemen, dans le style ordinaire des dédicaces, pour vous remercier de vos faveurs passées. Ce sentier est tellement battu par le savoir qui se prostitue, que l'honnête rusticité en a honte. Je ne vous présente pas non plus cette adresse, avec l'âme vénale d'un auteur servile qui cherche la continuation de ces faveurs,—j'ai été élevé à la charrue et je suis indépendant. Je viens pour revendiquer ce nom écossais que je porte en commun avec vous, mes illustres compatriotes, et pour dire au monde que je m'honore de ce titre. Je viens pour féliciter ma contrée de ce que le sang de ses anciens héros coule encore dans toute sa pureté, et que de votre courage, de votre savoir, de votre fermeté publique, elle peut attendre protection, richesse et liberté. En dernier lieu, je viens offrir mes plus ardents désirs, à la grande source de tout honneur, le Monarque de l'Univers, pour votre prospérité et votre bonheur.
«Quand vous partez pour éveiller les échos, dans l'ancien amusement favori de vos pères, puisse le plaisir toujours vous accompagner et la joie attendre votre retour! Lorsque, dans les cours ou dans les camps, vous êtes harassés du heurt des hommes méchants ou des funestes mesures, puisse l'honnête conscience de la dignité méconnue accompagner votre retour à vos demeures natales, et puisse le bonheur domestique vous accueillir sur le seuil, avec un sourire de bienvenue! Puisse la corruption reculer devant la flamme indignée de votre regard! Puissent la tyrannie dans le chef et la licence dans le peuple trouver également en vous un inexorable ennemi.
«J'ai l'honneur d'être, avec la plus sincère gratitude et le plus haut respect, mes Lords et Gentlemen, votre très dévoué et humble serviteur.
Robert BURNS.»
Il est impossible de ne pas remarquer le ton d'opposition politique qui se trouve dans la dernière partie.
Au volume était jointe la liste des souscripteurs, qui s'étendait à travers 38 pages. Il y en avait quinze cents, qui prenaient 2800 copies. C'était un succès qui ne s'était pas vu depuis l'Iliade de Pope et c'était un succès plus spontané et plus populaire. À côté des plus hauts noms de l'aristocratie écossaise se trouvaient ceux de simples fermiers. Ceux-ci étaient à coup sûr les plus sincères et les plus reconnaissants de ses admirateurs, ceux à qui sa poésie apportait, non pas une distraction d'un moment, mais la gaieté utile pour la vie, et des mots de sagesse qui n'abandonnaient plus leurs lèvres. Il y avait plus. Bien loin, sous d'autres cieux, partout où il y avait des cœurs écossais, la renommée du nouveau poète avait déjà pénétré; et on est étonné de trouver parmi les souscripteurs le collège écossais de Valladolid, le collège écossais de Douai, le collège écossais de Paris, le monastère écossais de Bénédictins de Ratisbonne et celui de Maryburgh. Il dut leur sembler qu'une brise du vieux pays leur arrivait.
La plupart des souscripteurs avaient envoyé plus que le prix du volume: une demi-guinée, une guinée, d'autres plus encore. Il était évident qu'il ne pouvait pas recueillir moins de 5 ou 600 livres. Si c'est peu à côté des somptueux revenus de certains poètes modernes, c'était une somme considérable pour un simple volume de vers, à cette époque. C'était une fortune pour un homme, qui, il le disait lui-même, n'avait jamais eu dix livres ensemble dans sa poche. Il toucha alors une partie des sommes qui lui revenaient, mais le règlement définitif avec Creech ne devait se faire qu'ultérieurement et non sans des difficultés et des retards qui ne furent pas sans influence sur sa vie.
Malgré l'apparence heureuse des choses, si on considère plus avant, on voit que les rapports entre ces lettrés et ce paysan qui les dépassait tous, n'étaient pas aussi bien ajustés que d'abord ils le paraissaient. Cela était à présumer. On n'a guère d'exemple d'un plébéien impunément puissant dans une aristocratie. Toujours, par quelque endroit, il y a des tiraillements ou des heurts, des gênes ou des blessures. Et même lorsque le bon accord ne se brise pas, il y a on ne sait quelle fêlure silencieuse qui s'y établit, s'y élargit et le disjoint sans le rompre. On peut distinguer cette fêlure dans les rapports entre Burns et la société d'Édimbourg, à la fin de ce même hiver.
Vis-à-vis de Burns, il y avait, de la part de ce monde de lettrés, plus de curiosité que d'intérêt véritable. Ils examinaient, avec une attention sans doute bienveillante, le phénomène intellectuel qui éclatait au milieu d'eux. Ils étaient prêts à le recevoir, à souscrire pour son livre, à l'admettre à leurs soupers, mais il restait pour eux un objet d'étude et d'observation. On sentait que leur engouement ne survivrait pas à leur surprise et que l'oubli serait aussi rapide que l'accueil. Pour quelques-uns d'entre eux, il devait être un paysan singulier, doué de certaines aptitudes, quelque chose comme ces pâtres qui ont de merveilleux pouvoirs de calcul, et qu'on traite cependant avec une condescendance familière et des encouragements protecteurs. C'étaient les moins clairvoyants. Pour les autres, pour la plupart, il y avait là quelque chose qui les déconcertait dans leurs habitudes et, pour ainsi dire, dans leur installation intellectuelle, qui les troublait dans leur satisfaction d'eux-mêmes, dans leur sécurité, dans les allées de culture régulière où ils se promenaient. Cette éloquence inusitée qui passait à travers la conversation, comme une charrue, bouleversant toutes les idées, déchirant parfois les principes où elles ont racine, leur semblait brutale ou téméraire. Quelques-uns des plus distingués, comme Dugald Stewart dont la raison sérieuse ne s'offusquait de rien, Erskine dont la gaieté d'esprit se plaisait à tout, le Dr Gregory dont la fougueuse et puissante intelligence s'entendait avec celle de Burns, d'autres encore, avaient pour lui une sympathie vraie et durable. Mais, la nouveauté usée, l'indifférence ne devait pas tarder à venir chez beaucoup, accompagnée selon les cas, de quelque fatigue, de quelque défiance, et peut-être même, de quelque dépit. Lockhart, qui a vécu avec la plupart d'entre eux et recueilli leurs souvenirs, a rendu cette impression avec une force qu'aucun biographe de Burns ne peut espérer surpasser et que donne seul le contact direct des faits.
«Il n'y a pas besoin d'un effort d'imagination pour se représenter ce que les sensations d'une troupe isolée de savants (presque tous clergymen ou professeurs) durent être en présence de cet étranger aux larges os, au front noir, au teint bruni, avec ses grands yeux étincelants, qui s'étant d'un seul pas frayé son chemin parmi eux, en quittant le manche de sa charrue, manifestait, dans l'ensemble de ses manières et de sa conversation, une conviction parfaite que, dans la société des hommes les plus éminents de sa nation, il était exactement où il avait le droit d'être; qui daignait à peine les flatter en laissant voir de temps en temps qu'il était flatté de leur attention; qui, tour à tour, se mesurait tranquillement dans la discussion avec les esprits les plus cultivés de son temps; battait les bons mots des causeurs les plus célèbres par de larges flots de gaieté imprégnée de toute la vie brûlante du génie; étonnait des poitrines, habituellement enveloppées des triples plis de la réserve sociale, en les contraignant à trembler, que dis-je? à trembler visiblement sous la touche hardie d'un pathétique naturel; et tout cela sans indiquer la moindre disposition à être mis au rang de ceux qui font profession d'amuser et qui consentent à être payés en argent ou en sourires, pour faire ce que les auditeurs ou spectateurs auraient honte de faire eux-mêmes s'ils en avaient le pouvoir. Ce qui, en dernier lieu, était probablement pire que tout le reste, c'est qu'ils savaient qu'il avait l'habitude d'égayer des sociétés qu'ils auraient dédaigné d'approcher, plus fréquemment encore que la leur, par une éloquence non moins magnifique, un esprit selon toute vraisemblance encore plus hardi, un esprit qui souvent, comme les supérieurs qu'il rencontrait sans alarme auraient pu le deviner, dès le commencement, et comme ils n'eurent bientôt plus besoin de le deviner, était dirigé contre eux-mêmes[588]».
Quant à Burns, ses sentiments contenaient en suspension une quantité de petites désillusions et amertumes, imperceptibles en elles-mêmes, mais qui, en se déposant au fond de son âme, devaient y former une lie de mécontentement et d'irritation.
Il avait trop de perspicacité pour ne pas percer d'un regard l'attention extraordinaire dont il était entouré. Il se rendait compte que c'était là une chose fragile et passagère, destinée à disparaître avec la nouveauté qui la produisait. Ces accueils, ces invitations, ces empressements autour de lui, ne pouvaient, à coup sûr, durer. Et d'ailleurs valaient-ils la peine qu'on le souhaitât? Qu'y avait-il au fond de toute cette bienveillance? N'y avait-il pas plus de désir de le voir que de le servir, et plus de curiosité que d'intérêt? Lorsqu'on l'invitait, on semblait s'attendre à ce qu'il parlât, fût brillant. On a l'aveu qu'il en était souvent ainsi. «Le lendemain de ma première présentation à Burns, je soupai avec lui, chez le Dr Blair. Les autres hôtes étaient peu nombreux, et comme chacun d'eux avait été surtout invité pour avoir une occasion de se trouver avec le poète, le docteur essaya de le mettre en relief et de faire de lui la figure centrale du groupe. Quoique, en conséquence, il fournît la plus grande portion de la conversation, il ne fit rien de plus que ce qu'il vit évidemment qu'on attendait de lui[589]». C'était le même docteur Blair qui disait à ses amis, après l'exhibition d'un étranger remarquable: «Ne vous ai-je pas montré le lion très bien aujourd'hui[590]». Et ce qu'un homme de délicatesse et de mesure comme le Dr Blair faisait avec tact, combien d'autres devaient le faire avec plus d'étourderie et de lourdeur? Il était impossible que le fardeau, presque imposé, de toutes les conversations ne produisît pas en Burns de la fatigue; et cette continuelle attention des autres sur lui, de l'irritation. Il y a, à se sentir sans repos observé et comme épié, quelque chose qui, à la fin, exaspère. La causerie persistante n'est possible que devant des amis ou des disciples; il y faut de l'abandon ou de l'autorité, parler comme Addison à des gens tout prêts à être charmés, ou comme Johnson à des gens disposés à se laisser conduire. Autrement, cette attente et, pour ainsi dire, cette exigence continuelle de simples auditeurs indifférents devient une gêne. Puis, quand il avait parlé, été éloquent, écouté et admiré; quand son génie échauffé s'était élevé, éclatait et s'emportait; quand il sentait que sa voix maîtrisait ces esprits et qu'il avait la fière conscience de sa domination, un simple changement de salle, en détournant la conversation, brisait sa royauté. Brusquement, il redevenait l'humble paysan, protégé par tout ce beau monde. Il retombait à son rang, son prestige évanoui, se réveillant pour voir ses admirateurs, presque ses captifs de tout à l'heure, se faire courtisans autour de quelque imbécile de haute noblesse qui entrait «avec son cordon et son étoile».
À ces blessures, s'en ajoutait une autre, plus secrète encore et en un endroit plus délicat de l'âme. Un des premiers il éprouva ce qui depuis a traversé le cœur de tant de poètes humbles, brusquement rapprochés d'une société de femmes trop haut ou trop loin placées pour eux, une impatience et un courroux amers. Peu d'hommes étaient plus faits que lui pour l'éprouver. On a vu que ce qu'il avait surtout admiré à son arrivée à Édimbourg, c'était cette société nouvelle et charmante pour lui de femmes raffinées, élégantes, gracieuses, dont la beauté était rehaussée par l'aisance des manières et l'éclat de la toilette. Il les avait charmées; elles l'avaient ébloui. Avec son imagination toujours portée à envelopper la beauté d'un cadre d'amour, à faire de la moindre rencontre un petit roman dont il était le héros, comme dans la soirée de Ballochmyle, il était impossible qu'au milieu de tant de séductions il ne se laissât pas aller à son illusion favorite. Son triomphe de parole devait l'y porter et lui rendre le rêve plus plausible. Mais s'il était admiré par ces hautes dames, il ne pouvait guère être aimé d'elles. Il en était séparé par une trop grande distance de position et, il faut le dire, par une trop grande différence de manières. L'idée d'égalité, à laquelle ses œuvres et peut-être plus encore sa vie ont contribué dans son pays, n'avait pas encore pénétré partout, et désagrégé l'esprit de classes dans l'esprit même de ceux qui les composent. Les déclamations humanitaires, les productions romanesques, qui devaient exalter les ouvriers, les soldats, les prolétaires de tout genre, n'avaient pas encore troublé les cœurs féminins[591]. La jeune fille de Ballochmyle ne lui avait pas répondu. Aucune des patriciennes d'Édimbourg n'aurait songé à aimer ce paysan. La liberté des mœurs n'était pas assez grande pour qu'un caprice ou une curiosité s'aventurât jusqu'à lui. Tout se réunissait pour l'exclure: une grille infranchissable le séparait de ce jardin enchanté, le long duquel il errait comme un paria. Il éprouva donc, au milieu de tant d'attraits, le sentiment douloureux qu'ils lui étaient refusés, ce quelque chose de complexe, mais de farouche et d'amer, qui naît d'aveux non exprimés, d'ardeurs timides, de rêves brisés ou découragés par un mot indifférent, peut-être même par un mot aimable. Il s'en retournait de ces soirées, mécontent, agité, aigri, emportant un sentiment plus irrité de son obscurité, l'idée de l'injustice des naissances et de l'absurdité des distinctions humaines. Il y a peu de choses qui donnent plus d'amertume que la douce société des femmes quand on s'en sent exilé. Combien y a-t-il d'hommes à qui la gloire ne paraît souhaitable, que parce qu'elle amène l'amour? Il devait être particulièrement sensible à cette souffrance. Il ne faut pas oublier qu'il était arrivé à Édimbourg le cœur vide et encore meurtri. Dans cette vie nouvelle, il ne trouvait personne à aimer. Il y avait longtemps que pareille chose ne lui était arrivée. Il lui manquait quelque chose; un des rouages essentiels de son être ne fonctionnait plus, celui qui faisait chanter les autres et sonner l'horloge. Il en résultait un désœuvrement intime, une inoccupation du cœur. S'il avait vécu plus longtemps dans ce monde, peut-être aurait-il enfin rencontré une influence violente ou douce qui aurait exaspéré son inspiration ou apaisé son existence. Sa destinée ne lui en donna pas le temps. Ce fut un malheur pour lui. Une femme aurait pu avoir une bienfaisante puissance sur sa vie. Il semble l'avoir senti; une seule fois, il aurait pu la rencontrer; mais les circonstances s'y refusèrent. L'influence, toutefois, bonne ou mauvaise, fut considérable. Il se trouva rejeté du côté de femmes qui, avec toutes leurs qualités, ne pouvaient plus répondre à l'idéal plus fin et plus délicat qu'il s'était formé à Édimbourg et qui le laissèrent mécontent et insatisfait[592].
Il est possible que tous ces griefs soient grossis dans l'analyse qui vient d'en être faite. C'est une nécessité de tout examen un peu microscopique. En les laissant retomber à leur grandeur réelle, mais en conservant l'idée de leur activité et de leurs blessures incessantes, on voit qu'il y avait là un sourd travail de souffrance et de mécontentement, qui ne pouvait pas tarder à se manifester.
Hélas! qui démêlera jamais la part de mal contenue dans les événements qui se présentent le plus heureusement et dont nous nous réjouissons le plus? Comment aurait-on imaginé que ce séjour à Édimbourg deviendrait pour Burns une source de déplaisirs, plus funestes que ses malheurs? Et pourtant, c'est un fait, à la fois curieux et pénible à constater. On voit une misanthropie secrète sortir de son succès comme ce «quelque chose d'amer» dont parle le poète, qui surgit des douceurs et les empoisonne. Il avait eu jusque-là des chagrins; mais un homme n'est pas aigri parce qu'il gémit dans la souffrance. Ici une sorte de désenchantement mystérieux et général semble naître en lui, y exciter la défiance et le mépris des autres. Il faut le remarquer, parce que, à partir de ce moment, cet assombrissement de la pensée ne le quittera plus; il subsistera sous les clartés et les éclats de son génie, derrière les gaîtés de sa vie, avec cette persistance tranquille des choses ténébreuses, qui semblent sûres que le dernier mot leur restera. On voit paraître les premières paroles chagrines, indices du travail secret et important qui s'est fait en lui, dans ce fameux journal d'Édimbourg, qu'on crut perdu pendant si longtemps, et qui a été retrouvé il y a seulement quelques années[593]. L'ironie du début est surprenante; lui en qui l'amitié était un sentiment si fort.
«Comme j'ai vu à Édimbourg beaucoup de vie humaine et un grand nombre de caractères nouveaux pour quelqu'un qui a été, comme moi, élevé dans les ombres de la vie, j'ai pris la résolution d'écrire mes remarques, à l'endroit même. Gray observe, dans une de ses lettres à Mr Palgrave, «qu'un demi-mot fixé sur place ou tout près vaut un tombereau de souvenirs». J'ignore comment il en va avec les autres, mais pour moi, faire des remarques ne saurait être un plaisir solitaire. Il me faut quelqu'un pour être grave avec moi, quelqu'un qui me plaise et aide ma sagacité de ses remarques, que ce soit un homme ou une femme, et qui, de temps en temps, je le confesse, admire ma perspicacité et ma pénétration. Les hommes sont tellement occupés de leurs recherches égoïstes, de leur ambition, vanité, intérêt ou plaisir, que bien peu songent à faire aucune observation sur ce qui se passe autour d'eux, excepté quand cette observation est un surgeon ou une branche de la plante favorite qu'ils élèvent dans leur esprit. En dépit de toutes les hautes sentimentalités des écrivains de romans et de la sage philosophie des moralistes, je me demande si nous sommes capables d'une alliance d'amitié assez intime et assez cordiale pour que l'un de nous puisse épancher son cœur, toutes ses pensées, chacune de ses fantaisies, le fond même de son âme, avec une confiance illimitée, sans courir le risque ou de perdre une partie de ce respect que l'homme exige de l'homme; ou, par suite des inévitables imperfections de la nature humaine, de regretter sa confiance.
Pour ces raisons, je suis déterminé à faire de ces pages mon confident[594]. J'esquisserai, aussi bien que je saurai l'observer et avec une justice inflexible, chaque caractère qui me frappera en quelque façon; j'inscrirai des anecdotes, je noterai des remarques, selon le vieux terme légal, sans haine ou faveur. Si je trouve quelque chose d'habile, mon propre applaudissement satisfera, en quelque mesure, ma vanité, et, j'en demande pardon à Patrocle et à Achate, j'estime qu'un cadenas et une serrure sont une sécurité au moins égale au cœur d'un ami quel qu'il soit.
J'y mettrai également, à l'occasion, mon histoire intime, mes amours, mes excursions, les sourires et les humeurs de la Fortune à l'égard de ma personne de barde, mes poèmes et les fragments qui ne doivent jamais voir le jour. En un mot, jamais quatre shellings n'ont acheté autant d'amitié depuis que la Confiance est allée pour la première fois au marché ou que l'Honnêteté fut mise en vente.
À ces idées de l'amitié humaine, qui semblent odieuses mais qui ne sont que trop justes, je ferai joyeusement et vraiment une exception: les rapports entre deux personnes de sexe différent, quand leurs intérêts sont unis ou absorbés par le lien sacré de l'amour.
Quand la pensée rencontre la pensée avant qu'elle ait quitté les lèvres,
Et que chaque ardent désir jaillit en même temps des deux cœurs.
Là, sans réserve, avec exubérance, «règne et se réjouit» une confiance, une confiance qui exalte davantage les amants dans l'opinion l'un de l'autre, qui les rend plus chers dans le cœur l'un de l'autre. Mais ceci n'est pas mon lot, et, dans ma situation, si je suis sage (ce que, soit dit en passant, je n'ai pas grande chance de devenir) mon destin doit être avec le passereau du Psalmiste «de veiller seul sur les toits des maisons»![595] Oh! quelle pitié!![596]
Qui ne sent le goût amer de ces paroles? Ce sont là de singuliers sentiments et pleins d'une défiance qui n'était pas dans sa nature. Vers la fin, se trahit rapidement, par un mot, le sentiment pénible de son isolement parmi tant de femmes belles et qu'il admirait, entre lesquelles il rêva plus d'une fois sans doute de trouver une amitié comme celle qu'il décrit et qu'il n'est pas son «lot» de rencontrer.
Un peu plus loin se trouve un autre passage plus instructif parce qu'il est peut-être encore plus sincère. Il donne l'idée des froissements, des blessures, des irritations, des outrages, des colères sourdes, qui devaient constamment s'agiter dans son trop susceptible orgueil. Encore, le fait qui s'y trouve rapporté se passait-il chez le comte de Glencairn, c'est-à-dire chez le plus délicat et, en même temps, le plus vénéré de ses protecteurs. Que devait-ce être parfois, chez d'autres doués de moins de tact et inspirant moins de respect? Il y a là comme la rancune de mille affronts imaginaires, dévorés silencieusement, le frémissement de révoltes constantes, un germe de haine contre les distinctions sociales.
«Peu des tristes maux qui existent sous le ciel me donnent plus d'impatience et de chagrin que la comparaison de la façon dont est reçu un homme de talent, bien plus, d'un mérite reconnu partout, avec la réception qui attend un simple individu ordinaire, décoré des harnachements et des distinctions futiles de la Fortune. Imaginez un homme de talent, dont le cœur brille d'un honnête orgueil, qui a la conscience que tous les hommes sont nés égaux et qui, cependant, rend «honneur à qui honneur est dû.» Il rencontre, à la table d'un grand, un Squire Quelque chose, ou un Sir Quelqu'un. Il sait que, au fond du cœur, le noble hôte lui accorde à lui, barde, ou quoi qu'il soit, une plus large part de ses bons souhaits que peut-être à aucune autre personne de la table. Cependant, combien sera-t-il mortifié de voir un individu, dont les capacités auraient à peine fait un tailleur de quatre sous, et dont le cœur ne vaut pas trois liards, obtenir l'attention et l'intérêt qu'on oublie envers le fils du Génie et de la Pauvreté.
En cela, le noble Glencairn m'a blessé jusqu'à l'âme, parce que je l'estime, le respecte, et l'aime chèrement. Il montra un jour tant d'attention, une si exclusive attention au seul imbécile de la société, puisqu'il n'y avait que sa seigneurie, le sot et moi, que je fus à deux doigts de jeter mon gage de mépris et de défi. Mais il me serra la main et eut l'air si bienveillant, quand nous nous quittâmes; Dieu le bénisse! Quand bien même je ne devrais jamais le revoir, je l'aimerais jusqu'au jour de ma mort! Je suis satisfait de me sentir capable des tressaillements de la reconnaissance, car je manque misérablement de quelques autres vertus[597].»
Plus loin encore, il y a, sur le Dr Blair, un passage où se montre bien, avec la même susceptibilité qui éclate dans le passage précédent, l'indépendance avec laquelle il jugeait les plus illustres de ses patrons et le sentiment de l'égalité qui devait exister entre eux et lui:
Avec le Dr Blair, je suis plus à l'aise. Il ne m'arrive jamais de le respecter avec une humble vénération. Mais quand il s'intéresse bienveillamment à moi, ou mieux encore, quand il descend de son pinacle pour me rencontrer sur le terrain de l'égalité, mon cœur déborde de ce qu'on appelle affection. Quand il me néglige pour la simple carcasse de la grandeur ou quand son œil mesure la différence de nos points d'élévation, je me dis, sans presque aucune émotion: «Que m'importent lui et sa pompe?[597]»
Ainsi, au-dessous de si belles apparences, il y avait une dissonance cachée, à peine sensible, mais réelle. Il y avait, selon une jolie expression anglaise, «une fente dans quelque endroit du luth». Ces sentiments étaient, de part et d'autre, inconscients ou fugitifs, et, à coup sûr, secrets. Mais ils ne pouvaient tarder à se déclarer, à devenir plus exigeants. Si l'accord ne s'est pas fait dans la force de la sympathie première, il ne se fera plus maintenant qu'elle est épuisée, et, de ce côté du moins, la partie est perdue.
Ce défaut d'entente contribua à éloigner insensiblement Burns d'un monde où il était gêné et le poussa vers des sociétés plus aisées, plus sans façon, plus plébéiennes, pour ainsi dire, et aussi plus en rapport avec ses goûts et ses propres manières. Malheureusement, il y avait de ce côté-là des dangers. Il allait se trouver jeté dans des habitudes de vie dont il faut connaître la puissance pour comprendre combien il était difficile d'y échapper. Il sera nécessaire de toujours les avoir à l'esprit pendant la vie du poète, pour ne pas oublier quelle part de ses excès revient aux mœurs de son temps. C'est, du reste, un tableau qui ne manque pas de saveur.
Une ivrognerie générale existait alors dans toute l'Angleterre et à tous les rangs. C'était le temps où Robert Walpole commandait à son fils Horace de se verser deux verres de vin pour chacun des siens, parce qu'il n'était pas convenable qu'un fils vît son père en état d'ivresse. C'était le temps où Fox venait au Parlement, la tête enveloppée de serviettes mouillées pour dissiper les effets du vin. Mais ce défaut était encore beaucoup plus marqué en Écosse. L'ivrognerie était un des traits caractéristiques du pays. Elle était, pour ainsi dire, universelle, régnant dans toutes les classes, s'attaquant à toutes les têtes, troublant en même temps les cervelles obscures des bergers et des paysans et les cerveaux les plus clairs des professeurs et des savants, brouillant, à de certaines heures, du haut en bas, toutes les idées du pays. Il ne faut calomnier personne, et on a quelque hésitation à être aussi affirmatif; nous ne voudrions toucher à ce point singulier qu'avec les témoignages et les aveux d'Écossais.
Ils viennent, s'offrent de toutes parts. On n'a qu'à prendre au hasard. Dean Ramsay dit: «Un autre changement dans les mœurs, qui s'est effectué à la mémoire de beaucoup de personnes actuellement vivantes, a rapport aux habitudes de convivialité, ou, pour parler plus clairement, au bannissement de l'ivrognerie de la société polie. C'est à la vérité un changement important et béni. Mais c'est un changement dont beaucoup de ceux qui vivent aujourd'hui ne peuvent guère imaginer l'étendue. Il est à peine possible de se figurer les scènes qui avaient lieu, il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans, ou même moins[598].» Cockburn dit: «Deux vices qui, depuis longtemps, sont bannis de toute société respectable, étaient répandus, pour ne pas dire universels, parmi toutes les hautes classes: jurer et se griser. Rien n'était plus commun pour des gentlemen, qui avaient dîné avec des dames et qui se proposaient de les rejoindre, que de s'enivrer. S'enivrer dans une taverne semblait la conséquence naturelle sinon préméditée d'y être entré[599].» Chambers dit: «La dissipation dans les tavernes, maintenant si rare parmi les classes respectables, régnait auparavant à Édimbourg, à un degré remarquable, et absorbait les heures de loisir de tous les hommes de professions libérales, sans en excepter à peine les plus sévères et les plus austères. Aucun rang, aucune classe, aucune profession ne formait exception à cette règle[600].» Rogers dit: «L'ivrognerie n'était pas limitée à une classe particulière, tous buvaient, depuis le prince jusqu'au mendiant[601].»
Mais ces témoignages, pour si affirmatifs qu'ils soient, ne donnent pas l'impression d'ivrognerie universelle, continuelle, normale, qui se dégage de mille détails. Elle sort de partout et il faut vraiment la rencontrer de tous côtés pour y ajouter foi. C'était, à la lettre, une habitude reconnue et presque exigée par les mœurs. Les dîners devaient se terminer par l'ivresse générale des hommes; ceux qui ne pouvaient pas boire restaient chez eux[602]. Quand les dames se retiraient, les hommes buvaient seuls[603]. On passait les vins. On portait des toasts auxquels personne ne pouvait se dérober. La plupart du temps, les convives étaient gris quand ils remontaient au salon[604]. Mainte fois, les invités roulaient à terre[605] et ces corps étendus donnaient à la salle l'aspect d'un bivouac. La chose était si bien convenue que toutes les précautions étaient prises. Dans certaines maisons, on avait deux highlanders, chargés de transporter les hôtes dans leurs chambres[606]. Ailleurs, c'était mieux encore. Mackenzie racontait l'incroyable histoire suivante. Il était un jour à un dîner et, ne voyant d'autre façon de s'échapper, il s'était laissé glisser sous la table, parmi les cadavres qui y étaient déjà; on en était réduit à ces subterfuges. Après un instant, il sent à sa gorge le tâtonnement de deux mains. Il demande ce que c'est, et on lui répond: «Monsieur, je suis le domestique qui vient dénouer les cravates[607].» Dans toutes les occasions, on buvait, aux baptêmes, aux mariages, en concluant les affaires, aux funérailles mêmes. Celles-ci donnaient lieu à de véritables orgies. Il arrivait souvent que ceux qui portaient le cercueil et ceux qui le suivaient trébuchaient; tout le cortège, y compris le mort, zigzaguait. Une fois même, devant la fosse, ils s'aperçurent qu'ils avaient laissé le cercueil, au bord de la route, près de l'auberge où ils s'étaient arrêtés pour boire[608].
L'ivrognerie avait même une sorte de caractère officiel et une consécration, par suite de la position sociale de ceux qui s'y adonnaient ouvertement. C'étaient les juges surtout, ces vieux juges écossais, si clairs, si instruits, si intègres, dont les noms sont restés honorés, qui étaient les meilleurs soutiens, et, pour ainsi parler, les plus fermes piliers de la tradition. «Être soûl comme un juge» était un proverbe[609]. Leurs habitudes sembleraient incroyables, si elles n'étaient affirmées par des témoins comme Lord Cockburn. À Édimbourg, on plaçait, sur le tribunal même, des carafes d'eau, des verres et de bonnes bouteilles noires de vin de Porto. Les juges écoutaient les affaires en se versant à boire. Ceux qui avaient la tête solide y résistaient assez bien; mais les plus faibles s'en ressentaient. «Non pas, dit drôlement Lord Cockburn, que l'hermine fût jamais absolument grise, mais elle était certainement quelquefois émue.» Néanmoins rien n'était perceptible à distance; ils avaient tous acquis l'habitude de siéger et de conserver un air suffisamment judiciaire, même quand leurs flacons étaient tout à fait vides. Dans les circuits, cela prenait une autre forme. Les séances étaient coupées par de longs dîners, où juges, conseils, greffiers, jurés et prévost festoyaient ensemble. Après quoi, on retournait aux transportations et aux pendaisons. Quand, le soir, la cour s'en retournait, précédée de trompettes, on remarquait souvent «que le pas de la procession suivait moins bien la musique que le matin[610].» Le type le plus achevé de ces anciens juges était lord Hermand, un homme excellent, intègre et aimé de tous. «Les buveurs ordinaires, dit Cockburn, dans un charmant portrait de lui, tout plein de raillerie et de tendresse contenues, les buveurs ordinaires pensent que boire est un plaisir, mais pour Hermand, c'était une vertu. Il avait pour la boisson un respect sincère, en vérité, une haute approbation morale, avec une sérieuse compassion pour les malheureux qui ne pouvaient pas s'y livrer, et un juste mépris pour ceux qui le pouvaient et ne le faisaient pas.» Un jour, on jugeait à Glasgow, un jeune homme qui, à la suite d'une orgie et dans un jeu imprudent, avait légèrement, mais si malheureusement, frappé d'un couteau un de ses amis, que celui-ci avait expiré sur le coup. Les autres juges voyaient qu'il n'y avait guère de culpabilité. Mais Hermand, irrité du discrédit que ce fait jetait sur la boisson, demandait la transportation, et le tribunal entendait cette inoubliable conclusion: «On nous dit qu'il n'y avait pas de méchanceté et que le prisonnier était pris de boisson. Pris de boisson! Quoi! Il était ivre! et cependant il a assassiné l'homme qui avait bu avec lui! Ils avaient festoyé toute la nuit et cependant il l'a poignardé, après avoir bu toute une bouteille de rhum avec lui! Bon Dieu! mes Lords, s'il peut faire cela quand il est gris, que ne fera-t-il pas quand il est sobre?[611]» Le circuit dont il faisait partie était connu sous le nom de Daft Circuit, comme qui dirait le circuit gris[612]. Et cependant il mourut sans savoir ce que c'est qu'un mal de tête, à quatre-vingt-quatre ans[613]. Quand l'ébriété commença à déchoir dans le pays, la magistrature, qui en avait été la place forte, en fut le dernier refuge.
Dire que l'ivrognerie était acceptée par les mœurs et consacrée par la magistrature, ce n'est pas encore donner une idée suffisante de son importance. Elle était devenue une des conditions de succès dans la vie. Sans elle, il était impossible de prendre part aux affaires, de se mêler aux hommes, de tenir sa place au milieu d'eux. Quelqu'un d'incapable de boire était impropre à la vie publique, quels que fussent son intelligence et son caractère. Il en était exclu, comme on peut l'être aujourd'hui par une santé débile. Et cela était aussi vrai des ecclésiastiques que des autres. Il y a peu de traits plus significatifs à cet égard que deux passages très tranquilles du Dr Carlyle. À ses yeux, ces choses étaient naturelles. Parlant du Dr Webster, un des hommes les plus remarquables et un des chefs du clergé écossais, il dit: «Son apparence de grande rigidité en religion, à laquelle il avait été habitué par son père, n'empêchant nullement son humeur conviviale, il était regardé comme d'excellente compagnie même par des gens de mœurs dissolues, et comme il était un homme de cinq bouteilles, il pouvait les mettre tous sous la table. Mais comme il ne se trouvait jamais pire pour avoir bu, au moins d'une façon indécente, et que l'amour du claret, à quelque degré qu'il fût, n'était pas estimé en ces jours-là un péché en Écosse, tous ses excès étaient pardonnes[614].» Et parlant d'un autre, il porte ce jugement, peut-être plus caractéristique encore: «Le Dr Patrick Cuming était, à cette époque, à la tête du parti modéré; et si son caractère avait été égal à ses talents, il aurait pu le rester longtemps, car il avait du savoir, de la sagacité, une conversation très agréable, avec une constitution capable de supporter la convivialité des temps[615].» Ainsi, la capacité de boire était une qualité indispensable pour être à la tête d'une des fractions du clergé. Il n'est guère possible de rencontrer un aveu qui dépasse celui-ci. On peut se faire, d'après la position sociale qu'occupait alors l'ivrognerie, quelque idée de son pouvoir. Ce n'est pas trop dire que se griser était un des attributs de l'homme, comme d'aller à la chasse ou de monter à cheval; on n'y prêtait pas d'autre importance et il ne s'y attachait aucun blâme.
Naturellement Édimbourg était la métropole de cette intempérance nationale. On y buvait du haut en bas de la société, depuis Dugald Stewart, qui était peut-être le plus parfait gentilhomme de la ville et un des hommes les plus purs qui aient vécu, jusqu'au dernier des caddies. C'était la ville des clubs et des tavernes.
Les premiers étaient innombrables. Il y en avait de tous genres, depuis le célèbre club du Tisonnier auquel appartenaient Hume, Ferguson, Carlyle, Richardson, Blair, jusqu'aux clubs infimes où les petits boutiquiers se réunissaient après avoir fermé leurs échoppes. Il y en avait de toutes les appellations et de tous les règlements. C'étaient le Club du Cap auquel avait appartenu le poète Fergusson; le Club Antemanum ainsi nommé parce qu'on réglait d'avance; le Club des Prodigues parce que la dépense était restreinte à neuf sous; le Club des Verrats; le Club du Feu d'Enfer, association de terribles débauchés; le Club sale où les membres n'avaient pas le droit de se présenter en linge propre; les Originaux où on écrivait son nom à l'envers; les Seigneurs du bonnet parce que les membres portaient des bonnets bleus; les Perruques noires[616]. Ils pullulaient de toutes parts, avec leurs titres énigmatiques dus à quelque plaisanterie goûtée des initiés et dont le sel est perdu, avec leurs rites bizarres et grotesques, où les graves citoyens semblaient prendre leur revanche de la monotonie de leur vie. Le même individu appartenait souvent à plusieurs clubs et alors chacune de ses soirées était prise. Le trait commun de toutes ces réunions, c'est qu'on y buvait lourdement. «Les clubs d'Edinburgh, dit le Dr Rogers, étaient les scènes d'une dissipation dans sa forme la plus révoltante. Le Poker Club était composé d'hommes de lettres dont les faiblesses sociales s'accordaient mal avec leurs goûts littéraires. En sortant de leurs clubs, les membres s'en allaient titubants, plus ou moins ivres[617].» Et c'était le club des premiers hommes du pays[618].
Et les tavernes, les vieilles tavernes d'Édimbourg, innombrables elles aussi! Perdues au fond des cours, éparses dans les étroites ruelles, blotties au pied de ces immenses maisons, ressemblant souvent à des caves, on les trouvait partout. N'ayant jamais un rayon de soleil, basses, sombres, sales, gluantes et puantes du relent des boissons, elles semblaient ainsi plus retirées et plus confortables[619]. Elles étaient un des organes de la vie publique. C'est là que se commentaient les nouvelles et que se faisaient toutes les affaires. Il n'y avait pas si longtemps que les médecins y donnaient leurs consultations. Les plus grands avocats et les plus grands légistes de l'époque y donnaient encore les leurs[620]. Il était inutile de chercher un homme de loi chez lui; on n'y songeait pas. Il fallait découvrir sa taverne où on le trouvait au milieu de papiers et de clients[621]. Quand une affaire était conclue, on faisait apporter à boire, comme aujourd'hui nos paysans aux francs-marchés. On y buvait du claret pris au tonneau, du porter, de l'ale d'Édimbourg, sorte de liquide épais et puissant dont on ne pouvait guère dépasser une bouteille[622], et du cappie ale, servie dans des coupes de bois et sur laquelle on mettait un petit chapeau d'eau-de-vie[623]. Le soir était le grand moment des tavernes. Ceux qui veulent en avoir une description fidèle n'ont qu'à relire les chapitres de Guy Mannering, consacrés à l'avocat Paul Pleydell.
Les dames, les dames elles-mêmes, je dis les dames de la haute société, n'échappaient pas à la contagion[624]. Toutes, sans doute, n'allaient pas aussi loin que les trois dont Chambers raconte l'histoire. Elles avaient eu dans une taverne, près de la Croix, une réunion joyeuse qui s'était prolongée tard. Quant elles en sortirent, il faisait beau clair de lune. Elles montèrent bravement la Grand'rue, jusqu'à l'endroit où le clocher de l'église de la Troon jetait en travers son ombre noire. Quel était cet obstacle? Elles s'imaginèrent que c'était une rivière. Les voilà assises sur la berge de l'ombre, retirant leurs chaussures et leurs bas. Puis, relevant leurs jupes, elles traversèrent, avec précaution, le flot sombre et, arrivées sur l'autre rive, se rassirent, remirent leurs souliers et continuèrent leur chemin, se réjouissant d'avoir si bien passé le gué[625]. Elles ne furent pas probablement les seules, car M. Charles Kirkpatrick Sharpe, un vieux gentilhomme très sec, très poli et très caustique, qui se promenait, au commencement de ce siècle, avec le costume du siècle dernier et savait, sur ses contemporains et leurs ancêtres, une foule de méchantes histoires, avait à ce sujet une chanson qu'il disait de sa voix aiguë[626]:
Il y avait quatre dames grises
Qui sont restées ensemble,
Depuis midi, un matin de mai,
Jusqu'à dix heures sonnées du soir;
Jusqu'à dix heures sonnées du soir;
Alors, elles y renoncèrent.
Et il y eut quatre dames grises
Qui descendirent le Nether Bow[627].
Cela fait au moins sept dames écossaises qui se grisèrent pendant le XVIIIe siècle. Sans doute il n'y en eut pas d'autres. Toutefois, c'était une coutume parmi celles de la plus haute société que de faire des parties dans les caves à huîtres, les oyster cellars. En hiver, après la tombée de la brune, on prenait rendez-vous avec quelques gentlemen, et on allait, en carrosse, passer sa soirée dans un de ces trous sordides qu'on appelait des basses boutiques[628]. On s'y régalait de porter, une bière très brune, et d'huîtres, placées dans de grands plats en bois sur des tables grossières éclairées par une chandelle. Il était convenu que la conversation y était plus libre, plus hardie et presque sans frein. Elle se délassait de la bienséance des salons. Quand on avait déblayé les tables, on apportait du cognac ou du punch au rhum, selon le goût des dames. On dansait ensuite. Dans ces parties élégantes il arrivait que les ladies faisaient danser avec elles les huîtrières, bien qu'elles eussent la pire réputation. Tout cela allait, dit Chambers, sous le nom commode d'escapade[629]. Plus de dix années après le séjour de Burns, lord Melville, qui était alors ministre de la guerre, et la duchesse de Gordon, notre connaissance, la protectrice du poète, se retrouvant à Édimbourg, firent une partie de cave à huîtres et consacrèrent une soirée à ce plaisir de leur jeunesse[630]. C'était la façon d'alors d'aller au cabaret.
Aussi quand la nuit tombait, une vie souterraine s'éveillait de toutes parts dans les entrailles de la vieille cité. On voyait les hommes les plus distingués s'enfoncer par groupes dans ces étroites ruelles, s'engloutir dans ces trous noirs, au fond desquels étaient les tavernes mal éclairées[631]. Comme les souvenirs classiques ne leur manquaient pas, ils les comparaient aux grottes de l'Averne, aux allées de l'Érèbe, aux antres du Cocyte, aux régions infernales et fuligineuses[632]. Accoudés à des tables grossières, ils étaient là pour toute la soirée et souvent pour toute la nuit. C'étaient des causeries, des discussions, des chansons. Une bonhomie, une jovialité, une camaraderie universelle faisaient le charme de ces réunions. C'était le délassement de la journée; ces esprits graves se récréaient, prenaient leurs ébats. On buvait amicalement d'interminables tournées de claret, de punch ou de whiskey.
Puis, vers les dernières heures de la nuit ou aux petites heures du jour, ils ressortaient souvent en état d'ivresse, s'en retournaient chez eux d'une marche désordonnée. «Ah! Docteur, si vos paroissiens vous voyaient, que diraient-ils?—Tut, homme! ils n'en croiraient pas leurs yeux[633].» C'était le Dr Webster qui rentrait chez lui. «Où reste John Clark?—Mais, vous êtes John Clark lui-même!» répond le vieux garde à qui on pose cette question. «Je ne te demande pas où est John Clark, mais où est sa maison». C'était, en effet, John Clark, un des premiers avocats du temps qui fut peu après nommé juge[634]. «Rien n'était plus commun le matin que de rencontrer des hommes de haut rang et de dignité officielle s'en retourner chez eux en titubant, en sortant d'une ruelle de la High Street où ils avaient passé la nuit à boire. Il n'était pas rare de voir deux ou trois des très honorables lords du Conseil et de la Session monter au tribunal le matin dans un état crapuleux[635].» Souvent, juges et avocats, en sortant de la séance, allaient souper ensemble, prolongeaient leurs potations jusqu'au jour et se levaient de table pour aller au Parlement reprendre l'affaire[636]. La grande rue d'Édimbourg a certainement vu tituber la plupart des célébrités de cette époque.
Chose étrange! Beaucoup de ces hommes étaient si solides et d'une telle résistance que leur santé n'était pas affectée par ces excès quotidiens, et que la lucidité de leur intelligence restait entière, au milieu des plus accablantes débauches[637]. Le célèbre avocat Hay estimait qu'il était plus propre à élucider une affaire quand il avait pris ses six bouteilles de claret, et un de ses clercs racontait qu'il lui avait dicté le meilleur de ses mémoires un jour qu'il les avait bues[638]. De lord Harmand, quelqu'un qui l'avait bien connu disait «qu'aucune orgie n'avait jamais ébranlé sa santé, car il ne fut jamais malade, ni diminué son goût pour la famille et la tranquillité, ni embrouillé sa tête; il n'en dormait que plus profondément, et s'en levait plus tôt et plus calme[639]». Après ces nuits terribles, la plupart rentraient chez eux, se baignaient la tête dans l'eau froide, secouaient l'ivresse comme un reste de sommeil, et s'en retournaient à leurs occupations très sûrs et très calmes[640]. Il fallait pour cela des constitutions d'une incroyable solidité, des constitutions indestructibles, telles qu'en fournit une race neuve, rude, récente du sol et pleine encore de la force des chênes et des rocs. Elle s'affaiblit maintenant et les plus robustes buveurs se plaignent que les coupes de leurs pères et de leurs oncles soient trop profondes pour eux. Mais, même alors, pour les natures protégées par une santé moins épaisse, ou dans laquelle il y avait un point faible, ce régime était fatal. Il l'était surtout pour les natures excitables, qui se dépensaient de plusieurs façons, et puisaient, dans des excès de boisson, de la fièvre pour des excès de travail ou de plaisir. Combien furent ainsi usés ou brisés prématurément!
Burns fut bientôt lancé dans cette vie nocturne de tavernes où l'attendaient des excès de tous genres. Il y était poussé par la recherche du plaisir, naturelle en un homme de son âge; mais aussi par des causes plus intéressantes. Il y était accueilli et attiré par une classe d'hommes avec lesquels il se trouvait plus en sympathie et plus à l'aise. Ils n'étaient pas illustres comme ceux des hauts salons; ils leur cédaient par l'éducation, par un certain affinement de goût et de manières, et aussi par le ton moral ordinaire; mais ils leur étaient à peine inférieurs en savoir et en puissance intellectuelle. Il y avait des juges, des avocats, des professeurs, des écrivains, un peu au-dessous des premiers par la tenue et la conduite de la vie, plutôt que par le rang de l'esprit. N'étant pas contenue par le souci de la position, leur conversation avait peut-être plus de hardiesse, d'imprévu et d'originalité. Ils étaient moins cosmopolites, plus foncièrement écossais; ils avaient plus la saveur du terroir; ils étaient plus faits pour être charmés par Burns et pour lui plaire. Lui, de son côté, se trouvait plus à l'aise au milieu d'eux. Il y rencontrait une cordialité plus franche, des façons moins compliquées. Il était débarrassé de la convenance des salons qui lui était une contrainte. Peu à peu, il se sentit porté vers eux.
Il ne tarda pas à être un des habitués d'une des tavernes les plus connues de la ville, tenue par un certain Dawney Douglas. C'était un gaël très paisible, à qui on faisait chanter une chanson plaintive et superstitieuse des Hautes-Terres: la femme de Colin était morte et elle revenait traire les vaches au crépuscule. La chanson s'appelait Cra-Chalieis c'est-à-dire les bêtes à Colin. Vers l'époque où l'Écosse était agitée par l'établissement d'une milice et où se formaient de tous côtés des régiments de miliciens, la taverne était fréquentée par une réunion de bons vivants qui avaient pris le titre de Crochallan fencibles, comme s'ils avaient dit: les volontaires des vaches à Colin. C'était une société de rudes buveurs, tous hommes intelligents, mais plus rugueux et plus âpres, d'une jovialité parfois grossière. C'étaient Charles Hay, un des premiers avocats de son temps; Alexandre Cunningham, écrivain au signet qui devint plus tard bijoutier; William Dunbar, écrivain au signet; Smellie, l'imprimeur de Burns, auteur d'une Philosophie de l'Histoire naturelle, un esprit original et fort, une de ces têtes écossaises, si solides, hérissées de cheveux grisonnants; William Nicol, professeur de latin à la High School, un homme qui, en vigueur d'intelligence, en impétuosité de passion à la fois déréglée et généreuse, ressemblait à Burns, et qui, pour son habileté et sa facilité en composition latine, était peut-être sans rival en Europe, mais dont les vertus et le génie furent obscurcis par des habitudes d'excès bachiques. Il y avait aussi un des collègues de Nicol nommé Cruikshank. Burns fut enrôlé parmi les Crochallans. Presque tous devinrent ses amis et, de toutes ses connaissances d'Édimbourg, les noms qui reparaissent le plus souvent et persistent le plus longtemps dans sa correspondance sont ceux des habitués de la taverne de Dawney Douglas.
C'était une bonne fortune aux Crochallans quand Burns y apparaissait, et plus d'un soir, en sortant des salons, il dut venir s'y reposer de leur contrainte. On accueillait son entrée d'applaudissements, on lui faisait place, on s'apprêtait à l'écouter. Ces murs enfumés eurent assurément le meilleur du génie qu'il dépensa à Édimbourg. Il fut là plus spirituel et plus éloquent qu'ailleurs. Sa verve y était plus libre et plus fougueuse; son esprit se déployait plus franchement, s'échauffait, s'enflammait. Ses auditeurs le comprenaient mieux, le fêtaient, riaient plus bruyamment de ses mots, n'étaient pas offensés par une idée hardie ou par une expression leste. Au contraire, les rires augmentaient avec la vivacité des images et des termes. Il se grisait de ce bruit; chacune de ses saillies partait de l'endroit où ils avaient applaudi la dernière et allait plus loin. Le choc des verres, les chansons, les refrains repris en chœur, les bravos, l'excitaient; une pointe d'ivresse venait. Les dernières heures de la soirée passaient rapidement et celles de la nuit passaient inaperçues. Parfois même, lorsqu'on sortait, l'ombre était encore au pied des maisons et dans les ruelles, mais déjà «le matin de ses jolis sourires pourpres baisait le coq aérien de St.-Giles.»
C'était une vie qui n'allait pas sans ses détériorations et ses dangers, car les choses n'en restaient pas toujours là. Parfois l'ivresse devenait plus lourde et plus épaisse. Au lieu de s'arrêter de ce côté-ci de la gaîté, du côté léger et vif, elle la traversait, allait jusqu'à l'autre bord, où commencent la pesanteur et la brutalité. Comme Burns faisait tout avec emportement et une sorte de bravade, comme il s'y dépensait de mille manières, ces soirées devaient être très préjudiciables à sa santé physique. D'autres dangers, qui se tiennent à l'écart de l'homme de sang-froid mais assaillent l'homme échauffé et troublé par la boisson, l'attendaient au sortir de la taverne. Les tentations et les vices ne manquaient pas à Édimbourg, qui était comme toutes les grandes villes. Fergusson nous a montré, sous les réverbères, ces femmes aux yeux alourdis et au visage triste qui connurent la beauté, fredonnant aux passants des refrains vicieux et les lettres de Théophrastus se plaignent du nombre des maisons «d'accommodation civile[641]». Quelque grossières que fussent ces tentations, quelque hideuses même qu'elles apparaissent parfois quand le jour et la raison ont retrouvé leur clarté, dans la lueur douteuse de la nuit et de l'ivresse, elles sont toujours assez efficaces. Burns y fut conduit et s'y laissa prendre. L'ardeur de son tempérament et un peu aussi l'attrait, que l'éclat voyant et brutal dont se pare le vice exerce sur l'œil novice d'un campagnard, l'entraînement, l'exemple agirent sur lui. Heron, qui le connut très bien pendant cette période, a fortement marqué ces dessous de sa vie d'Édimbourg:
Malheureusement il arriva ce qui était naturel dans les circonstances extraordinaires où Burns se trouva placé. Il ne sut pas assumer assez de froideur pour rejeter la familiarité de tous ceux qui, sans attachement sérieux pour lui, l'entouraient d'importunités, pour obtenir sa connaissance et son intimité. Il fut insensiblement conduit à s'associer, moins avec les hommes savants, austères et d'une tempérance rigoureuse, qu'avec les jeunes, avec les sectateurs de joies intempérantes, avec des personnes près de qui sa principale recommandation était son esprit licencieux, et qu'il ne pouvait fréquenter longtemps sans partager les excès de leurs débauches.... Les attraits du plaisir trop souvent énervent nos résolutions vertueuses, même pendant que nous avons l'air de les repousser d'un front sévère; nous résistons, nous résistons, nous résistons encore; mais, à la fin, nous nous retournons tout d'un coup et nous embrassons passionnément l'enchanteresse. Les élégants d'Édimbourg accomplirent, par rapport à Burns, ce que les rustres d'Ayrshire n'avaient pas pu faire. Après quelques mois de séjour à Édimbourg, il commença à s'éloigner non pas entièrement, mais dans une certaine mesure, de la société de ses amis plus graves. Trop de ses heures furent passées à la table d'hommes qui aimaient à pousser la convivialité jusqu'à l'ivresse—à la taverne ou au bordel. Il se laissa entourer par une race d'êtres méprisables, qui étaient fiers de dire qu'ils avaient été dans la compagnie de Burns et avaient vu Burns aussi pris et aussi assolé qu'eux-mêmes. Il n'était pas encore irréparablement perdu pour la Tempérance et la Modération, mais déjà il était presque trop captivé par ces folles orgies, pour jamais revenir à un attachement fidèle pour les charmes de la sobriété[642].»
Ses biographes récents, dont quelques-uns sont clergymen, laissent volontiers dans l'ombre ces aspects de sa vie, sans lesquels elle est incomplète. Ils finiraient par la fausser, par en altérer le caractère en n'en représentant qu'une partie, et par dégager de la réalité, où les défauts sont souvent de vigoureuses touches de nature, un Burns atténué. C'étaient là des écarts bien excusables et presque inévitables chez un jeune homme avide de vie et fougueux. Il n'y a aucun blâme à y attacher. Le seul sentiment qui puisse venir est un sentiment de regret pour ces dissipations inutiles et ces folles prodigalités de temps, de jeunesse et de santé.
Un autre inconvénient résulta de ces soirées à la taverne: l'habitude de trôner, d'être le maître de la conversation, de ne pas avoir de contradicteurs. Il y prit un ton hautain, impatient de toute opposition, quelque chose de brusque et de péremptoire, qu'il ne parvenait qu'avec peine à dominer dans d'autres lieux. C'était une disposition naturelle que les circonstances exagéraient en lui. Avec des réserves, tous ceux qui l'ont connu alors en parlent; on devine que ce dut être son défaut le plus visible, l'endroit faible de sa conduite, si solide d'ailleurs.
Il commença à contracter un peu d'arrogance nouvelle dans la conversation. Accoutumé à être, parmi ses compagnons favoris, ce qu'on appelle vulgairement mais avec expression «le coq de la société», il avait peine à refréner une liberté habituelle et un ton de conversation décidé et dictatorial, même au milieu de personnes moins disposées à endurer sa présomption avec patience[643].
Ce n'étaient là, bien entendu, que des germes de mal. Ils existaient cependant. Les circonstances ne les laissèrent pas dormants. Il faut cependant la connaissance de ce qu'ils sont devenus, pour leur donner dès à présent leur importance. Ils étaient, pour le moment, à peine visibles et cachés à la prévision de tous. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce séjour à Édimbourg était en train de produire sur Burns une insensible et lente détérioration.
Ce qui avait contribué à entretenir un certain malaise dans l'esprit de Burns, c'était l'incertitude de ce qu'il allait faire. Il était arrivé à Édimbourg, sans idée bien arrêtée, surpris par son succès et peut-être grisé de mille espérances vagues. Cette ivresse commençait à se dissiper. Au mois de janvier, il écrit «qu'il est aussi ténébreux que l'était le chaos» en ce qui concerne l'avenir. Un de ses patrons, Mr Miller, lui a parlé d'une ferme située sur un domaine, qu'il vient d'acheter dans les environs de Dumfries. C'est la première fois qu'apparaît dans son histoire ce nom qui y reviendra souvent et qui doit la clore. Il est disposé à aller s'établir n'importe où, pourvu que ce soit ailleurs que dans son ancien voisinage. Mais Mr Miller n'est guère bon juge de la terre et, dit-il avec une sorte d'appréhension prophétique, «il peut m'offrir un marché avantageux dans son opinion, qui sera ma ruine[644]». Il se propose, en revenant à Mauchline, de passer par Dumfries, vers le mois de mai, pour y rencontrer Mr Miller et examiner la ferme. De temps en temps, il parle dans ses lettres de retourner à son humble condition, aux ombres de la vie[645] et à sa vieille connaissance, la charrue.
Cependant, au commencement de février, on voit apparaître une autre préoccupation. Le comte de Buchan, frère de Henry Erskine, lui avait conseillé de parcourir l'Écosse pour y recueillir des sujets de poésies nationales. Il semble que cet avis ait éveillé en lui un désir déjà formé:
«Votre Seigneurie touche la corde favorite de mon cœur, lorsque vous me conseillez d'enflammer ma muse à l'histoire écossaise et aux scènes écossaises. Il n'y a rien que je souhaite plus que de faire un tranquille pélerinage à travers ma patrie, de m'asseoir et de rêver dans ces champs jadis durement disputés, où la Calédonie triomphante vit son lion sanglant porté, à travers des rangs brisés, jusqu'à la victoire et à la gloire, d'y trouver l'inspiration et de répandre dans des chants ces noms immortels[646].
Mais il ajoute que, au milieu de ces délicieuses et enthousiastes rêveries, un fantôme au visage long et sec, à l'air très moral, s'est mis en travers de son imagination et, avec l'air glacial d'un prédicateur, lui rappelle combien il a déjà dédaigné de salutaires avis. Il l'avertit de ne pas suivre ces météores et ces feux-follets de la fantaisie et du caprice qui l'amèneront une fois de plus au bord de la ruine.
Toutefois, le rêve est mal chassé. Deux mois plus tard, à la fin de mars, il reparaît plus attrayant. Il faut plus d'efforts et des motifs moins personnels pour le repousser.
«Vous vous intéressez avec bienveillance à mes vues et à mes projets d'avenir. De ce côté, il m'est impossible de vous donner aucune lumière:
Tout est sombre, comme était le chaos avant que le jeune soleil
Fût ramassé en un globe et eût essayé ses rayons,
À travers l'obscurité profonde.
L'appellation de poète écossais est de beaucoup mon plus haut orgueil. Continuer à la mériter est ma plus haute ambition. Les scènes écossaises et l'histoire écossaise sont des thèmes que je désirerais célébrer. Je n'ai pas de désir plus cher que de pouvoir, débarrassé de la routine des affaires, pour lesquelles le ciel sait que je suis bien impropre, faire des pèlerinages tranquilles à travers la Calédonie, m'asseoir sur ses champs de bataille, errer sur les rives romantiques de ses rivières et songer près des tours majestueuses ou des ruines vénérables, jadis séjours honorés de ses héros.
Mais ce sont là des pensées chimériques. J'ai joué assez longtemps avec la vie. J'ai une chère, une vieille mère à qui pourvoir, et d'autres liens du cœur, peut-être aussi tendres. Quand l'individu seul souffre des conséquences de sa propre étourderie, indolence ou folie, il peut être excusable. Il y a plus: de brillants talents et quelques-unes des plus nobles vertus peuvent à moitié sanctifier un caractère insouciant. Mais quand Dieu et la nature ont confié à ses soins le bien-être des autres, quand le dépôt est sacré et que les liens sont chers, l'homme (que ces liens ne pousseraient pas au travail) doit être enfoncé bien avant dans l'égoïsme, ou étrangement égaré loin de la réflexion[647].»
On voit d'après cela qu'il vivait toujours dans l'indécision. Il nourrissait vaguement le désir d'être un poète national. Il semble même qu'il s'y glissât en lui une idée d'être délivré de la routine des affaires. Comme il était à prévoir, ce projet plusieurs fois écarté finit par triompher à la fin d'avril. Il annonce au Dr Moore[648] qu'il va faire quelques pèlerinages sur le sol classique de la Calédonie, et, au commencement de mai, il se prépare à retourner en Ayrshire en suivant les Borders. À cet effet, il acheta à Édimbourg une jument qui deviendra une figure familière de son histoire. Il l'appela Jenny Geddes. C'était le nom de la vieille marchande d'herbes, de la vieille virago de St.-Giles. La Jenny Geddes de Burns semble avoir été d'un tempérament moins irascible; elle vécut amicalement avec son maître pendant des années.[Lien vers la Table des matières.]
II.
L'ÉTÉ DE 1787.
LE VOYAGE DES BORDERS.
Il quitta Édimbourg le 5 mai 1787, en compagnie d'un de ses nouveaux amis, Robert Ainslie, dont le père était fermier dans les environs de Dunse. Son intention était de s'en retourner à Mossgiel, en parcourant le pays qui s'étend, de Berwick à Carlisle, le long de la frontière anglaise, et qui est si connu dans la poésie et l'histoire d'Écosse sous le nom de Borders. Il voulait faire, disait-il, «quelques pèlerinages sur le sol classique de la Calédonie». Il se proposait, sans doute, d'y rechercher des inspirations poétiques, des scènes, des souvenirs, dont il pût faire son profit. Il n'est pas sans intérêt, pour l'étude de ses préférences d'esprit et en même temps pour la notation exacte de son état d'âme, de voir ce qu'il a su retirer, pendant ce voyage, soit des aspects de la nature, soit des associations humaines qui y sont mêlées.
Le pays qu'il allait visiter possède un grand charme tranquille et mélancolique[649]. Il n'est pas très puissant ni très mouvementé; c'est une région de collines et de montagnes moyennes, arrondies par l'usure de glaciers disparus. Elle s'étend, avec l'allure des hauts plateaux[650], en calmes ondulations liées les unes aux autres, qui se rencontrent, se coupent ou se marient, en courbes sereines et harmonieuses. Le paysage se prolonge de tous côtés, uniforme, partout semblable à lui-même et cependant partout séduisant; indéfiniment il s'enfuit d'un même rhythme large et noble et, à peu près à égale hauteur, pousse jusqu'au fond du ciel la houle paisible de ses cimes. Ces montagnes souples s'abaissent vers les vallées, en descentes très douces, en inclinaisons molles et coulantes, en fléchissements sans heurt, en plis traînants. La forme de la contrée est très apparente, car rien ne l'interrompt ni ne la recouvre. Un de ses caractères est l'absence de toute haute végétation; les bois sont ramassés dans le fond des vallées plus importantes; ailleurs, peu ou pas d'arbres, sauf quelques bouquets de bouleaux et de mélèzes semés sur les plus basses pentes. On a, dans son ampleur, la beauté des paysages nus, à grandes lignes maîtresses qui se déroulent dans le ciel, y mettant un mouvement lorsqu'il est pur et immuable, y mettant un repos lorsqu'il est rempli de la mobilité des nuées.
Ce calme des contours est, en outre, soutenu par la monotonie de la coloration. Des bruyères, des fougères, des genêts, une herbe rude et unie, des mousses semblables à des velours bruns ou verts, recouvrent les pentes, de larges teintes adoucies et voisines, qui laissent, selon l'expression de Geikie, toute leur valeur aux modulations du terrain[651]. Les couleurs changent avec les saisons; mais lors même qu'elles sont le plus vives, c'est-à-dire lorsque, vers l'automne, les bruyères s'empourprent, les fougères s'orangent et que les mousses et l'herbe deviennent rousses, ce sont encore des nuances passées, assorties en une richesse sobre et simple. On dirait seulement que le paysage a pris une somptueuse patine. Ainsi rien n'arrête, rien ne trouble l'âme dans ses rêveries, lorsqu'elle se livre à ces montagnes, et qu'elle s'abandonne à suivre ces cimes qui courent en lignes parallèles, se succèdent, montent, coulent, passent doucement de l'une à l'autre, en longues sinuosités belles et graves[652].
Mais il faut pénétrer plus avant vers le cœur du pays, pour en découvrir l'attrait souverain. Il réside dans les hautes vallées désertes, où tournoie l'aigle et où songe le héron; son séjour est dans ces silencieux et verts amphithéâtres de pâturages, sur lesquels plane une paix solennelle. Pas une chaumière, une hutte; mais seulement, de toutes parts, des blancheurs paisibles de troupeaux de moutons; on croirait que les vers de Lucrèce, ces vers admirables où est l'âme des solitudes pastorales, ont été écrits dans ces lieux:
«Sæpe in colli, tondentes pabula lœta,
Lanigeræ reptant pecudes, quo quamque vocantes
Invitant herbæ, gemmantes rore recenti;
Et satiati agni ludunt, blandeque coruscant;
Omnia quæ nobis longe confusa videntur,
Et velut in viridi candor consistere colli[653].»
Chacune de ces mille vallées a son cours d'eau dont l'histoire est pareille. Entre des mousses plus vives, un bouillon clair sourd, un ruisseau s'enfuit à travers l'herbe, court et scintille sous les bruyères, se brise et étincelle dans des rochers et plus loin disparaît, dans une gorge, entre des déchirures rougeâtres et des blocs gris, pour aller plus lentement rejoindre les prairies basses. Les vallons latéraux qui débouchent dans ces vallées ont tous aussi leur rivulet qui se divise en filets brillants. On dirait qu'un géant a laissé dans chacun de ces creux un rameau d'argent. Un murmure d'eaux s'exhale de cette solitude sans la troubler car il fait partie d'elle. Par instants, le bêlement des troupeaux se mêle à lui, en une voix partout éparse et plaintive. Et toujours la profondeur du ciel est occupée par les longues ondulations sérieuses des collines, qui deviennent plus légères plus elles sont lointaines et, à l'extrémité de l'horizon, sont tout à fait transparentes et bleues.
Au charme mélancolique de la nature celui des souvenirs s'ajoute; et tous deux s'accordent[654]. Dans les vallées basses, le long des rivières, sont les ruines historiques. Là s'étend la ligne fameuse des abbayes de Melrose, de Kelso, de Jedburgh, de Dryburgh; là sont les vieux châteaux comme Roxburgh; les vieilles villes comme Berwick, Coldstream, Kelso, Jedburgh, Melrose, Selkirk, Peebles, célèbres dans l'histoire et dans la poésie écossaises. Mais surtout le pays est plein de la mémoire des luttes des Borders. Un des traits du paysage sont ces hautes tours carrées, désignées par le nom de peels, qui servaient de refuge et de repaire aux barons maraudeurs de cette frontière. Avec leur air menaçant, leurs murs massifs et nus, leurs étroites ouvertures, leurs meurtrières, leurs mâchicoulis, leur corbeille de fer fixée tout en haut du toit, dans laquelle on entassait de la tourbe et de la poix pour allumer la flamme d'alarme, le bale-fire, qui parcourait toute la contrée en une nuit,
Un drap de flamme, de la tour haute,
Flottait sur le ciel comme un drapeau sanglant,
Tout flamboyant et déchiré[655],
les unes toujours intactes et fières, les autres fendues, croulantes, encore marquées de la trace noire des incendies, elles se dressent de toutes parts. Elles se sont emparées de tous les points propices. Il n'y a pas une crête, un promontoire de colline dans les vallées, un passage de route ou de sentier, qu'elles ne s'y soient installées; quelques-unes sont juchées sur des pics sans accès; d'autres cramponnées au bord des précipices, au-dessus de torrents; d'autres dissimulées dans des bois, ou sinistrement isolées au centre de marécages et de fondrières. Ces forteresses étaient habitées par d'étranges maîtres, en partie brigands, en partie soldats, en partie seigneurs. C'étaient les Elliots, les Armstrongs, les Turnbulls, les Rutherfords, les Scotts, les Homes, les Kerrs, race d'hommes désespérés, hardis, toujours en guerre avec les Anglais ou entre eux, toujours en coups de force, en alarmes. Leurs exploits étaient de partir le soir, de passer la frontière inaperçus, et de tomber, à dix, quinze lieues de là, sur une ferme, un hameau, dont ils enlevaient les bestiaux. La nuit était leur complice; c'est pourquoi la plupart avaient dans leurs armes des étoiles et la lune[656]. Quand le butin était fini et qu'il n'y avait plus rien au logis, un beau soir, en découvrant le plat, on y trouvait une paire d'éperons. On savait ce que cela voulait dire et on repartait en expédition. Ces hommes durs, presque aussi cruels que des Peaux-Rouges[657], vivaient dans la continuelle tension d'énergie, dans la force, la hâte et l'exigence impérieuse de sentiments, et aussi dans la suprématie d'âme, que développe, après tout, le risque même grossier mais continuel de la vie. C'étaient des existences sans poésie, mais où il y avait des heures intenses et poétiques. On voit ce qu'une pareille condition entraîne d'aventures, de traits de courage, de dangers, de querelles, de luttes entre familles, de vengeances longtemps poursuivies. Ces querelles, qui tenaient du duel, de l'escarmouche et de l'assassinat, n'étaient pas assez importantes pour créer un événement historique. Mais, de temps en temps, il sortait d'elles une de ces tragédies mémorables qui vont au fond des cœurs les plus durs y remuer la pitié.
Aussi une quantité incroyable de poésie est née de ces horizons pensifs et de ces événements romanesques. C'est le district poétique de l'Écosse, à un titre bien plus vrai que le district des lacs ne l'est pour l'Angleterre. Car ici c'est une profusion de poésie anonyme, autochtone, sortie des entrailles mêmes de la terre. Elle a été créée par des centaines de poètes inconnus, enrichie par des milliers de récitations. Elle est vraiment populaire et collective, car, par cette séculaire et innombrable collaboration, elle contient l'émotion accumulée de ceux qui l'ont écrite et de ceux qui l'ont chantée. Sur tout le pays, elle est répandue. On a dit qu'il n'y a pas, dans cette partie de l'Écosse, un ruisseau ou une colline qui n'ait sa ballade ou sa chanson; et cela est vrai à la lettre. Toutes ces rivières, la Tweed, la Gala, la Teviot, la Jed, l'Ettrick, la Yarrow, dont le bruit clair emplit le pays, chantent également dans cette poésie. Chaque vallée, avec son caractère propre, possède sa poésie particulière: la molle et verte vallée de la Tweed a les chansons d'amour caressantes, doucement pastorales et pures; les gorges sauvages autour des sources de la Teviot et de la Reed, les sombres solitudes moussues de la Tarras et de la Liddell sont la scène des plus puissantes et des plus terribles ballades historiques; les retraites rêveuses de la vallée d'Ettrick ont des chants mystérieux et surnaturels[658]. Mais la poésie de toutes ces vallées semble se réunir dans la plus poétique d'elles toutes, dans l'harmonieuse, la triste, la douce, la tendre, la sévère Yarrow. Elle est le sanctuaire de cette région. Et qu'elle est digne de l'être! Elle a toutes les beautés, le charme méditatif de ses plus faibles pentes, l'austérité de ses deux lacs solitaires, où le ciel et les collines se reflètent comme en un métal poli[659], la terreur des hautes passes qui la séparent de la vallée de la Moffat, où «la queue de la jument grise», tombant perpendiculairement de plus de trois cents pieds, se brise, gronde et gémit dans un enfer de rocs. Elle est pleine d'une poésie pathétique et tragique[660]. Il n'y a presque pas une pierre, pas un tertre qui n'en ait reçu une sorte de consécration. Le gai Faucon, Murray l'outlaw, Willie est rare et Willie est beau, la Tragédie de Douglas, les Tristes vallons de Yarrow, la Lamentation de la veuve des Borders, à ne prendre que les pièces capitales, ont leur scène dans ce petit val, sans parler de moindres chansons et d'imitations sans nombre. D'autres vallées sont presque aussi riches. On se rend compte de ce qu'il a dû fleurir, disparaître, renaître de poésie dans cet extraordinaire district, lorsqu'on a parcouru la Minstrelsy des Borders Écossais; surtout si l'on réfléchit que ce recueil a laissé à glaner, qu'il a été fait bien tard, que plusieurs de ces chansons ou ballades et des plus belles, lorsqu'elles furent trouvées, ne palpitaient plus que pour peu de jours sur les lèvres de quelque vieille femme cassée, toutes prêtes à mourir avec elle. Combien ont disparu de la sorte, avec la dernière âme qu'elles avaient charmée!
Sans doute cette poésie n'avait pas encore reçu sa large consécration littéraire; elle n'avait pas pris rang dans les bibliothèques comme une des plus originales anthologies populaires qu'il y ait. Elle était cependant bien connue en Écosse; et même elle était à la mode. La preuve en est dans les nombreuses imitations que le XVIIIe siècle en avait faites, bien avant le moment où Burns voyageait dans les Borders. Allan Ramsay avait donné l'exemple de ces imitations, bien que les siennes fussent froides et maniérées. Toute une série de menus poètes, Robert Crawford, Hamilton de Bangour, Julius Mickle, John Logan, avaient retrouvé, parfois dans quelques pièces seulement, parfois dans une seule, l'accent et la mélodie des vieilles ballades[661]. Ne sait-on pas que deux versions célèbres d'une ancienne ballade, les Fleurs de la Forêt, sont dues à deux jeunes filles, l'une Miss Jane Elliot et l'autre Miss Alison Rutherford, plus tard Mrs Cockburn, que nous avons vue, déjà âgée, accueillir Burns à Édimbourg? Elles avaient toutes deux, sans s'en douter, émues un jour par un refrain plaintif, donné deux chefs-d'œuvre de sentiment simple, et enrichi de deux perles la poésie de leur pays[662]. Elles ne composèrent jamais rien d'autre. Ces deux charmantes pièces avaient, en réalité, été produites par le pur procédé de collaboration populaire: l'émotion de chanteurs successifs s'ajoutant à l'inspiration de l'auteur primitif. La seule différence est qu'ici le résultat fut imprimé au lieu d'être chanté, et que les collaborateurs furent découverts par la seule curiosité littéraire des temps, car Miss Rutherford et Miss Elliot avaient essayé de s'en cacher. Enfin la célèbre tragédie de Douglas de John Home, que Burns, comme tous les Écossais, connaissait bien, était fondée sur une de ces ballades[663]. Cette poésie était donc répandue et appréciée. Bien plus, elle était si active, si pleine de sève, si maîtresse des imaginations que, parmi des milliers d'autres, elle était en train de former, à ce moment précis, trois âmes qui devaient être entre les plus robustes et les plus riches de leur contrée.
C'est par la poésie et le paysage des Borders que ce grand garçon, déjà savant, à qui Burns avait prédit un avenir d'homme, avait senti s'éveiller en lui le goût des choses d'autrefois. Il avait été élevé au pied d'un de ces vieux peels romantiques, bercé par les vieilles ballades. Et lui-même a raconté l'influence de ces spectacles et de ces récits sur son âme, dans des vers tout bondissants d'émotions enfantines.
Oui, l'impulsion poétique me fut donnée
Par la colline verte et le clair ciel bleu.
C'était une scène nue et sauvage,
Où des escarpements nus étaient empilés rudement;
Mais, ici et là, dans les intervalles,
Reposaient des touffes veloutées d'un vert adorable;
Et l'enfant solitaire connaissait bien
Les retraites où le murailler poussait,
Où le chèvrefeuille aimait à ramper
Sur le rocher bas et le mur ruiné.
Je pensais que ces recoins étaient le plus doux abri
Que le soleil vit dans tout son cours[664].
Et en même temps il retrace les premières émotions que ce vieux peel, avec tous ses souvenirs guerriers, faisait naître en lui et qui peut-être ont déterminé le tour historique et romanesque de son génie.
Sans cesse, je considérais cette tour démantelée
Comme le plus puissant ouvrage de la force humaine,
Et je m'émerveillais, quand le vieux paysan
Enchantait mon esprit, par quelque conte
De maraudeurs qui, au grand galop,
Sortant du château éperonnaient leurs chevaux,
Pour renouveler dans le sud leurs rapines,
Bien loin, dans les lointaines Cheviot bleues.
Ils me semblait que les trompettes, les pas des chevaux
Faisaient encore retentir les arches brisées de l'entrée,
Que des visages farouches, cousus de cicatrices,
Regardaient par les barreaux rouilles des fenêtres;
Et sans cesse, au foyer d'hiver,
J'écoutais de vieilles histoires de joie et de peine,
Les détours des amants, la beauté des dames,
Les charmes des sorcières, les armes des guerriers[665].
L'enfant qui écoutait toutes ces choses était, on le sait, Walter Scott, et on comprend pourquoi il devait surtout rendre le côté historique et dramatique de cette poésie, dans ses longs poèmes, qui sont comme des ballades amplifiées et tournées au récit.
Au moment même où Burns passait dans la vallée d'Ettrick, il y avait, parmi les bergers qui y gardaient les troupeaux, un garçon de dix-sept ans, aux yeux bleus clairs scandinaves, aux longs cheveux, gauche, rêveur, sauvage, presque farouche, en qui opérait également le charme de ces mêmes montagnes et de ces mêmes chansons. Sa vie, moins variée que celle de Burns, est peut-être plus étrange. Il n'avait été à l'école que jusqu'à apprendre à lire et à écrire en grosses lettres d'un demi-pouce, qui étaient plutôt de lourds dessins; mais il avait entendu raconter des aventures de fées, de lutins et d'elfes. Toute une mythologie légère avait pris demeure en sa tête, pendant ses longs isolements de pasteur. Les nuits immenses, tantôt calmes et mystérieusement bleuâtres, tantôt pleines des hurlements de l'orage et de la danse des éclairs; les crépuscules du matin et du soir, dans ce pays où les brouillards mêlés de lumières dissolvent le paysage, le font ondoyer et, au moindre coup de vent, le remuent, le déplacent, le rapprochent ou l'éloignent, le transforment, en changent les lignes, les nuances, en font un nuage féerique, une vision impalpable, un rêve; tout avait donné à ces histoires un royaume fait pour elles. Et dans cette atmosphère rêvait et se formait celui qui allait être le plus grand poète paysan que l'Écosse ait produit, après Burns. Car lui aussi a avoué qu'il devait sa poésie à cette influence.
Ô aimez le savoir mystique et sublime
Des histoires féeriques des anciens temps!
Je les ai apprises dans la glen solitaire,
Aux demeures les plus reculées des hommes,
Où jamais ne passait un étranger,
Par les nuits d'été et les jours d'hiver.
Pas un paysan, pas une chaumine;
Nous n'avions causerie qu'avec le ciel,
Avec les voix qui chantaient à travers les nuages,
Et les orages naissants autour de nous suspendus.
Oh, lady! Jugez si vous le pouvez,
Combien austère et vaste était le pouvoir
De thèmes comme ceux-là, quand les ténèbres tombaient,
Et que les vieillards à cheveux gris disaient leurs contes,
Quand les portes étaient barrées, que la vieille femme
S'occupait auprès de la flamme,
Qui, dans la fumée et l'obscurité, brillait
Sur des visages obscurs et perdus dans l'ombre.
Le bêlement de la chèvre de montagne, là-bas,
Qui tremblotant arrivait des rochers,
Les échos du roc, le ruisseau fougueux,
La cataracte gonflée, le bois gémissant,
Le murmure vague et mêlé,
Voix du désert qui n'est jamais muette,
Tout cela a laissé dans ce cœur
Un sentiment que la langue ne peut rendre,
Une flamme étrange et non terrestre,
Quelque chose qui n'a pas de nom[666].
Ce jeune berger, à qui Burns aurait pu parler, était James Hogg, le berger d'Ettrick. Et on comprend également pourquoi celui-ci devait rendre mieux qu'aucun autre poète, avec une grâce, une force de vue fantastique tout à fait supérieures, la partie magique et merveilleuse de cette poésie. Sa Veillée de la Reine, avec ses exquises histoires de Kilmeny, de la Sorcière de Fife, de l'Abbé de Mac Kinnon sont aux ballades surnaturelles des Borders ce que les poèmes de Walter Scott sont aux ballades romanesques.
En même temps, dans une petite paroisse de la vallée de la Teviot, un gamin d'une douzaine d'années ressentait la beauté de ce pays. C'était John Leyden, l'ami de Walter Scott, un esprit puissant et singulier qui absorbait toutes les sciences, et qui devait mourir à Java, à l'âge de trente-six ans, au moment où il devenait un grand orientaliste. «Cet homme extraordinaire, né dans une chaumine de berger, dans une des plus sauvages vallées du Roxburgshire et, bien entendu, presque entièrement instruit par lui-même, avait, avant d'avoir atteint sa dix-neuvième année, confondu les docteurs d'Édimbourg par son épouvantable masse de savoir dans presque tous les départements de la science. Il se moquait de la plus extrême pénurie ou plutôt il n'avait jamais eu conscience qu'elle pût être un obstacle; car du pain et de l'eau, l'accès aux livres et aux cours, comprenaient tout ce que renfermaient ses souhaits; et ainsi, il travaillait et frappait aux portes d'une science après une autre, jusqu'à ce que son indomptable persévérance emportât tout devant lui. Et cependant avec cette sobriété monacale, cette dureté de fer du vouloir, tout en déroutant ceux qui l'entouraient par des façons et des habitudes dont il était difficile de dire si elles étaient celles d'un maraudeur de frontière ou d'un écolier du temps jadis, il avait le cœur d'un poète[667]». Et ce cœur de poète s'était formé au commerce de ces vallons et des vallées. Lui-même le dit dans un passage d'une délicatesse achevée, tout tremblant d'une brise de poésie gracieuse, comme un des peupliers dont il parle.
Vous aimables vallées, qui avez eu mes premiers regards!
Comme votre sourire était doux quand les charmes de la nature renaissaient,
Vert était son vêtement, brillant, frais et tiède...
Quand je songe, ma première vie me revient,
La première ardeur de la jeunesse bat dans mon sein.
Comme une musique fondue dans un rêve d'amant,
J'entends la chanson murmurante de la rivière Teviot;
Les rayons plissés étendus sur les eaux
Peignent une lune plus pâle, un ciel plus faible;
Tandis qu'à travers les rameaux renversés des aunes
Scintillantes les étoiles brillent d'un éclat verdâtre.
Sur ces belles rives, tes anciens bardes,
Ô enchanteresse rivière! ne versent plus leurs chants émus;
Mais leurs harpes invisibles, suspendues aux peupliers,
Soupirent encore les doux airs qu'elles apprirent jadis,
Et celui qui foule d'un pied religieux le sol,
Vers minuit solitaire, entend leur son argentin,
Quand les brises de la rivière agitent leurs ailes cotonneuses
Et éventent légèrement leurs cordes sauvages et enchantées.
Celui qui d'une main terrestre aspire, confiant et hardi,
À tenir la harpe aérienne des anciens bardes,
À couronner son front de la couronne sacrée de lierre,
Et à mener le chœur plaintif des morts,
Que celui-là, au pied des peupliers, éparpille chaque nuit
Les feuilles pointues du saule d'un glauque pâle,
Qu'il évite de lever les yeux, obstinément détournés,
Quand autour de lui s'épaississent les soupirs de fantômes invisibles
Et que sur sa tête solitaire, comme des abeilles en été,
Les feuilles mues d'elles-mêmes tremblent sur les arbres.
Quand les premiers rais du matin tombent tremblants sur la rive,
Alors c'est le moment d'étendre sa main audacieuse,
Et d'arracher au pâle peuplier incliné
La harpe magique de l'ancienne vallée de la Teviot[668].
Avant de partir pour les Indes, il publia un volume de vers, Scènes d'Enfance, consacré à ce pays des Borders. Il avait surtout été frappé par le paysage, là où il est plus souriant et plus plaisant; sa note particulière est de l'avoir rendu, dans une suite de tableaux, avec un mélange d'exactitude familière et d'anoblissement, qui fait penser en même temps à Cowper et à Thomson.
Ainsi, au moment même où Burns visitait les Borders, il y avait là une masse de poésie agissante, vivante, non seulement capable de réjouir, de consoler des milliers d'âmes simples et de mettre des instants de beauté ou de pitié dans des bergers, des filles de ferme, des gardeurs de vaches, des laboureurs, mais encore elle était occupée à former la chaîne et la trame d'âmes d'élite, qui déclarèrent ensuite qu'elles n'avaient rien en elles de meilleur que ces premiers souvenirs. Cette poésie personne encore ne l'avait recueillie. Une douzaine d'années plus tard, on allait voir un homme infatigable, tantôt à cheval, tantôt dans un phaéton construit exprès pour pénétrer dans des endroits qui n'avaient jamais vu de voiture[669], on allait voir cet étrange voyageur parcourir le pays en tous sens, s'enfoncer au fond des vallées invisitées, faire chanter les fermiers à la fin de repas où il leur tenait tête, demander aux vieilles gens décrépites un effort de mémoire et de faire revivre un instant les chansons qui les avaient bercées jadis, aller trouver les bergers, réunir de tous côtés des strophes, des fragments, des ballades, des chansons, et faire un trésor de cette poésie répandue et anonyme. C'était Walter Scott. Les deux premiers volumes de la Poésie populaire des Borders furent publiés en 1802.
Burns était parti en disant qu'il allait faire «un pélerinage au sol classique» de la poésie écossaise. Ces mots pouvaient faire croire qu'il allait pénétrer dans cette région, sinon préparé à en ressentir tout le charme pittoresque, du moins désireux de le découvrir et disposé à en étudier les souvenirs poétiques. Dès qu'on ouvre le journal qu'il a tenu de son voyage, la déception est grande. Il semble que le paysage qui devait fournir à Wordsworth de si profondes et si divines contemplations n'ait pas été aperçu. À peine quelques notations fugitives et sommaires, qui ne dépassent pas les impressions d'un voyageur quelconque[670]. «Les collines de Lammermoor misérablement désolées, mais par moments très pittoresques[671]».—«Superbe rivière la Tweed, claire et majestueuse, beau pont[672]». Il remonte jusqu'à Selkirk, cette rêveuse et attirante vallée de l'Ettrick où James Hogg se formait dans des visions de paysage féeriques; et ces rives, sur lesquelles soupire l'âme même des Borders, ne lui inspirent que ces mots: «toute la contrée aux alentours, sur la Tweed comme sur l'Ettrick, remarquablement pierreuse[673].» Tant de vieilles villes, si jolies de situation, si pittoresquement étalées au bout de leur pont, autour de ruines si vénérablement historiques: Kelso, au pied de sa vieille tour, Berwick avec son air de forteresse, Melrose où la vallée de la Tweed s'élargit, et Jedburgh sur sa basse éminence dominée par sa tour conventuelle, passent presque inaperçues. «Déjeuné à Kelso, charmante situation de Kelso, beau pont sur la Tweed, vue et perspectives enchanteresses des deux côtés de la rivière, particulièrement du côté écossais[674]».—«Charmante situation romantique de Jedburgh, avec des jardins, des vergers, mélangés aux maisons, belles vieilles ruines, une cathédrale jadis magnifique et un château-fort. Toutes les villes ici ont une apparence de vieille et rude grandeur, mais les habitants sont extrêmement paresseux[675].» Ce passage est de beaucoup le plus explicite et il a de la justesse de coup d'œil. On sent que le souci d'observer et l'attention seuls ont fait défaut. À quelques milles de là, il visite ce coin renommé de pays où, dans des paysages éclatants alors des frondaisons de mai, se trouvent les vieilles abbayes du roi David; la massive abbaye de Dryburgh, si calme dans sa péninsule boisée, et cette merveilleuse abbaye de Melrose, si exquise, si fine, si parfaite et d'un travail si achevé dans sa pierre d'un rouge pâle. C'est elle qui devait, à quelques années de là, faire écrire à Walter Scott ses plus beaux vers[676]. Voici tout ce que ces nobles architectures inspirent à Burns: «visité Dryburgh, une ancienne belle abbaye ruinée, traversé la Leader et remonté la Tweed jusqu'à Melrose, y dîne et visite cette ruine glorieuse et au loin renommée[677]». Les endroits rendus célèbres par les ballades et les chansons ne ressortent guère davantage. Rien de ce qui est spécial à cette région, rien du charme des sites ou des souvenirs n'y apparaît.
En revanche on y trouve, pressés les uns contre les autres, une quantité de coups de crayons, de petits croquis, de portraits en une ligne, rendus par une épithète ou deux, de toutes les personnes avec lesquelles il se trouva en rapports pendant ces quelques semaines. C'est un point intéressant et nous verrons les indications qu'on peut en tirer sur les préférences et les préoccupations de l'esprit de Burns. Mais ces observations humaines eussent pu être faites aussi bien à Édimbourg ou partout ailleurs; elles ne rentraient pas dans l'objet de son voyage.
De beaucoup la plus large place en ces pages est prise par de vulgaires récits d'amourettes, pas même d'amourettes, d'intrigues ébauchées, de flirtages d'une demi-journée. C'est presque uniquement un jeu égoïste qui s'amuse, pour la distraction d'un soir, à jeter un peu de trouble dans le cœur et le souvenir de petites provinciales éblouies. Il sait qu'il ne les reverra plus le lendemain. Qu'importe? Il ne résiste pas à la tentation. On dirait qu'après la contrainte d'Édimbourg, son cœur, heureux de se sentir les coudées franches, ait eu besoin de prendre à tort et à travers ses ébats. «Mon cœur se dégèle et se fond en plaisir, après avoir été si longtemps gelé dans la baie de Groenland de l'indifférence, au milieu du bruit et de la sottise d'Édimbourg[678]». Il se trouvait au milieu de demoiselles, de bourgeoises de petites villes, de filles de gros fermiers, avec lesquels sa situation nouvelle le mettait de plain-pied. Il se sentait à l'aise, reprenait son assurance, ses procédés habituels de galanterie, retrouvait presque ses succès de village. Dès qu'il touche à cette veine il est intarissable.
«Miss Lindsay, une aimable fille de belle humeur: un peu courte et de l'embonpoint[679] mais belle et extrêmement gracieuse, de beaux yeux noisette, pleins de vivacité et étincelants d'une délicieuse humidité, un visage attrayant, un tout ensemble[679] qui déclare qu'elle appartient au premier rang des esprits féminins.... Après plusieurs efforts malheureux, je parviens à secouer Mrs et Miss—, à me dégager d'elles et je trouve le moyen de prendre le bras de Miss Lindsay. Miss semble satisfaite que ma barderie l'ait distinguée et, après quelques légers scrupules que je pouvais suivre aisément, elle se rit du bavardage autour de nous et aimablement me permet de garder ce que j'ai pris; puis, quand la cérémonie de ma présentation au Dr Sommerville nous eut séparés, elle fit la moitié du chemin pour que je reprisse ma situation.—Nota Bene. Le poète est à deux doigts d'être infernalement amoureux; je crains bien que mon cœur soit presque autant en amadou que jamais[680].»
Quand, au bout de deux jours, il est forcé de partir, il se répand en regrets. «Douce Isabella Lindsay, puisse la paix habiter votre cœur, interrompue seulement par les battements tumultueux de l'amour extasié! Cet œil qui allume l'amour doit rayonner pour un autre, et ce corps gracieux doit mettre le bonheur dans d'autres bras et non dans les miens[681]». Mais à quelques jours de là, il a tout oublié: «Les Miss Grieves, très excellentes filles. Mon cœur de barde a reçu un coup de brosse de Miss Betsey[682]». Deux jours après: «Trouvé Miss Ainslie, l'aimable, la judicieuse, la gaie, la douce Miss Ainslie, toute seule à Berrywell. Pouvoirs célestes, qui connaissez la faiblesse des cœurs humains, soutenez le mien! Quel bonheur il faut que je voie pour me rappeler seulement que je ne dois pas le goûter[683]!». Ailleurs, il est invité à dîner chez un clergyman, et voici les réflexions qu'il emporte du repas: «Mr Burnside, le clergyman, est un homme dont je me souviendrai toujours avec reconnaissance; et sa femme, Dieu me pardonne! j'ai presque enfreint le dixième commandement, à cause d'elle. Simplicité, élégance, bon sens, douceur de caractère, bonne humeur, bienveillante hospitalité, tels sont les éléments de ses façons et de son cœur; bref...mais si je dis un mot de plus sur elle, je vais en tomber aussitôt amoureux[684]». Ailleurs, il écrit à un ami. «J'ai rencontré deux belles filles; en particulier l'une d'elles, une belle fille, étoffée, l'air confortable, bien habillée et jolie, l'autre un beau brin de fille à la jambe fine, droite, bien prise, d'un visage agréable, aussi gaie qu'un linot sur une épine fleurie, aussi douce et modeste qu'une violette fraîche éclose dans un bois de noisetiers. Elles ont fait en moi un tel diable de ravage que, si on retournait mes viscères, on trouverait deux encoches dans mon cœur, comme la marque d'un couteau sur une tige de chou[685]». D'autres fois, ce sont des aventures plus grossières, des rencontres de grand'route, des acoquinements d'auberge, entamés et menés en peu d'heures, des intrigues au gros sel, où le casse-cœurs de village apparaît, avec je ne sais quelle entreprise rusée et quelle vulgarité de paysan allumé par la boisson.
Rencontré en chemin une aventure assez étrange et romanesque, avec une fille et sa sœur mariée. La fille, après quelques ouvertures de galanterie de ma part, me voit un peu pris de la bouteille et offre de me piper dans quelque affaire de Gretna-Green. Moi, qui ne suis pas aussi niais qu'elle l'imagine, je prends rendez-vous avec elle, en manière de vive la bagatelle[686], pour nous entendre à ce sujet quand nous arriverons à la ville. Je l'y retrouve et je lui donne un coup de brosse de caresses et une bouteille de cidre; mais trouvant qu'elle s'est un peu trompée[686] sur l'individu, elle file[687].»
Il était alors en effet à peu de distance de Gretna-Green, le village fameux par ses mariages clandestins. C'était, en venant d'Angleterre, le premier endroit de halte après avoir franchi la frontière. En Angleterre, les mariages exigeaient le consentement des parents ou tuteurs, la publication de bans, la présence d'un prêtre, une publicité, toutes sortes d'obstacles et de retards. La loi écossaise, plus large, ne demandait qu'une déclaration mutuelle de mariage échangée en présence de témoins, ou un engagement écrit; c'est, on s'en souvient, ce dernier mode qui avait, pendant quelques jours, uni Burns à Jane Armour et que le père de celle-ci avait détruit. Les gens de Gretna-Green avaient su se faire une industrie profitable de mariages improvisés. Les couples arrivaient et trouvaient tout ce qu'il fallait pour une union immédiate, car ils étaient parfois poursuivis de très près. L'industrie était très florissante dans la seconde moitié du dernier siècle. Pennant, le voyageur, qui avait visité le village un peu avant l'époque du voyage de Burns, en a laissé une amusante description: «Entrons de nouveau en Écosse par un petit pont sur la Sark, et peu après nous nous arrêtons au petit village de Gretna, si bien connu des aventuriers matrimoniaux. Ici le jeune couple peut être instantanément uni, par un pêcheur, un menuisier, un forgeron, qui accomplissent la cérémonie pour une rémunération qui va de deux guinées à un verre de whisky; mais le prix est généralement fixé d'après les renseignements donnés par les postillons de Carlisle, qui sont payés par l'un ou l'autre des dignitaires sus-mentionnés. Si la poursuite des parents est trop ardente, on conseille au couple effarouché de se glisser dans un lit et, dans cette situation, on les montre aux poursuivants, qui n'insistent plus... L'endroit se distingue de loin par un groupe de sapins, le bosquet de Cythère du lieu. J'eus la curiosité de voir le grand-prêtre qui m'apparut sous la forme d'un pêcheur, en surtout bleu, avec une grosse chique de tabac dans la bouche. L'un d'entre nous feignit d'être venu pour reconnaître la place, et lui demanda son prix; après nous avoir considérés attentivement, il le laissa à notre générosité[688]». Quelle fin c'eût été pour le pélerinage poétique! Ce sont là des enfantillages sans portée et sans gravité. Ils n'ont d'intérêt qu'autant qu'ils marquent l'absence de préoccupations sérieuses, et dignes de ce voyage que d'autres poètes devaient faire avec tant de gravité, de vénération et de profit. À coup sûr, la relation de ces plates aventures occupe matériellement plus de place dans le journal de Burns que les notes sur les sites ou les poèmes. Sans entrer dans des détails Lockhart dit: «Le Dr Currie a publié quelques extraits du Journal tenu par Burns pendant cette excursion, mais ils sont pour la plupart très triviaux[689].»
Il convient de dire que ce tour fut fait dans de détestables conditions. Ce fut un triomphe, mais une espèce de triomphe provincial. L'ivresse en était bruyante et épaisse. Burns avait débuté par les gens qui l'admiraient pour ses œuvres, et dont l'admiration contenait cette part de critique exacte qui en fait le titre; il était maintenant au milieu de gens qui l'admiraient sur sa réputation et le flattaient sans discernement. Quand on passe de ceux qui font la renommée à ceux qui l'acclament, on peut être plus étourdi mais on goûte un plaisir moins délicat. Il avait touché à Édimbourg le plus précieux de sa gloire, en quelques pièces d'or sans alliage et en une quantité de fines pièces d'argent; ce qu'il en recevait maintenant n'en était que l'appoint en monnaie de billon. Hormis quelques hommes distingués, comme Brydone, le voyageur, dont la femme, très accomplie, était la fille du Dr Robertson[690], ou encore le Dr Sommerville, l'historien et pasteur à Jedburgh[691], il ne se trouva mêlé qu'à une classe de braves gens, francs, bons vivants, heureux de le fêter à leur guise, mais dont l'enthousiasme se manifestait surtout par des réjouissances matérielles. Ce fut une bousculade de réceptions, de présentations, de toasts, d'exhibitions, toutes les corvées de la réputation. À Jedburgh, les magistrats lui présentent le droit de bourgeoisie, et il veut payer, en dépit de tout, le vin d'honneur[692]. À Eyemouth, la loge maçonnique le nomme grand-maçon[693]. À Dunbar, il est reçu par le prévôt de la ville[694]. Partout où il arrive, on rassemble vivement les notabilités, le clergyman, le notaire, le médecin, les gros bonnets, les capitaines retraités, des lieutenants en congé, les riches propriétaires des alentours. On le conduit en voiture voir les sites des environs[695]. On lui montre, pour lui faire honneur, les curiosités du pays. «Miss Lindsay et moi, allons voir Esther, une femme très extraordinaire pour réciter de la poésie de tout genre et qui parfois fait elle-même des rimailles écossaises. Elle peut répéter par cœur presque tout ce qu'elle a lu, en particulier l'Homère de Pope d'un bout à l'autre, a étudié Euclide toute seule et, en un mot, est une femme d'une intelligence extraordinaire. En causant avec elle, je la trouve tout à fait égale au portrait qu'on m'en avait fait. Elle est très flattée que je l'aie fait demander et de voir un poète qui a publié un livre, comme elle dit[696].» Les curiosités sont très hétéroclites, il faut tout voir. «Vais à Dunse voir un fameux couteau fabriqué par un coutelier d'ici pour être offert à un prince italien[697].» Lui-même, on le montre comme un objet de curiosité; «Il (son hôte) me mène faire visite à Miss Clarke, demoiselle, selon l'expression écossaise, passable encore, mais pas battant neuf, femme intelligente, avec des prétentions supportables à l'observation et à l'esprit; l'âge a fait fleurir le bourgeon rougissant de la timide modestie en une fleur de tranquille assurance. Elle désirait voir quelle espèce de rare spectacle est un auteur et en même temps lui faire savoir que Dunbar, quoique petite ville, n'est pas dépourvue de personnes d'esprit[698]». Quoi encore? De vieilles demoiselles font cercle autour de lui et l'accaparent. Il inspire des passions, il fait des ravages, il surexcite des Dulcinées.
Miss —— veut m'accompagner à Dunbar, afin de faire parade de moi comme de son amoureux, chez ses parents. Elle monte un vieux cheval de chariot, aussi immense et maigre qu'une maison; une vieille selle de femme, toute rouillée, sans sous-ventrière et sans étrier, mais attachée avec une vieille sangle de torche; elle-même aussi belle que ses mains ont pu la faire, en amazone couleur crème, chapeau et plume, etc. Moi, confus de ma situation, je galope comme le diable et je la mets presque en pièces en la faisant secouer par son vieux pur sang; je me débarrasse d'elle en refusant d'aller voir son oncle avec elle[699].
Pauvre Burns! la galante chevauchée! poursuivi par une amazone fagotée en crème, et qui grimace, horriblement secouée et houspillée sur sa haridelle, il court à lui disloquer les os ou à lui rompre le col, ventre à terre, mâchonnant des jurons dans la crinière de Jenny Geddes. Mais l'inexorable apparition est toujours derrière lui, avec un cliquetis de ferraille, de grands fouettements de plis jaunâtres et l'agitation du panache; il sent planer sur son dos cette Euménide ensafranée! C'est un spectacle presque aussi excellent que celui de la fuite de Tam de Shanter.
Encore si tous ces tiraillements ne représentaient qu'un peu d'ennui et pas mal de temps perdu. Le plus grave était une suite de repas, un tourbillon de déjeuners, de dîners, de festins, dans une cohue d'amphitryons qui changeaient jusqu'à trois fois par jour. À Kelso, à Dunse, le club des fermiers lui offre un banquet[700]; on imagine, d'après ce qu'on sait des dîners de professeurs et de clergymen, ce que devaient être ceux de fermiers riches, de gentilshommes campagnards. Walter Scott, qui avait pourtant une tête de fer, en sut quelque chose plus tard, quand il parcourut ce pays pour y faire ses recherches. Que dans ces agapes plantureuses Burns se soit laissé aller, que les fêtes lui aient monté à la tête, c'est une chose manifeste. Eh dehors de son journal, on n'a guère de lui, pendant ces jours-là, que deux ou trois billets et une seule lettre; on comprend qu'il n'avait pas le temps d'écrire. Dans un de ces billets écrit le 17 mai, un jour qui, si on se reporte à son journal, semble avoir été des plus calmes, il dit: «Je vous écris ceci, étant complètement gris, par conséquent ce doit être les sentiments de mon cœur[701]»; et dans la lettre écrite le 31 mai, à son arrivée à Carlisle: «J'avais commencé à vous écrire une longue lettre, mais Dieu me pardonne, je me suis si notoirement encrapulé aujourd'hui après dîner, que je peux à peine me traîner ça et là[702].» Il faut noter avec tristesse ces confessions; ce sont les premiers parmi ces aveux d'ivresse qui deviendront plus fréquents. Hélas!
Combien cependant il était souhaitable que ce voyage exerçât sur lui une influence! Il avait besoin, précisément à cette passe de sa vie, de quelque chose qui modifiât sa condition intérieure, d'un de ces changements, secousse ou inertie, qui rompent ou relâchent une suite mal engagée de sentiments. Il était parti d'Édimbourg dans un mauvais état moral: aigri, mécontent et, sans qu'il sût très nettement à quel propos, portant en lui un amas de colère. Il n'y a pas de meilleur remède, à ces maladies d'un cœur enfermé en soi-même, qu'un de ces voyages qui aèrent l'esprit et en renouvellent l'atmosphère. Quelques semaines de solitude dans la souveraine tranquillité des choses, quelques-unes de ces journées qui font descendre en nous une paix fraîche—et il avait connu de ces journées-là—lui auraient été doublement salutaires. Car leur bienfait est double: tandis que la grandeur des spectacles, en se développant autour de nous, rapetisse les plus vastes aventures humaines, et réduit nos propres agitations à un frémissement de bouleau; cette inévitable pacification se fait à travers un calme physique ou plutôt commence par lui et gagne le dedans; et le corps de Burns, surmené par un hiver d'excès, avait autant besoin de repos que son esprit. Que si le loisir lui avait fait défaut pour un refuge prolongé dans la Nature, un peu de curiosité pour cette ancienne poésie partout semée, le fait de vivre parmi des drames, d'écouter des accents d'autrefois, lui auraient permis de se déposséder de son propre cœur pendant quelques jours, lui auraient procuré, selon l'expression théologique, cette désoccupation de soi-même qui lui était devenue nécessaire. Il aurait apporté une âme disposée à recevoir d'autres impressions, sur un fond sinon renouvelé, du moins déplacé. Il y aurait eu interruption entre les anciennes blessures et les nouvelles, s'il devait en subir; de façon à ce que les souffrances ne se posassent pas aux mêmes endroits. Faute de cet intervalle, il va rentrer chez lui avec un cœur exaspéré, disposé à croire au mal, exercé à le découvrir, et il est à craindre que certaines vulgarités ne froissent des places encore endolories et ne les enflamment.
Après avoir parcouru le pays des Borders, il se dirigea vers l'ouest en suivant la frontière sur le sol anglais, il traversa Carlisle et arriva à Dumfries, où il rencontra son futur propriétaire. Il visita plusieurs fermes sans prendre de résolution. «J'ai été avec M. Miller à Dalswinton et je dois le revoir en août. D'après ce que j'ai vu des terres et la façon dont il m'a reçu, mes espérances de ce côté sont plutôt améliorées; mais elles ne sont encore que bien minces[703].» Les résultats pratiques du voyage n'étaient pas beaucoup meilleurs que les résultats poétiques.[Lien vers la Table des matières.]
RENTRÉE ET SÉJOUR À MOSSGIEL. — RETOUR À ÉDIMBOURG.
En quittant Dumfries, il tira pays du côté du Nord, vers l'Ayrshire. La route qui remonte la vallée de la Nith, par Sanquhar, suit la déchirure par laquelle le dur et granitique Galloway[704] est séparé de la tête du système montagneux des Borders. Elle traverse une contrée triste et délaissée. À gauche, s'allongent des solitudes jonchées de moraines, de détritus de glaciers, d'amas d'argile, de graviers et de galets, parsemées de mares, de petits lacs innombrables, frappées de l'antique dévastation glaciaire[705]. À droite, se dresse l'âpre massif et le nœud de montagnes où les longues lignes coulantes des Borders se rapprochent, se rencontrent, se ramassent, se relèvent, se heurtent et se déchirent; au lieu de pentes gazonnées, ce ne sont que des cassures à pic, des rochers nus et bouleversés et d'étroits défilés[706]. Vers le haut de la vallée, on entre dans un district de mines et de minerais, sur lequel pèse une stérilité métallique. «La contrée environnante est la plus infertile qui se puisse concevoir. On n'aperçoit ni arbre, ni buisson, ni verdure. Les mineurs et leurs familles sont une communauté isolée, tous plus ou moins parents par mariages[707].» C'est par ce désert, dont l'aridité est plus morne encore dans la lumière de juin, que Burns s'en retournait vers Mauchline.
Le voyageur n'était pas sans ressemblance avec la route. Sa pensée n'était qu'un désordre de projets confus, nés de la visite aux fermes de Dumfries; ses résolutions se heurtaient les unes contre les autres, juste assez fortes pour s'entre-détruire et ne laisser à son esprit que l'inquiétude de leurs bris successifs. Il n'avait en lui que du chaos et des décombres. De plus, pour la première fois après l'étourdissement du voyage, il était livré à lui-même. Il était impossible qu'il n'éprouvât point de la lassitude et l'écœurement de ces temps derniers; cependant cet isolement brusque et le manque de l'agitation dont il avait pris l'habitude, mettaient en lui un malaise. Cette inquiétude se mélangeait à la joie de revoir les siens, de sentir qu'il approchait d'eux, jusqu'au moment où il traversa les premiers villages familiers qui marquaient les limites de sa vie d'autrefois. Enfin, voilà les maisons basses et la vieille église de Mauchline! Il traverse la bourgade sans s'arrêter, peut-être salué par des connaissances, car c'est l'été et il fait jour jusqu'au delà de neuf heures. Il est sur le bout de la grande route si souvent parcouru, et voici là-bas le toit de la ferme où ils sont tous, la vieille mère, Gilbert, les sœurs et les deux marmots!
«Il arriva sans être annoncé,» dit Mrs Begg[708]. On aime à évoquer la scène, quand le cri que Robert était arrivé éclata dans le logis. On raconte que la vieille mère se jeta à son cou sans pouvoir dire autre chose que «oh! Robert!»[709] Et c'est un trait de nature vraie. Le nom d'un enfant est le seul mot par lequel les mères sont capables d'exprimer certaines émotions, car il est le résumé des dévouements, des anxiétés, des tendresses innombrables, dont l'enfant est l'œuvre. On devine, après ce cri, un de ces étroits baisers dans lesquels un cœur se soulage de longues angoisses. Après cette première minute réservée à la mère, on se représente l'accueil ferme et grave de Gilbert, celui des sœurs empressées, la petite Bess riant à son père, car elle était assez grande pour le reconnaître; tandis que l'autre bébé regardait tout effrayé cet homme inconnu et que, derrière tout le monde, les petits domestiques de la ferme, ouvrant de grands yeux, attendaient leur mot de salut familier qui ne leur manqua point. Comment la demeure n'aurait-elle pas tressailli de réjouissance? C'était l'enfant prodigue qui revenait, mais roi et maître des cœurs humains! Il chassait de la maison la misère, opiniâtre hôtesse; avec lui entrait l'espoir. On sait cependant que cette scène fut calme, réservée; presque silencieuse[710]. Les paysans expriment leurs plus forts sentiments avec des paroles imparfaites et rudimentaires comme leurs attitudes, et les Burns étaient une race peu expansive. Ce fut une de ces entrevues où l'on dit peu mais où tous les yeux rougissent. Quant à Robert lui-même, il ne pouvait rentrer sous ce toit sans être remué. Un coup de joie profonde le pénétra. Les mois d'Édimbourg, leurs ivresses, leurs déboires, tout cet intervalle qui le séparait du départ en fut bouleversé, balayé, s'écroula, disparut. Il ne vit plus, dans une illumination soudaine, que le contraste de ces jours attristés et de celui-ci, dont l'orgueil éclatait dans les yeux des siens. Pendant un moment son cœur se réjouit.
On se figure aussi les jours suivants: les visites, les accueils cordiaux, les rencontres dans la rue, les poignées de main, les félicitations, les interrogations, tout l'accompagnement des retours heureux au pays. Il prolongea avec plaisir les causeries avec les amis de la première heure, Gavin Hamilton, Aiken, le Dr Mackenzie; c'étaient des hommes intelligents; leurs compliments tombaient juste et ne détonnaient pas avec ceux auxquels il avait été habitué à Édimbourg. À côté de cela, les abords banals, les compliments maladroits qui insistent sur quelque point vulgaire et bas du succès, les témoignages de sympathie presque pénibles tant ils portent à faux et mettent de l'impatience dans les remerciements qu'on en fait, les curiosités indiscrètes, lourdes, interminables, les questions insipides, durent quelquefois l'agacer. Par moments, sa bienvenue à Mauchline ne devait pas différer beaucoup de celle qui fête le soldat ou le marin, lorsqu'ils rentrent gradés dans leur village. Et quand le bruit de son arrivée se fut répandu, les amis lui vinrent de tout le pays, d'Ayr, de Kilmarnock, de Tarbolton, d'Irvine, de Maybole, des fermes et des moulins, de toutes parts. Les voitures et les chevaux se pressaient sur la route de Mossgiel. On affirmerait presque sans hésitation que ces jours-là furent heureux pour Burns. Mais que c'est une œuvre périlleuse de vouloir reconstruire des caractères et qu'il y a dans les cœurs de replis qui déjouent toutes les vraisemblances!
Dès son arrivée, Burns se rendit chez les Armour. Le prétexte ou le motif fut d'aller voir sa fillette qui, selon le partage des jumeaux, était restée avec la mère. Il se retrouva en face du père fanatique qui l'avait presque chassé du pays et de la femme qui l'avait abandonné. Il avait beaucoup souffert par eux deux; eux aussi, sans doute, avaient souffert par lui. L'entrevue ne laissait pas d'être gênante pour tous. On comprend que Jane, en lui apportant l'enfant, ait tourné ses yeux noirs vers lui d'un air contrit; mais on comprendrait aussi que le vieux maître maçon fût resté ce qu'il s'était montré, austère et intraitable; cela du moins lui eût fait un caractère. Il n'en fut rien. Burns trouva toute la famille humble, obséquieuse. Il en fut révolté; cela n'a rien de surprenant. Mais en même temps, cette montée de colère amenait à la surface bien d'autres choses qui étaient dans son âme. Et voici ce qu'il écrivait: