Souvenirs littéraires... et autres
CHAPITRE VIII
Un pastiche de Rostand. — Jean Richepin vilipendé par Bouchor. — Mme Purnode, chanteuse aphone. — Camille Pelletan, acrobate occasionnel, rate son tour.
Une revue organise des concours de pastiches. Ça vaut mieux que d’aller au café. De tout temps, en France, on a prisé ce jeu. Albert Sorel, « sévère historien dans la tombe endormi » (les historiens finissent tous ainsi, quel que soit leur degré de sévérité), réussissait le Victor Hugo à merveille. Juliette Drouet — la « Juju » au grand « Toto » — s’y serait trompée.
Le « parfait plagiaire » Georges Armand Masson, successeur de Pellerin, l’admirable « copiste indiscret », fabrique des simili dignes des « A la manière de… », ces chefs-d’œuvre de mes amis Reboux et Muller. Richepin a été pastiché, avec infiniment d’adresse, par quelqu’un dont je ne révèlerai pas le nom, parce que je l’ai oublié.
Il existe une violente apostrophe à Guillaume II où bouillonnent des alexandrins de ce goût :
Cette pièce convulsive signée « Jean Richepin, de l’Académie Française », imprimée sur des cartons format post-card, fut répandue en Suisse à profusion pendant les premiers mois de la guerre.
Collaborateur à cette époque de la Suisse génevoise, dirigée par le charmant francophile Martinet[6], je m’inscrivis en faux contre cette assertion. Richepin m’envoya, à ce sujet, des lignes amusées.
[6] En 1924, la Suisse étant devenue la propriété d’un monsieur Cramer qui a marié sa fille à un officier allemand, les rédacteurs français Delévraz, Louis Schneider et moi furent sacqués vivement.
« Ah non, parbleu, ces vers indignés ne sont pas de moi, cher Willy ! Vous l’aviez subodoré très justement… Donc, démentez. Je l’ai déjà fait à l’Intransigeant, et aux Annales. Mais en vain ; et cette espèce de « Christ au Vatican » (toutes révérences gardées) reste, pour beaucoup, mon chef-d’œuvre. Qu’y puis-je ? Il m’a valu, du moins, la joie de votre souvenir, etc… »
Ni mes articles, ni sa lettre ne purent extirper cette croyance des cerveaux helvétiques et, comme le prévoyait ce psychologue, il se trouve encore des gens, convaincus sinon lettrés, pour dire autour d’une « fondue » arrosée d’un joli « fendant » :
— Diable de Richepin ! Jamais il ne veut faire mieux !
Non seulement cette légende n’afflige pas le bénéficiaire du prix Osiris (100.000 francs, ma chère), mais elle l’égaye.
L’immortel défunt était poète de son état, peut-être s’en souvient-on encore ; Richepin exerce la même profession. C’est pourquoi l’Académie voulait, à ce que prétendirent quelques reporters facétieux, enjoindre au porte-lyre accueilli dans son vénérable sein, d’édifier l’éloge de Rostand non en vile prose, mais dans la langue des Dieux, qui est aussi celle de M. Jean Rameau. (Credat judæus Apella…).
Jadis, la presse parisienne discuta passionnément une action de grâces académique, précisément signée « Rostand », écrite en alexandrins réguliers. J’ai mes raisons pour me rappeler les détails de cette histoire.
Dans la Nouvelle Revue, grave recueil fondé par Mme Adam (Juliette Lamber), un certain Henry Gauthier-Villars, auteur de travaux peu lus sur le Mariage de Louis XV et autres bobards historiques, publia d’importants fragments du discours de réception « primitivement esquissé en vers » affirmait-il, « par Rostand ». En cette page inachevée, le brillant marseillais évoquait ses souvenirs de la Provence, de la Méditerranée…
Tous les journaux reproduisirent cette trouvaille ; deux ou trois seulement soulevèrent des objections. Parmi les rostandistes qui l’accueillirent avec plus de ferveur que de sens critique, l’excellent Jules Claretie se distingua par son exaltation. Dans un article de tête du Figaro (29 mai 1903), il écrivit, charmé de ce petit morceau qu’il comparait à des pétales de roses jetés au vent :
« … Chez ce Français de pure race, il y a de l’Athénien par la grâce et le charme, de l’Aristophane par l’ironie et le caprice. Il y a aussi du rêveur de légendes », etc.
Il y avait, à l’en croire, bien d’autres choses encore, Claretie les énuméra toutes. Mais, le lendemain, il reçut de Gauthier-Villars une lettre qui doucha ses enthousiasmes et dans laquelle le facétieux pasticheur s’avouait, sans remords, l’auteur de la pièce imprudemment admirée.
Edmond Rostand s’amusa beaucoup de cette supercherie. Claretie, moins. Quant à Richepin, il faillit crever de rire, le cher « Richop » méchamment caricaturé par le fils de son ami d’enfance, Bouchor, dans l’Ironie sentimentale, où les jolies notations abondent, et les gaffes[7].
[7] Voici la plus grosse : « A cinquante ans, trop de jeunesse chez une femme vous arrête ». Cher confrère adolescent, croyez-en quelqu’un qui connaît les quinquagénaires mieux que vous, ce n’est pas l’excès de jeunesse qui les arrête, c’est l’article 354 du Code Pénal et l’article 355 mêmement.
En ce bouquin mal fichu mais non sans talent, Jean, fils de Maurice, traite Richepin de « retentissant imbécile », toujours prêt à « faire un rétablissement sur la barre-fixe de la réclame » etc. Bref, il cherche de son mieux à le ridiculiser.
Il perd son temps. Celui qu’il attaque sans succès possède le « gri-gri » sauveur… mais non, au lieu de parler nègre, déformons, à son intention, la strophe de Malherbe que Moréas scandait souvent, au Vachette, de sa voix rauque et puissante :
… de mourir sous les coups du ridicule lequel, en France, tue à dire d’expert.
Cet académicien est invulnérable. Il a pu bondir sur une scène de théâtre, ceint d’un yatagan, enturbanné de pierreries, des anneaux d’or aux oreilles et, dans cet accoutrement d’une couleur locale indoubitable, jeter les alexandrins de son Nana-Sahib, personne n’a trouvé ce poète ridicule.
Je l’ai vu, arpentant à grandes enjambées la galerie supérieure du Kursaal d’Ostende et, de là, cambré dans une redingote qui ne réussissait pas à l’embourgeoiser, laisser tomber sur un auditoire de baigneurs, où dominait le Boche, des paradoxes enflammés, d’illusoires plans de conquêtes orientales dont il prêtait à Napoléon Ier l’aventureuse folie ; il n’était pas ridicule.
Il n’est pas ridicule non plus, Saint-Sébastien des Annales politiques et littéraires, transpercé par les regards de trois cents fillettes, hypnotisées dès qu’il leur barytonne à pleine gorge les vieilles chansons de France.
Critique dramatique en province, il eut l’imprudence d’écrire d’une dame qui chantait mal : « Elle chante mal ». Furibonde, elle l’attendit à la porte du théâtre et le gifla. Le lendemain, il était souriant et publiait dans son journal un cartel désopilant : « Madame, je vous demande une réparation par les… charmes : nous irons sur le terrain, nus jusqu’à la ceinture ; les corps à corps ne seront pas interdits, non plus que l’usage de la main gauche, etc., etc. » Et la virago fut amplement ridicule.
De tout temps, le sexe fort — c’est les dames que je veux dire — s’est regimbé contre la critique, âprement ; que l’on se souvienne de Louise Collet (née Revoil) se précipitant sur Alphonse Karr, le couteau à la main… Récemment, Madeleine Carlier, rayonnante d’orgueil, répétait « J’osai frapper José Frappa ».
A moi-même, chétif, il advint d’encourir les fureurs d’une artiste du Théâtre de Genève, la dame Purnode, si ma mémoire est fidèle, manquant de talent à un tel point que les bravos salariés de ses « romains » ne pouvaient faire illusion à personne. Après une navrante représentation de Thaïs, obsédé par cette bouche de poisson pâmé, d’où ne sortaient que d’insaisissables sons, je la traitai, dans mon compte-rendu, de « carpe éolienne ».
Furieuse, elle s’embusqua dans un couloir obscur et, lorsque je passai sans méfiance à sa portée, d’un revers de main vindicatif elle fit voler mon monocle en l’air, au risque de m’éborgner.
— Décidément, opinai-je, en ramassant le cristal orbiculaire, elle ne peut rien faire sans le secours de la claque.
Et Montégut, du Petit Parisien, qui passait par Genève en revenant d’Allemagne, ajouta, avec ce coquin d’accent provençal que j’aime tant : « Hé bé, fiston, toi qui la prétendais laide, elle t’a tout de même tapé dans l’œil ! »
Si nous revenions à l’ami Richepin qui possède un torse d’écuyer et le mépris du cant dira t’on. Avant Jean Bouchor, des malingres ont voulu ridiculiser son amour des exercices physiques ; ils ont échoué. C’est merveille de le voir exécuter les tours de force que lui enseignèrent des bohémiens au cours de ses vagabondages juvéniles. Prodigieux de souplesse, il prouve également l’agilité de sa dialectique en informant les philistins tentés de mépriser ses acrobaties que, toutes, elles nous viennent de l’Antiquité. Il écrase les objections sous un vase étrusque exposé au Louvre ; il éclaire son raisonnement à l’aide d’une fresque de Pompéï ; il ferme la bouche de son interlocuteur avec un texte irréfutable d’Aulu-Gelle.
Dans les bureaux de Comœdia, devant Jules Renard au sourire pincé, à dessein de convaincre mon incompétence que les Anciens connaissaient déjà le foot-ball, Richepin me récita deux pages de Galien décrivant avec une stupéfiante exactitude anticipée les péripéties d’une mêlée, j’allais écrire d’un « scrummage ». Et, pour m’achever, il lança de sa voix métallique l’amusante protestation geignarde d’un joueur de « Harpastum » dont une bagarre vient d’endommager le cou :
— Vous vous rappelez bien, vieux Willy, ce vers d’Antiphane ?
— Heu, heu, vaguement…
Un de ses amis, comme lui ancien élève de l’Ecole Normale, mais tombé dans la politique, Camille Pelletan, imitait ses prouesses gymniques d’assez loin, à l’époque où, ministre, il abreuvait d’avanies les grands chefs de la marine, en dépit des petites affiches manuscrites placardées dans les couloirs du ministère par des mains anonymes : « Soyez bon pour les… amiraux ».
Beaucoup moins entraîné que le Touranien, le désorganisateur de la flotte française était néanmoins parvenu, grâce à sa persévérance et à la patience de Richepin, à « faire le crapaud », ce qui consiste, comme chacun sait, à passer les deux jambes en arrière, par dessus les épaules, puis à les croiser en ramenant les pieds sous le menton.
Certain soir qu’il s’ennuyait, chez lui, Camille Pelletan s’avisa de se déshabiller complètement, pour faire le crapaud tout seul, sans son professeur. Il y réussit trop bien ! Malgré d’énergiques efforts, il ne parvint plus à décrocher ses pieds, noués comme une cravate, pour les ramener à leur position normale. Angoissé, l’acrobate occasionnel appela au secours. Sa bonne accourut, regarda, les yeux exorbités, ce phénomène et s’enfuit en poussant des clameurs d’épouvante. On dut mander un médecin pour remettre en place, non sans peine, les jambes du « crapaud » qui, pendant cette opération, sacrait à grand fracas (les imprécations de Camille !).
Honteux et confus de cette mésaventure, prophétisée par le spirituel Mérinos dans une nouvelle savoureuse, Pelletan jura qu’on ne le reprendrait plus à risquer de telles fantaisies, dangereuses dès qu’on a un peu de ventre.