← Retour

Robert Burns. Vol. 1, La Vie

16px
100%

Vous et Charlotte, vous êtes deux places de repos favorites pour mon âme, dans sa marche errante à travers le désert fatigant, plein d'épines de ce monde. Dieu sait que je ne suis pas fait pour la lutte: je m'enorgueillis d'être un poète et j'ai besoin qu'on me juge un homme sage; j'aimerais à être généreux et je désire être riche. Après tout, j'ai bien peur d'être un homme perdu. «Il y a des gens qui ont un tas de défauts, et je ne suis qu'un pauvre mal-chanceux».

Pour clore les mélancoliques réflexions qui sont au bas de la feuille précédente, j'y ajouterai un morceau de dévotion, communément connu dans le Carrick sous le titre de «les grâces du Tisserand».

D'aucuns disent que nous sommes voleurs, et tels sommes-nous!
D'aucuns disent que nous mentons et ainsi faisons-nous!
Dieu nous pardonne, et ainsi fera-t-il j'espère!
Debout et à nos métiers, mes gars[810].

La misanthropie que nous avons vue éclater à Mauchline et qui semblait s'être dissipée un peu aux agitations du voyage, l'a repris et lui murmure de nouveau des choses amères. Quelques jours avant cette lettre, il citait deux vers qu'on croirait écrits par Swift.

«Mes affaires me ressemblent, elles ne sont pas ce qu'elles devraient être, cependant elles sont meilleures que ce qu'elles paraissent être.

Que le Souverain du ciel épargne à tous les êtres, sauf à Lui-même,
Ce spectacle hideux, un cœur humain à nu[811].

On voit comme ces moments d'amertume commencent à faire une chaîne continue sous les dehors de la vie. Il est probable qu'il cherchait à s'étourdir, par les mêmes moyens que nous l'avons déjà vu employer. «Si j'étais hors de cette scène d'affairement et de dissipation, écrit-il à un ami, je me promets le plaisir de renouveler une correspondance si longtemps interrompue. À présent je n'ai de temps pour rien. La dissipation et les affaires absorbent tous mes moments[812].» Ces anxiétés, ces excès, agissaient sur sa santé et sur son humeur. On le sent irritable, sombre, brusque, jusqu'au point de heurter parfois ses meilleurs amis. Ce mélange triste apparaît dans un billet qu'il écrivait à Robert Ainslie, le jeune homme en compagnie de qui il avait commencé son tour des Borders. La seconde partie de ce billet contient une allusion à quelque rudesse de manières, pour laquelle il s'excuse.

Je vous prie, cher Monsieur, de ne faire aucun arrangement pour que nous allions chez Mr Ainslie (un parent du jeune homme) ce soir. En examinant mes engagements, ma constitution, le présent état de ma santé, quelques menus chagrins d'âme, etc., je trouve que je ne puis souper en ville ce soir.

Vous penserez peut-être romanesque que je vous dise que je trouve l'idée de votre amitié presque indispensable à mon existence. Vous prenez la longueur de figure qu'il convient, dans mes heures de papillons noirs; et vous riez juste autant que je puis le souhaiter, à mes bons mots. Je ne sais pas, après tout, si vous êtes un des premiers dans le monde de Dieu, mais vous l'êtes pour moi. Je vous dis ceci, en ce moment, dans la conviction que quelques inégalités dans mon caractère et mes manières peuvent quelquefois vous faire soupçonner que je ne suis pas aussi chaudement votre ami que je dois l'être[813].

On voit dans quel triste état d'esprit il se trouvait et combien peu ce séjour ressemblait à celui de l'année dernière. L'enthousiasme qui l'avait attendu et les espérances qu'il avait apportées étaient choses du passé.

Ce fut au moment même où il pensait quitter Édimbourg qu'il se trouva, pour la première fois, avec celle qui allait devenir célèbre sous le nom de Clarinda. Cette jeune femme s'appelait Agnes Craig. Elle était d'une famille cultivée. Son père, Andrew Craig, était un chirurgien estimé à Glascow; son oncle, le Rev. William Craig, était un des ministres et des prédicateurs de la même ville. Sa descendance était plus intellectuelle encore du côté de sa mère, qui était fille du Rev. John Mac Laurin, «un homme d'éloquence et de piété», et nièce de Colin Mac Laurin, le célèbre mathématicien, et l'ami de Newton[814].

Elle avait perdu de bonne heure sa mère et avait été élevée, mais jusqu'à treize ans seulement, par une sœur aînée. Elle avait été précocement formée et jolie; à l'âge de quinze ans elle était connue comme une des beautés de Glascow et avait inspiré une passion à un jeune homme de quelques années son aîné, nommé M. Mac Lehose. Il était fortement épris d'elle et la façon dont il lui avait parlé est assez romanesque. Il avait retenu toutes les places de la diligence par laquelle elle devait aller de Glascow à Édimbourg, afin de se trouver une journée avec elle. Deux ans plus tard, à l'âge de dix-sept ans, elle l'avait épousé. Mais ce mariage d'amour avait tristement tourné. C'est l'histoire de tant de mariages mal assortis, où des esprits encore enfants et des caractères qui ne sont pas formés s'engagent en un serment irréparable. M. Mac Lehose était un homme agréable, insinuant de manières, beau parleur, phraseur[815]. Ce qu'on a de ses lettres est emphatique, plein de protestations et de belles promesses. Mais autant en emportait le vent. Il était faux, égoïste, brutal, et d'une grande frivolité d'esprit. De son côté, elle qui était encore une enfant, fut sans doute un peu légère, étourdie, avide de société, d'attentions, de petits triomphes mondains, qui déplaisaient à son mari. Presque aussitôt la différence, le désaccord des caractères s'étaient montrés, et peu à peu avait agi ce terrible éloignement muet qui écarte, sans que rien en paraisse d'abord, deux êtres liés ensemble. Alors commença la vie terrible des ménages qui s'aigrissent, se désunissent, se disloquent, se détachent. D'un côté, ces blessures, ces froissements, ces défiances, ces premiers doutes rapides et affreux sur la valeur morale de l'homme auquel on appartient, cette inquiétude qui devient l'épouvantable détresse de se sentir liée à qui on n'aime plus. De l'autre côté, avec l'éloignement perçu, étaient nés les soupçons, la jalousie qui torture ce qui reste d'amour et l'empêche de mourir tout à fait, et, avec eux, la brutalité, la dureté, l'inconvenance. Ils avaient connu le poids de la vie commune, les jours boudeurs, sombrement muets, les querelles, et ce moment où des paroles irréparables éclatent et mettent soudainement à nu le travail des ulcères cachés. Terrible vie! renouée de temps en temps par des réconciliations amères, où l'on ne goûte plus que l'image déformée du bonheur d'autrefois, pauvre imitation rendue plus pénible parce qu'elle réveille des souvenirs meilleurs qu'elle! Tout ce drame intime, qui désole tant et tant d'existences féminines, qui se déroule à travers tant et tant de semaines de désespérance, est contenu dans ces quelques lignes: «Un temps très court s'écoula seulement avant que je m'aperçusse avec un inexprimable regret que nos dispositions, nos caractères et nos sentiments étaient si entièrement différents que tout espoir de bonheur était banni. Nos différends en vinrent à un tel degré et la façon dont mon mari me traita fut si dure que mes amis considérèrent comme prudent qu'une séparation intervînt[816]». Comme ces histoires dû cœur se ressemblent au fond! Ce sont, presque dans les mêmes mots, les mêmes phases douloureuses de désabusement que raconte une femme qui en souffrit et en a noté les crises avec franchise. Depuis la première parole inquiète: «il est bien dommage que sur certaines choses, mon mari et moi nous pensions si différemment[817]», jusqu'au dernier cri: «toute illusion est détruite, le bandeau est déchiré[818]» ce sont les angoisses que traversa Mme d'Épinay. Il est probable que les deux époux eurent des torts, comme il arrive généralement. Mais les fautes d'Agnes Craig provenaient d'un manque d'expérience, et celles de son mari d'un défaut de nature. Lui-même semble avoir reconnu qu'il avait été coupable; il lui écrivait plus tard: «je regrette sincèrement ces incidents de ma conduite envers vous qui ont causé notre séparation. S'il était possible de les effacer, ils ne se renouvelleraient jamais[819]».

La séparation était venue avec ses émotions, ses anxiétés, ses lenteurs et ces scènes cruelles, ces tentatives du mari qui, par instants, est mordu du regret d'un bonheur gaspillé, se retourne vers des souvenirs chers, voit ce qu'il a perdu et, sous les colères et les emportements, est ressaisi par des liens profonds, des joies, des impressions, qui ne veulent pas mourir. Ce sont alors des supplications pour obtenir une entrevue qui doit être la dernière et dont on espère qu'elle en amènera d'autres. «Demain matin, je quitte ce pays pour toujours, c'est pourquoi, je souhaite beaucoup être un quart d'heure avec vous, ma très chère Nancy, c'est la dernière soirée probablement où vous aurez jamais une occasion de me voir dans ce monde[819].» Ce sont ces appels à la pitié dans la forme tragique qu'ils prennent volontiers, et le retour de ces appellations caressantes et familières qui veulent faire plaider le passé. Et ce sont encore les refus de la femme, émue malgré tout par cette évocation des premières tendresses et des jours où elle crut être heureuse, prise de compassion, troublée par ces cris qui peuvent être sincères, hésitante. «Je consultai mes amis; ils me déconseillèrent de le voir, et comme je pensais qu'il n'en pouvait sortir aucun bien, je déclinai cette entrevue[819].» Le plus poignant épisode peut-être des séparations, la lutte pour les enfants, n'avait pas fait défaut. M. Mac Lehose, croyant ainsi réduire leur mère, les lui avait enlevés; il comptait que pour les ravoir elle céderait et reviendrait à lui. Elle avait tenu bon. Et lui, vaincu sur ce point et incapable de les élever, les lui avait rendus. Mais qui peut dire les transes et les déchirements de pareilles épreuves? Après la séparation, qui avait eu lieu à la fin de 1780, M. Mac Lehose était resté en Écosse pour cette bataille désespérée. Il en était parti en 1782 pour Londres où, après avoir vécu dans toute sorte de désordre, il avait fini par être mis en prison pour dettes. Les siens ne l'en avaient retiré qu'à la condition qu'il s'expatrierait. Il était parti en 1784 pour la Jamaïque, où l'on disait qu'il était en train de prospérer; il s'était établi comme homme de loi et y faisait fortune. Quant à Mrs Mac Lehose, elle s'était établie à Édimbourg depuis 1782.

On ne peut s'empêcher de vouloir reconstituer la figure de la plus célèbre peut-être des héroïnes de Burns. Les renseignements ne sont ni très précis ni très abondants. Tout ce qu'on possède sont quelques détails de biographie ou de caractère, clairsemés dans le mémoire que son petit-fils écrivit sur elle en 1843, lorsqu'il rendit publique sa correspondance avec Burns, quelques aveux et quelques jugements sur elle-même contenus dans ces lettres, et un portrait singulier tracé d'elle par R. Chambers qui l'avait connue. Le voici: «D'un style de beauté quelque peu voluptueux, de façons vives et aisées et d'une construction d'esprit poétique, avec quelque esprit et un degré de raffinement et de délicatesse qui n'était pas excessif, Mrs Mac Lehose était exactement le genre de femme qui devait fasciner Burns. On peut, en vérité, la décrire en disant qu'elle était, dame et élevée à la ville, l'analogue des jeunes filles de campagne qui avaient exercé le plus grand pouvoir sur lui dans ses jeunes années[820].» On ne peut pas dire que ce soit là un portrait délicatement touché. Le bon R. Chambers n'était point peintre de pastels féminins. Ce n'était point là son fait. Il semble pourtant qu'avec les détails qu'on a sur elle, il ne soit pas impossible de se faire une idée plus précise de ce qu'elle était, et même de l'état moral où elle se trouvait, quand cette crise éclata dans sa vie.

C'était, de l'aveu de tous, une femme remarquablement intelligente, non pas d'une intelligence de haut vol ou de très rare qualité, mais vive, facile, ouverte et avide. Elle avait de l'imagination, mais probablement de l'imagination de lecture et sortie de la mémoire. Elle avait un goût qui semble avoir été sincère pour les choses de l'esprit et le désir d'accroître sa culture intellectuelle. Elle avait reçu l'éducation de la plupart des jeunes filles de son temps, laquelle était ordinaire. «Elle comprit plus tard pleinement les désavantages d'une pareille éducation et y porta partiellement remède, à une époque de la vie où beaucoup de femmes négligent ce qu'elles ont appris et où bien peu persévèrent dans l'acquisition de nouvelles connaissances[821].» Elle lisait beaucoup. Saint-Simon fait cet éloge d'une dame: «qu'elle avait de la mémoire et le jugement de n'en pas montrer.» Mrs Mac Lehose avait de la mémoire mais sans ce jugement-là. Elle aimait à faire montre de ses lectures. «Elle améliora son goût par la lecture des meilleurs auteurs anglais. Douée d'une mémoire très rétentive, elle citait souvent à propos ces auteurs, à la fois dans sa conversation et dans sa correspondance[822].» Elle se piquait de bien écrire et s'y appliquait. Il y avait bien un peu de pédantisme dans son cas. Elle avait une conversation qu'on regardait comme brillante, et dont la qualité était probablement l'assurance et la facilité de parole, qui souvent suffisent pour une réputation de ce genre. Il ne semble pas, d'après ses lettres, que cette causerie courante et décidée dépassât beaucoup les lieux communs, les réflexions générales. Il se peut qu'elle tombât quelquefois sur des rencontres de mots qui ont plus de succès qu'elles ne valent. Ce devait être l'exception. On ne trouve guère dans sa correspondance aucune de ces saillies, de ces tours imprévus, de ces aperçus personnels, même sur de menus points, qui marquent l'originalité d'un esprit. Ses lettres ont plutôt une tendance au développement noble, un peu déclamatoire et étalé. On y chercherait inutilement ce léger clapotis d'idées, fût-il même un peu brouillon, ces sauts soudains d'un sujet à un autre, l'aisance familière, la grâce abandonnée de certaines correspondances féminines. La sienne a quelque chose d'un peu trop littéraire. C'était, d'ailleurs, le ton de l'époque et de l'endroit. Avec cela elle avait du bon sens, de la pénétration, un coup d'œil ferme en soi et dans les autres, de la justesse et de la solidité. Elle avait un fonds d'esprit plutôt sérieux, auquel son imagination et sa ferveur intellectuelle, et peut-être aussi une imitation littéraire, donnaient un certain mouvement général.

Elle était peut-être plus vive de cœur, lequel demeure plus personnel que l'esprit. Elle était de premier mouvement: «Vous vous trompez beaucoup quand vous énumérez la force d'âme parmi mes qualités. Je n'en ai même pas une part ordinaire; chaque passion fait de moi ce qu'elle veut et toute ma vie j'ai été guidée par l'impulsion du moment, mobile et faible[823].» Elle était portée à se donner tout entière et ardemment à ce qui l'occupait, apportant dans ses préférences une sorte de fougue. «Comme vous-même, je suis un peu enthousiaste. En religion et en amitié je suis tout à fait fanatique—peut-être pourrais-je l'être aussi en amour, n'était que tout ce qui m'est cher dans le ciel et sur terre me l'interdit[824].» Elle était très susceptible, prompte à ressentir très fortement et pour longtemps les intentions bonnes ou mauvaises. «Mes ressentiments sont vifs comme tous mes autres sentiments. Je sens très vivement la bonté et le mauvais vouloir. Le premier me lie à jamais. Mais je n'ai rien de l'épagneul dans ma nature; et le second me guérirait bientôt lors même que j'aimerais jusqu'à la folie[825].» Cela tenait sans doute à beaucoup d'amour-propre.

Elle était franche et assez pour avouer que cette franchise venait d'un manque de contrôle sur ses impressions. Par là, elle disait avec raison qu'elle ressemblait à Burns. «Si j'avais été homme, j'aurais été comme vous. Je ne suis pas assez vaine pour me croire votre égale en capacités; mais je suis formée avec une vivacité d'imagination et une force de passion peu inférieures.... Tous deux nous sommes incapables de tromperie parce que nous manquons de sang-froid et de pouvoir sur nos sentiments. La dissimulation est ce que je n'ai jamais pu atteindre, même dans des situations où il eût été prudent d'en avoir un peu[826].» Cependant ses malheurs, l'observance d'une vie surveillée par mille regards et nécessairement timide, avaient refoulé, et pour les points importants, ce naturel impétueux. «Les situations et les circonstances ont, cependant, eu sur chacun de nous les effets qu'on pouvait attendre. L'infortune a merveilleusement contribué à maîtriser la vivacité de mes passions, tandis que le succès et l'adulation ont servi à nourrir et à enflammer les vôtres[826].» Cependant cette imprudence de nature se décelait en certains petits traits de conduite. Il y avait désaccord entre son esprit qui était juste et son tempérament toujours disposé à partir droit devant lui. Il en résultait de petites incartades de manières ou de paroles. Elle manquait un peu du don de propriété; elle allait à l'étourdie. «La nature a été indulgente envers moi à plusieurs égards; mais elle m'a refusé absolument une chose essentielle: c'est cette perception instantanée de ce qui est convenable ou qui ne l'est pas, qui est si utile dans la conduite de la vie. Personne ne peut discerner, avec plus de justesse, après, que Clarinda. Mais quand son cœur est épanoui sous l'influence de la bonté, elle perd tout pouvoir sur lui et souvent elle souffre durement au souvenir de son imprudence[827].» On sent là un manque de mesure, de réserve, une familiarité un peu excessive ou trop prompte de manières et de langage, qu'elle sauvait sans doute par de la bonne humeur. Cela devait se traduire parfois par une certaine hardiesse et une certaine désinvolture de langage. C'est à quoi sans doute fait allusion Chambers lorsqu'il dit qu'elle avait «un degré de raffinement et de délicatesse qui n'était pas excessif.» Cette liberté de mots, qui offensait dans un milieu calviniste, aurait pu être ailleurs de la verve et de la verdeur. On voit que cette disposition à l'excitabilité s'emportait parfois, surtout quand elle était aiguillonnée par un peu de vanité ou de bruit. «En lisant ce que vous me dites de votre penchant pour les plaisirs de la société, j'ai souri de sa ressemblance avec le mien. Si vous m'aperceviez dans une réunion de plaisir, vous penseriez que je ne suis rien qu'une fanatique d'amusement; mais maintenant j'évite les réunions. Mes esprits s'affaissent ensuite pendant des journées et, ce qui est pire, il y a parfois des esprits stupides ou malveillants, qui me blâment bien haut pour ce que leurs natures pesantes ne peuvent comprendre. Si j'avais une fortune indépendante, je dédaignerais leurs pitoyables remarques; mais dans ma position tout me rend la prudence nécessaire[828].» Cette disposition n'avait pas été sans lui attirer quelques critiques et quelques attaques. On voit aussi, à la réaction qui la suivait, que sa gaîté, quand elle était excessive, était factice, comme il arrive aux personnes dont l'esprit est sérieux. Peut-être aussi y avait-il, dans ces accès de gaîté, un peu de désir de s'étourdir, cette sorte d'ivresse qui laisse, comme l'autre, son abattement.

Avec cela, Agnes Craig avait de sérieuses qualités de caractère et de cœur. Elle avait, ce qui est une grande marque de santé d'esprit, une sorte d'optimisme, une disposition à être contente de son sort et à voir les choses par leur bon côté. «Je ne suis pas, comme vous le supposez, malheureuse. J'ai de beaux enfants, de l'aisance, une bonne renommée, des amis bons et attentifs, quel monstre d'ingratitude je serais aux yeux du ciel si je me disais malheureuse. Il est vrai, j'ai rencontré des scènes horribles à se rappeler même à six années de distance; mais l'adversité, mon ami, est reconnue comme l'école de la vertu. Elle confère souvent cette douceur soumise qui est inconnue parmi les favoris de la fortune[829].» Et ailleurs elle revient sur la même idée que ses malheurs ont été pour elle une heureuse leçon, avec une simplicité et une franchise qui ne sont pas vulgaires. «Aucun démon malveillant n'a eu la permission «de verser du chagrin dans ma coupe» comme vous le supposez; c'était la bonté d'un père sage et tendre qui prévoyait que j'avais besoin d'être châtiée pour être ramenée à lui. Ah, mon ami, la Religion convertit en bénédictions nos plus lourdes infortunes! Je sens que c'est ainsi. Ces passions naturellement trop violentes pour ma paix ont été brisées et modérées par l'adversité; et, si l'adversité même n'a pas suffi à vaincre ma vivacité, jusqu'où n'aurais-je pas été si j'avais été libre de glisser plus loin, dans le plein soleil de la prospérité. J'aurais oublié ma destinée future et fixé mon bonheur sur les ombres fuyantes d'ici-bas[830].» Ce ne sont ni les pensées ni les paroles d'une âme commune. Elle était bonne: «Ma main n'a pas obtenu la joie de donner, mais le ciel accepte mon désir de donner»; elle était mère excellente; elle avait un fonds solide de religion et d'honnêteté qui fut longtemps son soutien dans la crise qu'elle allait traverser. Elle était, quand il le fallait, décidée et vaillante.

Tout cela formait, en somme, une nature assez riche et assez bien équilibrée, une physionomie aimable de petite bourgeoise intelligente, animée, capable de passion plutôt que passionnée, sans très haute distinction, avec plus de vivacité que de profondeur et plus d'attrait que de charme. Il lui manquait la séduction suprême, je ne sais quelle suavité victorieuse par dessus tout. Elle le savait et elle l'avouait avec la franchise et la justesse qui étaient de ses qualités et avaient leur bonne grâce. En parlant d'une petite pièce de vers qu'elle avait faite, elle disait: «Elle n'a pas de mérite poétique, mais elle donne des indices d'une délicate âme féminine, une âme comme je voudrais que la mienne fût; mais ma vivacité me prive de cette douceur qui est, dans mon opinion, le premier ornement d'une femme[831]». Cet arôme subtil, la fleur parfumée qui rend certaines vies suaves ou troublantes, lui faisait défaut. La sienne appartenait à la famille des plantes brillantes et sans parfum. C'était une nature facile, bien douée, avec un certain éclat, mais sans cette marque de personnalité qui, placée ici ou là, met un être à part. Elle avait cependant quelque chose d'attachant, car elle conserva un cercle d'amis très fidèles qui ne la quittèrent, les uns après les autres, que lorsque la mort les appela.

Ce qu'on sait de son apparence physique concorde bien avec cette physionomie morale. C'était une femme de petite taille, bien prise, avec plus de vivacité, de mouvement que de véritable grâce, comme il arrive aux personnes un peu courtes et destinées à prendre de l'embonpoint. Quelqu'un qui la vit, dix ans après cette époque, lui appliquait les mots de Byron «fair, fat and forty[832]». Ses extrémités étaient petites, ce qui va presque toujours avec une démarche alerte. Il reste d'elle une de ces silhouettes noires découpées qui étaient alors à la mode; le profil sans être très distingué est agréable, le front droit et bien assis, le nez retroussé, la bouche assez forte et ferme; une physionomie pas très raffinée mais plaisante et drue. C'est probablement ce qui a fait dire à Chambers qui manquait de nuances: «Elle était d'un genre de beauté un peu voluptueux.»

En réalité et en regardant de plus près, on sent, au-dessous d'une sentimentalité un peu factice entretenue par des lectures, on sent une femme fort raisonnable, fort pratique, à qui il n'a manqué qu'un foyer pour être une excellente épouse, faite pour une vie régulière et un bonheur tranquille. Elle était née pour être heureuse et rendre heureux, si elle avait été placée dans des conditions normales. Mais quand certains sentiments capitaux ne reçoivent pas un minimum de satisfaction, ils s'exaspèrent; ils deviennent des révoltés. Cette disette les pousse plus loin qu'ils n'auraient jamais rêvé d'aller, et des natures qu'un peu de contentement eût gardées paisibles, deviennent capables de violence. La moitié des excès de passion est produite par le manque d'un peu de bonheur, à l'heure voulue.

Au moment où nous la rencontrons, elle vivait à Édimbourg dans une situation assez délicate et assez difficile. Sa jeunesse et sa beauté rendaient plus dangereuse cette vie de femme isolée. Elle était pauvre en même temps. Ses faibles revenus ne lui suffisaient pas pour élever ses enfants. Elle avait reçu, pendant quelque temps, huit livres de la corporation des chirurgiens de Glasgow, probablement en souvenir de son père, et dix livres de celle des gens de loi, à laquelle avait appartenu son mari. Mais ces secours lui avaient été retirés parce que Mr Mac Lehose, prospérant à la Jamaïque, était en état d'élever ses enfants. Mr Mac Lehose n'y songeait guère et sa femme se trouvait au bord de la gêne. Heureusement elle avait un ami dévoué. Son cousin Craig, avocat, homme instruit et distingué, un des collaborateurs de Mackenzie au Miroir, lui venait en aide, avec une délicatesse presque touchante. Il en était silencieusement épris, il continua à l'aimer et à veiller sur elle toute sa vie, sans être aimé en retour. Ce fut l'ami dévoué et sacrifié qui se trouve dans la vie de tant de femmes. Il passe, dans un coin de cette histoire, comme une figure sympathique.

En même temps, elle traversait, depuis longtemps déjà, une crise intérieure, d'ailleurs inévitable. À la suite de sa séparation, la nouveauté du malheur, le besoin de repos qui suit des scènes cruelles, les difficultés matérielles de l'existence l'avaient d'abord absorbée. Mais elle avait vingt-quatre ans. La vivacité de ses sentiments s'était réveillée peu à peu. Son cœur avait senti un vide, une tristesse. Bien qu'elle ne fût pas d'une nature très poétique, elle s'était tournée vers la poésie. Elle essayait de se tromper avec des vers, comme on le fait avec la musique qui, devenue plus riche, plus expressive et plus précise, a pris, de nos jours, pour beaucoup d'âmes souffrantes, la placé de la poésie. Ce besoin d'aimer ne trouvant pas d'issue, était retombé en mélancolie. Le désœuvrement de son cœur laissait place à des rêveries. Elle se disait, dans ses promenades écartées, qu'il est cruel de ne pas aimer, ce qui est bien près de se dire qu'il est doux d'aimer. «Sa première composition, était «des paroles à un merle» qu'elle avait entendu chanter, sur un arbre, près de l'endroit où le couvent de Ste-Marguerite a été depuis établi. Les vers, qui ont une douceur plaintive, disent assez quelles étaient ses pensées.

Continue, doux oiseau, et berce mes soucis,
Tes notes joyeuses apaiseront ma désespérance,
Tes harmonieux gazouillements, innocents,
Résonnent doucement dans mon cœur souffrant.
Choisis ta compagne et aime tendrement,
Éprouve tous les transports charmants,
Goûte toutes ces douces émotions;
Qu'aimer et chanter emploient toutes tes heures;
Tandis que moi, exilée de l'amour, délaissée, je vis
Sans donner ni recevoir de bonheur.
Chante encore, doux oiseau, et berce mes soucis,
Tes notes joyeuses apaiseront ma désespérance[833].

«Ces vers, dit-elle, ont été écrits pour apaiser un cœur endolori. Je souffrais alors d'une cruelle angoisse d'âme que je ne puis vous dire[834].» Elle avait des moments amers, surtout quand des jours de fête, le commencement de l'année, lui faisaient sentir davantage son isolement, «En cette saison quand les autres sont joyeux, je suis tout l'opposé. Je n'ai pas de proches parents et tandis que les autres sont avec les leurs, je suis assise seule, pensant à plusieurs des miens avec qui j'avais l'habitude d'être, maintenant partis pour la terre de l'oubli[835].» Ces heures glaciales devaient être affreuses pour elle. Peu à peu, par cette ascension insensible qui mène toute chose à la vie, ces songeries du passé, ces regrets, étaient devenus des rêves tournés vers l'avenir, de vagues espérances, pas assez précises pour l'effrayer et assez séduisantes pour la charmer. L'insinuante et dangereuse cajolerie de ces chimères la gagnait. Elle souhaitait innocemment un ami dont la présence remplirait sa vie. «Pendant bien des années, j'ai cherché un ami, doué de sentiments comme les vôtres; un ami capable de m'aimer avec une tendresse pure d'égoïsme, capable d'être mon ami, mon compagnon, mon protecteur, et qui serait mort plutôt que de me faire tort. J'ai cherché, mais j'ai cherché en vain[836].» Souhait si humain, si légitime après tout! Elle l'avait près d'elle, le véritable ami de sa situation. Mais elle ne l'aimait pas. Elle poursuivait ce rêve, par lequel commence le roman de presque toutes les femmes, ce rêve d'affection désintéressée et pourtant ardente d'un ami ému comme un amant. Elle se laissait aller à cette aspiration d'avoir toutes les douceurs, les troubles mêmes de la passion et la sécurité de la conscience. Elle ne s'apercevait pas qu'il est irréalisable, et que l'amitié est un vase que l'amour fait éclater. Mais elle flattait de cette fantaisie ses heures oisives et inquiètes. Elle était arrivée à ce moment où une femme est toute prête à se laisser aimer parce qu'elle est toute prête à aimer.

Quant à Burns, il était aussi dans un singulier état d'esprit, mais en sens inverse. Il traversait lui-même une crise non d'aspiration mais de décroissement. Il était venu à un point où un homme tel que lui commence à sentir décroître le pouvoir qu'il a eu sur les femmes. Quelque chose l'a averti que l'assurance et l'entreprenante familiarité de la jeunesse ne lui siéent plus, parce qu'il n'a plus la gaîté et la souplesse qui les rachètent si elles échouent. Ce qu'il dit a maintenant trop de poids, ne se prend plus en jeu. Il s'aperçoit vaguement qu'un intervalle s'est établi entre lui et la beauté riante, et qu'il lui semble grave. Il en conçoit une sorte de timidité, de défiance de soi-même et de dépit, qui mènent à l'ironie. Tout cela est bien avoué dans ce qu'il disait de lui-même:

Ma rhétorique semble avoir tout à fait perdu son effet sur l'aimable moitié du genre humain. J'ai connu le temps où... mais cela est une «histoire du temps jadis». En conscience, je crois que mon cœur a été si souvent en feu qu'il est absolument vitrifié. Je contemple le sexe, avec quelque chose qui ressemble à l'admiration avec laquelle je regarde le ciel étoilé par une glaciale nuit de Décembre. J'admire la beauté de l'œuvre du Créateur; je suis séduit par l'étrange et gracieuse excentricité de leurs mouvements et—je leur souhaite bonne nuit. Je parle ainsi par rapport à une certaine passion dont j'ai eu l'honneur d'être un misérable esclave[837].

Il avait abusé de son cœur et avait usé certaines façons d'aimer. Mais il ne les avait pas épuisées toutes. Il devait renoncer à l'amour qui a la grâce des années légères. Il était trop triste désormais pour le goûter, et trop inquiétant pour l'inspirer. Mais il pouvait connaître celui des âmes endolories et expérimentées, qui se recherchent pour panser réciproquement leurs souffrances; l'amour sans allégresse, qui souffre de la perspicacité que lui a apprise la vie, mais qui connaît l'âpre orgueil ou la joie très douce de vaincre ou de guérir le passé, dans un cœur où le passé a laissé des trophées ou des blessures. Il faut, pour posséder tout le triomphe ou toute la mansuétude de cette forme tardive de l'amour, une âme d'une combativité impérieuse qui touche à la dureté, ou d'une noble indulgence qui va presque à la sagesse. Il est peu probable que l'une ou l'autre se rencontrent chez Burns, mais il est intéressant de voir comment il traversera cette phase de passion, qui forcément devait se trouver sur son chemin.

Ces amours commencent volontiers par des impressions intellectuelles et ils en vivent en partie, car ils appartiennent à une période où le corps n'a plus toute sa beauté et où, par contre, l'esprit a toute sa force. Il y avait donc bien des affinités entre Burns et Mrs Mac Lehose. Il trouvait en elle une femme plus instruite, plus distinguée, plus dame, que celles qu'il avait connues. Il était inévitable qu'elle serait attirée par son génie. Ce fait même qu'elle n'avait pas une très haute distinction la rendait plus accessible. Elle n'avait pas autour d'elle ces délicatesses excessives et factices qu'eût froissées ce qu'il y avait nécessairement de fruste et de rude en lui. Elle touchait directement sa force et son intelligence. Il n'y avait pas même entre eux ce léger grillage de raffinements de manières qui parfois se dresse entre un homme supérieur et une femme très élégante.

Elle s'était enthousiasmée pour le poète et, depuis quelque temps, elle pressait une de ses amies, vieille fille, Miss Nimmo, liée avec Miss Chalmers, de le lui faire connaître. Vers les premiers jours de décembre, Miss Nimmo cédant à ses sollicitations, l'invita à passer une soirée avec Burns. Elle fut sans doute éblouie et charmée par sa parole. L'entrevue se termina par une invitation à venir prendre le thé chez elle, le jeudi suivant, qui était le 6 décembre. Quelque chose survint qui fit remettre la réunion au samedi. Burns avait alors l'intention de s'éloigner d'Édimbourg, la semaine suivante, comme il résulte de la lettre qu'il écrivit pour accepter le changement de jour:

Madame, j'attachais beaucoup de prix au thé de ce soir, et je n'ai pas été souvent aussi désappointé. Samedi soir, je saisirai l'occasion avec le plus grand plaisir. Je quitte cette ville aujourd'hui en huit, et probablement pour une couple d'années. Je regretterai toujours d'avoir fait si tard la connaissance d'une personne que j'estimerai toujours hautement et au bonheur de laquelle je m'intéresserai toujours chaudement[838].

Si les choses s'étaient passées ainsi, cette rencontre ne se fût pas distinguée de tant d'autres. C'eût été une soirée d'admiration de plus. Ce fut un accident matériel qui, en retenant Burns à Édimbourg plus longtemps qu'il ne le pensait, donna à ces relations le temps de se développer et d'entamer leurs deux vies.

Le lendemain de cette lettre, la veille même du jour attendu, une voiture, dans laquelle il se trouvait, fut renversée par la faute du cocher ivre. Il fut rapporté chez lui, avec un genou fortement contusionné, qui devait le garder à la chambre pendant six semaines. Sans cet accident, il est probable que ses rapports avec Mrs Mac Lehose auraient été coupés court, par son départ prochain. Il lui écrivit, pour s'excuser, une lettre dans laquelle il y a déjà une pointe de ferveur:

«Je puis dire avec vérité, Madame, que je n'ai jamais rencontré dans ma vie de personne que j'aie plus anxieusement souhaité de revoir que vous. C'est ce soir que j'allais avoir ce très grand plaisir dont la pensée me grisait; mais une malheureuse chute de voiture m'a tellement contusionné au genou que je ne puis bouger la jambe du coussin. Ainsi, si je ne vous revois plus, je ne reposerai pas dans mon tombeau, de chagrin. J'étais vexé jusqu'à l'âme de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt. J'avais pris la résolution de cultiver votre amitié, avec l'enthousiasme de la religion; mais c'est ainsi que la Fortune m'a toujours servi. Je ne puis supporter l'idée de quitter Édimbourg sans vous voir. Je ne sais pas comment expliquer cela: je m'éprends étrangement de certaines personnes et je me trompe rarement.

Vous m'êtes une étrangère, mais je suis un être singulier. Des sentiments encore innommés, des choses qui ne sont pas des principes, mais qui sont mieux que des fantaisies, me portent plus avant que la raison tant vantée n'a jamais conduit un philosophe.—Adieu! tous bonheurs soient vôtres[839].

À cette lettre un peu bien expansive, Clarinda fit une réponse du même ton. Quelque accoutumée qu'elle soit aux déceptions, elle n'en a jamais ressenti une de même nature à laquelle elle ait été plus sensible, que dit-elle? à moitié aussi sensible qu'à celle-ci. L'accident cruel qui l'a causée augmente ses regrets. Si sa sympathie, son amitié étaient capables de le soulager dans sa peine, il pouvait être assuré qu'il les possédait. Elle se laissait aller à parler de ces sentiments vagues que Burns avait habilement mis en avant, à user ces mots doux et d'air innocent, les préludes de la flûte séductrice, qui ne disent rien, mais qui préparent à écouter et auxquels les femmes devraient fermer leurs oreilles, car ils sont perfides. «Nous sommes, en vérité, étrangers en un sens, mais nous avons une proche parenté à beaucoup d'égards: ces sentiments innommés je les comprends parfaitement, quoique la plume d'un Locke n'ait pu les définir. Peut-être le mot instincts approche-t-il plus de leur définition que Principes ou Caprices. Pensez-vous, ajoutait-elle, en lui citant avec un peu de flatterie un de ses vers, qu'ils aient quelque rapport avec cette lumière céleste qui nous égare?[840] Je sais une chose, c'est qu'ils ont un puissant effet sur moi et qu'ils sont délicieux lorsqu'ils demeurent sous le contrôle de la raison et de la religion[841]». Il y a bien un peu de coquetterie et d'attirance dans ces mots. Cependant elle touchait, dès le premier jour, le point sur lequel allait porter la lutte entre elle et Burns. Comme toute femme qui marche vers une faute par des perspectives honnêtes, elle voudra rester dans les limites marquées par ces deux mots; et lui essayera de l'entraîner au-delà, au moyen de tous les sophismes et les déclamations que nous murmure le Méphistophélès invisible, plein de conseils et d'habiletés, qui assiste caché derrière le buisson, au débat de tout homme et de toute femme. Burns avait un allié, dans ces premiers moments, c'était son accident: «Si j'étais votre sœur j'irais vous voir, mais ce monde est plein de censure[841]

Burns était trop expert joueur pour ne pas saisir cet avantage et ne pas pousser plus avant. Il fit aussitôt le mouvement qui amenait les relations sur le terrain de l'amour, et il le faisait d'une façon très habile, sans se compromettre, par un regret vague, un soupir arraché comme malgré lui. «Votre amitié, madame! Par les cieux, je n'avais jamais connu ce que c'est que l'orgueil!» et il ajoute que de son côté c'est une amitié «qui, si j'avais eu le bonheur de vous rencontrer à temps, aurait pu me conduire... le dieu de l'amour seul sait jusqu'où[842]». Sous cette forme de prétérition, la chose est insinuée, le mot est glissé. On ne peut se défendre d'un étonnement presque pénible à voir ce qu'il y avait de finesse et de rouerie en lui. Toute cette nouvelle aventure, qui n'a en soi rien d'extraordinaire, est curieuse pourtant parce qu'elle nous le montre à l'œuvre de près et permet de juger jusqu'où il était capable d'aller dans un certain sens. Elle est curieuse aussi parce qu'elle présente, avec une singulière clarté et dans ses degrés successifs, l'éternel conflit des désirs d'un homme et des scrupules d'une femme, avec son éternelle issue.

Voyez avec quelle rapidité les choses prennent forme et avec quelle précision la question se pose dès le début. Un peu alarmée par cette lettre, Mrs Mac Lehose veut le ramener à leur point d'entente. Ses paroles ne manquent ni de justesse ni de dignité. Mais elle ne s'aperçoit pas que cette défense ne fait que donner plus de passion à l'attaque, et qu'il y a des cas où le seul moyen est de ne pas comprendre. Combien de femmes ont écrit ceci, ou à peu près, et de bonne foi!

Quand je vous verrai, il faudra que je vous gronde pour m'écrire d'une façon romanesque. Vous souvenez-vous que celle à qui vous parlez est une femme mariée, ou bien—comme Jacob,—voudriez-vous attendre sept années et, peut-être alors même, être déçu comme lui? Non! J'ai meilleure opinion de vous: vous avez trop de cette impétuosité qui accompagne généralement les nobles esprits. Pour parler sérieusement, on croirait, d'après votre style, que vous écrivez à quelque femme vaine et sotte, pour vous moquer d'elle—ou pis encore. J'ai trop de vanité pour l'attribuer au premier motif, et trop de charité pour admettre la pensée du second. Je le considère comme l'effusion d'un cœur bienveillant qui en rencontre un autre pareil à lui; je vous ai promis mon amitié: ce sera votre faute si jamais j'ai à la retirer[843].

Il faut entendre avec quelle indignation Burns se défend! Il est resté immobile et stupéfait, comme les amis de Job quand ils l'aperçurent! Quoi! «s'adresser à une femme mariée!» Il a tressailli comme s'il avait vu le spectre de celui qu'il aurait offensé. Il se rappelle ses expressions. Quelques-unes, il est vrai, sont discutables, mais c'est par habitude et bien malgré lui. Son cœur, s'il a péché, c'est bien peu.

«Je ne saurais pas vous dire, Madame, si mon cœur n'a pas pu s'égarer un peu; mais je puis déclarer, sur l'honneur d'un poète, que le vagabond a fait l'école buissonnière à mon insu. J'ai, à mon compte, une assez belle troupe de défauts; comme ceux de la plupart des gens, ce sont des gredins indisciplinés, mais les infortunés coquins ont en eux un peu d'honneur et ils ne voudraient pas faire une chose malhonnête.... Un homme rencontre une femme malheureuse, aimable et jeune, abandonnée et délaissée par ceux qui étaient tenus, par tous les liens du devoir, de la nature et de la gratitude à la protéger, à la consoler et à la chérir; cette femme unit la beauté du corps à la noblesse de l'esprit—d'un esprit qui va à votre goût comme les joies du ciel à un saint; si une pauvre petite idée, fille naturelle de l'imagination, vient pensivement regarder par-dessus la palissade,—supposez mon amie que vous ayiez à la juger et que cette pauvre petite brebis errante, toute tremblante, toute contrite, les yeux innocents, pleins de larmes, de regrets et implorant son juge du regard, soit amenée devant vous, pouvez-vous la condamner impitoyablement[844].

Le plaidoyer est habile, avec ce qu'il faut de bonne humeur pour diminuer ce qu'on a dit, avec ce qu'il faut d'aveu pour le maintenir, et ce qu'il faut de flatterie pour en faire entendre davantage.

Mrs Mac Lehose fut-elle facilement dupe de ces belles protestations? Sans doute quelque chose en elle voulait être persuadé. Elle envoya à Burns quelques vers assez bien tournés qu'elle signa, selon le goût du temps pour les noms supposés, du nom de Clarinda. Désormais Burns, pour se mettre à l'unisson, lui écrivit sous celui de Sylvander, et à partir de ce moment ils ne s'appellent plus autrement dans la suite de cette correspondance.

L'indignation de Burns n'était, on le suppose bien, qu'un feu de paille. À quelques jours de là, il écrit une longue lettre où toutes les déclamations, les sympathies, infaillibles en pareil cas, sont mises en jeu. Pourquoi est-elle malheureuse? Pourquoi l'a-t-il connue si tard?

«Vous avez une main bienveillante et disposée à donner; pourquoi ce bonheur vous fut-il refusé? Vous avez un cœur formé, noblement formé, pour les joies les plus raffinées de l'amour; pourquoi ce cœur fut-il jamais meurtri?... Pourquoi suis-je né pour voir un malheur que je ne puis secourir, et rencontrer des amis dont je ne puis jouir? Je regarde en arrière, avec la détresse d'un regret inutile, en voyant ma perte de ne pas vous avoir connue plus tôt, tout l'hiver dernier, ces trois mois-ci passés! quel commerce heureux n'ai-je pas perdu! Peut-être cependant cela vaut-il mieux pour ma paix.[845]»

On voit avec quelle habileté et quel enthousiasme apparent, peut-être avec quelle inconscience, le séducteur poursuit son chemin. Il y a un passage bien perfide, mais bien joli et bien séduisant:

Je crois qu'il n'est pas possible de maintenir des rapports ou d'entretenir une correspondance avec une femme aimable, encore moins avec une femme merveilleusement aimable et belle, sans quelque mélange de cette délicieuse passion dont j'ai eu plus d'une fois l'honneur d'être l'esclave très dévoué. Mais pourquoi s'en sentir blessée? Est-ce qu'un honnête homme ne peut pas avoir une faiblesse pour une femme charmante, sans courir tête baissée dans une intrigue? Prenez un peu de la tendre sorcellerie de l'amour, ajoutez-la aux généreux et honorables sentiments d'une amitié virile, et je ne connais qu'un seul mets qui soit plus délicieux, et que peu, très peu d'êtres, à quelque rang qu'ils appartiennent, goûtent jamais. Un pareil mélange est comme d'ajouter de la crème à des fraises; non seulement elle donne aux fruits une richesse plus délicate, mais encore elle est délicieuse elle-même[846].

La chose est dite, mais de quelle façon légère et caressante. Cette dernière phrase est, dans le texte, d'un coloris et d'une saveur tout à fait exquis. La première tentation ne se servit pas avec plus de sophisme et de sensualité du parfum d'un fruit. Cela devient presque de la poésie.

La pauvre Clarinda a beau faire, elle a beau roidir sa réponse, y mettre des raisonnements, rectifier les mots, marquer des bornes, se faire raisonnable et raisonneuse, elle est gagnée.

«Vous dites «qu'il n'est pas possible de correspondre avec une femme aimable sans un mélange de la tendre passion.» Je crois qu'il n'y a pas d'amitié entre des personnes sensibles de sexe différent, sans un peu de douceur; mais lorsqu'elle est maintenue dans des limites convenables, elle ne fait que donner une plus haute saveur à ce commerce. L'amour et l'amitié sont des mots qui se trouvent sur les lèvres de tous, mais peu, extrêmement peu, en comprennent la signification. L'amour (ou l'affection) ne peut pas être sincère, s'il hésite un moment à sacrifier toutes ses satisfactions égoïstes au bonheur de son objet. Au contraire, si on veut acheter les premières aux dépens du second, il mérite d'être appelé, non plus amour, mais d'un nom trop grossier pour être mentionné. C'est pourquoi je soutiens qu'un honnête homme peut avoir une faiblesse amicale pour une femme, qui dans son âme abhorrerait l'idée d'une intrigue avec elle. Voilà mes sentiments sur ce sujet: j'espère qu'ils correspondent aux vôtres[847]

En dépit d'elle, le poison a pénétré ses précautions, ses restrictions, sa froideur même. Il y a dans ces lignes qui veulent être rigides, un consentement. Le premier pas est fait dans le sentier périlleux; la première, l'imperceptible concession qui en contient tant d'autres; l'initiale minute de faiblesse d'où sortira un avenir chargé de souffrances, par cette sorte de logique et de déduction effrayante des choses dont George Eliot a si vigoureusement marqué la marche, les exigences et la cruauté.

Il est clair qu'une correspondance, engagée sur ce ton, doit conduire à des entrevues. Aussitôt que Burns fut capable de sortir dans une chaise à porteurs, il alla rendre visite à Clarinda. Il raconta sa vie, ses fautes et ses folies, avec son éloquence enflammée et des élans de regret. On imagine ce que pouvait être sur ses lèvres le tableau de son enfance, des sombres jours de son père, sauvé de la prison par la mort «le dernier et souvent le meilleur ami du pauvre[848]», et la flamme qui devait sortir du récit de ses propres passions. On voit la pauvre Clarinda, éblouie par ces regards éclatants, suspendue à cette navrante histoire, prise du désir de guérir ces regrets. Le lendemain, pour compléter ce qu'il avait dit la veille, il lui envoya sa lettre au Dr Moore. Elle la lut, et, avec un vrai instinct féminin, elle s'appliqua la scène éternelle où la pitié fait naître l'amour. Elle songea aussitôt à Desdemona troublée du récit des souffrances et des dangers d'Othello. Elle y songea parce que son cœur lui disait les mêmes choses qui sont exprimées dans ce passage d'une humanité si profonde. Et la ressemblance n'était pas déjà si lointaine. Il y avait quelque chose de la rudesse, de l'origine vulgaire et presque de l'aspect du maure, dans cet homme au teint brun et aux yeux noirs flamboyants, qui répandait son récit d'épreuves et d'aventures. C'est le prix de ceux qui les ont traversées qui fait le prix de ces péripéties. Les exploits du guerrier noir ne sont après tout que le fait de maint soldat, mais la fille du sénateur eut raison d'en être éblouie. La vie de Burns sembla justement, à celle qui l'écoutait ainsi, douloureuse et presque également héroïque: à coup sûr elle avait eu une endurance et une vaillance égales. Clarinda avait senti juste en allant droit à cette scène. Elle avait touché ce que les sentiments ont de commun, sous les diversités de situations, de langage et de ciel. Sa tendre compassion était bien sœur de celle de Desdemona. C'est sûrement un des points curieux et touchants de cette correspondance.

Deux fois, je l'ai lue avec une grande attention. Quelques parties m'ont «dérobé mes larmes.» Avec Desdemona j'ai ressenti que «c'était pitoyable, que c'était merveilleusement pitoyable». Quand j'arrivai au paragraphe où il est question de lord Glencairn, j'éclatai en larmes. C'était ce délicieux trop plein du cœur, qui sort d'une combinaison des sentiments les plus doux. Rien ne lie davantage un esprit généreux que de lui témoigner de la confiance. Je l'ai toujours éprouvé. Vous semblez avoir eu l'intuition de ce trait de mon caractère, et c'est pourquoi vous m'avez confié vos fautes et vos folies. La description de votre première scène d'amour m'a ravie. Elle m'a rappelé l'idée de quelques circonstances tendres qui m'arrivèrent à la même période de la vie. Seulement, les miennes n'allèrent pas si loin. Peut-être, en retour, vous raconterai-je les détails quand nous nous verrons. Ah! mon ami, les premières émotions d'amour sont assurément les plus exquises. Dans les années plus mûres, nous pouvons acquérir plus de connaissances, de sentiment; mais rien de ceci ne peut donner les mêmes ravissements que les chères illusions de la jeunesse qui font battre le cœur. Comme la vôtre, la mienne était une scène rurale, ce qui ajoute encore à la tendre rencontre. Mais assez de ces souvenirs[849].

Pendant qu'elle suivait la vie antérieure de l'homme qui pénétrait dans la sienne, elle était aux prises avec une préoccupation intime où est la preuve qu'elle était sincère dans son rêve d'une amitié paisible. Elle se demandait s'il en était capable, et elle s'alarmait de n'en pas trouver de traces ou de germe, dans cette existence, où tant de sentiments avaient pris place. Cette inquiétude lui donnait une perspicacité très aiguë, comme lorsqu'un intérêt majeur avive l'esprit, l'aiguise sur un point unique. Elle avait mis le doigt sur l'incapacité, où sont des natures comme Burns, d'éprouver vis-à-vis d'une femme un sentiment désintéressé. Elle devinait la fragilité de son rêve.

«Il y a une chose qui m'effraie, c'est qu'il n'y a pas de trace d'amitié envers une femme; or, dans le cas de Clarinda, c'est la seule «chose à souhaiter avec ferveur».... Vous m'avez dit que vous n'avez jamais rencontré une femme capable d'aimer aussi ardemment que vous-même. Je le crois, et je vous conseillerais de ne pas vous lier jusqu'à ce que vous en rencontriez une. Hélas! vous en trouverez beaucoup qui ne le peuvent pas, et quelques-unes qui ne le doivent pas; mais être unie à une des premières vous rendrait misérable. Je crois que vous auriez presque raison de ne pas penser an mariage, car, à moins qu'une femme ne puisse être un compagnon, un ami et une maîtresse, elle ne pourrait vous aller. Cette dernière pourrait gagner Sylvander, mais les deux autres seules pourraient le conserver[850].

Quant à Burns, tout entier à lui-même, comme presque toujours lorsque ses habitudes de cœur étaient en jeu, ayant moins souci de connaître que d'entraîner, il semble n'avoir rapporté de cette entrevue que la satisfaction de quelques instants aimables.

Certains jours, certaines nuits, que dis-je, certaines heures comme «les dix justes de Sodome» sauvent le reste des insipides, ennuyeux et misérables mois et ans de la vie. C'est une de ces heures que ma chère Clarinda m'a accordée hier soir.

Une heure bien passée
En de si tendres circonstances, pour des amis
Vaut mieux qu'un siècle de temps commun.»

La remarque qui précède s'étend à toute la correspondance. Il y a bien plus de fines et pénétrantes observations de Clarinda sur lui, que de lui sur elle. Elle lui a dit des choses qui, pour la justesse, et la pénétration n'ont été égalées, sur certains points, par aucun autre témoignage. On pourrait à peu près recomposer le caractère de Burns avec les traits qu'elle a soulignés. Par lui, on ne sait rien d'elle. C'est qu'elle s'occupait de lui et l'étudiait anxieusement, et que lui ne s'occupait que d'aimer.

Les lettres de Burns qui suivirent cette première entrevue sont de grandes déclamations à froid, pleines d'apostrophes, de déclarations voilées. Clarinda, qui ne manque pas de finesse, le raille un peu sur la durée de ses désespoirs. «Conservez bon espoir, Sylvander; l'éternité de vos souffrances d'amour sera terminée avant six semaines. Ce sont là des parjures «que les dieux permettent en souriant[851].» Elle lui parle avec beaucoup de sagesse et de raison. «Une partie de l'intérêt que vous prenez à moi est due à la pure nouveauté. Vous serez fatigué de notre correspondance avant de quitter la ville et vous ne prendrez pas la peine de m'écrire de la campagne. Sylvander, je voudrais que vous soyez marié heureusement, vous ne pouvez être heureux sans un tendre attachement. Le ciel vous dirige![852]» Ce sont là de sages paroles et de bons conseils. Et comme les allusions de Sylvander ont été trop vives et trop claires, elle le rappelle à l'ordre d'un ton presque sec: «Je ne puis et peut-être je ne devrais pas comprendre vos extravagances d'hier soir et vos remarques ambiguës à leur propos. Je suis votre amie, Sylvander, prenez garde que la vertu ne réclame le sacrifice même de l'amitié. Vous n'avez pas besoin de maudire le lien des lois humaines, quel est le bonheur que Clarinda goûterait à en être libérée?[853]» Il est clair que le trouble qui commence en son cœur n'a pas encore gagné la tête, et qu'elle reste encore la personne ferme et sensée qu'elle semble avoir été.

Une seconde entrevue plus longue eut lieu le samedi 12 janvier. Cette fois-ci, ce fut Clarinda qui, à son tour, raconta son histoire et dévoila son caractère. Elle semble avoir fait l'aveu d'erreurs et de défauts. «Sylvander, vous avez vu, hier soir, Clarinda derrière la scène! Maintenant vous êtes convaincu qu'elle a des défauts. Si elle se connaît bien, son intention est toujours bonne, mais elle est souvent la victime de sa sensibilité et c'est pourquoi elle est rarement contente d'elle-même[853]». Sans doute, Burns ému, comme il est si aisé de l'être, par le récit d'infortunes pareilles, l'écouta avec une sympathie recueillie et avec réserve. Il se montra ce que Clarinda espérait qu'il serait toujours. «Oh! mon ami, je souhaite ardemment conserver votre estime. Notre dernière entrevue vous a élevé très haut dans la mienne. J'ai en vérité rencontré peu de personnes de votre sexe capables de comprendre la délicatesse en pareilles circonstances; et cependant c'est elle seule qui donne leur saveur à des rapports si heureux[854].» Néanmoins il lui venait de confuses inquiétudes sur ce qu'elle faisait. Même dans la joie d'une entrevue innocente propre à la rassurer, apparaissaient des remords encore faibles et pâles, qui n'avaient pas d'acte auquel ils pussent se prendre, mais éveillés par un état général.

Je ne nierai pas, Sylvander, que la soirée d'hier ait été une des plus délicieuses que j'aie jamais connues. Peu d'instants pareils tombent en lot aux mortels. Peu de ceux-ci, extrêmement peu, sont faits pour goûter un plaisir si raffiné. Mais, bien que notre plaisir ne nous ait pas conduits au-delà des limites de la vertu, mes réflexions d'aujourd'hui n'ont pas été sans un mélange de regret. L'idée de la peine que cette entrevue, si elle était connue, aurait causée à un ami auquel je suis liée par les liens sacrés de la reconnaissance (d'elle seule); l'opinion que Sylvander a pu se former de mon manque de réserve; et, par dessus tout, quelques craintes que le ciel peut ne pas m'approuver dans la situation où je suis... tout cela m'a causé une nuit sans sommeil; et bien que j'aie été à l'église, je ne suis nullement bien.

C'étaient ces premiers scrupules qui, à l'origine d'une erreur, flottent dans les âmes, à peine discernés de la manière d'être, semblables à ces organismes amorphes, transparents, confondus avec l'eau, et qui plus tard feront place à des monstres compliqués, armés de tout ce qui déchire et torture. Ces remords en formation sont un indice qu'un travail intérieur se poursuivait en elle, et qu'elle avait plus lieu de s'alarmer qu'il n'apparaissait au dehors. Il y a, dans ces histoires de cœur qui avancent par mines et secrets couloirs de taupes, des mouvements inattendus qui révèlent la marche souterraine.

Quant à Burns il essayait de rassurer Clarinda de la façon suivante, un peu trop simple:

«Que vous ayez des défauts, ma Clarinda, je n'en ai jamais douté; mais je ne connaissais pas l'endroit où ils existent, et, depuis samedi soir, je suis plus dans les ténèbres que jamais. Ô Clarinda! pourquoi blesser mon âme en supposant que «la soirée dernière doit avoir diminué mon opinion de vous.» Il est vrai, j'étais «derrière la scène avec vous», mais qu'y ai-je vu? Un cœur brillant d'honneur et de bienveillance, un esprit ennobli par le génie, instruit et raffiné par l'éducation et la réflexion, élevé par une religion native, sincère comme dans les climats du ciel, un cœur formé pour les glorieux attendrissements de l'amitié, de l'amour et de la pitié. Voilà ce que j'ai vu. J'ai vu la plus noble âme immortelle que la création m'ait jamais montrée[855].

S'il suffit de frapper fort pour toucher juste, voilà qui devait réussir.

Une troisième entrevue eut lieu, le vendredi 18, pour laquelle elle lui recommande de venir à pied, quitte à s'en retourner en chaise à porteurs, parce que celles-ci sont si rares dans le voisinage que l'une d'elles exciterait l'attention, tandis que vers dix heures du soir tout le voisinage est endormi et qu'elle peut venir sans inconvénient[856]. C'est un coin de petite ville. Il semble que cette entrevue ait été celle des aveux. Les deux précédentes, avec quelques douceurs buissonnières, n'avaient été, pour l'un et pour l'autre des deux amants, qu'un voyage à travers le passé. Ils s'étaient raconté réciproquement leur histoire. C'étaient des heures rétrospectives, mêlées à des regrets de ne s'être pas rencontrés plus tôt. Ils arrivaient maintenant au présent, qui les réunissait gagnés l'un à l'autre par ce qu'ils avaient trouvé de commun dans leurs destinées antérieures. Clarinda lui a confié son long rêve d'une amitié masculine, faite de tendresse et de réserve. Elle a imprudemment peut-être ouvert son cœur. «Si elle osait en disposer—la soirée d'hier ne peut vous laisser embarrassé de deviner quel est l'homme à qui elle le donnerait[857].» Le lendemain, elle craint d'avoir été trop loin, d'avoir trop clairement parlé. «Je ne puis me rappeler quelques-unes des choses que j'ai dites sans un peu de peine[857].» Elle se sent isolée, elle voudrait voir de la société, elle est stupide, son cœur est endolori. Elle essaye de bannir ce malaise en se lançant dans de longues dissertations religieuses. On dirait qu'elle a besoin de sentir que son refuge et son soutien n'est pas loin et qu'elle veuille, en en parlant, le sentir plus près d'elle.

Il écrivait, de son côté, une lettre qui donne l'idée de la déclamation insipide et de l'orgueil puéril de certaines parties de cette correspondance.

Samedi soir, 10 heures ½.

«Quelle délicatesse de bonheur je savourais hier à ce moment-ci! Ma toujours très chère Clarinda, vous avez dérobé mon âme; mais vous l'avez affinée et élevée: vous lui avez donné un sens plus fort de la vertu et un goût plus fort pour la piété. Clarinda, première de votre sexe, si jamais votre aimable image s'efface de mon âme,

Puisse-je être perdu sans un œil pour pleurer,
Et ne pas trouver de terre vile assez pour m'ensevelir.

Quelle sotte bagatelle est la tendresse enfantine des vulgaires enfants du monde! C'est le jeu insignifiant des jeunes animaux des champs et des forêts; mais quand le sentiment et l'imagination unissent leurs douceurs, quand le goût et la délicatesse les raffinent, quand l'esprit ajoute le bouquet et que le bon sens donne la force et du courage à l'ensemble, quel breuvage délicieux est l'heure de la tendre affection! La Beauté et la Grâce, dans les bras de la Vérité et de l'Honneur, dans toute la splendeur de l'amour mutuel!... Clarinda, quand un poète et une poétesse créés par la nature, deux des plus nobles productions de la nature, quand ils boivent ensemble à la même coupe de l'amour et du bonheur, n'essayez pas, vous, matériaux plus grossiers de la nature humaine, de mesurer, en le profanant, un bonheur que vous ne pouvez jamais connaître[858].

Toute cette partie de leur correspondance ne se lit qu'avec un sentiment pénible, qui tient de la pitié et de l'irritation, tant on est incertain de savoir si l'homme qui l'a écrite était sincère ou impudent dans ses déclamations. C'est un mélange écœurant de protestations de fidélité et d'apostrophes à la Divinité, qui affectent la forme de prières. On dirait que, volontairement, Burns a choisi cette phraséologie d'église pour endormir les scrupules religieux de Clarinda et donner à ses déclarations un air de dévotion.

Clarinda, puis-je compter sur votre amitié pour la vie? Je pense que je le puis! Toi, Sauveur tout puissant des hommes! J'ai jusqu'à présent trop négligé ton amitié; me l'assurer sera mon souci constant, pendant tous les jours et les nuits futurs de ma vie. L'idée de ma Clarinda s'ensuit:

Cache-la, mon cœur, dans ce vêtement secret,
Où, mêlée à celle de Dieu, sa chère pensée repose.

Mais je redoute l'inconstance, imperfection qui résulte de la faiblesse humaine. Rencontrerai-je une amitié qui défie les années d'absence, et les chances, et les changements de la fortune? Peut-être «ces choses-là existent-elles». Il y a un seul honnête homme, de qui j'espérerais une telle chose; mais qui, excepté un écrivain de romans, pourrait croire à un amour qui promettrait pour toute la vie, en dépit de la distance, de l'absence, des chances, des changements, et cela, avec de frêles espérances de possession?

Pour ma part, je puis me répondre moi-même à ces deux exigences: «Tu es cet homme-là.» J'ose, avec une froide résolution, j'ose déclarer que je suis cet ami et cet amant. Si le sexe féminin est capable de telles choses, Clarinda l'est. Je croîs qu'elle l'est, et je sens que je serai misérable, si elle ne l'est pas. Il n'y a pas une des vertus qui donnent de la valeur, ou des sentiments qui font honneur au sexe, qu'elle ne possède à un degré supérieur à toutes les femmes que j'ai jamais vues: son esprit exalté, aidé un peu peut-être par la situation où elle se trouve, est, je le pense, capable de cet enthousiasme d'amour noblement romanesque. Puis-je vous revoir mercredi soir? Le mercredi, qui viendra ensuite, sera, je le prévois, un jour haï de nous deux.... Trois soirées, trois soirées au vol rapide, avec des ailes de duvet, sont tout le passé; je n'ose pas calculer le futur....

La quatrième de ces soirées aux ailes rapides, celle du mercredi 23 janvier, fut un pas de plus dans ce sentier que Shakspeare appelle: «the primrose way to the everlasting bonfire[859]». Si la précédente avait été l'entrevue des aveux, celle-ci semble avoir été celle des caresses. On devine qu'elle fut plus ardente de la part de Burns et pour Clarinda plus périlleuse. Chambers, qui suit cette histoire de passion avec dignité et convenance et en note les phases avec une ponctualité grave, le constate dans son langage: «Dans cette rencontre, il semblerait que les communications des deux amants furent d'une nature plus fervente et moins réservée que jusqu'alors, à ce point de vue qu'elles laissèrent dans le sein de Clarinda, des réflexions où elle s'accusait elle-même[860]

Le lendemain matin, les deux amants s'écrivirent chacun une lettre dans laquelle s'exprime l'état d'âme où ils se trouvaient. Celle de Burns est une fantaisie travaillée, sans beaucoup d'esprit et sans l'ombre de passion. Il prend un thème sur lequel il brode quelques variations. Ce n'est qu'une interminable et froide conjecture, où il imagine que la Fortune, qui a joué tant de mauvais tours à un pauvre poète écervelé, s'est avisée de lui donner le plus magnifique présent qu'elle ait jamais eu en sa possession, uniquement «afin de voir comment sa sotte tête et son sot cœur y résisteraient». Ou bien elle s'est dit peut-être qu'elle a fait un chef-d'œuvre et elle le lui a amené «pour lui donner cette immortalité qu'aucune femme d'aucun temps ne mérita davantage et que peu de rumeurs de ce temps-ci sont plus capables de conférer[861]». C'est insipide! Pas un mot qui ait un peu d'accent, pas un reflet de flamme.

La lettre, incompréhensible, était complétée par un post-scriptum singulier qui l'explique peut-être et qui révèle certains côtés de la vie de Burns, à cette époque. Rentrant le soir, gris, après les potations qui avaient suivi le dîner, lequel commençait alors à trois heures, il ajoutait ces paroles comme excuse:

«Me voici... absolument impropre à finir ma lettre, tout jovial après un bol qu'on a fait circuler constamment depuis le dîner jusqu'à présent. Je n'ai pas d'idées distinctes de rien, sinon que j'ai bu deux fois votre santé, ce soir, et que vous êtes tout ce que mon âme estime de cher en ce monde[861]

Dans la même matinée où il écrivait cette lettre ingénieuse et recherchée, Clarinda lui en adressait une, d'un sentiment plus réel et touchante. Le début sent encore la prétention d'une correspondance littéraire, l'effort et l'arrangement; c'est une longue allégorie où Clarinda comparaît à la barre de la Raison, devant la Religion et la Réputation, et où elle est défendue par l'Amour revêtu d'un voile emprunté à l'Amitié. Mais aussitôt après la simplicité revient, les accents sincères se font jour; bientôt arrivent et sortent les paroles vraies, le cri d'alarme et d'amour, poussé par tant d'âmes faiblissantes, partagées entre la crainte et l'attrait de la faute. Cette lettre est vraiment, par endroits, touchante. On y sent le remords des faiblesses accomplies, la terreur de celles qui restent à commettre, ce mouvement naturel et toujours déçu de la femme qui, se trouvant épuisée de résistance, implore d'être épargnée et ne pose plus d'espoir que dans celui même qu'elle redoute, enfin, cet aveu de lassitude qui est presque un abandonnement. Au-dessus de ce tumulte, règne un sentiment d'honnêteté et de devoir qui s'exprime, non sans éloquence. Ce n'est pas la seule fois où Clarinda a l'avantage sur Sylvander.

«Sylvander, laissons tomber ma métaphore. Je ne suis ni bien, ni heureuse aujourd'hui; mon cœur me fait des reproches d'hier soir; si vous désirez que Clarinda recouvre son repos, repoussez tout ce qui n'est pas permis par la plus stricte délicatesse.

Je ne vous blâme pas, mais moi-même. Je ne dois pas vous revoir samedi, à moins que je ne trouve que je puis me fier à moi-même, pour agir autrement. C'est la Délicatesse, vous le savez, qui m'a attirée vers vous subitement: prenez garde de relâcher ce lien le plus cher et le plus sacré qui nous unit. Souvenez-vous que le bonheur présent et éternel de Clarinda dépend de sa fidélité étroite à la vertu. Heureux Sylvander! qui peut rester attaché au ciel et à Clarinda en même temps. Hélas! je sens que je ne puis servir deux maîtres! Que Dieu ait pitié de moi!

Jeudi soir.

Pourquoi n'ai-je pas eu de vos nouvelles, Sylvander? Tout, dans la nature, me paraît aujourd'hui porter une teinte sombre. Ah! Sylvander!

Le cœur est ce qui, toujours,
Nous rend heureux ou malheureux!

Avec quelle force ces vers me sont revenus à la pensée! Ne vous ai-je pas dit quelle misérable l'amour a fait de moi? Je suis capable d'affection au plus haut point pour un homme du mérite de Sylvander, si elle ne devait pas me mener à des folies et à des faiblesses que mon cœur condamne absolument. Je suis convaincue que, sans l'approbation du ciel et de ma propre conscience, l'existence me serait une lourde malédiction. Sylvander, pourquoi les légèretés trop répétées de votre Clarinda ne vous ont-elles pas guéri de la tendresse trop passionnée que vous exprimez pour elle? Peut-être ont-elles diminué votre estime pour elle? Mais je n'ose pas toucher cette corde; cela remplirait la coupe de ma misère présente. Ô Sylvander! Puisse l'amitié de Dieu, que vous et moi avons trop négligée, être, à partir d'aujourd'hui, notre principale étude, notre délice! Je ne puis vivre sans la conscience de cette faveur. J'ai ressenti, tout aujourd'hui, quelque chose de cet état épouvantable. Que dis-je? Quand j'ai approché Dieu avec mes lèvres, mon cœur n'y était pas vraiment!

.... Ne soyez pas fâché, si je vous dis que je désire que notre séparation soit passée. À distance, nous conserverons la même affection de cœur, le même intérêt dans la vie l'un de l'autre; mais l'absence adoucira et restreindra ces violentes agitations du cœur qui, si elles continuaient longtemps encore, retireraient mon âme de ses gonds et me rendraient impropre aux devoirs de la vie.

Vous et moi, nous sommes capables de cette ardeur d'amour pour laquelle la vaste création n'offre pas d'objet suffisant. Cherchons à la reposer dans le sein de notre Dieu. Donnons ensuite une place à ceux qui sont les plus chers sur la terre, aux tendres affections de parents, de sœurs, d'enfants!... Je vous dis: «au revoir», avec cette courte prière de Thomson:

«Père de Lumière et de vie, toi bien suprême,
Ô enseigne-nous ce qui est bon, enseigne-nous ce que tu es toi-même,
Sauve-nous de la folie, de la vanité et du vice[862]

À ces confidences, dont le chagrin et la franchise auraient pu le toucher, Burns répondait par des protestations emportées bien plus que sincères. Elles n'ont pas d'émotion, mais une certaine fureur de promesses qui éblouit plutôt qu'elle ne rassure.

Clarinda, ma vie, vous avez blessé mon âme. Puis-je penser que vous êtes malheureuse, même quand votre chagrin n'est pas décrit dans votre pathétique élégance de langage, sans être misérable? Clarinda, puis-je supporter de m'entendre dire par vous que «vous ne voulez pas me voir demain soir—que vous désirez que notre heure de séparation soit venue?» Ne nous en laissons pas imposer par des mots. Si, dans un moment de chère amitié et de tendre jeu, j'ai peut-être franchi la lettre de la loi du décorum, j'en appelle à vous-même, ai-je jamais péché, au moindre degré, contre l'esprit de ses statuts les plus stricts? Mais pourquoi, mon amour, me parler en termes si durs, dont chaque mot me perce jusqu'au fond de l'âme? Vous savez qu'une allusion, la plus légère expression de vos souhaits, est pour moi un commandement sacré.

Réconciliez-vous, mon ange, avec votre Dieu, avec vous-même et avec moi, et j'engage l'honneur de Sylvander—serment, j'ose le dire, auquel vous vous fierez sans réserve—que vous n'aurez jamais plus raison de vous plaindre de sa conduite. Maintenant, mon amour, ne blessez pas notre prochaine entrevue par des regards détournés ou des caresses restreintes. J'ai marqué la ligne de conduite—une ligne, je le sais, exactement à votre goût—et je l'observerai inviolablement. Mais ne montrez pas la moindre inclination à fixer des bornes. Une méfiance apparente là où vous savez que vous pouvez avoir confiance est un cruel péché contre la sensibilité....

Ô Amour et Sensibilité, vous avez conspiré contre ma Paix! J'aime jusqu'à la folie et je ressens jusqu'à la torture! Clarinda, comment puis-je me pardonner d'avoir touché de chagrin une seule corde de votre cœur! Ai-je pu le faire volontairement? Aucune considération, aucun bonheur pourraient-ils me le faire faire? Oh, si vous aimiez comme moi, vous ne voudriez pas, vous ne pourriez pas refuser ou reculer une rencontre avec l'homme qui vous adore—qui mourrait mille morts avant de vous porter tort; et qui doit bientôt vous dire un long adieu!

Que j'aie de vos nouvelles, cette après-midi, au nom de la Pitié! Car jusqu'à ce que j'en aie, je serai misérable. Ô Clarinda, le lien qui me lie à toi est tissé, ne fait qu'un avec les plus chers fils de ma vie[863].

Tout ce fracas de serments est bien extérieur et bien vide. Ce sont des banalités fouettées d'exclamations. Ce qu'il y a de plus sincère là dedans, ce qui y tremble, c'est un des mauvais éléments de Burns; ce n'est pas autre chose que son ombrageuse susceptibilité, sa jalousie folle de tout ce qui ressemble à un reproche, à un blâme ou à une précaution vis-à-vis de lui. Ce qu'il éprouve est bien plus près de la colère que de la compassion. On dirait que la méfiance de la pauvre femme, qui s'adresse à elle-même autant qu'à lui et contient un aveu autant qu'une défense, est une insulte. Ce qu'il appelait sa dignité, dont il faisait un peu parade et qui était vraiment du courage et de la force en certaines circonstances, était, par moments, puéril et déplacé. Dans cette correspondance, où il y aurait eu si souvent lieu à de la bonté, à des paroles cordiales, c'est elle seule qui donne à ses lettres un peu de sincérité. Il s'en trouve plusieurs parmi elles dont on voit qu'elles ont pu jeter du trouble dans l'esprit de Clarinda, pas une qui ait pu lui amener de l'adoucissement. Qu'on relise avec soin celle qui vient d'être citée, on n'y découvrira pas un mot de réconfort; il n'y a qu'une revendication égoïste pour lui-même, âpre, impérieuse et presque courroucée.

On comprend cependant que cette violence, dont les racines profondes n'étaient pas dans les parties désintéressées du cœur, aient fait illusion à Clarinda, et qu'elle l'ait attribuée au sentiment dont elle était agitée elle-même. Que pouvaient ses hésitations et ses scrupules contre ces promesses solennelles et ces insistances passionnées, et aussi contre la voix qui, plus bas mais constamment, plaidait la même cause en elle-même?

Les entrevues se firent plus fréquentes, se pressèrent, devinrent presque quotidiennes. Ce qu'elles étaient, se laisse deviner dans les lettres de Burns, écrites quand leur trouble n'était pas encore apaisé: des soirées enivrantes et dangereuses, passées dans un compromis, sur une sorte de terrain débattu qui devenait chaque jour plus étroit et plus resserré.

Parfois, il semble que la frontière ait été franchie ou bien près de l'être. À la suite d'une de ces entrevues, Burns écrit:

«Je souffrirais le fouet de la misère pendant onze mois de l'année, si le douzième était composé d'heures comme hier soir. Vous êtes l'âme de ma joie; tout le reste est de la matière dont sont faites les souches et les pierres.[864]»

Et Clarinda, avec un babillage féminin, plus prolixe, un peu naïf, par moments, et cependant aimable, lui écrit de son côté, à propos de la même entrevue:

«Sylvander, quand je pense à vous, comme à mon ami le plus attaché, je suis heureuse; mais quand vous vous présentez à mon esprit comme amant, quelque chose en moi me donne un aiguillon qui ressemble à celui de la culpabilité. Dites-moi comment cela se fait? Cela doit venir de l'idée que j'appartiens à un autre. Quoi! La femme d'un autre! Ô cruel destin! Je suis en vérité, enchaînée dans une «chaîne de fer». Pardonnez-moi, si je vous fais de la peine. Vous savez qu'il faut (j'ai dit: il faut) que je vous dise mes sentiments vrais ou que je me taise. Hier soir, nous fûmes heureux, au delà de ce que la masse du genre humain peut concevoir! Peut-être la «ligne» que vous aviez marquée a-t-elle été un peu outrepassée—vraiment, elle l'a été; mais, bien que je le désapprouve, je n'en ai pas été malheureuse. Je ne suis pas moins convaincue de votre discernement que de votre désir de rendre Clarinda heureuse. Je vous sais sincère quand vous professez l'horreur à l'idée de ce qui la rendrait misérable à jamais. Mais il faut nous garder d'aller au bord du danger. Ah! mon ami, grand besoin aurions-nous de «veiller et de prier!» Puissent ces esprits bienveillants, dont l'office est de «prévenir la chute de la vertu luttant sur le bord du vice», être toujours présents pour nous protéger et nous guider dans les droits sentiers......

Sylvander, je voudrais que vos tendres sentiments fussent plus modérés. Pourquoi vouloir fixer son cœur sur des impossibilités? Prenez-moi simplement comme votre amie (hélas! c'est tout ce que je dois être) croyez-moi, vous me trouverez très raisonnable. Si vous vouliez chérir «l'intelligence mentale» comme vous faites le corps, en vérité, Sylvander, vous feriez de moi un philosophe».

Et plus loin:

«Ah! Sylvander! il faut que mon repos souffre; le vôtre ne le peut pas. Vous pensez que vous avez raison d'aimer Clarinda; toute l'éloquence de Sylvander ne peut me persuader qu'il en est ainsi. Si seulement j'étais libre..., oh! comme je m'abandonnerais à tous les délices de l'amour innocent. Il est, je le crains, trop tard pour parler ainsi, après nous être tellement abandonnés, mais si Sylvander voulait abriter son amour sous le costume permis de l'amitié, Clarinda serait beaucoup plus heureuse!

Demain, as-tu dit? Le temps est court, désormais; n'est-ce pas trop souvent? Est-ce que les douceurs les plus délicates ne lassent pas le plus vite[865]

À lire ces singuliers aveux, exprimés avec une naïveté qui n'est ni sans grâce, ni sans innocence, et qui touchent en faisant un peu sourire, on est tenté d'aller trop rapidement à une conclusion qui paraît inévitable. Mais il y a dans des lettres postérieures des passages qui précisent et limitent la portée qu'il convient d'y attacher et surtout qui mitigent les conséquences qu'on pourrait témérairement en tirer.

«Hier j'étais heureux d'un bonheur «que le monde ne saurait donner». Ce souvenir m'embrase, mais c'est une flamme que «l'Innocence contemple avec un sourire,» tandis que l'Honneur se tient à côté comme une sentinelle sacrée. Votre cœur, vos désirs les plus chers, vos souhaits les plus tendres, tout cela vous appartient, vous pouvez en disposer: votre personne est inapprochable, par les lois de votre pays, et il ne vous aime pas comme je le fais, celui qui vous rendrait malheureuse.

Vous êtes un ange, Clarinda, vous n'êtes assurément pas un être mortel «que la terre possède». Embrasser votre main, vivre de votre sourire, est pour moi un bonheur plus exquis que les faveurs les plus chères que les plus belles du sexe, vous exceptée, peuvent accorder[866]».

Ce n'est pas là sûrement, le langage d'un amant à sa maîtresse. Quelque difficile qu'ait été la lutte, Clarinda en sortit donc, pour le moment, victorieuse. Elle fut capable du douloureux effort de résister à une des paroles les plus éloquentes qui aient jamais assailli le cœur féminin, et de l'énergie plus profonde encore de faire taire en elle-même des désirs complices. Elle fit davantage. Elle parvint, jusqu'à un certain degré et pendant un certain temps, à amener Burns à cette façon d'amour platonique, bien qu'il protestât de toutes ses forces qu'il était anti-platonique, et il l'était.

Cette situation ne pouvait durer. Il est imprudent de vivre dans le vertige, toujours au bord du précipice, à deux doigts de la chute. Un rien suffit pour que la tête tourne ou que le pied glisse. Clarinda, à qui le bon sens ne manquait pas, s'en rendait compte. Constamment, elle revient sur le même sujet, essayant de ramener des transports qu'elle avait à réprimer aux allures de l'amitié qui se modèrent d'elles-mêmes, comme si on pouvait arrêter dans sa marche une passion qu'on n'a pas su anéantir à son début. Les forces pour la combattre ont diminué de toutes celles qu'elle a prises; lorsqu'on s'aperçoit qu'elle est devenue dangereuse, on est devenu impuissant. Il semble que Clarinda fut lentement gagnée, lentement vaincue, par cette insensible et irrésistible faiblesse. Vers la fin de la correspondance, ses objections, qui restent les mêmes, sont faites d'une voix moins ferme, sur un ton qui devient soumis et comme plaintif. La pauvre et vaillante femme parle comme ces personnes de qui la force se retire, et qui répètent avec douceur ce qu'elles disaient tout à l'heure avec énergie.

Il n'y a pas un sentiment dans votre chère dernière lettre qui ne doive rencontrer l'approbation de tous les esprits justes, sauf un seul, «que je peux disposer de mon cœur, de mes plus tendres désirs». Il est vrai qu'ils ne sont pas, qu'ils ne sauraient être placés sur celui qui aurait dû les posséder, mais dont la conduite (je n'ose pas en dire davantage contre lui) les lui a justement fait perdre. Mais n'est-ce pas être trop près d'enfreindre les obligations sacrées du mariage que d'accorder son cœur, ses souhaits et ses pensées à un autre? Quelque chose, dans mon âme, me murmure que cela approche du crime. J'obéis à cette voix. Laissez-moi mettre tous les sentiments affectueux dans le lien permis de l'Amitié. S'ils sont accompagnés d'une ombre de sentiment plus tendre, qu'ils soient versés dans le sein d'un Dieu miséricordieux! Si l'aveu de mon amitié la plus ardente, la plus sincère, ne vous satisfait pas, le devoir défend à Clarinda de faire davantage! Sylvander, je ne m'attends pas à être jamais heureuse ici-bas! Pourquoi ai-je été formée si susceptible d'émotions auxquelles je n'ose pas céder?[867]

Plus loin, dans un passage singulier, qui n'est pas sans une sorte de beauté ni sans force et sincérité de sentiment, quoique un peu artificiel de forme, elle s'écrie:

«Sylvander, je crois que notre amitié sera durable; sa base a été la vertu, une similitude de goûts, d'émotions et de sentiments. Hélas! l'idée de cent milles d'éloignement me fait trembler. À peine m'écrirez-vous une fois par mois, et d'autres objets affaibliront votre affection pour Clarinda! Cependant je ne puis le croire. Oh! que les scènes de la nature vous rappellent Clarinda! En hiver, rappelez-vous les ombres noires de sa destinée; en été, l'ardeur, la cordiale ardeur de son amitié; en automne, ses riches désirs que tous aient l'abondance; et que le printemps vous mette dans l'esprit l'espérance que votre amie puisse vivre assez pour traverser les rafales froides de la vie et revivre pour goûter un renouveau de bonheur! Après tout, Sylvander, les orages de la vie «passeront rapidement et un printemps sans fin enveloppera tout.» Là, Sylvander, je crois que nous nous retrouverons. L'amour n'est pas un crime. Je vous y donne rendez-vous. Ô Dieu!—je ne puis plus tenir ma plume[867]

Ainsi, peu à peu, Clarinda avait mis davantage de sa vie dans cette aventure. Elle s'était laissé gagner par cette troublante parole. Il se peut qu'elle ait commencé par de la coquetterie, de l'attrait superficiel, de la curiosité, peut-être même par la vanité d'être distinguée par un poète. Mais c'était un jeu périlleux dans l'état d'âme où elle était. Ce besoin d'aimer, qu'elle portait en elle vague et inappliqué, a pris corps; il a envahi les profondeurs de son être. Et maintenant la malheureuse femme en est arrivée à la vraie tendresse et à la vraie affliction. Elle est déchirée en elle-même, entre l'appel que l'amour fait à toute sa nature et les admonestations de sa conscience. Et aussi, elle souffre de la suprême détresse des cœurs qui nourrissent la pensée de la séparation. À mesure que le jour en approche, l'inévitable jour, le jour haï, elle sent qu'il lui enlèvera davantage. Elle en détourne les yeux. Elle connaît maintenant la souffrance de voir s'écouler, sans pouvoir les retenir, les dernières minutes qui vident notre bonheur. «Est-ce que vendredi sera notre dernier jour? Je voudrais, Sylvander, que vous partiez à la dérobée,—je ne puis supporter l'adieu! Je puis à peine chérir la pensée de nous revoir—car cette pensée[868]...!» Même dans ces extrémités d'amertumes, elle murmure encore la recommandation dans laquelle elle a placé tout le repos de sa vie et qui a été son soutien pendant cette crise. «Ô Sylvander, si vous désirez ma paix, que l'Amitié soit le seul mot entre nous: plus me fait trembler. «Ne parlez pas d'Amour[868].» À quoi bon? Les mots ne changent rien aux sentiments. Et d'ailleurs c'est à elle-même que cette recommandation devrait s'appliquer, car c'est elle seule qui aime d'amour.

Ces chagrins intimes n'étaient pas le seul dommage que la rencontre de Burns devait porter dans la vie de Clarinda. Ces imprudences de sentiments ont fréquemment leur contre-coup extérieur.

Autour d'une jeune femme, veuve ou séparée, il rôde presque toujours quelques amitiés masculines, toutes disposées à prendre un autre nom. Cela était arrivé pour Clarinda. On a vu qu'elle avait auprès d'elle un de ses cousins, Lord Craig, qui lui était véritablement dévoué. Il semble avoir été un homme délicat et bon[869]. Il avait été son principal protecteur, lorsque, seule et malheureuse, elle était arrivée à Édimbourg; il l'avait soutenue dans ses épreuves et l'aidait dans sa gêne actuelle. Il avait conçu pour elle une de ces affections silencieuses, qui se résignent à ne rien obtenir, et vivent de la pensée qu'aucune autre ne leur est préférée. Clarinda avait failli l'aimer; un rien, à un moment décisif, avait sans doute arrêté la cristallisation, pour employer le mot de Stendhal. Elle n'avait conservé pour lui que de l'estime et de la reconnaissance. Elle se trouvait partagée entre le scrupule de le tromper en lui dissimulant son sentiment nouveau, et la crainte de l'affliger en le lui révélant. Elle-même, gentiment et d'une touche légère, esquisse ce timide commencement de roman et met Burns au courant de ses incertitudes:

«Je vous ai parlé de cet ami particulier; il a été, pendant quatre ans, celui à qui je me suis confiée. Il est très digne et répond exactement à votre description dans «l'épître à J. S.[870]» Alors que j'avais à peine un ami qui se souciât de moi à Édimbourg, il m'accueillit. Je vis, trop tôt, que c'était chez lui un sentiment plus ardent; peut-être une légère contagion en fut-elle le résultat naturel. Je vous ai raconté la circonstance qui contribua à effacer en moi cette tendre impression; mais je m'aperçois (bien qu'il ne m'en parle jamais) je vois à toute occasion que, de son côté, sa faiblesse persiste encore. Je l'estime comme un ami fidèle; mais je ne saurais ressentir davantage pour lui. Je crains qu'il n'en soit pas convaincu. Il ne voit aucun autre homme qui soit à moitié aussi souvent avec moi que lui-même, et en tout cas il croit que je n'ai de partialité pour personne. Je ne puis supporter de tromper quelqu'un sur un point si délicat, et je suis chagrinée qu'il donne asile à un attachement que je ne pourrai jamais payer de retour. J'ai la pensée de lui avouer mon intimité avec Sylvander; mais mille choses m'en empêchent. Je serais poursuivie par la jalousie «ce monstre aux yeux verts», et je crains en outre que cela ne blesse son repos. C'est une affaire délicate. Ô Sylvander, je ne puis supporter de faire de la peine à qui que ce soit, encore moins à un homme qui m'entoure des attentions d'un frère[871]

Peut-être y avait-il dans ces hésitations un peu plus qu'elle ne se l'avouait à elle-même: un peu de cette subtilité et duplicité dont les femmes n'ont pas conscience, un peu de cette répugnance qu'elles ont à détruire leur pensée, même dans des cœurs qui leur sont indifférents; elles n'aiment pas à casser les miroirs où leur image se reflète. Quant à Lord Craig, il semble avoir été un parfait galant homme. À côté de lui, on aperçoit un personnage, assez ordinaire en pareil cas, un directeur spirituel, un Révérend Kemp, ministre de la chapelle de la Prison d'Édimbourg, homme de façons graves, de piété notable et de quelque éloquence ecclésiastique. Clarinda avait en lui beaucoup de confiance. Quand elle a le cœur trop chargé du secret récemment entré dans sa vie, elle l'appelle et, tout en larmes, lui confie qu'elle aime quelqu'un et lui demande si c'est pour elle un devoir d'en informer son cousin. Il l'en dissuade, regrette qu'elle ait donné son cœur, il aurait voulu qu'elle s'en tînt à l'amitié et lui parle comme un parent anxieux de son bonheur[872]. D'autres jours, il vient la visiter le soir et «tremble pour sa paix[873].» Il semble que ce révérend ait été une espèce de Tartufe puritain, car, après avoir été marié trois fois, il fut, plus tard, poursuivi en adultère par l'homme dont la fille avait épousé son fils[874].

Quand ces deux hommes eurent connaissance que Clarinda avait une intrigue, ils intervinrent. Ils firent des représentations; l'un, sans doute, avec des conseils graves et des exhortations; l'autre, cruellement blessé, alla peut-être aux reproches et aux récriminations. L'un d'eux même lui en écrivit durement[875]. Il y a lieu de croire qu'ils eurent des soupçons sur Burns, sans avoir de certitude. Tremblante de voir irritées les seules amitiés qu'elle eût, et consternée à l'idée qu'elles pourraient l'abandonner, affligée d'avoir blessé et peut-être éloigné un dévoûment éprouvé, elle raconta ses troubles à celui qui en était le motif et lui envoya les lettres qu'elle avait reçues à ce sujet. On a perdu les lettres qu'elle écrivit à Burns; mais il semble qu'elle lui demandait de renoncer à elle, en lui faisant voir les dangers auxquels elle était exposée.

Ce fut simplement, pour lui, comme un coup de fouet. Sa nature ombrageuse se cabra. Quelque chose de sa vieille colère contre les faiseurs de morale le ressaisit. Quand on lui apporta ces nouvelles, il allait dîner; il écrit sur-le-champ quelques lignes furieuses qui partent comme une invective et vont presque jusqu'aux gros mots:

Ma toujours très chère Clarinda, je fais attendre pour dîner une nombreuse compagnie, pendant que je lis votre lettre et que j'écris ceci. Ne me demandez pas de cesser de vous aimer, de vous adorer, dans mon âme; cela m'est impossible: votre repos et votre bonheur me sont plus chers que mon âme. Fixez les conditions selon lesquelles vous désirez que je vous voie; que je corresponde avec vous, et vous les avez. Je ne puis m'empêcher de vous aimer, de m'affliger, de pleurer, de vous adorer en secret: vous ne devez pas me refuser cela. Vous me serez toujours

Chère comme la lumière qui visite ces yeux attristés,
Chère comme les gouttes pourpres qui échauffent mon cœur[876].

Je n'ai pas la patience de lire ce griffonnage de puritain. Maudite sophisterie! Vous, Cieux, toi, Dieu de la nature, toi, Sauveur du genre humain, vous contemplez d'en haut, avec des yeux approbateurs, une passion inspirée par la flamme la plus pure, surveillée par la délicatesse et l'honneur; mais l'âme, haute d'un demi-pouce, d'un pitoyable bigot, presbytérien misérable et froid, ne peut rien pardonner qui soit au-dessus de son cœur de basse fosse et de son cerveau ténébreux.

Adieu, je serai avec vous, demain soir! que votre esprit se tranquillise. Je vous appartiendrai de la façon qui vous semblera la meilleure pour votre bonheur. Je n'ose pas continuer. Je vous aime et je vous aimerai, et, plein d'une confiance joyeuse, je m'approcherai du trône du Juge Tout Puissant des hommes, dédaignant l'écume de la sentimentalité et le brouillard de la sophisterie[877].

On devine ce que put être pour lui le dîner qui l'attendait, pendant qu'il traçait ces lignes courroucées. En rentrant à minuit, il écrit de nouveau, essayant, cette fois, de convaincre Clarinda de la légitimité de leurs relations. La lettre, qui commence avec une sorte de solennité, se poursuit sous une forme de raisonnement assez singulière en ce cas, mais pressante et vive, et qui monte vers l'éloquence. Elle est malheureusement incomplète. Ce dut être une des plus intéressantes et des plus sincères de cette correspondance.

Madame, après une journée misérable, je me prépare à une nuit d'insomnie. Je vais m'adresser au Témoin tout puissant de mes actions, qui sera un jour, peut-être bientôt, mon Tout-puissant Juge. Je ne serai pas l'avocat de la passion. Sois mon inspirateur et mon témoin, ô Dieu, tandis que je plaide la cause de la vérité.

J'ai lu la lettre hautaine et impérieuse de votre ami: en pareille matière, vous n'êtes responsable que devant votre Dieu. Qui a donné à un de vos semblables, (un de vos semblables, incapable d'être votre juge, parce qu'il n'est pas votre égal) le droit de vous catéchiser, de vous admonester, de vous ravaler, de vous outrager, de vous insulter ainsi, avec cette insouciance et cette cruauté? Je ne désire pas, non, je ne désire pas même vous tromper, Madame. Celui qui voit les cœurs m'est témoin combien vous m'êtes chère; mais même s'il était possible que vous me fussiez plus chère encore, je ne consentirais pas à baiser votre main aux dépens de votre conscience. Pas de déclamation! Appelons-en à la barre du sens commun. Ce n'est pas en pérorant avec emphase des choses sacrées, ce n'est pas avec de vagues assertions déclamatoires, ce n'est pas en prenant, en prenant hautainement et insolemment le langage dictatorial d'un pontife romain, qu'on dissoudra une union comme la nôtre. Dites-moi, Madame, y a-t-il pour vous la plus légère ombre d'obligation à accorder votre amour, votre tendresse, vos caresses, vos affections, votre cœur et votre âme à Mr. Mac Lehose, l'homme qui a continuellement, habituellement, barbarement passé à travers les liens du devoir, de la nature ou de là reconnaissance envers vous? Il est vrai, les lois de votre pays, pour les plus utiles raisons de politique et de sain gouvernement, ont rendu votre personne inviolable; mais est-ce que votre cœur et vos affections sont liées à un homme qui ne vous paie de retour ni pour les unes, ni pour l'autre?

Vous ne pouvez pas faire cela; il n'est pas dans la nature des choses que vous soyez obligée à le faire; les sentiments les plus communs de l'humanité l'interdisent. Est-il donc vrai que vous possédiez un cœur, des affections, sur lesquels aucun homme n'a de droit? Cela est vrai, alors dites-moi, au nom du sens commun, peut-il être, est-il compatible avec les plus simples notions du bien et du mal de supposer qu'il soit blâmable d'accorder à un autre ce cœur et ces affections, quand, en les accordant, vous ne blessez à aucun degré votre devoir envers Dieu, envers vos enfants, envers vous-même, envers la société, en général?[878]

S'il était entré, dans la conduite de Burns envers Clarinda, un peu d'affection vraie et de désintéressement, cette complication eut dû le faire réfléchir, par dessus toutes choses. Il pouvait porter aux intérêts matériels de cette femme une atteinte sensible, diminuer son bien-être et celui de ses enfants, et la ramener vers le dénûment, en la privant des amitiés auxquelles elle devait l'aisance. N'était-ce pas là une responsabilité faite pour troubler un honnête homme? Fallait-il risquer l'avenir de cette existence? De si aventureux coups de résolution peuvent s'excuser, quand on donne vie pour vie, et que chacun paie de tout soi les sacrifices que l'autre fait. Était-ce le cas pour lui? N'y avait-il pas lieu d'hésiter, de s'arrêter? N'était-ce pas son devoir de penser, lui qui n'exposait rien, de penser avant tout à cette femme qui allait perdre beaucoup pour lui? N'était-ce pas à lui qu'il revenait de prendre une décision de prudence et de donner tendrement un amer avis de sagesse? N'y devait-il pas songer, tout au moins? Il n'y songea pas un instant. Il ne semble même pas avoir eu la notion qu'il y avait autre chose en cause que l'intérêt passager de ce qu'il appelait sa passion et les susceptibilités irascibles de son orgueil. Il n'avait trouvé qu'un sophisme, enlevé dans une colère presque éloquente par sa violence.

Mais ce n'est là qu'un côté de la situation. Quand on s'est emporté contre les jaloux ou les intrus qui nous gênent de leurs soupçons ou de leur zèle, on n'a pas fini. On demeure avec une responsabilité. C'est fort bien de chasser d'auprès d'une femme les amitiés qui l'entouraient, pourvu qu'on les remplace par une affection aussi efficace qu'elles l'étaient, et aussi durable qu'elles promettaient de l'être. Il faut que la protection qu'on lui apporte vaille celle dont on la prive. Mais si on la laisse désertée par ses relations, perdue dans le délaissement et la froideur qu'elle a encourus pour nous, on se ménage le remords qu'on mérite chaque fois qu'on a sacrifié à un caprice le repos d'une créature humaine. Et Burns le sentait bien! Le lendemain de cette lettre toute de revendication, il en écrit une autre qui est bien plus près de la vérité; celle-ci, toute de contrition, toute de repentir, et portant dans chacune de ses lignes, le sens et le chagrin du tort fait à la pauvre femme dont il était aimé.

Votre lettre, Clarinda, m'a causé de la peine. Mon âme s'est réveillée à cette triste lecture: j'ai eu peur d'avoir mal agi. Si je vous ai privée d'un ami, que Dieu me le pardonne! Mais consolez-vous, Clarinda; élevons le ton de nos sentiments un peu plus haut, un peu plus hardiment. Celui de nos semblables qui nous abandonne, qui nous méprise, sans juste motif,—qu'un peu d'orgueil honnête nous soutienne!—laissons-le partir! Comment vous consolerai-je, moi qui vous ai causé ce tort? Puis-je souhaiter de ne vous avoir jamais vue? ne jamais vous avoir rencontrée? Non, jamais! Mais vous ai-je donc réduite à être sans amis? La folie est presque dans cette pensée. Père des miséricordes! contre toi, j'ai souvent péché; par ta grâce, j'essayerai de ne plus le faire. Quant à celle qui, tu le sais, m'est plus chère que moi-même, verse dans ses blessures passées, le baume de la paix, entoure-la, protège-la de ton soin spécial, dans tous ses jours, dans toutes ses nuits futures. Fortifie son tendre, son noble esprit, afin qu'elle souffre avec fermeté et endure avec grandeur. Rends-moi digne de cette amitié, de cet amour dont elle m'honore. Que mon attachement pour elle soit pur comme le dévouement, et durable comme la vie immortelle. Ô bonté toute puissante! Écoute-moi! sois-lui, à tous les instants et surtout à l'heure de l'angoisse et de l'épreuve, un ami cher, un consolateur, un guide et un gardien.

Que tes serviteurs sont bénis, ô Dieu,
Que leur défense est sûre!
Ils ont pour guide la sagesse éternelle,
Pour appui, la Puissance infinie.

Pardonnez-moi, Clarinda, le tort que je vous ai fait. Ce soir, je vous verrai, car je n'aurai pas de repos, avant de vous voir[879].

Mais peut-on rester sur ces aveux d'imprudence et sur ces demandes de pardon? Tout naturellement, il vient au cœur et aux lèvres des promesses de réparation, des serments de fidélité éternelle, des engagements de compenser tout ce qu'on a fait perdre. On veut effacer le dommage qu'on a causé. On croit soi-même qu'on ne faillira pas à le faire. C'est ce que fait Burns.

Je viens de recevoir votre première lettre d'hier, par suite de la négligence de la poste. Clarinda, les choses sont devenues très sérieuses pour nous. Écoutez-moi donc sérieusement, et écoute-moi, ô Ciel!

Je vous ai rencontrée, ma chère Clarinda, de beaucoup la première des femmes, du moins pour moi. Je vous estimai, je vous aimai à première vue; et vous m'avez fait l'honneur de me rendre ces deux attachements. Plus je vous connais, plus je découvre en vous de charme inné et de mérite. Vous avez souffert une perte, je le confesse, à cause de moi; mais si l'amitié la plus ferme, la plus sûre, la plus ardente; si tous les efforts pour être digne de la vôtre; si un amour fort comme les liens de la nature et saint comme les devoirs de la religion; si toutes ces choses peuvent ressembler de loin à une compensation pour le mal que je vous ai occasionné; si elles sont dignes d'être acceptées par vous ou peuvent au moindre degré ajouter à vos joies—puissiez-vous, pouvoirs célestes, secourir Sylvander à son heure de détresse comme il offre tout cela prodiguement à Clarinda!

Je vous estime, je vous aime comme amie; je vous admire, je vous aime comme femme, au-delà d'aucune autre dans le cercle de la création. Je sais que je continuerai à vous estimer, à vous aimer, à prier pour vous, que dis-je? à prier pour moi-même par amour pour vous[879].

Et le lendemain il écrivait en termes aussi forts et aussi engageants:

Je suis à vous, Clarinda, pour la vie. Que tout ceci ne vous décourage pas. Regardez en avant; dans quelques semaines je serai, dans un endroit ou dans un autre, hors de la possibilité de vous voir: jusque-là je vous écrirai souvent mais j'irai rarement vous faire visite. Votre renommée, votre bien-être, votre bonheur me sont plus chers que toutes les joies. Consolez-vous, mon aimée! le moment présent est le plus dur; la bienfaisante main du temps est occupée, chaque jour, chaque heure, soit à alléger le fardeau, soit à nous rendre insensibles à son poids. Aucun de ces amis, je veux dire Mr —— et les autres messieurs, ne peut nuire à vos ressources; et quant à leur amitié, peu de temps vous apprendra à être tranquille et, peu après, à être heureuse sans elle. De décents moyens de vivre dans le monde, un Dieu qui vous approuve, une conscience en paix et un ami ferme et fidèle—est-ce qu'on peut dire que celui qui possède ces choses est malheureux? Vous les possédez[880].

Peu à peu, la rumeur publique l'avait désigné comme l'inconnu qui troublait la tranquillité de la vie de Clarinda, car il ajoutait: «Cependant si quelqu'un de ces intempestifs amis vous questionnait à mon propos et vous demandait si je suis Lui, je ne pense pas qu'ils aient droit à une réponse. Quant à leur jalousie et à leur espionnage, je les méprise[880]

C'est dans ces pénibles circonstances qu'eut lieu, le samedi 16 février 1788, la dernière rencontre des deux amants, avant le départ de Burns. À la tristesse de la séparation, s'ajoutaient, pour Clarinda, l'anxiété des jours précédents, peut-être la lassitude de scènes de reproches, l'inquiétude de sa réputation compromise, le regret d'avoir blessé son bienfaiteur et le déchirement que cause une amitié qui se détache. Et c'était au moment où les affections éprouvées l'abandonnaient, que le nouvel amour qui les éloignait s'en allait aussi. Elle devait être brisée. Avec un mélange de tendresse et de dévotion, elle fit promettre à Burns que, tous les dimanches à huit heures, au service du soir, à l'église, il penserait à elle. Elle se rappelait peut-être les vers adorables de Shakspeare où une amante se propose d'engager son amant à la rencontrer dans son oraison, à la sixième heure du jour, à midi et à minuit, parce qu'alors «elle est au ciel pour lui[881].» Leur liaison, si littéraire, s'achevait sur un souvenir de Cymbeline comme elle avait commencé par une citation d'Othello. Enfantillages bienfaisants qui distraient l'amertume des dernières entrevues et conduisent peu à peu de la crise de la séparation à l'habitude de l'absence! La pauvre Clarinda s'y rattachait dans sa solitude. Sans doute, Burns lui fit des adieux éloquents et répandit des promesses solennelles. Sans doute encore, il était sincère, et quand il lui prodiguait des serments dont le ton se devine à celui de ses lettres, que pouvait-elle faire, sinon le croire, laisser, comme un baume, cette parole tomber sur tant de chagrins. Mais quand il ne fut plus là, dans quel délaissement elle dut se sentir! Quelques jours après son cousin vint la voir. Comme elle le remerciait de sa visite, il lui répondit que «c'était seulement pour cacher au monde, le changement survenu dans son amitié.» Elle eut peine à se retenir de pleurer. «J'ai fait mon choix, écrivait-elle à Burns en lui racontant cette scène, et vous seul pourrez m'en faire repentir. Cependant, tant que je vivrai, je regretterai d'avoir perdu l'amitié d'un tel homme[882]

En Burns, ce roman se déroulait sur une détresse de cœur dont les fluctuations se mêlent avec lui. Elles se combinent avec les mouvements de sa passion pour s'en exaspérer ou pour s'y amortir. On pense à ces coups de vent qui courent sur une mer agitée: tantôt la rafale coïncide avec la houle et la soulève encore davantage et tantôt, quand leurs ondes se contrarient, la rabat et la ralentit. Mais sous ces vicissitudes superficielles, on voit un abîme de trouble. Au commencement de Décembre, aussitôt après sa chute et avant que ses relations avec Clarinda fussent vraiment engagées, il écrivait à Miss Chalmers:

«Je suis ici, aux soins d'un chirurgien, avec un membre meurtri étendu sur un coussin; les teintes de mon esprit rivalisent avec la livide horreur qui précède un orage de minuit. Un cocher ivre est la cause du premier de ces deux maux et du plus léger incomparablement; le malheur, ma constitution physique, l'enfer et moi-même avons formé une «quadruple alliance» pour assurer le second...

Je donnerais ma meilleure chanson à mon pire ennemi, je veux dire le mérite de l'avoir faite, pour vous avoir, vous et Charlotte, auprès de moi. Vous êtes d'angéliques créatures et vous verseriez l'huile et le vin dans mon âme blessée[883].

On comprend que cet accident, avec tous les inconvénients matériels qu'il entraînait et peut-être des souffrances, lui ait arraché des plaintes. Mais il ne suffit pas à les expliquer toutes. Dans une lettre du 19 Décembre adressée encore à Miss Chalmers, au moment où il en était à ses déclarations à Clarinda et appartenait tout entier à ce commencement d'intrigue, elles reparaissent sous une légère éclaircie. «Il y a, dit La Rochefoucauld, une première fleur d'agrément et de vivacité dans l'amour qui passe insensiblement comme celle des fruits[884].» Burns était en train de jouer avec cette fleur et la passagère ivresse de ce parfum affranchissait, pendant quelques instants, son esprit de ses préoccupations.

L'atmosphère de mon âme est beaucoup plus claire que lorsque je vous ai écrit la dernière fois. Pour la première fois, hier, j'ai traversé ma chambre sur des béquilles. Cela vous aurait réjoui le cœur de voir ma barderie, non sur des échasses poétiques, mais sur des échasses de chêne; lançant ma bonne jambe avec une fierté! et avec autant de joyeuseté dans ma démarche et mon air, qu'une grenouille en mai, qui saute à travers le sillon nouvellement hersé, et goûte la senteur de la terre rafraîchie après l'averse longtemps attendue[885].

Mais les dessous restaient bouleversés et l'horizon assombri. Dans cette même lettre il en marquait les causes, presque irrémédiables. L'une était extérieure; c'était toujours l'appréhension de l'avenir:

Je ne puis dire que je sois tout à fait à mon aise quand j'aperçois n'importe où, sur mon chemin, ce spectre maigre, squalide, à face de famine, la Pauvreté, accompagnée comme elle l'est toujours, par l'Oppression au poing de fer et le Mépris ricaneur, mais j'ai obstinément résisté à leurs attaques pendant bien des jours de dur labeur et toujours ma devise est «je défie».[886]

L'autre cause était plus intime et peut-être plus loin de tout remède ou de toute chance heureuse. C'était la conscience de son incapacité à se diriger, qui, en s'unissant à sa situation difficile, lui donnait un âpre mécontentement de son sort.

Mon pire ennemi est moi-même[887]. Je suis si misérablement ouvert aux attaques et aux incursions d'une troupe de bandits malfaisants, armés à la légère et bien montés, sous les bannières de l'Imagination, de la Fantaisie et du Caprice; et les vétérans réguliers, lourdement armés, de la Sagesse, de la Prudence et de la Prévoyance, se meuvent si lentement, si lentement, que je suis dans un état de guerre presque perpétuelle et, hélas! de défaite fréquente. Il y a juste deux créatures que j'envierais: un cheval sauvage traversant les forêts d'Asie, ou une huître sur quelque grève déserte de l'Europe. Le premier n'a pas un désir sans sa jouissance; la seconde n'a ni désir ni crainte.

Vers la fin de Janvier, dans les jours qui précèdent sa quatrième entrevue avec Clarinda, une véritable explosion d'amertume éclate en lui. Ni Chateaubriand, ni Byron, n'ont exprimé la lassitude et le dégoût de vivre avec plus d'énergie. Henri Heine lui-même n'a pas trouvé d'image plus cruelle, plus nette, plus incisive, pour rendre le souhait d'être délivré de cette fatigue, que celle qui semble avoir pris possession de son esprit, car elle revient dans des lettres à des personnes différentes:

Après une réclusion de six semaines, je commence à marcher dans ma chambre. Ce furent six horribles semaines; l'angoisse et le découragement me rendaient impropre à lire, à écrire ou penser.

J'ai cent fois souhaité qu'on pût résigner sa vie, comme un officier résigne sa commission, car je ne voudrais pas duper un pauvre malheureux ignorant en la lui revendant. Naguère, j'étais un simple soldat à douze sous de paie et, Dieu le sait, un soldat assez misérable; maintenant je vais entrer en campagne comme un cadet meurt-de-faim,—dont la pénurie est un peu plus manifeste.

J'ai honte de tout ceci; car bien que je ne manque pas de bravoure dans le combat de la vie, je voudrais, comme tant d'autres soldats, avoir assez de force d'âme pour simuler le courage ou de ruse pour cacher ma lâcheté[888].

Cette lettre est du 21 Janvier. Le 22 il en écrivait une autre à Miss Chalmers plus découragée et plus inquiétante encore.

Maintenant parlons de cet être imprudent, infortuné, moi-même. Dieu ait pitié de moi! pauvre sot maudit, étourdi, dupé, malheureux! le jeu, la misérable victime d'un orgueil révolté, d'une imagination hypocondriaque, d'une sensibilité torturée et de passions dignes de Bedlam!

«Je voudrais être mort, mais il est peu probable que je meure.» Je viens récemment «d'échapper de l'épaisseur d'un cheveu sur la brèche mortelle et dangereuse[889]» de l'amour. Grâce à mon étoile, j'en suis sorti le cœur entier «avec plus de peur que de mal[890]

Il est nécessaire de remarquer que cette allusion, qui ne peut se rapporter qu'à Clarinda, est écrite avant ses plus chaleureuses et ses plus solennelles protestations envers elle. En sorte qu'il est manifeste qu'il avait conscience du peu de racines que cette prétendue passion avait en lui, au moment même où il en affirmait l'indestructible puissance. Cette lettre était tout à coup interrompue sur ces derniers mots par des nouvelles qui devaient être terribles, car elle reprenait, toute bouleversée, dans une agitation de désespoir.

Je viens juste à l'instant d'être informé... je redoute d'être à peu près... ruiné; mais j'espère pour le mieux. Viens, Orgueil obstiné et inflexible Résolution, accompagne-moi à travers ce monde, pour moi un misérable monde! Il ne faut pas que vous m'abandonniez. Je pense que je puis compter sur votre amitié, alors même que je daterais mes lettres d'un régiment de ligne. Dans ma jeunesse et pendant toute ma vie, j'ai considéré le tambour du recrutement comme mon dernier enjeu. Sérieusement, la vie ne me présente qu'un sentier mélancolique: mais... ma jambe sera bientôt guérie et je lutterai encore[890].

Qu'était-ce donc que la mystérieuse nouvelle qui lui apportait un tel émoi? Quelle menace soudaine de sa destinée le réduisait à cette ressource de partir soldat, la dernière avant le suicide, qu'il n'avait envisagée qu'aux instants les plus désespérés de sa jeunesse? Hélas! c'étaient les mauvais jours, c'était la mauvaise action de Mauchline qui le rejoignait. Il avait cru la laisser derrière lui, l'avait oubliée peut-être. Mais elle avait obstinément cheminé sur ses traces, marchant, malgré tout, plus vite que sa vie. Et voici qu'elle venait d'entrer chez lui, qu'elle était là, qu'elle lui réclamait les lourds intérêts d'une heure coupable. Et dans quel moment apparaissait la redoutable créancière? Juste quand il s'engageait dans une nouvelle folie et peut-être une nouvelle faute. Et telle était son impuissance à résister aux amorces du moment, que cette apparition ne l'arrêtait point et qu'il continuait, comme un fou incorrigible, à se préparer d'autres difficultés, d'autres regrets, d'autres remords.

Il faut remarquer que presque toutes les confidences de Burns, dès ce moment, sont faites à des femmes, jeunes ou vieilles. Les amitiés féminines ont imperceptiblement remplacé dans sa vie les amitiés mâles. C'est un fait grave, en ce qu'il indique un mouvement important de vie intérieure. Il est l'indice d'un isolement qui provient, soit de l'orgueil, soit d'une fatigue des plus hautes énergies. Quand chez un homme le cœur est devenu trop endolori pour souffrir, ou trop altier pour supporter des avis fermes, il se détourne des amitiés viriles. Les causes en sont apparentes. D'homme à homme on est deux: aussi inférieur que soit l'ami, s'il est véritablement un homme, on est avec un pair et avec un juge; une confidence est un effort quelquefois courageux qui suppose la résolution d'accepter un blâme ou un conseil. D'homme à femme on n'est que soi; aussi intelligente que soit l'amie, elle n'est le plus souvent qu'une admiratrice; si elle est véritablement femme, elle juge peu, et, lorsqu'elle désapprouve c'est plutôt un chagrin silencieux pour elle qu'un blâme exprimé. Il y a dans ces relations une acceptation plus docile, une sorte de réceptivité passive, qui fait d'une confession un soulagement. Aussi les âmes blessées et celles qui, par orgueil excessif, s'écartent du commerce des autres hommes, se portent insensiblement vers celui des femmes. N'est-il pas remarquable que Rousseau, dont le cœur présomptueux et ulcéré est le type de ces isolements et dont la vie entière fut faite de cette maladie, n'eut jamais que des intimités féminines? Il y avait, vers cette époque-ci, chez Burns, quelque chose de semblable. Aucune de ses confidences profondes ne va à un ami, ni aux anciens comme Gavin Hamilton, Aiken, Smith ou Richmond, ni aux nouveaux comme Nicol ou Ainslie. On dira peut-être que ce n'était pas entièrement de sa faute, qu'il lui était peut-être impossible de trouver, au rang intellectuel où il était parvenu, un véritable ami; que les gens de valeur, avocats, médecins ou professeurs, avec lesquels il eût pu se lier, différaient trop de lui; qu'enfermés dans leurs principes de morale et dans leur régularité sociale, ils ne le comprenaient point; qu'il ne pouvait en réalité avoir d'autres amis que ses anciens camarades de Mauchline comme Smith et Richmond, mais que de ce côté l'intervalle s'était établi en sens inverse, que sa renommée leur en imposait, qu'ils avaient perdu la familiarité nécessaire; on dira enfin que, si des hommes comme Gavin Hamilton et Aiken pouvaient recevoir ses confidences, il était naturel qu'il hésitât à leur avouer que leurs espoirs pour lui avaient abouti à ces lamentables révélations. Mais ce ne sont là que de vaines excuses. La vérité est que son esprit, toujours susceptible, était devenu si morbidement ombrageux qu'il ne pouvait supporter la plus légère censure, même d'une femme. «Si vos vers, écrivait-il à Clarinda, comme vous semblez l'indiquer, contiennent une critique, ne les envoyez pas, à moins que vous ne cherchiez une occasion de rompre avec moi. J'ai une légère infirmité dans ma nature, c'est que, là où j'aime tendrement et où j'estime hautement, je ne puis supporter de reproche[891].» On pense s'il les supportait davantage là où il n'avait ni amour ni estime. S'il parlait de la sorte à une pauvre femme qu'il prétendait aimer et à propos d'une réserve timide, on peut juger dans quel état l'eût mis le blâme plus rude d'un homme. Et là est la vraie raison de ces confidences féminines. Ce fut grand dommage pour lui. L'esprit d'un ami sûr et indulgent est le seul vase de bronze où verser ses faiblesses et ses remords. Lui seul a l'austérité qui convient à certains secrets; il ressemble davantage à ces urnes où l'on met ce qui est mort ou ce qu'on croit mort. Et encore, il rend, quand on l'interroge, un son plus grave, plus sévère et de lui sortent parfois des oracles virils. C'est un malheur pour un homme quand ces graves dépositaires disparaissent de sa vie, et qu'il choisit de répandre son cœur dans de fragiles porcelaines.

Il y avait un double motif au départ de Burns. Il devait aller, dans le Dumfriesshire, visiter la ferme qu'on lui offrait; avant de signer le contrat, il tenait à se rendre compte de la nature des terres et des chances qu'il aurait d'y gagner sa vie «à la queue de la charrue». Mais il y avait, on peut le pressentir, une autre raison, la plus secrète et la plus grave. À la suite de la réconciliation, lors du premier retour de Burns à Mauchline, Jane Armour était devenue enceinte de nouveau. Lorsqu'il avait connu cette seconde faute, le père, qui avait eu tant de peine à pardonner la première, avait été sans pitié. Il avait chassé de son toit celle qui, à ses yeux, y ramenait le déshonneur. C'était au milieu de l'hiver, dans la saison inclémente où il semble impossible, quelle qu'ait été son erreur, de refermer sur un enfant la porte de la maison, de l'abandonner aux routes glaciales. Le vieux maître maçon fut inexorable. La malheureuse fille se trouva sans asile, comme une mendiante. L'héroïne d'une des chansons de Burns, composée peut-être sur le souvenir de cet incident, chante:

«Ce n'est pas le froid vent d'hiver,
Ce n'est pas la neige chassée
Qui font venir les larmes à mes yeux.
C'est de penser à celui qui est au loin,

Mon père m'a repoussée de sa porte,
Mes amis m'ont reniée;
Mais j'ai quelqu'un qui me défendra,
Le cher gars qui est au loin»[892].

La pauvre Jane n'avait pas même cette consolation; le père de l'enfant qu'elle portait en elle était en train de prodiguer à une autre des déclarations d'amour éternel; elle devait se croire oubliée même de lui. En apprenant ces nouvelles, Burns avait prié la femme d'un de ses amis, fermier à Tarbolton, de la recueillir pour quelques jours. C'était en partie pour venir au secours de Jane, dont le terme de grossesse approchait, qu'il quittait Clarinda.

Il arriva à Mauchline le 23 février, un samedi. Son premier soin fut de louer une chambre et d'acheter un lit pour Jane. Il parvint même à la réconcilier assez avec sa mère pour que celle-ci consentît à venir lui donner des soins. On croirait qu'il ne put se défendre d'un retour de tendresse, en retrouvant, dans la souffrance et la disgrâce, celle qu'il avait si violemment aimée et qu'il avait considérée comme sa femme. Quelque chose des jours passés devait, semble-t-il, lui revenir au cœur, ne fût-ce qu'un écho lointain des chants d'alors:

«Ô toi, reine brillante qui, au-dessus de la plaine,
Règnes au haut du ciel dans ta puissance infinie,
Souvent ton regard silencieux
Nous a vus errer dans nos promenades amoureuses;
Le temps inaperçu s'enfuyait,
Tandis que le pouls luxurieux de l'amour battait fort,
Sous ton rayon aux reflets d'argent,
De voir nos regards s'allumer l'un l'autre[893]».

Rien de cela ne paraît, pas un tressaillement. Il eut pour elle une sorte de commisération extérieure par laquelle il la réconforta un peu. Mais le cœur resta insensible. Il arrivait l'âme pleine de l'idée d'une autre femme, cultivée, élégante et encore aimée; le contraste avec cette paysanne pauvre, dont il se croyait délivré, lui fut pénible jusqu'à lui sembler odieux. Il prévoyait aussi de nouveaux ennuis et essaya de se prémunir contre eux. Il eut un mouvement de dépit et de colère. On aurait quelque peine à le croire, s'il n'y avait à ce sujet deux lettres accablantes, que les éditeurs précédents avaient jusqu'ici dissimulées ou tronquées, et que Mr Scott Douglas seul a eu la franchise et le courage de publier.

Le jour même de son arrivée et de sa visite à Jane, il écrivait à Clarinda:

«Maintenant, quelques nouvelles qui vous feront plaisir. En arrivant ce matin, je suis allé voir certaine femme. J'ai du dégoût pour elle—je ne puis la souffrir! Tandis que mon cœur me reprochait cette profanation, j'ai essayé de la comparer avec ma Clarinda: c'était mettre la lueur expirante d'une chandelle d'un liard à côté de l'éclat sans nuages du soleil à midi. Ici, une fadeur insipide, la vulgarité d'âme, des flatteries mercenaires; , le bon sens poli, un génie donné par le ciel et la plus généreuse, la plus délicate, la plus tendre passion. J'en ai fini avec elle et elle avec moi.[894]»

Et quelques jours après, il écrivait à son ami Robert Ainslie à Édimbourg:

Chargement de la publicité...