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Souvenirs littéraires... et autres

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CHAPITRE IV

L’orang Tailhade, Mallarmé et autres. — Sarcey chahuté. — L’inceste au théâtre.

Dans une conférence à l’Atelier, Georges Pioch a récemment évoqué l’époque tumultueuse et si amusante des premiers vers-libristes, des chat-noiristes, des essayistes-wagnéristes, des symbolistes, des cymbalistes, l’époque où les succès de Moréas empoisonnaient cet infect Laurent Tailhade, qui décrétait, jaune d’envie : — « Ce grec est bête comme un ténor », l’époque où vaticinait Charles Morice « coutumier des grandes ambitions rarement suivies d’effets » si j’en crois la Basse-Cour d’Apollon, également dure pour Henry Bordeaux « cher aux charcutières sentimentales », pour Doumic « nullité constipée et rageuse », et pour Félicien Ch… « dont le nom évoque les harengs fumés », l’époque où la représentation d’Ubu Roi fanatisait cinquante pour cent des spectateurs et exaspérait l’autre moitié… si bien que le délicieux Jean de Tinan, partagé entre deux courants d’opinions violemment antithétiques, s’ingéniait à les concilier en applaudissant à grand fracas tout en sifflant comme un merle.

Voici l’une des cent anecdotes égrenées par Pioch :

« … A la répétition générale de La fille-aux-mains-coupées, comme Francisque Sarcey riait insolemment, aux fauteuils d’orchestre, un jeune homme de forte corpulence, le poète oublié Saint-Paul Roux, enjamba le parapet des premières galeries et, se suspendant au-dessus de la tête de l’infortuné critique, il se mit à vociférer : « Monsieur, si vous continuez de rire ainsi, je me laisse tomber sur vous… »

Enthousiasmée par cet héroïsme (sans péril), la foule cracha contre le philistin Sarcey d’effroyables malédictions qui semblaient l’amuser infiniment et auxquelles je ne pris aucune part.

Sauf erreur, Paul Roux, qui se faisait appeler Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, simplement, ne connaissait pas le martyre de l’obèse, immortalisé par Henri Béraud ; je le vois plutôt mince, ce poète de la Dame-à-la-Faux qui ne manquait pas de mérite sinon de naturel, l’air d’un pianiste sicilien, yeux noirs, cheveux noirs, pensers noirs, noir comme un dièze.

J’assistais, moi aussi, à cette générale, en mars 1891, mais je n’ai pas gardé un souvenir très précis de Sarcey menacé de recevoir sur la tête les pieds de Damoclès, je veux dire de Saint-Paul-Roux-le-Magnifique.

Au vrai, dans cette grande salle du faubourg Poissonnière, les spectateurs du Théâtre d’Art menaient un tel tapage que ce burlesque incident a pu passer inaperçu.

Les thuriféraires du temps voyaient en l’auteur de la Fille aux mains coupées, Pierre Quillard, le trait d’union « entre le talent plastique d’Ephraïm Michael et la manière rêveuse d’Henri de Régnier ». Ils avaient de bons yeux.

Porteur d’une barbe sévère, ce jeune poète possédait, en outre, un coquin de petit nez rigolo malgré lui, un immense amour pour ces Arméniens chers à Séverine, chers à Gabrielle Réval, chers à d’autres encore, mais que Claude Farrère considère comme le rebut de l’humanité ; une telle haine l’embrasait contre les Turcs, que le grec turcophobe Psichari, gendre de Renan, devant qui je l’entendis expectorer ses théories à Rosmapamon avec une naïveté sanguinaire, en parut gêné. Leur férocité simpliste, genre Ubu, m’amusa beaucoup.[4]

[4] Dreyfusard intensif (comme Ferdinand Hérold auquel il servit de témoin quand je croisai le fer avec le poète de Les Péans et les Thrênes), Quillard m’en voulut de ne pas me ruer au secours du condamné de l’Ile du Diable que je connaissais bien, ayant été, en même temps que lui, lieutenant au 31e d’artillerie, dans la bonne ville du Mans.

Parnassien de première classe, il élaborait des vers, aujourd’hui illisibles, qui ne s’occupaient du naturel que pour le chasser au galop, mais supérieurs, en tous cas, à l’intrigue de sa pièce symbolico-médiévale, oscillant entre le ziste et l’inceste. Figurez-vous une vierge aristocratique, irritée contre son père qu’elle trouvait exagérément tendre et comme envertigé par un « simoun » de désirs coupables, un père inquiétant comme celui de Peau d’Ane (dire qu’on donne ce conte à lire aux enfants !…) ou celui de la princesse Vouzin-Boufflers chère à l’émouvant dramaturge Schopfer, dit Claude Anet, qui a connu intimement cette « fille perdue ». L’incandescent géniteur ayant déposé sur les mains filiales un baiser tendancieux, l’héroïne les faisait couper. Mais elles repoussaient bientôt (c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire), de sorte que, pour fêter sa guérison, la jeune personne décidait de se donner du bon temps avec un poète qui s’engageait

A faire vivre, par delà les étendues,
Son nom glorifié sur les cordes tendues.

Les femmes ont toujours adoré la réclame, chacun sait ça.

Le même soir, Paul Franck, qui est devenu mime en vieillissant, alors tout jeunet, tout fluet, tout coquet, jouait un drame cérébral de Rachilde, étrange et puissant, Madame la Mort, avec une artiste dont l’auteur vantait à juste titre « le visage de camélia blanc, irisé d’immenses yeux de rosée pure » et qui épousa le sympathique créateur du Théâtre populaire de Bussang, Maurice Pottecher.

Après les pièces, on récita des vers de Mallarmé. Des hurlements d’admiration s’élevèrent. Tous, sauf le poète de Thulé des Brumes qui méprisait ce brumeux « Calchas pour métèques prosternés », tous acclamaient le maître aux gestes lents de sacerdote : Catulle Mendès bouillonnant d’une exaltation bien imitée ; Léon Dierx qui répandait autour de lui une atmosphère de majestueux ennui ; le dessinateur Verlainien Cazals, si 1830, si féroce et si loyal ; le postillonneur Jean Lorrain gileté d’un arc-en-ciel ; Verhaeren à la chevelure couleur de faro ; José-Maria de Heredia, basané comme un vieux cuir de Cordoue, tous, vous dis-je.

Une souple rousse aux yeux noirs poussait de petits cris d’extase, tout en se repoudrant le nez. Son nom appartenait à l’aristocratie « spontanée » comme a dit Fernand Aubier, parrain de la « circéenne » Yveline de Montry…

Le plus emballé, celui qui transpirait le plus, était Paul-Napoléon Roinard. Le brave cœur ! A coup sûr, le talent ne l’étouffait pas, mais à toutes les manifestations de ce « Théâtre d’Art » fondé et soutenu par Paul Fort (quoique s’en prétende le créateur un insupportable raté, Jules Méry, dit « M’as-tu lu » ex-anarcho grassement appointé par la Maison de jeu de Monte-Carlo), Paul-Napoléon apportait le concours de son zèle infatigable, de ses bourdonnements bien intentionnés et de ses avis lénifiants : l’Abeille du Coche.

Comme je l’ai dit, je ne m’associai pas aux invectives lancées contre Francisque Sarcey, que conspuaient rituellement tous les artistes, ou se croyant tels, de la jeune génération. C’était devenu un sport.

Un jour que Vallès, toujours travaillé par le besoin d’épater la galerie, hurlait dans je ne sais plus quel abreuvoir littéraire : « Il me faut cent mille têtes de bourgeois », Barbey d’Aurevilly répliqua : « Celle de Sarcey me suffira », ce qui fit déborder l’enthousiasme — et les chopes.

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