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Robert Burns. Vol. 1, La Vie

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À présent la nature suspend son manteau vert
À tous les arbres en fleurs,
Et étend ses draps de pâquerettes blanches
Sur les pelouses herbeuses;
À présent Phœbus égaie les ruisseaux de cristal
Et réjouit les cieux d'azur;
Mais rien ne peut réjouir l'infortunée
Qui gît en étroite captivité.

En ce moment, les alouettes éveillent le gai matin,
En l'air, sur leurs ailes mouillées de rosée;
Le merle, à midi, dans son bosquet,
Fait retentir les échos du bois;
Le mauvis sauvage, de sa note répétée,
Chante et endort le jour fatigué;
Dans l'amour, dans la liberté, ils se réjouissent,
Ils n'ont ni chagrins, ni entraves.

En ce moment, le lis fleurit près les rives,
La primevère au pied des talus,
L'aubépine bourgeonne dans le vallon,
Et le prunellier est blanc comme le lait;
Le plus pauvre paysan dans la douce Écosse
Peut errer parmi ces douceurs,
Mais moi, la reine de toute l'Écosse,
Je suis tenue en une prison puissante.

Je fus la reine de la belle France,
Où j'ai été heureuse;
Toute légère je me levais le matin,
Aussi joyeuse me couchais-je le soir:
Et je suis la souveraine de l'Écosse,
Et il s'y compte maint traître;
Et ici, je gis en des fers étrangers,
En un chagrin sans fin.

Quant à toi, ô fausse femme,
Ma sœur et mon ennemie,
La dure vengeance aiguisera un jour l'épée
Qui te percera l'âme:
Le sang qui pleure dans une poitrine de femme
Tu ne l'as jamais connu;
Ni le baume qui tombe, sur les blessures du malheur,
Des yeux miséricordieux de la femme.

Mon fils! mon fils! puissent de plus douces étoiles.
Briller sur ta fortune;
Et puissent ces plaisirs dorer ton règne
Qui ne voulurent jamais luire sur le mien!
Dieu te garde des ennemis de ta mère,
Ou qu'il tourne leurs cœurs vers toi:
Et quand tu rencontreras un ami de ta mère,
Ne l'oublie pas, à cause de moi.

Oh! pour moi puissent bientôt les soleils d'été
Ne plus éclairer le matin!
Puissent pour moi les vents d'automne
Ne plus courir sur les blés jaunis!
Dans l'étroite maison de la mort
Que l'hiver rugisse autour de moi,
Et que les prochaines fleurs qui orneront le printemps
Fleurissent sur ma tombe paisible[422].

Du premier coup, Burns s'était trouvé enrôlé dans le cortège de poètes que l'enchanteresse traîne après elle, depuis Ronsard qui lui disait en vers de douceur presque racinienne:

Comment pourraient chanter les bouches des poètes,
Quand par votre départ les muses sont muettes[423].

depuis du Bellay et Maisonfleur et le pauvre Chastelard, qui mourut pour elle, jusqu'à Schiller, Walter Scott et Hogg. Il fut ainsi frappé en rôdant autour de Holyrood. N'est-ce pas aussi tandis qu'ils rêvaient et s'attardaient dans ces lieux qu'elle a attiré à elle Tennyson et Swinburne?

C'est dans ces promenades, ces rêveries, cette communion silencieuse avec les âmes des choses passées que Burns passa les tout premiers jours de son arrivée à Édimbourg.

Mais lorsque ces premières impressions plus graves qui saisissent d'abord ceux qui entrent dans une ville historique eurent été satisfaites, Burns put regarder la vie qui s'agitait autour de lui. Quel spectacle, quelles heures d'attardement, quel amusement pour un observateur comme lui, jeté tout d'un coup dans un pareil mouvement! Édimbourg était assurément une des villes les plus pittoresques, les plus vivantes et les plus curieuses qu'il y eût en Grande-Bretagne. Elle avait une originalité qu'on n'aurait pu retrouver ailleurs et qui tenait en partie à la construction même de la ville. Le mur élevé pour la protéger après la bataille de Flodden l'avait longtemps tenue enserrée. Bâties sur des pentes rapides, les maisons s'étaient pressées les unes contre les autres[424], laissant des ruelles plus étroites que des corridors, si bien qu'une des rares où un cheval pouvait passer avait reçu le nom de Cavalry lane[425]. Cela n'avait pas suffi. Cherchant en l'air l'espace qu'elles ne pouvaient prendre sur les côtés, les maisons, entassant étages sur étages, se haussaient indéfiniment les unes au-dessus des autres. Elles atteignaient huit, dix et même douze étages; elles étaient l'étonnement des étrangers qui arrivaient à Édimbourg. «Ce qui frappe d'abord l'œil, dit Smollett, est l'invraisemblable hauteur des maisons, qui généralement s'élèvent à cinq, six, sept et huit étages et en quelques endroits, m'assure-t-on, à douze[426].» «Je lui fis voir, dit Boswell en parlant du Dr Johnson, la plus haute construction d'Édimbourg, qui a treize étages à partir du sol, sur le derrière[427]». La population toujours croissante s'était accumulée en hauteur dans des rues perpendiculaires, selon le mot d'un auteur. Et cette expression est beaucoup moins une image qu'un fait. Un escalier commun[428], en pierre à cause de la crainte d'incendie[429], mal éclairé, aussi peu entretenu que le pavé des rues[430], montait à travers des étages ou plutôt des habitations superposées. On était propriétaire non d'une maison, mais d'un flat ou palier. En montant l'escalier on parcourait toute l'échelle sociale: les étages du bas et ceux du haut étaient généralement occupés par des locataires pauvres; les cinquième et sixième par la bourgeoisie et la noblesse[431]. Dans ces énormes constructions, les existences humaines s'entassaient presque jusqu'aux nuages, jusque dans des caves obscures et dans les profondeurs du sol. Le moindre espace habitable était, selon l'expression de Walter Scott, bondé comme l'entrepont d'un navire[432]. Le jour et la place étaient restreints. Beaucoup de chambres étaient sombres même à midi et ne prenaient qu'un peu de lumière sur une allée obscure; on avait à peine assez d'espace pour les meubles nécessaires[433]. Chaque goutte d'eau employée dans les familles devait être montée par des porteurs au haut de ces interminables escaliers qui étaient ainsi de véritables rues[434]. Ces circonstances imposaient à la vie des conditions particulières. Les gens, empaquetés chez eux comme dans des cabines de bateau, ne rentraient que pour prendre leurs repas et se coucher. De chacun de ces escaliers déroulait, se déversait une foule qui grouillait dans la rue. «Partout on trouvait des symptômes de la densité de la population; la rue ouverte était un marché général; partout un pêle-mêle de populace[435]

Aussi que de choses amusantes à regarder! Voici, d'abord, au-dessous de la colline du château, le Lawn Market, le marché à étoffes, où les vendeurs étalaient, aunaient leurs marchandises, sous leurs abris de toile, comme à une foire de campagne[436]. Voici, de nouveau, notre vieille connaissance, la prison d'Édimbourg, la Tolbooth. Devant la porte se promène de long en large un des vieux soldats de la garde civique d'Édimbourg[437]. C'est un corps de vétérans chargé de la police de la ville. Leur uniforme est un habit rouge à revers bleus, un gilet rouge, des culottes rouges, de longues guêtres noires, des buffleteries blanches et de grands tricornes. La plupart d'entre eux ont également le nez rouge, car la discipline du corps n'est pas incompatible avec le whiskey[438]. Leur armement n'est pas moins remarquable. Ils ont bien des mousquets et des baïonnettes, mais ils les portent rarement; leur arme favorite est une hache de forme archaïque, qu'on fabriquait au temps jadis à Lochaber, composée d'un long manche, d'un fer étroit et long et d'un crochet recourbé en arrière. La plupart de ces hommes sont des vétérans des régiments de highlanders, de vieux gaëls, parlant à peine anglais, qui trouvent ainsi une sorte de retraite. Une hostilité constante existe entre eux et les gamins de la ville qui leur jouent mille tours[439]. À l'extrémité de la prison, on voit une plate-forme sur laquelle ont lieu les exécutions. Un membre très respectable du conseil de la cité, nommé Brodie, vient de leur apporter un perfectionnement. Au lieu de la double échelle, toujours un peu pénible à gravir pour le patient, il a substitué la trappe qui se dérobe sous lui. Dans quelques mois il sera accusé de vol avec effraction, et condamné à mort. Il inaugurera sa propre invention. Comme il était un homme aussi calme qu'ingénieux, il examina lui-même l'appareil, se vit, en souriant, ajuster la corde autour du cou et, en belle toilette de satin noir, se laissa choir hors de la vie, la main négligemment passée dans son gilet[440]. En face de la prison, voici les derniers vestiges de l'ancien poste de la garde civique, qui avait l'air «d'un long limaçon noir rampant sur la grande rue[441]». Avec lui a disparu la fameuse jument de bois placée là par la rude discipline de Cromwell. On y attachait les soldats coupables d'ivresse, leur mousquet lié à leurs pieds et une coupe à boire placée sur leur tête[442].

Au-dessous de la Tolbooth, en face de St.-Giles, la terrasse est presque complètement bouchée par une bande de constructions établies juste au milieu de la rue et qu'on nomme les Luckenbooths, ou les baraques fermées[443]. Elles ne laissent, entre les maisons d'un côté et St.-Giles de l'autre, que deux passages étroits et obscurs. Encore celui du côté de St.-Giles s'est-il encombré par surcroît. Contre la façade, entre les contreforts de la vieille église, dans tous les coins[444], se sont collées, blotties une nichée de petites échoppes qu'on a comparées à des nids de martinets[445]. On les appelle les Krames. Tout ce coin est une scène très animée de trafic. C'est là que sont les merciers, les gantiers, les chapeliers, les marchands de jouets, les libraires[446]. Tenez justement! la dernière maison des Luckenbooths, celle qui fait face à la descente de la High Street, c'est la maison où Allan Ramsay a eu sa boutique de libraire ornée des deux bustes de Ben Jonson et de Drummond de Hawthowden. Elle est maintenant occupée par un de ses successeurs nommé William Creech[447], qui publie presque tous les livres qui paraissent à Édimbourg. C'est ce petit homme, vif et souriant, très soigné de mise qui, la tête bien poudrée, en habits noirs, en culottes de satin, reçoit tous les écrivains[448]. Il racontera plus tard qu'un jeune paysan est venu, chapeau bas, lui demander si c'était bien là qu'était établi Allan Ramsay[449]. Et la High Street descend ainsi, hérissée d'enseignes de chaque côté, car d'un bout à l'autre c'est un véritable marché, et dans les caves, à l'abri des balcons de bois, jusque sous les escaliers extérieurs, il y a des vendeurs de mille objets[450]. Ajoutez les auberges et les tavernes, qui sont presque toutes en sous-sol.

Et descendant des escaliers des maisons, montant des caves, débouchant des ruelles, s'engouffrant dans leurs ouvertures sombres, quelle foule grouillante et pittoresque! Ce sont des servantes, avec leur plaid à couleurs vives qui courent nu-pieds[451], des mendiants dans leur vêtement de laine bleue, des juges en robe et en perruque qui, le petit tricorne à la main, s'en vont à la cour de session[452], des orfèvres avec leur manteau rouge, leur chapeau à corne et leur canne[453], des chanteurs de vieilles ballades[454], des joueurs de cornemuse, des marchandes de poissons de Newhaven qui glapissent leur poisson, ou des hommes de Gilmerton qui beuglent du charbon ou du sable jaune[455], des barbiers qui courent à leurs pratiques[455] car tout ce monde de professeurs, de clergymen et d'hommes de loi veut être bien rasé. De tous côtés ce sont des water caddies ou porteurs d'eau qui se querellent autour d'un puits public ou qui, courbés en avant, retenant par une courroie leurs petits tonneaux jetés sur leur dos garni d'une plaque de cuir noir[456], s'en vont porter jusqu'aux plus hauts étages la provision du jour[457]. Ces water caddies sont en même temps les commissionnaires de la ville. Quand un étranger arrive, on lui adjoint un water caddie qui le conduit partout. Ils courent, portent les lettres. Ce sont de crapuleux coquins, mais ils sont très intelligents et en même temps très honnêtes pour leur métier. Ils connaissent les dessus et les dessous de la société d'Édimbourg[458]. «Ces gaillards, bien que déguenillés d'apparence et grossièrement familiers de façons, sont merveilleusement malins et si connus pour leur fidélité qu'il n'y a pas d'exemple qu'un caddie ait trahi la confiance. Telle est leur intelligence qu'ils connaissent non seulement toutes les personnes de la ville, mais encore chaque étranger quand il est de vingt-quatre heures dans Édimbourg. Aucune affaire même la plus cachée n'échappe à leur regard. Ils sont particulièrement fameux pour leur dextérité à exécuter une des fonctions de Mercure[459]». Ils sont une des curiosités et une des ressources de la ville. Ajoutez à cela quelque berger, en béret bleu et en plaid gris, qui traverse la ville, ou quelque conducteur de troupeau, en kilt, c'est-à-dire en jupon, armé jusqu'aux dents comme c'était l'habitude[460]. Que de choses nouvelles à voir, que de scènes amusantes, comiques ou humaines dans cette foule qui va, qui vient, se bouscule, se renouvelle sans cesse! Dans aucune ville d'Angleterre elle n'est aussi compacte et aussi mélangée.

Aux différentes heures de la journée, il se produit dans cette foule des mouvements, des courants qui en modifient les aspects. Que de phases différentes depuis le moment où, selon les vers de Fergusson,

Le matin avec de jolis sourires pourprés,
Embrasse le coq aérien de St.-Giles[461].

Ce sont d'abord les allées et venues du matin, les courses et les causeries des servantes. Vers midi, on voit les hommes d'affaires et de loi sortir de la Parliament House et se diriger par groupes vers les tavernes pour y prendre leur méridien. C'est généralement un verre d'eau-de-vie et une grappe de raisins secs qu'on demande sous la forme métaphorique «un coq froid et une plume[462]». De une heure à deux, tout le monde se réunit, dans le High Street, à l'endroit où était autrefois la croix d'Édimbourg[463]. On y bavarde; on y apporte et on y colporte les nouvelles de la ville; l'homme d'affaires y cause d'intérêts; l'homme de loi y rencontre ses clients; le beau, en gilet d'écarlate, en manteau et en cravate de dentelle, souliers à boucles, perruque à bourse et tricorne, y vient étaler sa toilette[464]. Il attend le moment d'aller à l'Assemblée. On se presse au milieu de la rue, bien qu'à deux pas le Parliament close, une place avec sa belle statue équestre de Charles II, reste déserte. «La compagnie ainsi rassemblée est régalée d'airs variés, joués sur un carillon placé dans un clocher voisin. Comme ces cloches sont bien accordées et que le musicien, qui reçoit un salaire de la ville, en joue assez bien, ce divertissement est réellement agréable et très nouveau pour les oreilles d'un étranger[465]». C'est du clocher de St.-Giles que ce carillon tombe sur toutes ces conversations.

Dans l'après-midi, les dames font leur apparition dans leurs toilettes claires, pompeuses et compliquées, avec leurs longs corsages en pointe, leurs hautes coiffures et leurs vastes jupes de soie de France, brochée de fleurs de couleur ou ramagée d'or et d'argent[466]. Celles qui vont à pied portent sur leur bras la traîne de leurs robes[467], car les rues d'Édimbourg ne sont pas faites pour être balayées avec de la soie. Beaucoup passent dans des chaises à porteurs tenues par des laquais en livrée ou par des porteurs qui viennent tous des Hautes-Terres. C'est, avec la garde civique, le monopole des Gaëls[468]. Quelques grandes dames même vont en carrosse, bien que ce soit maintenant un problème pour les archéologues que de savoir comment une voiture passait dans ces ruelles. D'ailleurs les distances sont si courtes, qu'on pourrait renouveler la plaisanterie qu'on faisait sur la comtesse de Galway, quand elle allait en voiture pour rendre visite à lady Minto: «Quand mylady montait dans son carrosse, les nez de ses chevaux étaient déjà à la porte de lady Minto[469]». À cette heure-ci, les dames vont faire des visites ou prendre le thé chez leurs amies.

Un peu plus tard, elles vont à l'Assemblée. C'est une salle de danse que rendent nécessaire l'exiguïté des logements et la difficulté de faire danser chez soi[470]. Plusieurs fois par semaine, la meilleure société s'y réunit, sous la surveillance d'une vieille dame très respectable, très rigide, qui remplit les fonctions de maîtresse des cérémonies. Un cérémonial très strict règle en effet les moindres rapports des danseurs et des danseuses. Les couples n'ont pas le droit de se choisir: on met les éventails de toutes les dames dans le tricorne d'un gentilhomme, on tire au sort et chaque cavalier est pour la saison le partenaire de la dame dont il a pris l'éventail. Les places sont désignées par la dame directrice, qui siège à une extrémité de la salle sur un trône[471]. Cette discipline fait d'un plaisir quelque chose de compassé et de contraint, plus près de la mélancolie que de la gaîté. Un jour le pauvre Olivier Goldsmith, qui était alors étudiant en médecine à Édimbourg, avait voulu s'y présenter. Avec son goût d'Irlandais et de grand enfant pour les couleurs vives, il s'était fait bien resplendissant dans un costume «de satin bleu de ciel, de riche velours de Gênes noir et de drap nuance de clairet.» Il semble même que la note du tailleur n'ait pas été payée. Tout gauche dans ses beaux habits, il était allé à l'Assemblée, pensant y faire florès. Hélas! c'était un triste spectacle. D'un côté, les dames solitairement assises; à l'autre bout, leurs partenaires pensifs. «Mais pas plus de rapport entre les sexes qu'entre deux nations en guerre; les dames à la vérité peuvent lancer des regards, et les gentlemen pousser des soupirs; mais un embargo est mis sur tout autre commerce plus rapproché.» Les couples désignés dansent «avec une formalité qui ressemble à du découragement». Aussi ils dansent beaucoup et ne se disent rien. Le bon Olivier n'y tint pas, il risqua une observation. «Je dis à un gentleman écossais qu'un si profond silence ressemblait à l'ancienne procession des matrones romaines en l'honneur de Cérès; et le gentleman écossais me répondit pour ma peine, (et ma foi! je crois qu'il avait raison) que j'étais un pédant.» Le pauvre Olivier sortit le cœur gros, un peu triste, se sentant un peu ridicule dans ses habits clairs, avec cette phrase indiciblement mélancolique où est toute son âme: «Un homme laid et pauvre est sa propre compagnie et cette compagnie-là, le monde me la laisse goûter en abondance[472].» Avec plus de gaucherie et de naïveté, il y avait là un peu de l'envie que ce luxe devait inspirer à ce jeune paysan qui le regardait passer.

Le soir arrive. L'obscurité sort des étroites ruelles où elle s'est réfugiée pendant le jour et envahit graduellement la ville. La grande rue fait pour s'éclairer une tentative vaine; car s'il y a plus de réverbères qu'il y a vingt ans, il n'y a pas plus d'huile[473]. Les citoyens les plus graves, marchands, juges, avocats, professeurs, s'en vont vers les tavernes ou les clubs, qui font partie de la vie sociale. Des caves, où l'on sert des huîtres et de la bière noire et qu'on appelle oyster cellars, s'échappe un peu de lumière et un bruit de musique; car on y danse. «La plupart des oyster cellars ont une sorte de longue pièce, où une société pas trop nombreuse peut goûter l'exercice d'une danse campagnarde, au son d'un violon, d'une harpe ou d'une cornemuse[474].» Il y a vingt ans, la bonne société n'osait fréquenter ces endroits de louche réputation[475]. Depuis quelque temps cela est devenu à la mode, grâce à cette charmante et folle duchesse de Gordon, dont l'entrain et la hardiesse scandalisent et dont la grâce séduit la ville. Les dames de la haute société d'Édimbourg y viennent maintenant[476]. Aussi la rue est-elle animée. Des caddies passent avec leurs lanternes en papier[477], des chaises à porteurs précédées de valets qui portent une torche, et escortées de gentilhommes, l'épée dans une main et le chapeau dans l'autre, conformément à la politesse des temps[478]. Et les coins de ruelle ne sont pas non plus sans ces apparitions nocturnes de plaisir et de vice des grandes villes, faites pour surprendre et troubler un garçon de campagne.

Près d'un réverbère, avec son visage triste,
Ses yeux alourdis, sa grimace aigre,
Se tient une femme qui eût pu connaître longtemps la beauté.
La Prostitution est son métier, le vice son but;
Voyez maintenant où elle gagne son pain,
Fredonnant des chansons vicieuses pour attirer
Les suivants de la cruelle dissipation[479].

Voici dix heures! Le tambour de la garde civique fait entendre le roulement du couvre-feu[480]. C'est comme un signal. Toutes les fenêtres s'ouvrent et les habitants se livrent à une opération dont les résultats, selon l'expression de Smollett «offensent les yeux aussi bien que les autres organes de ceux que l'habitude n'a pas endurcis contre toute délicatesse de sentiment[481]». On n'entend plus, dans la nuit, que l'exclamation française poussée par quelque citoyen attardé qui regagne son domicile: «Gardez l'eau!» Hélas! souvent trop tard! Selon le mot de Walter Scott, c'est plus souvent l'élégie que l'avertissement du passant surpris[482]. C'est l'heure pénible et dangereuse d'Édimbourg sur laquelle le Dr Johnson a déjà passé son verdict, dans son langage solennel, en disant que mainte perruque «en a été humidifiée jusqu'à la flaccidité[483]».

Puis la tranquillité se fait: On n'entend plus que les pas des gens qui reviennent du club, ou les paroles de quelque ivrogne qui s'en va en trébuchant et qui peut-être est un juge, ou un avocat, car l'ivresse est fréquente chez tous. La ville retombe dans son silence; dans la nuit, les grandes maisons se dressent dans le ciel froid de novembre; et, avec la disparition de tout bruit, revient dans l'étranger isolé un sentiment de tristesse et d'abandon[484].[Lien vers la Table des matières.]

I.
L'HIVER DE 1786-87.
BURNS DANS LA SOCIÉTÉ D'ÉDIMBOURG. — LE TRIOMPHE. — LE DÉSACCORD. — LES TAVERNES D'ÉDIMBOURG.

Au bout de quelques jours, Burns commença à se rappeler dans quel dessein il était venu à Édimbourg. Il n'avait pas de lettres de recommandation, mais il connaissait, pour lui avoir été présenté en Ayrshire, M. Dalrymple d'Orangefield, homme généreux, au cœur chaud, ami de Ballantine d'Ayr. Il alla le voir et Dalrymple entreprit aussitôt de le protéger. «J'ai rencontré dans M. Dalrymple d'Orangefield ce que Salomon appelle avec emphase «un ami qui s'attache plus fort qu'un frère[485]». M. Dalrymple le présenta à deux hommes de première situation, et les mieux faits pour lui faire ouvrir toutes les portes, l'un de la noblesse, l'autre de la société littéraire d'Édimbourg. Le premier était le comte de Glencairn, auquel Burns voua un véritable culte qui ne se démentit jamais. C'était un homme dont la beauté physique était l'expression d'un caractère sans reproche. «Le noble comte de Glencairn m'a pris par la main aujourd'hui et s'est intéressé en ma faveur, avec une bonté digne de l'être bienfaisant dont il porte si noblement l'image. Il est une plus forte preuve de l'immortalité de l'âme que toutes celles que la philosophie a jamais proposées; une âme comme la sienne ne peut mourir[486]». Ailleurs il l'appelle «un homme dont je me rappellerai les vertus et la bonté fraternelle envers moi, au delà de tous les temps[487]». L'autre protecteur était le fameux avocat Henry Erskine, le doyen de la faculté des avocats, d'une éloquence incomparable, d'un charme social, d'une sûreté de commerce, qui le faisaient aimer et respecter partout. Ces deux connaissances furent vite faites et leur effet fut très rapide, car le 7 Décembre, dix jours seulement après son arrivée à Édimbourg, le poète pouvait écrire:

En ce qui concerne mes propres affaires, je suis en bon chemin de devenir aussi éminent que Thomas à Kempis ou John Bunyan, et vous pouvez dorénavant vous attendre à voir mon jour de naissance inséré, parmi les événements merveilleux, dans l'Almanach du Pauvre Robin ou l'Almanach d'Aberdeen, à côté du Lundi noir et de la bataille de Bothwell-Bridge. My Lord Glencairn et le Doyen de la Faculté Mr H. Erskine m'ont pris sous leur aile et, selon toute probabilité, je serai bientôt le dixième homme de bien et le huitième sage du monde[488].

À ces deux protections, il faut ajouter celle de Dugald Stewart, qui le présenta à Mackenzie, à l'auteur de l'Homme de Sentiment, à celui que Burns révérait et admirait depuis si longtemps, qui avait été un des maîtres et un des consolateurs de sa jeunesse. Ce fut un coup de bonheur pour le poète. Mackenzie continua l'heureuse influence qu'il avait eue sur sa vie. Dans le no 97 du Lounger, qui ne devait plus avoir que quatre numéros, parut un article qui fut un événement. Il était digne de celui qui en était l'auteur et de celui qui en était l'objet. Il y avait, de la part de cet écrivain si laborieux et si correct, une très claire et très large intelligence littéraire et psychologique du génie et du caractère de Burns. Cette double appréciation était exprimée en termes parfaits de justesse et d'accent, à ce point que, non seulement cet article donnait du premier coup la note exacte et entière sur la valeur du poète, mais que, après cent ans, il reste une des meilleures choses qu'on ait écrites sur lui; c'est une longévité rare pour une page de critique. Voici d'ailleurs, dans ses parties essentielles, l'article que les habitants d'Édimbourg se passaient et commentaient le 9 Décembre 1796, moins de quinze jours après l'arrivée de Burns.

Pour les personnes sensibles et capables de comprendre, il y a quelque chose de merveilleusement agréable dans la contemplation du génie, de cette portée transcendante d'esprit qui distingue certains hommes. Dans la vue de talents tout à fait supérieurs, comme dans celle des grands et étonnants objets de la nature, il y a une sublimité qui remplit l'âme d'admiration et d'aise, qui la dilate, pour ainsi parler, au delà de ses limites ordinaires, et qui, revêtant notre nature d'une puissance extraordinaire et d'extraordinaires honneurs, intéresse notre curiosité et flatte notre orgueil.... Dans la découverte de talents généralement inconnus, nous sommes souvent disposés à céder à une partialité excessive, comme dans toutes les découvertes que nous faisons; et c'est à quoi nous devons tant d'exemples de peintres et de poètes qui, retirés de situations obscures par les éloges extravagants de leurs introducteurs, sont cependant bientôt retombés dans leur première obscurité; dont le mérite, bien que peut-être un peu négligé, n'a pas semblé avoir été tellement déprécié par le monde et n'a pas pu soutenir, par son excellence intrinsèque, la place supérieure que l'enthousiasme de ses patrons aurait voulu lui assigner.

Je ne sais si je serai accusé d'un enthousiasme et d'une partialité de ce genre, en présentant à l'attention de mes lecteurs un poète de notre pays, dont les écrits m'ont été récemment communiqués. Mais, si je ne me trompe pas grandement, je pense que je puis, en toute sûreté, déclarer que c'est un génie d'un rang peu ordinaire. La personne à laquelle je fais allusion est ROBERT BURNS, un laboureur d'Ayrshire, dont les poèmes furent, il y a quelque temps, publiés dans une petite ville de l'ouest de l'Écosse, sans autre ambition, semble-t-il, que de les faire circuler parmi les habitants du comté où il est né, et d'obtenir un peu de renommée de la part de ceux qui avaient entendu parler de ses talents. J'espère qu'on ne considérera pas que j'ai trop de prétentions, si j'essaye de le placer à un point de vue plus haut, de réclamer le verdict de ses concitoyens sur le mérite de ses œuvres, et de revendiquer pour lui les honneurs que leur valeur semble mériter.

En mentionnant la circonstance de son humble condition, je n'ai pas la pensée de faire reposer ses prétentions seulement sur ce titre, ou de faire valoir les mérites de sa poésie, considérés par rapport à la bassesse de sa naissance et au peu d'opportunité de culture que son éducation pouvait lui fournir. À la vérité, ces détails pourraient exciter notre étonnement devant ses productions; mais sa poésie, considérée en soi et sans les causes qui résultent de sa situation, me semble tout à fait digne de dominer nos sentiments et d'obtenir nos applaudissements. Sa naissance et son éducation ont, à la vérité, opposé une barrière à sa renommée, c'est le langage dans lequel la plupart de ses poèmes sont écrits. Même en Écosse, le dialecte provincial, que Ramsay et lui ont employé, se lit maintenant avec une difficulté qui refroidit le plaisir du lecteur: en Angleterre, on ne peut pas le lire du tout, sans avoir constamment recours à un glossaire, en sorte que le plaisir est presque détruit.

Quelques-unes de ses productions, spécialement celle d'un genre grave, sont presque anglaises. De l'une d'entre elles, j'offrirai d'abord à mes lecteurs un extrait, dans lequel je pense qu'il découvriront un ton élevé de sentiment, une puissance et une énergie d'expression qui sont particulièrement et fortement caractéristiques de l'esprit et de la voix d'un poète.

Il citait les strophes de la Vision, dans lesquelles est racontée l'enfance de Burns, sans aller toutefois à celles si belles de la fin. Puis il continuait en termes du plus haut éloge: «De chants comme celui-là, solennels et sublimes, avec cette mélancolie ravie et inspirée dans laquelle le Poète élève ses regards «au dessus de cette sphère visible et diurne», les poèmes intitulés Désespoir, la Lamentation, Hiver, Chant funèbre et l'Invocation à la Ruine, offrent des exemples non moins frappants». Il donnait comme spécimens «dans le tendre et le moral» l'Homme fut créé pour pleurer, le Samedi soir du villageois, les pièces à la Souris et à la Pâquerette de montagne. Il citait celle-ci en entier, moins, disait-il, à cause de son mérite supérieur que parce qu'elle pouvait tenir dans les bornes de son journal. Et, à propos de la jolie strophe sur l'alouette, il ajoutait en termes qui contiennent avec une merveilleuse exactitude l'essence du sentiment de la nature dans Burns: «Des touches comme celles-là dénotent le pinceau d'un poète qui peint la nature avec la précision de l'intimité, et cependant avec le coloris délicat de la beauté et du goût». Les mots que nous avons soulignés vont droit au fond du génie de Burns sur ce point.

L'article, après avoir donné les éloges, essaye de prévenir les objections et surtout celles qu'il prévoit, les objections religieuses et morales. Il avance des précautions, des excuses, des atténuations, toutes sortes de faucilles pour couper à l'avance les critiques dans l'esprit des lecteurs. Ces soins même sont instructifs en ce qu'ils montrent à quelle société susceptible et formaliste Burns allait avoir à faire. Cela donne l'idée de la surveillance qu'il devait exercer sur sa parole et de la prudence qu'il devait mettre dans sa conduite, pour ne pas choquer un monde auquel il fallait présenter ses poèmes avec presque autant d'apologie que de louange! Voici donc ce que Mackenzie disait avec beaucoup de tact et une connaissance très exacte des gens à qui il parlait:

Contre quelques-uns des passages de ces derniers poèmes, on a objecté qu'ils respirent un esprit de libertinage et d'irréligion. Mais si nous considérons l'ignorance et le fanatisme des classes inférieures dans le pays où ces poèmes furent écrits, fanatisme de cette espèce pernicieuse qui exalte la foi par opposition ans bonnes œuvres, et dont la fausseté et le danger ne pouvaient échapper à un esprit aussi éclairé que celui de notre poète, nous ne regarderons pas sa muse plus légère comme l'ennemie de la religion (sur laquelle il exprime en plusieurs endroits les sentiments les plus justes) bien qu'elle ait été quelquefois un peu imprudente en ridiculisant l'hypocrisie.

Sur ce point et sur d'autres encore, il faut convenir qu'il y a, dans le volume qu'il a donné au public, des parties répréhensibles que la prudence aurait supprimées ou la correction effacées. Mais les poètes sont rarement prudents, et notre poète n'avait, hélas! ni amis, ni compagnons qui pussent lui suggérer des corrections. Quand nous réfléchissons à son rang dans la vie, et à la société dans laquelle il a vécu, nous sommes plus portés à regretter qu'à nous étonner que la délicatesse soit si souvent offensée, pendant la lecture d'un volume où il y a tant pour nous intéresser et nous plaire.

Il y a bien quelque chose d'un peu étroit et presque d'un peu frisant le ridicule dans ces regrets que Burns n'ait pas fait parler ses paysans plus convenablement; peut-être y avait-il aussi quelque chose qui lui fit froncer le sourcil et hausser impatiemment les épaules dans toutes ces excuses qui tournaient à la réprimande. Mais la fin était faite pour lui aller droit au cœur. Mackenzie parlait de lui en homme qui sait respecter et saluer la dignité d'âme partout où elle se trouve, mettant toute son autorité au service de sa sympathie.

Burns possède la fierté aussi bien que la fantaisie d'un poète Cet orgueil honnête et cette indépendance d'âme qui sont parfois la seule richesse de la muse, éclatent à toute occasion dans ses ouvrages. Il peut se faire, par conséquent, que je blesse ses sentiments tout en satisfaisant les miens, lorsque j'appelle l'attention du public sur sa situation et sur sa fortune. Cette condition, tout humble qu'elle fût, dans laquelle il avait trouvé le contentement et courtisé la muse, aurait pu ne pas lui sembler pénible, mais le chagrin et les malheurs l'y atteignirent. Un ou deux de ses poèmes font allusion à ce que j'ai appris de quelques-uns de ses compatriotes, qu'il avait été contraint de former la résolution de quitter son pays natal, pour chercher sous le ciel des Indes occidentales l'abri et le soutien que l'Écosse lui avait refusés. Mais j'espère qu'on saura trouver les moyens d'empêcher cette résolution de se réaliser; j'espère que je rends simplement justice à mon pays en le supposant tout disposé à tendre la main pour secourir et retenir son poète natif, dont «les chants silvestres et sauvages» possèdent une telle excellence. Réparer les injustices faites au mérite souffrant et ignoré; faire sortir le génie de l'obscurité où il a langui avec indignation, et l'élever à la place où il peut profiter et plaire au monde; ce sont des efforts qui donnent à la richesse un privilège enviable, à la grandeur et à la protection un légitime orgueil[489].

C'était bravement dit! Cet appel au pays, si plein de délicatesse et cependant d'accent, était le vrai de la situation et eût été la seule résolution digne de l'Écosse et secourable au poète dont elle se glorifie désormais. C'était, de la part de Mackenzie, une bonne action. Lockhart a excellemment remarqué qu'elle fait honneur à sa clairvoyance et à son courage, et aussi pourquoi: «quoique ses propres productions fussent distinguées par tous les raffinements de l'art classique, M. Henry Mackenzie était, heureusement pour Burns, un homme d'un esprit aussi libéral que son goût était poli, et lui, dont les pages contiendront toujours quelques-uns des meilleurs modèles d'élégance travaillée, fut parmi les premiers à sentir que le laboureur d'Ayrshire appartenait à cette classe d'êtres dont c'est le privilège d'atteindre les grâces «au delà de la portée de l'art». Il fut le premier à risquer sa propre réputation en le déclarant publiquement[490]

Cet article de Mackenzie, c'était la célébrité, le soir même à Édimbourg, deux jours après en Écosse, une semaine après en Angleterre, parmi les lettrés qui lisaient le Lounger. Burns entra, toutes portes ouvertes, dans la haute société nobiliaire et littéraire d'Édimbourg.

Cette société, par laquelle Burns allait être examiné et jugé, était une des plus cultivées qu'il y eût alors en Europe, une des plus justement difficiles en matière de valeur intellectuelle. Édimbourg était une ville de prédicateurs, d'avocats, de juges, de médecins, de professeurs, presque tous remarquables. Elle se trouvait alors vers le milieu de cette période incomparable d'éclat intellectuel, qui devait aller jusque vers 1830, et qui la place parmi les cités lumineuses dont la liste trace les progrès de l'esprit humain. Il y a eu ailleurs de plus grands noms; il n'y a eu nulle part une si grande abondance d'hommes de talent, en si peu de temps et d'espace. Ils étaient littéralement les uns sur les autres; et beaucoup d'entre eux étaient des hommes de renommée et d'influence européennes[491].

À la vérité, quelques-uns de ceux qui avaient le plus contribué à illustrer la ville avaient déjà disparu. Il y avait dix ans que David Hume avait quitté la vie avec la sérénité enjouée d'un sage antique, et sa tombe choisie par lui sur Calton Hill, avec une vue admirable, avait cessé d'être un objet de curiosité[492]. Lord Elibank, le jurisconsulte et l'économiste, dont les travaux sur la monnaie, la circulation du papier, les Dettes Publiques, ne sont pas oubliés, était mort depuis huit ans; John Rutherford, l'éminent médecin qui, avec Monro, Sinclair, Plumner et Innes, avait fondé la célèbre école de médecine d'Édimbourg[493], le fondateur des leçons cliniques, latiniste achevé, était mort depuis sept ans; lord Kames, l'auteur des remarquables Éléments de critique, depuis quatre ans; le Dr Webster, le prédicateur et le calculateur, qui avait établi le fonds des veuves du clergé, une admirable institution de secours; Allan Ramsay le peintre de portraits, le fils du poète, depuis deux ans. Quelques autres avaient quitté Édimbourg pour Londres: John Home, l'ami de Hume, le fameux auteur de la tragédie de Douglas; Thomas Erskine, le frère d'Henri Erskine, le futur grand-chancelier, le grand avocat politique, qui s'était fait inscrire dès ses débuts au barreau anglais[494]; Mac Pherson, le traducteur et l'adaptateur d'Ossian; les deux Hunter, William et John, le grand anatomiste, «l'homme qui pour son génie original et compréhensif vient immédiatement après Adam Smith et doit être placé bien au-dessus de tous les autres philosophes que l'Écosse a produits..., qui, parmi les grands maîtres de la science organique, appartient au même rang qu'Aristote, Harvey et Bichat et est un peu supérieur soit à Haller soit à Cuvier[495]». Mais malgré ces pertes et ces défections, on admirait, de quelque côté qu'on se tournât, une réunion merveilleuse et unique d'illustrations de tous genres.

L'Université était dans une période admirable d'éclat[496]. Le Principal était William Robertson, le fameux historien; il avait déjà publié ses trois grandes histoires de l'Écosse, de Charles-Quint et de l'Amérique. Il jouissait paisiblement de sa renommée et de sa grande influence dans le clergé et dans la société d'Édimbourg. Il continuait à prêcher le dimanche ses éloquents sermons, car plusieurs des professeurs de l'Université étaient en même temps pasteurs ou avocats, et exerçaient leur talent dans des fonctions différentes. Le professeur de Belles-Lettres et de Rhétorique était Hugh Blair, également clergyman, qui avait publié ses sermons corrects et châtiés, un des ouvrages les plus lus de la littérature religieuse du XVIIIe siècle. Il venait de publier ses célèbres lectures sur les Belles-Lettres, dont le succès se répandit assez loin pour que, presque un siècle après, ce fût encore un livre de distribution de prix dans un collège français. Ce fut le manuel universel de rhétorique, jusqu'aux livres de Whately et de Bain. C'était Blair qui avait présenté au public les poèmes d'Ossian. Il était le grand maître de la critique littéraire en Écosse et un mot de lui recommandait un ouvrage ou un auteur. Dugald Stewart, abandonnant sa chaire de mathématiques, venait d'être nommé professeur de philosophie morale. Il n'avait pas encore entamé ses publications philosophiques; le premier volume de sa Philosophie de l'Esprit humain est de 1792. Mais il commençait ses conférences admirables de clarté, d'éloquence et d'élévation morale, qui ont fait de lui un des grands modeleurs d'âmes de son temps. «Pour moi, ses lectures furent comme l'ouverture du ciel. Je sentis que j'avais une âme. Elles changèrent ma nature entière[497]» dit lord Cockburn, qui fut un des élèves de ses premières années. «Dugald Stewart, ajoute-t-il, fut un des plus grands orateurs didactiques[498].» Mackintosh disait que la gloire particulière de l'éloquence de Stewart était d'avoir «inspiré l'amour de la vertu à des générations entières d'élèves[499].» Il fut un incomparable professeur. C'était avec cela un des plus honnêtes et des plus accomplis gentlemen de son temps; il semble avoir été, pour l'urbanité et l'élégance des façons, un rival d'Henry Erskine. Le professeur de mathématiques était Adam Ferguson. Il avait été longtemps chapelain d'un régiment de highlanders et ses officiers l'empêchaient difficilement de prendre part au combat[500]. C'était un esprit original et énergique, un peu hautain. Le Dr Carlyle raconte que David Hume disait que Ferguson avait plus de génie qu'aucun d'entre eux, parce qu'il avait maîtrisé une science difficile, la physique, en trois mois, assez pour pouvoir l'enseigner[501]. En effet, Ferguson avait été successivement professeur de physique et de philosophie morale. Il avait publié en 1767 un Essai sur l'Histoire de la Société civile que ses admirateurs considèrent comme une des premières tentatives de «Sociologie», et il venait de publier en 1783 son Histoire des Progrès et de la Chute de la République Romaine, dont les historiens tiennent encore compte. Il avait pour professeur adjoint John Playfair, dont les ouvrages sont des modèles de style scientifique clair, lucide et élégant, qui fait penser à du Fontenelle. Son nom restera attaché à l'exposition de la théorie huttonienne de la Terre. Que d'autres encore il faudrait nommer: Andrew Dalzell le professeur de grec, dont les leçons créèrent, à Édimbourg, le goût de l'hellénisme, qui triomphait à Glasgow avec les leçons du savant Moore et les belles impressions des Foulis; Finlayson, le professeur de logique, raide, précis et sec[502]; John Robinson, le professeur de physique, qui édita les œuvres de Black.

La Faculté de Médecine, qui a tant contribué à la réputation de l'Université d'Édimbourg, était aussi dans un moment de gloire extraordinaire. Sans compter les hommes de talent comme Rutherford le botaniste, Andrew Duncan et d'autres, il y avait quatre hommes de premier ordre, dont les noms sont historiques et marquent des étapes dans le développement de la science. À la chaire d'anatomie, il y avait Alexandre Monro, Monro secundus, un merveilleux professeur, le plus grand de ces Monro, qui, de père en fils, occupèrent la même chaire pendant une période de cent vingt-six ans, de 1718 à 1846. À la chaire de physiologie, se trouvait James Gregory, un autre exemple de ces étonnantes familles de professeurs; son arrière-grand-père James Gregory, l'inventeur du télescope à miroir, avait été nommé professeur à Édimbourg en 1674, et, depuis ce temps, les Gregory donnaient des professeurs de mathématiques et de sciences naturelles aux Universités d'Angleterre et d'Écosse. Quelle sève dans ces races récemment sorties du sol! Et ces hommes enseignaient pendant un demi-siècle et vivaient quatre-vingts ans. Notre James Gregory était en outre le premier latiniste d'Écosse. À côté de ces noms-là, deux autres d'une plus grande portée. William Cullen était là, le grand physiologiste, qui essaya le premier «de généraliser les lois de la maladie telles qu'elles se manifestent dans le corps humain[503].» Et la chaire de chimie était occupée par Joseph Black, un des créateurs de la chimie moderne, celui que Lavoisier considérait comme son maître et appelait «l'illustre Nestor delà révolution chimique», grand physicien aussi, car c'est lui qui avait découvert la chaleur latente «un hardi et admirable paradoxe qui exigeait, pour être proposé, du courage aussi bien que de la pénétration, et qui marque une époque de l'esprit humain parce que c'était un immense pas de fait vers l'idéalisation de la matière en force[504]

Le clergé comptait des prédicateurs qui étaient presque tous des savants remarquables. C'était le Dr Henry, l'auteur d'une Histoire d'Angleterre, l'une des premières histoires faites sur un plan qui étudie séparément toutes les parties de la vie sociale; c'était James Macknigh, théologien et commentateur profond, auteur d'une Harmonie des Évangiles et d'un Commentaire d'épîtres des Apôtres, œuvres de grande érudition; c'était John Erskine, le bon et l'éloquent, dont les sermons publics changèrent le ton de la prédication en Écosse et dont on trouve le portrait dans Guy Mannering; c'était le Dr Alexander Carlyle dont l'Autobiographie est précieuse pour l'étude de toute cette époque.

La Magistrature, la Court of Session, pour employer le terme écossais, se composait d'hommes de haute valeur, choisis parmi les avocats que leurs qualités d'orateurs ou de juristes avaient mis hors pair. Le président était alors Robert Dundas d'Arniston, lord Mansfield, le troisième d'une descendance de juges intègres et profonds[505]. Il avait autour de lui des hommes comme Francis Garden, lord Gardenstone, qui avait plaidé, dans le fameux procès de Douglas, devant le Parlement de Paris, de façon à laisser, même dans une langue étrangère, une vive impression de son éloquence[506]; sir David Dalrymple, lord Hailes, érudit, historien, archéologue, d'une lecture et d'une science universelles, célèbre par ses travaux sur les antiquités chrétiennes, les vieilles poésies écossaises, et ses annales sur l'histoire d'Écosse; lord Braxfield «le géant du tribunal» selon l'expression de lord Cockburn: rude, brutal, semblable à un forgeron, sans lettres, il avait un esprit d'une telle vigueur d'étreinte et de raisonnement qu'il n'avait pas eu besoin de culture pour avoir la puissance[507]; James Burnet, lord Monboddo, original, paradoxal et savant, fameux pour sa connaissance des classiques et sa théorie sur la descendance de l'homme. Il soutenait, avant l'heure, que les hommes avaient eu des queues et descendaient du singe. Il avait publié son ouvrage sur l'Origine et le Progrès du langage, où il soutenait le système de Lucrèce sur l'origine du langage et où il avait pris pour épigraphe les vers d'Horace qui le résument:

Quum prorepserunt primis animalia terris
Mutum et turpe pecus

C'était, disait-il, en miniature l'histoire du genre humain. Il était en train de publier son travail sur la Métaphysique Ancienne. Il donnait des soupers «attiques[508]» où la table était parsemée et les flacons enguirlandés de rosés à «la manière des anciens[509].» II allait presque chaque année à Londres, faisant à cheval toute la route parce que les chaises de poste étaient des véhicules inconnus des anciens[510]. Il était le père d'une adorable et angélique créature, dont la grâce et la douceur étaient admirées de tout Édimbourg et séduisirent Burns, comme une apparition céleste. Elle devait être enlevée peu d'années après, et le poète devait écrire sur elle une élégie chaste et attendrie.

Le barreau, ou la Faculty of advocates, comme on l'appelait, qui était la pépinière de la cour de justice, était un corps très brillant et très instruit. Cela tenait à des circonstances particulières. Les fils de famille nobles n'ayant pas, comme en Angleterre, le débouché de la vie publique, se portaient de ce côté. «La Faculté des avocats comprenait la moitié des gentilshommes d'Écosse. La profession de la loi était embrassée par les fils aînés de la gentry, plutôt parce qu'elle conférait une sorte de distinction fashionable que parce qu'ils en attendaient des affaires ou des émoluments. Elle conduisait à une éducation savante ou du moins polie, et donnait une sorte de dignité au-dessus de la pure inactivité. C'est peut-être à cause de cela qu'il y avait, à cette époque, parmi la Faculté des avocats d'Écosse, une élégance de manières, unie à un degré de science et de connaissances générales, qu'on n'aurait pu retrouver en aucune autre compagnie semblable dans aucun autre pays[511].» C'est Henry Mackenzie qui parle ainsi et il avait bien connu le barreau de son temps. En laissant de côté ce que la partie exclusive d'un jugement semblable a toujours de douteux, il reste que la Faculté des avocats d'Édimbourg était une réunion d'hommes remarquables non seulement par leurs connaissances professionnelles, mais par leur culture générale. Elle comptait en 1786 des hommes comme Alexander Fraser Tytler, un historien distingué qui a laissé des Éléments d'histoire générale; Charles Hope, un orateur puissant, qui «avait la plus admirable voix, pleine, profonde et distincte, dont le soupir même s'étendait sur une ligne de mille personnes... une voix qui n'était surpassée que par celle de Mrs Siddons, laquelle venue directement du ciel et digne d'y être écoutée, était la plus noble qui ait jamais frappé l'oreille humaine[512].» Il y avait Maconochie, qui avait voyagé par toute l'Europe et possédait la plupart des langues européennes[513], «penseur indépendant et original et d'un savoir considérable; ses connaissances embrassaient tous les sujets, loi, science, histoire, littérature, et par conséquent étaient peut-être plus variées que précises; sous son labeur incessant, ses renseignements s'accumulaient d'heure en heure. J'avais l'habitude de faire les tournées avec lui et il me semblait également à son aise en théologie, ou en agriculture, ou en géométrie, ou lorsqu'il examinait une montagne, ou démontrait ses erreurs à un fermier, ou réfutait les dogmes d'un clergyman, bien que de toutes ses occupations cette dernière fût peut-être celle qui lui procurait le plus de plaisir[514]». Il y avait Miller, un des hommes les plus cultivés et les plus remarquables de son temps «profond et original en mathématiques[515]»; il y avait Craig, Bannatyne, qui, avec Tytler et sous la direction de Mackenzie, écrivaient dans le Lounger et le Mirror. Craig, qui fut plus tard membre de la Cour de session, allait se trouver mêlé à l'histoire de Burns. Mais la gloire du barreau, «le plus brillant ornement de la profession[516]» dit lord Cockburn, était alors l'éloquent, le spirituel, le charmant, le populaire et généreux Henry Erskine. C'était un grand et irrésistible orateur, d'une parole si riche de beautés classiques, si enjouée, si spirituelle, si claire, si copieuse, si légère et en même temps si sérieuse. «Tout son esprit était un argument, et chacune de ses exquises comparaisons était un pas dans son raisonnement» dit Jeffrey[517]. «Sa gaîté légère était toujours un instrument d'argumentation, il raisonnait en esprit[518]» dit lord Cockburn. Il était aussi célèbre pour son esprit que pour son éloquence. Aux réunions matinales chez le libraire Creech, on apportait le dernier mot de Henry Erskine, toujours piquant et cependant avec quelque chose qui le rendait inoffensif[519]. C'est lui qui, après avoir été présenté au Dr Johnson lequel, bourru brutal, comme souvent, avait mérité une fois de plus le nom de ursa major, s'approcha de Boswell qui menait le docteur dans la société d'Édimbourg, et lui glissa secrètement un shelling dans la main, pour le remercier de lui avoir montré son ours[520]. Il se trouvait au théâtre un soir où un tumulte s'éleva dans le parterre entassé. La cause du bruit était un individu qui, en dépit de toutes les raisons, ne voulait pas s'asseoir; l'affaire se gâtait; Erskine s'avance paisiblement: «Excusez le gentleman, ne voyez-vous pas que c'est seulement un tailleur qui se repose?» L'effet fut tel que l'individu en tomba sur son banc et aurait probablement voulu être dessous[521]. Il était intarissable de bons mots et pendant trente ans il en fournit Édimbourg. Il était la joie et la gaîté de la ville. Il en était aussi l'honneur pour sa droiture, son inflexible honnêteté politique, la sûreté de ses relations, sa bienveillance envers tous[522]. Quand il mourut en 1817, on proposa de mettre sur sa tombe «à l'homme le plus aimé de l'Écosse».

Quelques-uns, et des plus illustres, n'appartenaient à aucune de ces catégories sociales qui donnaient à Édimbourg sa physionomie. Adam Smith, le plus grand de tous, l'illustre fondateur de l'Économie Politique, occupait une sinécure royale; il venait de perdre sa mère deux ans auparavant, et sa gaîté naturelle en était attristée. Hutton, l'auteur de la Théorie de la Terre, le vrai créateur de la géologie, qui soutint la théorie des causes actuelles, qui découvrit le métamorphisme des roches, ce point capital en géologie, était un vieux gentilhomme qui vivait de ses rentes et faisait des communications à l'Edinburgh Society; Mackenzie, notre ami depuis longtemps, était homme de loi et ses affaires commençaient à le détourner de la production littéraire.

En même temps, des hommes non moins distingués venaient de tous côtés, enrichir encore de leur présence cette société. L'Assemblée générale qui réunissait chaque année, au mois de Mai, les représentants du clergé national, faisait affluer dans la capitale tout ce qu'il y avait de remarquable dans le pays. C'était comme la saison intellectuelle d'Édimbourg. De Glasgow, dont la robuste université avec moins d'éclat a peut-être fait autant de besogne qu'aucune autre, de Glasgow venaient Thomas Reid le chef de l'école philosophique écossaise; Richardson, le professeur d'humanités, qui fut un des premiers critiques shakspeariens dans son Analyse Philosophique et Illustration de quelques-uns des plus remarquables caractères de Shakspeare; John Millar, le professeur de droit civil, auteur d'une Vue historique du Gouvernement anglais; George Jardine, le professeur de logique, dont l'Esquisse d'Éducation Philosophique est un programme de stricte et féconde pédagogie; John Anderson, d'abord professeur de langues orientales, puis de physique, qui se montra plus tard philanthrope éclairé par la fondation de l'Institut Andersonien, destiné à répandre l'éducation dans les classes pauvres. D'Aberdeen, venaient James Beattie, le poète et le moraliste, l'auteur du Ménestrel et d'ouvrages de discussion religieuse; Robert Hamilton, le mathématicien, qui appliqua ses connaissances mathématiques à l'Économie politique et publia des travaux sur les Dettes Publiques; il était en correspondance avec notre Say; George Campbell dont la Philosophie de la Rhétorique est un ouvrage excellent et, à nos yeux, supérieur à celui de Blair. De petites villes, de paroisses perdues, il arrivait des hommes de valeur; le Dr Somerville, l'historien de la reine Anne, venait de Jedburgh; John Ogilvie, le poète du Jour du Jugement, venait de Medmar; Brydone, le voyageur dont le Tour en Sicile et à Malte a été traduit en français et est encore un livre intéressant, vivait près de Coldstream. De toutes parts on se réunissait à Édimbourg, comme au foyer intellectuel du pays; la société qui y vivait s'accroissait de l'affluence de tous ces visiteurs.

Et il est impossible de ne pas songer qu'aux pieds de cette génération si puissante en grandissait une autre, destinée à la remplacer et à l'égaler. Walter Scott était alors un adolescent d'une quinzaine d'années, un peu boiteux, qui aimait déjà à errer dans les ruelles d'Édimbourg. Parmi les gamins qui, chaque matin, s'en allaient à la High School, dans le costume que l'époque trouvait joli pour les enfants, en culottes courtes, en gilet et en veste brillants, couleur bleu de ciel, vert d'herbe ou écarlate[523], se trouvait presque toute la rédaction de la Revue d'Édimbourg. Le futur lord Cockburn, dont les livres charmants nous fournissent les matériaux les plus heureux et les plus pittoresques de cette étude, avait sept ans; Francis Horner, l'économiste et l'homme d'état mort trop jeune, lord Brougham, l'orateur et le ministre fameux, en avaient huit; James Moncreiff, le juge, en avait dix; sir Charles Bell, le médecin, dont son biographe français a dit que «sa découverte sur les fonctions du système nerveux est le fait le plus important dont la science ait l'obligation aux physiologistes de la Grande-Bretagne depuis la doctrine de Harvey sur la circulation du sang[524]» avait douze ans; Francis Jeffrey, le fameux critique de la Revue d'Édimbourg, en avait treize.

En même temps grandissaient, de tous côtés, dans les provinces, une légion d'enfants qui devaient venir se réunir à ce groupe d'Édimbourg. James Hogg, le plus grand poète populaire que l'Écosse ait produit après Burns et dont la vie est presque aussi remarquable que celle de Burns, était un grand garçon de seize ans, solitaire et triste, qui gardait des troupeaux dans la forêt d'Ettrick. À Glasgow Robert Stevenson, le grand ingénieur de phares, Mac Crie, l'historien de John Knox, avaient quatorze ans; James Mill, le père de Stuart Mill, l'auteur d'une Histoire de l'Inde, en avait treize; Tannahil, le doux chanteur, en avait douze et travaillait déjà dans sa pauvre famille de tisserands à Paisley; Alexander Murray, le philologue, en avait onze; il vivait dans une hutte, au bord du lac perdu de Palneur, où son père, pauvre berger, lui avait appris ses lettres avec un bout de bois charbonné. John Leyden, le charmant poète des Scènes d'Enfance avait onze ans; John Struthers, le poète du Sabbat du Pauvre, en avait dix et depuis deux ans déjà gardait les vaches; Thomas Campbell, l'impeccable et exquis poète, dont l'œuvre comme une statuette d'ivoire est petite et parfaite, en avait neuf; ainsi que le futur sir John Ross dont le nom est lié à l'histoire des expéditions arctiques. Thomas Brown, le métaphysicien, John Thomson qui fut plus tard ministre et un véritable peintre, Andrew Ure, le chimiste, avaient huit ans; John Galt, le romancier, notre auteur des Annales de la Paroisse, en avait sept et grandissait à Irvine où nous avons vu Burns; Thomas Chalmers, le théologien, le puissant prédicateur, était âgé de sept ans; David Brewster, l'éminent écrivain scientifique, de cinq; William Tennant, le poète, de quatre ans. Enfin David Wilkie, le peintre, le Teniers anglais comme on l'a appelé, Allan Cunningham, le futur biographe de Burns, John Wilson, le célèbre Christopher North, le poète, l'essayiste, le critique, l'athlète dont les exploits physiques sont incroyables, l'auteur de l'Île des Palmes et des Noctes Ambrosianæ étaient des enfants «miaulant et piaillant dans les bras de leur nourrice», selon l'expression de Shakspeare. C'était, dans toute la longueur et la largeur de ce petit pays, un foisonnement intellectuel dont l'Écosse sera longtemps fière. Cette génération grandissante ne devait pas, comme celle qui la précédait, se grouper tout entière à Édimbourg et s'y attacher. Le «vorace Londres[525]» allait en dévorer une partie. Édimbourg, tout en continuant à produire des hommes de première valeur, ne les retiendra plus tous; on pourra inscrire sur cette puissante ruche:

Sic vos non vobis mellificatis apes.

Mais en 1786, au moment où nous sommes, ce mouvement d'émigration vers Londres était à peine sensible, et la ville de Hume et d'Adam Smith, de Blair et de Robertson, de Hutton et de Black, de Dugald-Stewart et de Mackenzie, d'Erskine et de Fergusson, était encore la métropole intellectuelle de l'Écosse.

Cette vie intellectuelle si intense était encore activée, resserrée par une vie sociale tout à fait propre à Édimbourg. Tous ces hommes vivaient, pour ainsi parler, dans la même rue, les uns sur les autres. Ils se connaissaient et s'aimaient, se rencontraient tous les jours, allaient ensemble au Parlement ou à l'Université, se promenaient en causant sur les Prairies[526], discutaient, soupaient tous les soirs les uns chez les autres, ou, quand ils voulaient être entre eux, allaient à leur club ou à une taverne. «Au moyen des caddies, nous donnions rendez-vous à nos amis dans une taverne, à neuf heures; et c'était un beau temps où nous pouvions réunir David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson, lord Elibank, les Drs Blair et Jardine en les prévenant une heure à l'avance[527].» Quand Hume, après son séjour à Londres, reprit en 1769 possession de son logement au troisième étage dans James's Court, il écrivait à son ami Adam Smith, retiré dans un village de l'autre côté du Forth, une phrase où se montre la charmante tendresse de cœur qui s'alliait à sa fermeté d'esprit: «Je suis heureux d'être à portée de regard de vous et d'avoir à mes fenêtres une vue de Kirkcaldy». L'auteur de l'Histoire d'Angleterre apercevant de chez lui la petite maison paisible où l'auteur de la Richesse des Nations poursuivait son grand ouvrage et lui donnant le bonjour est un fait caractéristique de la société littéraire d'Édimbourg à ce moment. Encore cela leur semblait-il loin; Hume ajoutait: «Je voudrais bien aussi pouvoir vous parler[528].» Tous ces hommes vivaient pour ainsi dire en famille.

Si l'on veut achever le tableau de la vie sociale d'Édimbourg dans les vingt dernières années du XVIIIe siècle, il faut ajouter à cette aristocratie de l'esprit et du savoir, puisée au plus profond du peuple, l'aristocratie de naissance et de fortune. Presque toutes les vieilles familles avaient leur hôtel ou leur maison à Édimbourg et y venaient résider l'hiver. Par suite de l'esprit familial qui anime l'organisation par clans, et de l'esprit démocratique qui domine dans le système presbytérien, la noblesse n'était pas très séparée des autres classes. Le haut du pavé appartenait peut-être à la distinction intellectuelle et en tout cas les savants étaient les égaux des nobles. «La supériorité d'Édimbourg, disait Jeffrey, est due en grande partie à la combinaison cordiale des deux aristocraties du sang et des lettres[529].» Des hommes comme Henry Erskine, Dugald Stewart, John Playfair, qui unissaient l'élégance des façons à la culture de l'esprit, et dont quelques-uns appartenaient à l'ancienne noblesse, servaient de traits d'union entre les deux classes et régnaient des deux côtés.

Cette familiarité, cette communauté de vie tenait à la construction particulière d'Édimbourg. Tout le monde se connaissait, se voyait. Les familles restaient dans la même ruelle, souvent dans la même maison. On se parlait de fenêtre à fenêtre[530]. «Beaucoup des Erskines, des Stairs, des Dalrymples et autres parents vivaient en société, dans un cercle de cent yards de diamètre, et il était facile de rassembler une réunion de famille en quelques instants[531].» Ce qui se faisait entre les membres d'une même famille, se faisait entre familles amies. On se recevait beaucoup, sans grande dépense[532]. La causerie d'hommes instruits et éloquents était le grand charme de ces réunions. Il y avait donc une vie de conversation très développée et qui ressemblait un peu à la vie française. Mais au lieu de la parole légère, pétillante, brillante, pleine de bonds et de surprises, d'éclat, de fantaisie et d'esprit qui animait nos salons, c'était une conversation plus sérieuse, plus posée, qui se rapprochait plus de la discussion suivie et qui, avec peut-être autant de hardiesse ou de paradoxe, avait une allure plus mesurée et un ton plus dogmatique. L'esprit n'y manquait pas, ni le charme, ni l'élégance, mais ils s'exerçaient avec une sorte de discipline et de tenue professionnelles. Les maîtres de la conversation n'étaient pas, ainsi qu'à Paris, des hommes de lettres et des bohêmes comme Rousseau, Diderot, Duclos, Galiani, Beaumarchais; c'étaient des juges, des clergymen, des professeurs, des avocats, portant tous, plus ou moins, la dignité de professions graves et vêtues de noir, sans oublier l'atmosphère religieuse où tout ce monde se mouvait. Mais à part cette différence, Édimbourg était sûrement à cette époque, avec Paris, la ville d'Europe où la conversation était poussée au plus haut degré de perfection et était davantage un des éléments de la vie sociale.

Quel effet ce paysan récemment enlevé à sa charrue allait-il produire dans ces salons? Comment ce garçon, qui n'avait jamais eu d'autre compagnie que celle de laboureurs et d'ouvriers et, de temps en temps, quelques heures de conversation d'un homme de loi de bourgade ou d'un médecin de campagne, comment ce garçon allait-il se comporter dans ce monde difficile et raffiné? Comme toute les sociétés mondaines celle-ci était exercée à percevoir les moindres nuances de tenue, habile à saisir les moindres écarts, les moindres manquements; il s'y maniait une observation subtile et aiguë. On attendait ce phénomène avec curiosité; car s'il y a dans l'histoire littéraire des cas analogues, il n'y en a peut-être pas un de semblable, où la renommée ait été si brillante, la transition si brusque, l'épreuve si difficile. La chose fut bien vite réglée. La manière dont Burns se tira de ce pas est un des endroits les plus curieux de sa vie et qui révèle le mieux quelles ressources de tout genre il y avait en lui.

Il était arrivé à Édimbourg dans un costume qui ne différait guère de celui des autres villageois; «quel rustaud!» s'était écriée une dame à qui on l'avait désigné dans la rue[533]. S'il entendit ce jugement il dut y être péniblement sensible. Quelques semaines après son arrivée, il prit des vêtements plus appropriés à son nouveau milieu et se mit à la mode. Il adopta le costume que portaient alors volontiers les libéraux, lequel était aux couleurs de Fox. Cette transformation accomplie, il parut en habit bleu à boutons de métal, en gilet rayé de bleu et de jaune, en culottes de daim collantes et en bottes à revers qui venaient au-dessous du genou[534]. Sa cravate de batiste blanche était nettement arrangée; ses cheveux noirs, sans poudre à une époque où on en portait généralement, étaient noués par derrière et sur le devant couvraient son front[535]. Sa mise était toute changée, bien qu'elle conservât encore quelque chose de rustique qu'il aurait peut-être essayé vainement de faire disparaître. «Son costume, dit Dugald Stewart, était parfaitement approprié à sa condition, simple et sans prétentions, mais avec une attention suffisante à la netteté. Si j'ai bonne mémoire, il portait toujours des bottes; et quand il était particulièrement en cérémonie, des culottes de daim[535].» Un de ceux qui le virent le mieux à cette époque, Walker, dit qu'il était simplement mais convenablement vêtu, dans un genre qui tenait le milieu entre le costume de fête d'un fermier et celui de la compagnie à laquelle il était maintenant mêlé; «à tout prendre, d'après sa personne, sa physionomie et son vêtement, si je l'avais rencontré près d'un port de mer et qu'on m'eût demandé de deviner sa condition, j'aurais probablement conjecturé qu'il était un capitaine de navire marchand, de la classe la plus respectable[536].» C'était une preuve de tact parfait que d'avoir du premier coup, choisi ce costume indépendant, fait pour ses habitudes de tenue et néanmoins assez élégant.

La première fois qu'il entra dans un salon, on dut regarder avec curiosité ce jeune paysan, déjà un peu voûté par l'effort, comme le laboureur de Virgile qui pèse sur la charrue. Un de ceux qui l'examinèrent avec le plus d'intérêt a conservé l'impression de sa première apparition. «Sa personne, quoique forte et bien prise et de beaucoup supérieure à ce qu'on pouvait attendre chez un laboureur, était un peu lourde de dessin. Sa stature semblait moyenne bien qu'elle fût plus grande, parce qu'il ne se tenait pas droit. Son visage n'avait pas cette forme élégante qui est fréquente chez les classes supérieures; mais il était viril et intelligent, marqué par une gravité pensive qui s'assombrissait jusqu'à la dureté. C'est dans son large œil noir qu'était la marque la plus frappante de son génie. Il était plein de pensée et donnait l'idée qu'il aurait été, s'il avait appartenu à quelqu'un qui s'en serait servi avec art, un puissant moyen d'expression[538]». C'était cet éloquent œil noir qui frappait tout le monde. Quand on l'avait vu, il était impossible de l'oublier. «Il y avait sur tous ses traits une forte expression de bon sens et de pénétration, dit Walter Scott, l'œil seul je crois, indiquait un caractère et un tempérament poétiques. Il était large et d'une teinte sombre qui flamboyait (je dis littéralement flamboyait) quand il parlait avec sentiment ou intérêt[539]».

Il se présenta sans timidité, sans gaucherie, sans cette lourdise qui fit tant souffrir J.-J. Rousseau, sans trop d'assurance, mais sans fausse modestie, et sans humilité excessive. Il n'essaya pas d'affecter des manières que son éducation ne lui avait pas données et que son physique ne lui permettait pas. Il arriva simplement, virilement, en homme qui est ferme sur ses jambes et peut regarder tout le monde en face. Sa rectitude d'esprit lui inspira ce qui était convenable; il avait du premier coup mis le doigt sur la note juste. Ce n'était ni un rustre ni un faux gentilhomme qui était là, c'était un homme dont l'esprit effaçait les dehors, et dont la dignité entendait se faire respecter partout. Et ce fut d'abord une approbation silencieuse.

Mais quand on l'entendit parler l'approbation se changea en étonnement. Ce jeune laboureur s'exprimait sur tous les sujets, avec une souplesse et une vigueur de pensée, avec un éclat et une pureté de langage dont ses auditeurs restaient confondus. Il semblait deviner les choses, les saisir, les pénétrer, à la façon des poètes, dans leur complexité vivante. C'est ainsi qu'il semble que Shakspeare dut tout comprendre. Il avait, avec cette rapidité d'esprit, un solide bon sens et une force de raisonnement qui frappa toujours ceux qui le connurent, et par laquelle il suppléait, dans les discussions, à ce qui lui manquait en connaissances. Tout cela venait en une parole nerveuse, originale, toujours mouvementée, sans cesse variée, pleine tantôt d'une large force comique, tantôt d'une énergie et d'une élévation supérieures, qui éblouissait et faisait taire tous ces orateurs surpris. Chose incroyable, le charme de Dugald Stewart, l'esprit d'Erskine, l'éloquence de Richardson, semblaient petits et factices à côté de ce discours neuf, jeune et chargé de sève. Quand il était quelque part, tous ces hommes illustres disparaissaient. C'était lui le vrai maître, devant qui les autres restaient silencieux, inquiets et presque respectueux, comme devant une force inexplicable que ni l'étude, ni la lecture, ni les veilles ne peuvent donner, et en présence de laquelle les talents restent interdits[540].

Quelque surprenant que ce fait puisse paraître, il faut l'admettre, se rendre à l'évidence. Tous les témoignages s'accordent, venant des sources les plus diverses. Des esprits critiques, expérimentés dans l'appréciation des hommes, ne font que confirmer ce que nous avons déjà vu de la prodigieuse puissance de parole de Burns. Ils sont unanimes à le faire et, si cela est possible, ils enchérissent encore sur l'éloge. «Je me rappelle, dit Heron, que feu le Dr Robertson me fit un jour l'observation qu'il n'avait presque jamais rencontré d'homme dont la conversation révélât une plus grande vigueur et une plus grande activité d'esprit que celle de Burns[541].» Lockhart, qui avait vécu presque avec tous les personnages auxquels Burns avait été présenté, rapporte la même impression en termes plus affirmatifs encore. «La poésie de Burns aurait pu lui procurer accès dans ce monde, mais c'étaient les ressources extraordinaires qu'il déployait dans la conversation, la forte et vigoureuse sagacité de ses observations sur la vie, la splendeur de son esprit et la resplendissante énergie de son éloquence aux moments où ses sentiments étaient excités, qui le rendirent l'objet d'une admiration sérieuse parmi les maîtres expérimentés dans l'art de la causerie. Il s'en trouvait plusieurs parmi eux qui probablement adoptaient dans leur cœur l'opinion de Newton que «la poésie est une niaiserie ingénieuse». Adam Smith, par exemple, ne pouvait pas avoir beaucoup de respect, au service d'un travailleur aussi improductif qu'un faiseur de ballades écossaises; mais le plus imposant de ces philosophes avait assez à faire pour se maintenir en attitude d'égalité quand il était amené en contact personnel avec la gigantesque intelligence de Burns, et tous ceux dont les impressions sur ce sujet ont été recueillies s'accordent à dire que sa conversation était ce qu'il y a de plus remarquable en lui.[542]» Nous verrons s'ajouter à celles-ci d'autres attestations plus importantes peut-être et d'une telle autorité qu'il faut admettre, selon le mot de Chambers, «que le meilleur de Burns n'a pas été transmis et n'était pas de nature à être transmis à la postérité[543]

Bien que ce succès soit extraordinaire, il n'est pas inexplicable. On peut démêler pourquoi sa conversation devait éclater dans ces salons comme une lumière merveilleuse et déconcertante. La conversation ordinaire, savante, correcte, formaliste, recherchant la forme littéraire des choses, les réunissait selon des rapports et des conflits de mots. Elle était un peu froide, empreinte d'une élégance abstraite. On y trouvait sans doute de l'observation et de l'humour, surtout, cela est probable, chez les juges, plus en contact avec la vie que les professeurs et plus dégagés de l'abondance de parole que les avocats. Mais, malgré tout, cette conversation avait une livrée livresque, comme dit Montaigne, elle sentait les livres, et les livres de cette époque, élégants et abstraits. Et voici tout à coup—et dans quelles circonstances de surprise!—un homme qui parlait, avec autant de netteté et autant de vigueur dans le raisonnement, que les plus solides et les plus précis de tous ces beaux discoureurs. Mais, dans cette trame serrée, entrait la substance des choses, entraient les choses elles-mêmes, reproduites dans leur vie. Il y avait surtout deux qualités par lesquelles cette parole tranchait sur toutes les causeries: l'énergie du pittoresque et l'ardeur de la passion personnelle, une couleur et une flamme nouvelles[544]. Quand il penchait du côté comique, il abondait en tableaux vivants, peints par touches serrées où entraient beaucoup de mots locaux expressifs et irrésistibles. Quand il discutait des idées ou décrivait des sentiments, son langage s'élevait, se châtiait, devenait purement anglais et prenait une ampleur et une splendeur oratoires dont ses lettres peuvent donner une idée. Une seule conversation en Angleterre aurait pu tenir tête à celle-là, c'était celle de Burke, avec plus d'éloquence et moins d'accent, plus magnifique et moins poignante. À Édimbourg, la seule exception à la régularité générale était la charmante fantaisie d'esprit et la légère gaîté d'Henry Erskine; mais c'était un pétillement bien blanc à côté du flot empourpré de l'éloquence de Burns. La forme elle-même était différente. Aux phrases lucides, faites d'expressions admises et de circulation reconnue, s'opposait un jaillissement impétueux d'inventions verbales, de trouvailles de langage, d'expressions créées, où les mots, chauffés et fondus ensemble dans ce souffle brûlant, s'accrochaient dans des sens inattendus et saisissants. C'était une conversation énergique, remuante, pleine de sève, de suc et de saveur. Ajoutez à cela des dons d'action, une voix profonde, le rayonnement et la mobilité de la physionomie, l'éclair noir du regard, la vigueur musculaire et la décision des gestes. Tout cela faisait quelque chose de nouveau, rude et fruste parfois, mais plus fort, plus ample, plus varié, plus mouvementé et surtout plus naturel. C'est comme, si dans un salon plein d'odeurs fines et du bruissement des bijoux et des soies, étaient entrés, par une fenêtre soudainement ouverte, les larges parfums des bois et des blés, et les voix profondes et dominatrices de la vie humaine.

Et, tandis que les hommes étaient ainsi frappés d'étonnement, les femmes écoutaient, émues, cette parole différente de toutes celles qu'elles avaient entendues. Elles ont moins que les hommes le respect étroit de la culture intellectuelle et, plus qu'eux, l'intuition large de la valeur générale et complète d'un homme. Elles sentaient que celui-ci, malgré son ignorance relative, avait été créé par la nature plus puissant que les autres, qu'il était le plus grand de tous ceux qui se trouvaient là. Elles sentaient surtout qu'il était plus capable de passion, qu'il avait souffert, et que peut-être il était destiné à souffrir davantage. Elles lui savaient gré de toucher en elles des tendresses et des pitiés plus profondes; elles l'admiraient avec une sorte de commisération et de sympathie. «C'est le seul homme, disait la duchesse de Gordon qui fut l'idole de Londres, dont la conversation m'ait fait perdre pied[545].» Il faut ajouter, point important, qu'elles sentaient leur puissance sur lui et qu'il les approchait avec un culte et une constante préoccupation d'elles, autrement flatteurs que les plus ingénieuses urbanités. Sa manière de leur parler était «pleine de déférence, toujours avec un tour soit vers le sentimental, soit vers l'humour, qui réveillait leur attention d'une façon toute spéciale.[546]» C'était encore la duchesse de Gordon qui disait cela et c'est là un fin jugement féminin. Avec la réserve qui lui était imposée, il abordait les grandes dames d'Édimbourg de la même façon que les filles de Mauchline. Il avait trouvé d'instinct ce mélange indéchiffrable de raillerie et de sérieux, qui est le dernier mot de la séduction et qui prend les femmes par ce qui en elles aime à être aimé, et ce qui sait gré d'être dominé.

Aussi son succès fut éclatant. En quelques jours, il devint le héros, le lion de la saison. Partout il était recherché, invité, choyé, fêté. On ne parlait que de lui. On le montrait dans la rue. Le jeune Jeffrey, alors un écolier de treize ans, voyant passer un homme dont l'aspect l'avait frappé, s'était arrêté pour le regarder. Un marchand debout sur le seuil de sa boutique lui tapa sur l'épaule en lui disant: «Oui, gamin, tu peux bien regarder cet homme-là, c'est Robert Burns!» Et l'enfant s'éloigna pensif[547]. De tous côtés lui venaient des témoignages d'intérêt et d'admiration. Un jour c'était une main inconnue qui laissait chez le libraire 10 guinées pour le poète de l'Ayrshire[548]. Un autre jour dans une réunion de francs-maçons, il était acclamé. «Je suis allé hier soir à la Loge maçonnique, où le Révérend Grand-Maître Charteris et toute la grande Loge d'Écosse étaient présents. Le meeting était nombreux et élégant; toutes les différentes loges de la ville étaient présentées dans toute leur pompe. Le Grand-Maître, qui présidait avec grande solennité et d'une façon qui lui faisait honneur comme gentleman et comme maçon, parmi d'autres toasts, donne «La Calédonie et le barde de la Calédonie, frère Burns.» Ce toast retentit par toute l'assemblée avec nombreux honneurs et des acclamations répétées. Comme je n'avais pas la moindre idée que cela dût arriver, j'étais foudroyé et tremblant dans tous mes nerfs. Je répondis du mieux que je pus. Juste au moment où j'eus fini, un des grands officiers dit assez haut pour que je pusse l'entendre, sur un ton rassurant: «très bien, en vérité!» ce qui me remit un peu[549].» Dans la correspondance de Mrs Alison Cockburn, alors une vieille charmante femme, vive, spirituelle et d'un cœur printanier, on trouve des passages qui montrent jusqu'où allait l'enthousiasme pour le poète: «La ville est à présent tout sens dessus dessous avec le poète laboureur, qui reçoit l'adulation avec une dignité naturelle; il est l'image même de sa profession, fort et épais, mais il a un cœur enthousiaste et tout amour[550].» La bonne vieille dame avait l'œil fin, et ce dernier trait légèrement indiqué montre bien par où Burns possédait la sympathie des femmes. Et dans une autre lettre, on saisit encore mieux l'émoi que causait la présence du poète, partout où il allait: «On gâtera cet homme, s'il y a moyen de le gâter, mais il conserve ses façons simples et demeure tout à fait calme. Sans doute, il sera au bal des chasseurs demain, ce qui tourne la tête à toutes les femmes et à toutes les modistes. Pas un bonnet de gaze à moins de deux guinées, beaucoup dix, douze guinées, etc.[550]» Six mois après avoir failli partir à la Jamaïque, faire monter le prix des coiffures de gaze à Édimbourg! Le bruit de son succès et de son triomphe était allé jusqu'à Londres. Un ami de Fergusson lui écrivait: «J'espère avoir le plaisir de vous voir à Édimbourg. Mais d'après tous les rapports, il sera difficile de vous avoir, à moins de vous retenir une semaine à l'avance. Il y a grande rumeur ici à propos de votre intimité avec la Duchesse (de Gordon) et autres dames de distinction. Sérieusement, on me dit que «les cartes d'invitation volent par milliers chaque soir.[551]» Il semblait même que la renommée de ses œuvres fût en train de se répandre en Angleterre aussi rapidement qu'en Écosse. Le Dr Moore, l'auteur estimé de Zeluco, un roman maintenant délaissé mais alors célèbre, lui écrivait ses regrets de ne pouvoir lui procurer de souscripteurs, «mais je trouve que beaucoup de mes connaissances sont déjà sur la liste[552].» Bien plus, le docteur lui annonçait que les élèves du collège de Winchester traduisaient La Veillée de la Toussaint en vers latins[553]. Il devenait classique. Lui, qui regrettait tellement de ne savoir ni le grec ni le latin pour devenir poète, voici qu'on le mettait en grec et en latin.

Il y avait là de quoi faire tourner les têtes les plus solides; d'autant plus que ces fumées de fortune venaient tout d'un coup, après la misère et une fuite ignominieuse. Il était dans l'état d'un homme à qui, après une longue inanition, un seul verre de vin est dangereux. Il était arrivé épuisé d'espoir, dans un dénûment de toute joie, et on lui versait à flots le vin le plus précieux, le plus capiteux, dans toutes les coupes de la flatterie. Qui n'aurait pas été grisé? Ses meilleurs amis, ceux qui avaient le plus confiance en lui, redoutaient qu'il ne le fût. Le bon Dr Lawrie, celui-là même qui lui avait communiqué la lettre du Dr Blacklock, se demandait s'il résisterait à ce passage trop brusque de tous les dénûments à toutes les abondances. Il lui écrivait sur un ton presque paternel: «Mon ami, un si rapide succès est très rare; pensez-vous que vous ne courrez pas risque de souffrir de ces applaudissements et de ce trop d'argent? Rappelez-vous l'avis de Salomon qui parlait par expérience: «Plus fort est celui qui dompte son propre esprit et...» J'espère que vous n'imaginez pas que je parle par soupçon ou mauvais bruit. Je vous assure que je parle par amitié, et bonne renommée, et bonne opinion, et par un fort désir de vous voir briller au grand soleil comme vous avez lutté dans l'ombre, dans la pratique comme dans la théorie de la vertu[554]». Tous ceux qui lui portaient intérêt étaient anxieux pour lui.

Il sortit admirablement de cette épreuve. Rien dans ce triomphe n'est plus surprenant que la façon dont il le soutint. Il accueillit toutes ces démonstrations avec gratitude, mais avec calme et dignité. Il ne semble pas même qu'il ait ressenti, au milieu des empressements dont il était l'objet, ni une très grande joie ni une très grande surprise. Il prit, dès l'abord, la juste place entre la fausse modestie et la vanité, et il s'y maintint rigoureusement. Il eut le bon goût de ne pas prétendre qu'il n'avait aucun titre à cet accueil, mais eut la clairvoyance de distinguer ce qui s'y trouvait d'adventice et il sut discerner la part d'engouement de la part de justice. «Vous penserez probablement, mon honoré ami, qu'une allusion à la nature dangereuse d'une vanité enivrée peut ne pas être inopportune, mais, hélas! vous vous trompez beaucoup. Un concours de diverses circonstances a élevé ma renommée de poète à une hauteur que, j'en suis certain, mes mérites ne peuvent pas soutenir; et je regarde dans l'avenir comme dans l'abîme sans fond[555]». Et il disait encore ces mots d'une belle franchise, et qui marquent nettement la part qu'il revendiquait pour lui et celle qu'il attribuait aux circonstances: «Je méprise l'affectation de fausse modestie qui cache la satisfaction de soi-même. Que j'aie quelque mérite, je ne le nie pas; mais je vois, avec de fréquentes angoisses de cœur, que la nouveauté de mon personnage et l'estimable préjugé national de mes compatriotes m'ont élevé à une hauteur tout à fait insoutenable par mes capacités[556]». Il voyait aussi clairement que cette faveur ne pouvait être durable; il discernait ce qu'elle avait d'éphémère et en envisageait la disparition avec sang-froid. Le 15 Janvier, six semaines après son arrivée, au moment le plus brillant de sa réception, il écrivait à Mrs Dunlop une lettre qui, par sa sincérité, sa dignité, et une assez triste prévision de l'avenir, est éloquente. Un homme qui, dans de pareilles circonstances, sentait ainsi, ne manquait pas de hauteur d'âme.

Vous avez crainte que je ne sois grisé par mon succès comme poète; hélas! Madame, je me connais et je connais le monde trop bien. Je ne veux pas prendre des airs de modestie affectée; je suis disposé à croire que mes talents méritent quelque attention. Mais dans un âge, dans un pays très éclairés, très instruits, quand la poésie est et a été l'étude d'hommes du plus beau génie naturel, aidés de toutes les ressources du savoir, des livres, de la société polie,—être amené, produit à la pleine lumière d'une observation instruite et raffinée, et cela avec toutes les imperfections de ma gauche rusticité et mes rudes idées mal dégrossies sur les épaules,—je vous assure, Madame, que je ne feins pas lorsque je vous dis que j'en ai redouté les conséquences. La nouveauté d'un poète, placé dans ma situation obscure, dépourvu de tous les avantages que l'on considère comme nécessaires pour l'être, du moins à cette époque-ci, a excité un flot d'attention publique trop partiale, qui m'a porté à une hauteur à laquelle, j'en sais absolument, sincèrement convaincu, mes talents sont insuffisants pour me maintenir. Avec trop de certitude, j'aperçois le jour où ce même flot m'abandonnera et descendra peut-être aussi loin au-dessous du niveau de la vérité. Je ne parle pas ainsi dans une ridicule affectation de modestie et de dépréciation de moi-même. Je me suis étudié et je sais le terrain que je couvre, quelque grandement qu'un ami ou que le monde différent de moi sur ce point, je persiste dans ma propre opinion, silencieux, résolu, avec toute la ténacité de la conviction. Je vous mentionne ceci une fois pour toutes, pour décharger mon esprit, et je ne désire pas en entendre ou en dire davantage à ce sujet. Mais

Quand de la fière fortune le reflux reculera,

vous me rendrez témoignage que, lorsque ma bulle de renommée était au plus haut, je restai froid, la coupe enivrante dans ma main, regardant devant moi, avec une triste résolution, vers le moment rapproché, où le coup de la calomnie la brisera sur le sol, avec tout l'emportement de la vengeance triomphante[557].

Il y a déjà dans ces belles lignes un arrière-goût de tristesse. Trois semaines plus tard, au commencement de février, il écrit au DrLawrie, pour répondre aux recommandations faites par celui-ci et qu'on a vues plus haut. Ce sont les mêmes sentiments, la même certitude de sa valeur, avec un peu plus d'amertume peut-être, mais avec la même sagesse.

Je vous remercie, Monsieur, de vos allusions amicales, bien qu'elles ne me soient pas aussi nécessaires que mes amis sont portés à l'imaginer. Vous êtes ébloui par les compte-rendus des journaux et des rapports lointains, mais, en réalité, je n'ai pas grande tentation de me laisser griser par la coupe de la prospérité. La nouveauté peut attirer l'attention des hommes pendant quelque temps. C'est à elle que je dois mon éclat[558] présent: mais je vois le temps non éloigné où le flux de popularité, qui m'a porté à une hauteur dont je suis peut-être indigne, redescendra avec une vitesse silencieuse et me laissera sur une étendue de sables nus, où je pourrai retourner à loisir à ma première condition. Je ne dis pas ceci pour affecter la modestie; je vois que c'est une conséquence inévitable et j'y suis préparé. Je me suis donné beaucoup de mal pour former une estimation juste, impartiale de mon pouvoir intellectuel, avant de venir ici; depuis que je suis à Édimbourg, je n'y ai rien ajouté et j'espère que je la remporterai, sans un atome de moins, vers mes ombres, l'abri de mes obscures premières années[559].

Cette parfaite sagesse de Burns, l'effet tout puissant de sa conversation sont si extraordinaires qu'ils paraissent invraisemblables et qu'on est poussé à croire que ceux qui racontent sa vie exagèrent ou embellissent. Il se glisse dans l'esprit un peu d'incrédulité ou de défiance; on se défend mal d'une arrière-pensée que cela est trop beau pour être vrai tout à fait. On n'admet que sur preuve une chose si surprenante. Il y a sur ce point trois témoignages capitaux que tous les biographes de Burns ont cités et qu'il faudra toujours citer. Ils forment une démonstration aussi probante qu'il est possible d'en souhaiter dans les choses morales, et dont une biographie sérieuse de Burns ne saurait se passer à cet endroit délicat. D'ailleurs ils sont, par eux-mêmes, une lecture intéressante.

Voici d'abord celui de Walker. Il était alors précepteur dans la famille du duc d'Athole. Il devint plus tard professeur d'humanités à l'Université de Glasgow et publia quelques ouvrages de talent: la Défense de l'Ordre, la Vision de la Liberté et une bonne Vie de Burns. Ce n'était pas un homme à admirer le poète à la légère. Il était lui-même homme de poids, de mesure et de correction. Une haute taille droite, un lourd front massif sur des lunettes solennelles, des manières roides, un peu de préciosité pédante qui, si l'on tient compte de l'indulgence de l'ancien élève de qui est ce portrait, devait être proche cousine d'une cuistrerie prétentieuse, ne sont ni le physique, ni le moral d'un homme bâti pour être trop indulgent envers Burns[560]. Sa déposition, faite avec beaucoup de soin et où tout est bien pesé, n'en a que plus de valeur.

À sa première apparition dans une société tellement au-dessus de celle à laquelle il avait été habitué, il fut également exempt d'une assurance choquante et d'une contrainte embarrassée. Il se conduisit avec une convenance et un calme, qui probablement étaient dus à la confiance dans le bon sens et la rapidité à discerner toutes les nuances de conduite qu'il savait qu'il possédait. Ceci lui fut grandement facilité par ce fait qu'il n'essaya jamais d'assumer des manières plus raffinées que celles qui lui étaient naturelles, et qu'il ne distrayait pas son attention en essayant d'attirer continuellement les bonnes grâces de ses nouveaux compagnons. Il avait trop de perspicacité pour éprouver beaucoup de satisfaction à être montré comme une curiosité intellectuelle; mais il était loin de tomber dans la fatuité de Congrève, en revendiquant, pour sa personne, le respect qu'il était évident qu'il devait uniquement à son génie. Avec un bonheur singulier, il sut prendre le juste milieu; il évita d'un côté de montrer par des efforts exagérés qu'il pensait toujours à ce qui le faisait distinguer; et il évita de l'autre côté de paraître, en supprimant tout effort, repousser l'admiration pour les qualités particulières que la nature lui avait accordées; ce qui eût enlevé ainsi à l'accueil de son hôte ce qu'il savait avoir été son objet principal. Bien qu'il prit sa pleine part à la conversation, non seulement parce qu'il comprenait que cela était attendu de lui, mais encore parce qu'il avait conscience de remplir cette attente, cependant il le faisait d'une façon digne et virile, également éloigné de la vanité pétulante, ou de la joie exagérée d'une importance si nouvelle pour lui. Son maintien était simple sans vulgarité; bien qu'il eût peu de douceur et laissât voir qu'il était prêt à repousser la moindre offense avec décision, pour le moins, sinon avec rudesse, cependant il devenait bien vite évident que ceux qui se conduisaient envers lui avec convenance n'avaient à craindre aucune impolitesse gratuite ou bourrue. Dans la société des femmes il était correct et se surveillait; mais quand elles s'étaient retirées, il lui arrivait parfois de se livrer à des traits d'esprit licencieux, dans lequel il avait trop ce qu'il fallait pour briller.

J'eus l'occasion de me trouver à Édimbourg et je fus invité par le Dr Blacklock à déjeuner dans la société de Burns.... En aucune partie de ses manières, il n'y avait le plus léger degré d'affectation, et il n'y avait rien, ni dans sa conduite ni dans sa conversation, par quoi une personne étrangère eût pu soupçonner qu'il était, depuis plusieurs mois, le favori des sociétés élégantes de la métropole.

Dans la conversation, il était puissant. Les pensées et leur expression avaient la même vigueur, et sur tous les sujets étaient aussi éloignées que possible du lieu commun. Bien qu'il fût un peu impératif, c'était d'une façon qui ne pouvait donner offense et qu'on attribuait aisément à son inexpérience dans l'art d'aplanir une contradiction et d'adoucir une assertion, qui est un trait important des manières élégantes. Après le déjeuner, je lui demandai de me communiquer quelques-unes de ses pièces inédites; il récita sa chanson d'adieu aux rivages de l'Ayr.... Je fis une attention toute particulière à sa récitation: elle était simple, lente, articulée, vigoureuse, mais sans éloquence et sans art. Il ne mettait pas toujours l'emphase avec propriété; il ne suivait pas le sentiment avec les variations de sa voix. Il était debout, pendant ce temps, le visage tourné vers la fenêtre, vers laquelle, et non vers ses auditeurs, il dirigeait ses yeux; se privant ainsi du surcroît d'effet que le langage de sa composition aurait pu emprunter au langage de sa physionomie. En ceci il ressemblait à la plupart des chanteurs amateurs qui, afin d'éviter le reproche d'affectation, retirent toute expression de leurs visages, et perdent l'avantage par lequel les chanteurs de théâtre augmentent l'impression de leur chant et donnent de l'énergie au sentiment qui est exprimé[561].

Il y a dans cette page plus que Walker n'a cru y mettre. Le portrait, frappant du reste, de Burns récitant ses vers, la face détournée des auditeurs et d'une voix volontairement monotone, n'est pas seulement un portrait, c'est toute une révélation d'une certaine manière de sentir. Tandis que le professeur, qui voit en pédant et souhaiterait plus d'élocution, reproche à Burns de ne pas interpréter sa propre poésie, comme on sent ce trait et cette fierté de poète qui ne veut donner à ses vers que leur valeur propre, qui se garde de les réciter comme il réciterait ceux d'un autre. Pourquoi Walker n'a-t-il pas demandé à Burns de lui dire quelque pièce de Fergusson? Il aurait vu ce que pouvaient ce visage et cette voix. Le brave homme n'a pas compris le jeu intérieur de toute cette scène et son intérêt, mais sa critique ne fait que nous la rendre plus vivante.

Le second témoignage émane d'un homme de plus d'autorité encore que Walker, du grave et sage Dugald Stewart. On a vu qu'il avait remarqué Burns en Ayrshire, au tout premier début du poète et qu'il fut un de ceux qui l'introduisirent dans la haute société littéraire d'Édimbourg. Ses souvenirs ont un poids tout particulier à cause de la justesse et de la prudence de son esprit:

Les attentions dont il fut l'objet pendant son séjour dans la ville, de la part des personnes de tout rang et de toute espèce, étaient telles qu'elles auraient tourné toute autre tête que la sienne. Je ne puis pas dire que j'aie perçu le moindre effet défavorable laissé par elles sur son esprit. Il conserva la même simplicité de manières et d'apparence, qui m'avait frappé si fortement lorsque je l'avais vu pour la première fois à la campagne; et il ne semble pas que le nombre et le rang de ses nouvelles relations aient en rien augmenté son opinion de lui-même.

La variété de ses occupations, pendant qu'il était à Édimbourg, m'empêcha de le voir aussi souvent que je l'aurais désiré. Pendant le printemps, il vint me prendre une ou deux fois, à ma demande, de très bonne heure le matin, et vint se promener avec moi jusqu'aux collines de Braid, dans le voisinage de la ville. Dans ces occasions, il me charma encore plus par sa conversation particulière qu'il ne l'avait jamais fait dans le monde. Il était passionnément épris des beautés de la nature, et je me rappelle qu'un jour il me dit que la vue de tant de chaumières, avec leurs fumées, donnait à son âme un plaisir que personne ne pouvait comprendre, qui n'avait pas été comme lui témoin du bonheur et de la vertu qu'elles abritaient.

Je ne me rappelle pas si les lettres que vous m'avez envoyées indiquent ou non que vous ayiez jamais vu Burns. Si vous l'avez vu, il est superflu que j'ajoute que l'idée que sa conversation inspirait des puissances de son intelligence dépassait, si cela est possible, celle qui était fournie par ses écrits. Parmi les poètes qu'il m'est arrivé de connaître, j'ai été frappé, en plus d'une occasion, de l'inexplicable disparate entre leurs talents généraux et les inspirations occasionnelles de leurs moments plus favorisés. Mais toutes les facultés de l'esprit de Burns étaient, autant que j'en ai pu juger, également vigoureuses; et sa prédilection pour la poésie était plutôt le résultat de son tempérament passionné et enthousiaste que d'un génie exclusivement propre à ce genre de composition. D'après sa conversation, j'aurais déclaré qu'il était capable d'exceller dans toutes les voies d'ambition où il lui aurait plu d'exercer ses capacités.

Parmi les sujets sur lesquels il s'arrêtait volontiers, les caractères des individus qu'il lui arrivait de rencontrer étaient évidemment un sujet favori. Les remarques qu'il faisait sur eux étaient toujours sagaces et pénétrantes, quoique souvent elles inclinassent trop au sarcasme. Sa louange de ceux qu'il aimait était parfois sans discrimination et excessive; mais ceci, je crois, provenait plutôt du caprice et de l'humeur du moment que du pouvoir de ses affections à aveugler son jugement. Ses traits d'esprit étaient vifs et portaient toujours la marque d'une vigoureuse intelligence; mais, à mon goût, ils n'étaient pas souvent agréables ou heureux. Ses tentatives d'épigrammes, dans ses œuvres imprimées, sont les seules productions peut-être indignes de son génie.

Je ne dois pas oublier de mentionner, ce que j'ai toujours considéré comme caractéristique à un haut degré d'un véritable génie, l'extrême facilité et la bienveillance de son goût à juger les compositions des autres, quand il y avait de réels motifs d'éloge. Je lui répétai de nombreux passages de poésie anglaise qui lui étaient inconnus, et j'ai plus d'une fois été témoin des larmes d'admiration et d'enthousiasme avec lesquelles il les écoutait. La collection de chansons par le Dr Aiken, que je lui mis le premier entre les mains, fut lue par lui avec un plaisir sans mélange, malgré les essais qu'il avait déjà tentés lui-même dans ce genre difficile de production; je ne doute pas que cette lecture n'ait contribué à polir ses compositions ultérieures.

Pour juger de la prose, je ne pense pas que son goût fût également solide. Je lui lus une fois un passage ou deux des œuvres de Franklin, que je trouvai très heureusement exécutés sur le modèle d'Addison; il ne sembla pas goûter ou pénétrer la beauté qu'ils devaient à leur exquise simplicité; et il en parlait avec indifférence par comparaison avec les pointes, les antithèses et la bizarrerie de Junius. L'influence de ce goût est très perceptible dans ses propres compositions en prose, quoique leurs grands et nombreux mérites fassent de quelques-unes d'entre elles des sujets d'étonnement à peine inférieurs à ses compositions poétiques. Feu le Dr Robertson avait l'habitude de dire que, si l'on considérait son éducation, les premières lui paraissaient les plus extraordinaires des deux[562].

Il est inutile de faire ressortir la bonne grâce et l'aménité de cette longue déposition; ce sont les qualités du noble honnête homme que fut Dugald Stewart. Il est moins étranger à notre préoccupation d'en faire remarquer la minutie, la finesse dans maint détail, le souci de l'exactitude marqué par des restrictions et les correctifs qui souvent découpent les affirmations sur l'étroite vérité. Cette marque de l'intelligence pondérée, précise et rompue aux nuances psychologiques de l'auteur de la Philosophie de l'Esprit humain, n'est pas ici indifférente. Elle démontre que Burns a été étudié de près par un œil pénétrant, et qu'on peut se fier à ce portrait. Et, ici encore, ce n'est pas trop de dire que quelques-unes des critiques se retournent contre celui qui les a faites. On comprend que Dugald Stewart qui avait un «penchant pour l'humour paisible[563]» et dont on a dit que ses manières étaient comitate condita gravitas, n'ait pas goûté entièrement l'humour mouvementé, robuste et parfois violent de Burns. Ce qu'il dit sur les épigrammes du poète est juste d'ailleurs: Burns n'était pas l'homme des pointes verbales. Mais n'est-il pas clair aujourd'hui que, dans la discussion à propos de Franklin et de Junius, Burns avait dix fois raison. Il n'y a pas d'homme qui ne préfère les puissantes déclamations du second au bavardage bonhomme du premier, pour peu qu'il aime un style qui ait de la force et du sang. Aujourd'hui, Franklin n'est plus guère qu'un donneur de conseils excellents pour les jeunes gens; Junius reste un des maîtres de l'invective et de l'éloquence politiques; Junius est encore une lecture d'homme d'État; Franklin est une lecture pour les écoles primaires des États-Unis. C'était Burns qui avait raison contre Dugald Stewart et le goût du poète à juger les œuvres de prose était beaucoup plus sûr que son juge ne le pensait. Ces détails rectifiés, c'est un joli épisode que ces deux hommes, si différents, causant dans leurs promenades matinales; et c'est un joli tableau que Dugald Stewart «le plus admirable liseur que j'aie jamais entendu[564]» lisant à Burns les poésies qu'il ignorait, jusqu'à ce que les larmes coulassent sur le visage hâlé du poète et que peut-être la voix tremblât un peu sur les lèvres du philosophe.

Enfin le troisième de ces témoignages est peut-être moins décisif et surtout moins serré, parce qu'il sort d'un esprit moins mûr et moins expérimenté, mais il est peut-être plus curieux. C'est l'impression faite par Burns sur Walter Scott, qui allait alors vers ses seize ans et qui depuis quelques mois était clerc dans l'étude de son père[565]. Il ne faut pas oublier toutefois que Walter Scott était un garçon d'une extraordinaire précocité d'esprit et d'une puissante mémoire. Il était, dès alors, très capable d'observer et de juger, et on peut être certain que son jugement a été conservé très exactement dans son souvenir. Il raconte lui-même dans quelles circonstances se produisit cette rencontre, avec l'aisance de récit un peu prolixe mais toujours très bien construit, qui lui est habituelle.

Quant à Burns, je puis dire vraiment: Virgilium vidi tantum. J'étais un gars de quinze ans en 1786-87, quand il vint pour la première fois à Édimbourg, toutefois je comprenais et je sentais assez pour m'intéresser à sa poésie et j'aurais donné tout au monde pour le connaître. Mais j'avais peu de connaissances dans le monde littéraire, et encore moins parmi la gentry des comtés de l'ouest: c'étaient les deux sociétés qu'il fréquentait le plus. M. Thomas Grierson était à cette époque clerc chez mon père. Il connaissait Burns et me promit de l'amener chez lui à dîner, mais il n'eut pas l'occasion de tenir sa promesse; autrement j'aurais pu voir davantage de cet homme éminent. Cependant, je le vis un jour, chez feu le vénérable professeur Ferguson, où il y avait plusieurs messieurs de réputation littéraire, parmi lesquels je me rappelle le célèbre Mr Dugald Stewart. Naturellement, nous autres gamins, nous restions assis silencieux, à regarder et à écouter. La seule chose que je me rappelle de remarquable, dans les manières de Burns, fut l'effet produit sur lui par une gravure de Bunbury, représentant un soldat étendu mort dans la neige, son chien se lamentant d'un côté et de l'autre sa veuve tenant un enfant dans les bras. Au-dessous étaient écrits ces vers:

Glacée, sur les collines canadiennes, ou sur la plaine de Minden,
Peut-être cette mère a pleuré son soldat tué,
Penchée sur son bébé, ses yeux noyés de pleurs,
Dont les larges gouttes, qui se mêlaient au lait qu'il buvait,
Étaient le triste présage de ses années futures,
Pauvre enfant de misère baptisé dans les larmes.

Burns sembla très ému par la gravure, ou plutôt par les idées qu'elle éveillait dans son esprit. En vérité, il versait des larmes! Il demanda de qui étaient ces vers, et il se trouva que personne d'autre que moi ne se rappelait qu'ils se trouvent dans un poème à demi oublié de Langhorne, qui porte le titre peu séduisant de Le Juge de Paix. Je murmurai mon renseignement à un ami; il le communiqua à Burns, qui me remercia d'un regard et d'un mot que je reçus alors, et je me rappelle aujourd'hui, avec un très grand plaisir, bien qu'il fût de pure politesse.

Sa personne était forte et robuste; ses manières rustiques, non grossières; une sorte de sans façon plein de dignité et de simplicité, qui devait peut-être une partie de son effet à la connaissance qu'on avait de ses talents extraordinaires. Ses traits sont représentés dans le tableau de M. Nasmyth, mais pour moi cette peinture donne l'idée qu'ils sont rapetissés, comme s'ils étaient vus en éloignement. Je pense que sa contenance était plus massive qu'elle ne l'est dans aucun de ses portraits. Si je n'avais pas su qui il était, j'aurais pris le poète pour un très sagace campagnard, un fermier de l'ancienne école écossaise, c'est-à-dire non pas un de nos agriculteurs modernes qui ont des ouvriers pour faire leur gros travail, mais le bon fermier qui tenait sa propre charrue. Il y avait une forte expression de bon sens et de sagacité dans tous ses traits; l'œil seul, je pense, indiquait le caractère et le tempérament poétiques. Il était large et d'une couleur sombre qui flamboyait (je dis littéralement flamboyait) quand il parlait avec sentiment ou intérêt. Je n'ai jamais vu un autre œil pareil à celui-là dans une tête humaine, bien que j'aie vu la plupart des hommes distingués de mon temps. Sa conversation exprimait une parfaite confiance en soi, sans la plus légère présomption. Parmi ces hommes qui étaient les plus savants de leur temps et de leur pays, il s'exprimait avec une parfaite fermeté, mais en même temps avec modestie. Je ne me rappelle aucun fragment de sa conversation assez distinctement pour le citer. Je ne le revis plus que dans la rue, où il ne me reconnut pas, et je ne pouvais pas m'attendre à ce qu'il me reconnût. Il était très choyé à Édimbourg, mais (si l'on considère ce que les émoluments littéraires ont été depuis cette époque) les efforts faits pour le secourir furent extrêmement mesquins.

Je me souviens que, dans la circonstance que je mentionne, je pensai que la connaissance que Burns avait de la Poésie anglaise était plutôt limitée, et aussi qu'ayant vingt fois les capacités d'Allan Ramsay et de Fergusson, il parlait d'eux avec trop d'humilité comme de ses modèles. Il y avait sans doute une certaine faiblesse nationale dans son jugement sur eux.

Voilà tout ce que j'ai à dire sur Burns. J'ai seulement à ajouter que son costume correspondait à ses façons. Il avait l'air d'un fermier habillé de son mieux pour aller dîner avec son propriétaire. Je ne parle pas in malam partem en disant que je n'ai jamais vu d'homme, dans la société de ses supérieurs en position et en connaissances, plus parfaitement exempt de tout embarras réel ou affecté. On m'a dit, mais je n'ai pas remarqué moi-même, que sa façon de s'adresser aux femmes était extrêmement pleine de déférence, et toujours avec un tour vers le pathétique ou l'humoristique, qui engageait tout particulièrement leur attention. J'ai entendu cette remarque faite par feue la duchesse de Gordon. Je ne vois rien que je puisse ajouter à ces souvenirs d'il y a quarante ans[566].

Les témoins de cette rencontre ont conservé le mot dont Walter Scott était fier. Burns s'était approché du jeune garçon, qui avait seul pu lui nommer l'auteur des vers, et, le regardant avec sérieux, lui avait dit: «Vous serez un homme un jour, monsieur.» N'est-ce pas une scène digne de celle de tout à l'heure et faite pour tenter un peintre écossais que le plus grand poète de l'Écosse donnant, suivant le mot de Chambers, une sorte d'investiture littéraire à celui qui allait en être le grand romancier?[567]

À peine, une fois ou deux, a-t-on relevé contre lui un oubli, une imprudence de langage, qu'un homme plus habitué à la société eût évités. Ce sont de menus faits, sans autre valeur que de montrer avec quelle attention méticuleuse il était observé, et sous quel feu croisé d'examens silencieux il se mouvait. Le fait suivant est raconté par Walker. Il se passa chez le Dr Blair chez qui Burns déjeunait. Il faut, pour le comprendre, se rappeler que Blair était ministre de la High Church d'Édimbourg, qu'il passait pour le premier prédicateur d'Écosse et qu'il avait, dans la chaire même où il parlait, des émules.

On a souvent reproché aux hommes de génie une tendance à commettre des balourdises en compagnie, par suite de l'ignorance ou de la négligence des règles de la conversation, qu'on peut imputer à ce que leurs pensées sont absorbées dans un sujet favori, ou par suite du défaut de la pratique quotidienne des petites conventions de conduite, laquelle est incompatible avec une vie studieuse. D'excentricités de ce genre, Burns était remarquablement exempt; cependant, ce jour-là, il commit une faute plus lourde qu'aucune de celles qu'on raconte des poètes ou des mathématiciens les plus connus pour leur absence d'esprit. On lui demanda dans quel endroit public il avait éprouvé le plus de plaisir. Il nomma la High Church, mais il donna la préférence comme prédicateur au collègue de notre très digne hôte, dont la célébrité reposait sur son éloquence religieuse, d'un ton si net, si distinct, qu'il jeta toute la compagnie dans le plus sot embarras. Le Docteur, il est vrai, avec beaucoup de convenance et de sang-froid, essaya de soulager les autres en secondant cordialement l'éloge si inopportunément introduit. Mais ceci n'empêcha pas la conversation de souffrir de cet effort pénible; ce qui était inévitable, attendu que la pensée de tous était pleine du seul sujet sur lequel il fût inopportun de parler. Burns doit avoir instantanément compris sa faute, mais il montra qu'il avait repris son bon sens, en n'essayant pas de la réparer. Il en fut tellement mortifié en secret qu'il ne fit jamais mention de cette circonstance, sinon bien des années plus tard, où il m'avoua que son silence était dû à la souffrance qu'il éprouvait en se rappelant ce fait[568]».

On comprend ce qu'une faute de cette nature peut avoir de pénible pour un esprit susceptible, orgueilleux. Il en garde un long mécontentement envers soi-même, et un peu d'éloignement ou d'appréhension pour ces sociétés si délicates où le moindre mot maladroit éveille aussitôt un tel écho de gêne et de silence. Qu'on se rappelle une aventure analogue de J.-J. Rousseau, dont la situation dans le monde n'est pas sans ressemblance avec cette période de la vie de Burns. L'aveu de l'impression désagréable qu'il en conserva concorde avec celui-ci.

J'étais un soir entre deux grandes dames et un homme qu'on peut nommer, M. le duc de Gontaut. Il n'y avait personne autre dans la chambre, et je m'efforçais de fournir quelques mots (Dieu sait quels!) à une conversation entre quatre personnes dont trois n'avaient assurément pas besoin de supplément. La maîtresse de la maison se fit apporter une opiate, dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L'autre dame, lui voyant faire la grimace, lui dit en riant «Est-ce de l'opiate de Mr Tronchin?»—«Je ne crois pas» répondit sur le même ton la première—«Je crois qu'il ne vaut guère mieux» ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit, il n'échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant d'après la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d'une autre, la balourdise eût pu n'être que plaisante; mais adressée à une femme trop aimable pour n'avoir pas fait un peu parler d'elle et qu'assurément je n'avais pas dessein d'offenser, elle était terrible; et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s'empêcher d'éclater. Voilà de ces traits d'esprit qui m'échappent, pour vouloir parler sans trouver rien à dire. J'oublierai difficilement celui-là[569].

La seconde escapade est plus vive et un peu plus sérieuse parce qu'elle n'est pas un simple accident mais un trait de caractère. On a vu que le reproche principal qui ait été fait à Burns par tous ceux qui l'ont approché, était une certaine raideur, une impatience, en face de la contradiction, un ton péremptoire et trop affirmatif qui cassait toute résistance et qui pouvait emporter sa parole un peu loin. Un jour qu'il était à déjeuner dans une société littéraire d'Édimbourg, la conversation tomba sur les mérites poétiques et le pathétique de l'Élégie de Gray, poème qu'il admirait beaucoup. Un clergyman, qui faisait profession de paradoxe et d'excentricité dans les idées, s'avisa d'attaquer assez inopportunément le poème. Burns le défendit chaudement et généreusement. Comme les remarques du clergyman étaient plutôt générales que critiques, il lui demanda de citer les passages auxquels il trouvait à redire. L'autre fit plusieurs tentatives, mais toujours en dénaturant, en écorchant, en estropiant le texte. Pendant quelque temps, Burns endura tout en silence, mais à la fin exaspéré par cette mixture de critique maladroite et de bousillage, il se leva extrêmement courroucé, le regard flamboyant et lui cria: «Monsieur, je vois qu'un homme peut être un excellent juge de poésie, par règle et équerre, et n'être après tout qu'un sacré imbécile.» Cette fois c'était un peu roide. Il est vrai qu'il s'adressait à un clergyman et qu'il ne les aimait guère. Mais il dut y avoir là encore, un assez bon silence, qui lui resta moins peut-être sur le cœur que le premier[570].

Ce n'étaient là après tout que des vétilles. On a beau les passer au crible, on voit que tous ces souvenirs, provenant d'esprits si divers, s'accordent parfaitement entre eux. Il ne peut y avoir aucun doute que tous ces commencements du séjour à Édimbourg aient été parfaits de mesure, de dignité. C'était pourtant un pas difficile. D'autres y ont échoué qui étaient mieux préparés à l'affronter. «Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât. Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris pour m'enhardir le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte, j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer[571].» On voit la distance qu'il y a entre la roideur et la gaucherie avec lesquelles Rousseau accueillit sa renommée soudaine et l'aisance et la simplicité avec lesquelles Burns reçut la sienne. Le premier s'était créé «un personnage[571]» selon sa propre expression; le second sut toujours rester lui-même.

Et lui, Burns que pensait-il? Comment jugeait-il, de son côté, cette société subitement étalée à ses yeux, car pendant qu'on l'observait, il observait lui-même. Ni la célébrité, ni la science des hommes ne semblent lui en avoir beaucoup imposé. Il avait l'habitude, quand il voulait juger quelqu'un, non seulement de le dévêtir de tous ses ornements extérieurs, mais de lui enlever même les acquisitions intellectuelles, les avantages de pur savoir, tant qu'ils peuvent encore se détacher de l'esprit, avant qu'ils n'aient passé dans sa substance et se soient perdus en lui en le fortifiant. Il s'appliquait à juger les esprits, non d'après les renseignements qu'on y a versés, mais d'après leurs facultés essentielles de saisir et de comprendre, tenant peu compte des objets auxquels elles s'appliquent, que ce fût une question d'histoire ou une question de culture. Il ne lui parut pas que les cerveaux de ces hommes fussent de plus haute qualité que ceux des hommes qu'il avait connus jusque-là.

Au contraire les femmes furent pour lui une révélation et une fête. On devine en effet quel ravissement il dut ressentir, lui qui avait su créer, avec des filles de ferme, un idéal féminin adorable, lorsqu'il découvrit la femme vêtue et entourée de toutes les élégances. Il voyait tout d'un coup ce que l'éclat des parures, la grâce et la précision des toilettes, la finesse des extrémités, la séduction des manières, la recherche du cadre, ajoutent à la simple beauté, et aussi ce que la distinction de l'esprit et de la parole ajoutent à ces tout puissants agréments. Il découvrait le charme, sûrement inconnu de lui jusqu'alors et qu'il n'avait peut-être jamais imaginé, le charme subtil que prend la culture dans une âme de femme, qui la rend, pour un esprit d'homme si fort et si sûr de lui-même qu'il soit, suggestive et reposante à la fois. C'était comme si on avait tiré un rideau et que ses rêves favoris eussent apparu, réalisés et dépassés, un spectacle enchanté, où des oiseaux resplendissants et d'un ramage plus doux faisaient oublier les humbles petites bergeronnettes grises qu'il avait connues. «Une des remarques du poète quand il arriva à Édimbourg fut que, entre les hommes d'existence rustique et ceux du monde poli, il observait peu de différence et que parmi les premiers, bien que non dégrossis par la mode et non éclairés par la science, il avait trouvé beaucoup d'observation et beaucoup d'intelligence. Mais une femme élégante et accomplie était une créature presque nouvelle pour lui et dont il n'avait formé qu'une idée inadéquate[572].» Dans cette admiration, il fut surtout frappé de la beauté et de la grâce de Miss Eliza Burnet, la fille de lord Monboddo. Tous ceux qui l'ont vue ont dit qu'elle était angélique. Elle lui apparut comme une créature supérieure, qu'on admire de si loin qu'on ne songe pas à l'aimer, et dont la beauté traverse la vie, insaisissable, irréalisable comme une musique. Il plaça son nom dans l'Adresse à Édimbourg. «La belle B est la céleste Miss Burnet, fille de lord Monboddo, chez qui j'ai eu l'honneur d'être reçu plus d'une fois. Il n'y a jamais rien eu qui ait, de loin, approché d'elle, dans toutes les combinaisons de Beauté, de Grâce et de Bonté que le grand créateur a formées, depuis l'Ève de Milton au premier jour de son existence[573]» Il ne cachait pas sa préférence; «sa favorite pour la beauté et les façons, écrivait Mrs Cockburn, est Bess Burnet—en vérité, ce n'est pas un mauvais juge[574]

C'est à ce moment que Creech entreprit de faire faire le portrait de Burns, pour en mettre une gravure en tête de l'édition qu'il allait publier. L'Écosse avait vers cette époque une belle école de portraitistes, trop ignorée; malheureusement, aucun d'eux ne se trouvait alors à Édimbourg. Allan Ramsay, l'auteur de fins portraits du XVIIIe siècle, venait de mourir; Raeburn, le plus grand peintre de son pays, n'était pas encore revenu de Rome et n'avait pas encore commencé sa longue suite de portraits d'illustres Écossais; Romney, presque son égal, vivait à Londres. Il y avait cependant dans la ville, malgré ce que dit Chambers, un portraitiste de talent nommé Martin. Pour quelque raison inconnue, Creech ne s'adressa pas à lui. Il pria un jeune peintre de passage, nommé Nasmyth, qui avait exactement le même âge que Burns et qui était depuis peu rentré d'Italie, de reproduire les traits du poète. Nasmyth s'en chargea sans vouloir accepter aucune rémunération. Grâce à lui, nous avons l'idée de Burns, tel qu'il était alors. Le visage rasé, car il ne porta jamais de barbe, avec ses grands yeux noirs lumineux, son nez droit et sa bouche qu'on sent mobile et souriante, est jeune et charmant. Il frappe surtout par un air franc, ouvert et bon. On dirait qu'il regarde la vie sans soupçon. La tête est tout entière dans un ciel d'aurore, plutôt clair que bleu, plutôt plein de clarté que d'azur, sur lequel volent de petites nues blanches; plus bas, à la hauteur des épaules, des feuillages, des collines lointaines, au pied desquelles est une ruine et dont les pentes sont lumineuses; un horizon radieux, fait pour un poète champêtre. Ce jeune visage dans cette jeune atmosphère donne une impression de commencement léger de vie et de journée, d'attente heureuse. Le portrait est, paraît-il, le meilleur de ceux qu'on a de Nasmyth. La facture est ferme, simple, bien tenue et faite pour inspirer confiance[575]. On aimerait à croire que la ressemblance fut parfaite. Malheureusement, ce n'est là qu'un Burns incomplet. Nasmyth n'était pas homme de taille à peindre cette tête. La touche de Raeburn, lui-même, si sûre et si décidée, était trop calme, trop assise dans ses effets larges et amplifiés[576], pas assez subtile, pas assez chercheuse et pénétrante, pour rendre ce qu'il y avait là de complexe et de divers. La seule main, qui, en Angleterre, l'aurait pu était celle de Joshua Reynolds, la main qui a peint Le Banni.

Ainsi le portrait de Nasmyth n'est qu'une vision insuffisante de l'homme et de sa vie. Son expression pensive et mélancolique n'est pas rendue. Ses traits avaient quelque chose de plus robuste et de plus massif. Walter Scott dit que Nasmyth, tout en les reproduisant fidèlement, les avait amoindris et comme reculés[577]. Il devait y avoir sur ce visage des signes de puissance. Il est impossible que Burns fût alors cet adolescent presque candide; il avait déjà trop souffert et trop vécu. Il y avait en lui quelque chose de plus profond et de plus tragique. Et cependant on aimerait à croire que, pendant quelque temps du moins, cette ressemblance a été vraie. Sans doute, le portrait fut fait dans un moment heureux, quand les inquiétudes étaient loin et semblables aux légères nuées blanches du tableau; sans doute aussi le jeune peintre y mit la lueur des espérances qu'il concevait pour le jeune poète; car ils ne tardèrent pas à être deux amis, et souvent, après les séances ils allaient se promener sur le siège d'Arthur. Il leur arrivait même de passer la nuit, de se griser ensemble, et d'aller chercher sur les collines voisines l'air vif, excellent pour dissiper les restes d'ivresses et éclaircir les têtes encore confuses[578].

On a de Burns, à ce moment, un de ces bons élans de cœur qui rachètent bien des faiblesses. Au milieu de son succès, il apprit que la tombe de Fergusson était au cimetière de la Canongate, abandonnée, dénuée de la pierre qui garde le nom des plus obscurs, et destinée à disparaître comme les tombes pauvres. Il avait toujours eu de l'admiration et de la tendresse pour la mémoire du malheureux et charmant jeune homme. Toute cette vie repassa devant son esprit: sa pauvreté, son travail aride, sa misère, cette pauvre tête égarée et se débattant contre la folie, cette mort à vingt-quatre ans dans une cellule d'aliénés, toute cette lutte lamentable du talent et de la misère. Les larmes lui vinrent, amenant comme souvent chez lui, la colère!

Malédiction sur l'homme ingrat qui peut prendre du plaisir
Et laisser mourir de faim l'auteur de ce plaisir![579]

Faut-il que, pour comble d'ingratitude, on laisse maintenant les restes du poète se perdre dans la foule des ossements obscurs? Jamais, si cela dépend de lui! Et aussitôt, il écrit aux magistrats de la Canongate une lettre émue, pour leur demander la permission d'élever à ses frais une pierre sur cette tombe délaissée.

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