Souvenirs littéraires... et autres
CHAPITRE VII
Roueries de Degas. — Bonnat compare les critiques d’art aux cochons. — La mauvaise foi de M. Jacques Blanche. — Les Manchettes de Moréas, sa métrique, sa griserie. — Mendès, machiavel en tous genres. — Mots acides de Moreno.
Ce jour-là, le bougon Degas causait avec moi, fort aimablement, (une fois n’est pas coutume) en sortant de l’atelier du peintre Mathey, son dénicheur de dessins d’Ingres, chez qui nous nous étions rencontrés. Guillaume Apollinaire nous aperçut, descendit la rue de Rome derrière nous et, dès que je fus seul, me rejoignit pour m’entretenir longuement du Maître — ce n’est pas Mathey que je veux dire — friand de détails, en vue d’un article peut-être…
Je lui répétai une anecdote que je tenais de Louis Vauxcelles, critique d’art éclairé, à qui je reproche seulement un excès d’indulgence pour cet odieux arriviste de Jacques Blanche, peintre infecté de snobisme, littérateur ridicule et bavard fécond en commérages toxiques.
C’était à Dieppe, Degas se mit à crayonner le portrait de Walter Sickert et celui-ci, qui avait endossé son pardessus négligemment, voulut en rabaisser le col.
— Laissez, laissez, s’écria le peintre, c’est mieux ainsi.
Ludovic Halévy qui entendait ce dialogue murmura :
— Degas préfère toujours l’accident.
— Mon cher, s’écria Guillaume, épanoui, pour ce mot si intelligent, je donnerais toutes les Petites Cardinal… que je n’ai pas lues, d’ailleurs.
La lucide malveillance de Degas n’épargnait personne. A l’Hôtel des Ventes, voyant exposées des terres cuites de Carpeaux, il les bafoua sans miséricorde et comme j’essayais de plaider pour quelques bustes, louant avec timidité l’adresse du sculpteur : « oh ! renchérit le vieux peintre, on ne peut pas le nier, c’est dégoûtamment habile ! »
Devant un portrait de Carrière, il scandalisa Jean Dolent, féru de ces tendres pénombres, en ricanant : « On dirait des cervelles au beurre noir. »
Chacun sait combien les artificielles somptuosités de Gustave Moreau, chères aux littérateurs, le choquaient : « Ces olympiens cossus ont vraiment trop de chaînes de montres ! »
Mais surtout son hostilité se déchaînait contre le richissime Isaac de Camondo, qui avait réuni à grands frais les plus célèbres œuvres du maître dans son hôtel — Eau et Degas à tous les étages. — Il refusait d’aller les voir chez leur nouveau propriétaire. Il affectait de s’en désintéresser. Et pourtant…
Ce Camondo m’avait prié de visiter sa galerie de tableaux, non pour connaître mon avis dont il se souciait peu, avec raison, mais pour me recommander son amie de l’Opéra, Mme Marcy, Sieglinde plutôt faiblarde. Degas l’apprit et vint m’interviewer, sans en avoir l’air.
— Comme ça, « il » vous a retenu à déjeuner ? Bon, bon… Et après le déjeuner, qu’avez-vous fait ?
— Nous avons pris du café, oh ! un café très remarquable.
Le vieux peintre me lança un regard de reproche si triste que j’eus honte de ma taquinerie. Tout de suite, je repris :
— Il m’a montré les plus belles toiles que j’aie vues de ma vie.
— Oh ! oh ! les plus belles… enfin… passons. Bien entendu, ce monsieur a disserté sur mes œuvres, il a vanté son flair d’acheteur, il vous a expliqué ma peinture, il…
— Non. Il n’a rien dit du tout.
Surpris, satisfait, Degas resta un instant silencieux. Puis, la figure éclairée d’un sourire inhabituel :
— Rien du tout ? Mais, dites-donc, Willy, il se forme !
Devenu presque complètement aveugle, ses derniers jours furent atroces. Il errait dans Paris, inconnu des passants qui le bousculaient, lamentable Œdipe sans Antigone.
Quand je pense qu’un crétin de bochophile louangeur salarié des rapins auxquels il carotte des pochades, ose reprocher à Degas son « mépris de la Presse » ! Comme si tous les peintres, les bons et les mauvais, ne la méprisaient pas, ouvertement ou non. Une preuve entre mille :
J’ai fréquenté Uriage (l’« Arriège » de Claudine s’en va). Cette année-là l’agaçant M. Léonce de Joncières s’y trouvait, et aussi ce casse-cœur de Porto-Riche, très jalousé parce qu’il était trop bien vu par la jolie télégraphiste dont raffolaient tous les étrangers ; je me promenais un après-midi avec Detaille qui, leste et bien découplé, s’amusait — le rossard ! — à m’essouffler dans des sentiers de montagne, rocailleux à l’instar des poèmes de M. Jouve, romainrollandiste de son état, et désagréables comme les productions de M. Marcel Sauvage, qui s’intitule « chirurgien des roses » et fait des vers d’apothicaire.
Le père Bonnat nous rejoignit et, tous trois, nous redescendîmes vers l’Etablissement de bains d’où montait une infecte puanteur sulfureuse mélangée au parfum des orangers… la noce du vidangeur !
Sur nos talons, quelque chose de noir grognait obstinément, dans le crépuscule. Sans se retourner, Detaille interrogea :
— Kèkcèkça ?
Alors, bonhomme et bourru, le portraitiste attitré des Présidents de la République aligna des déductions façon Sherlock Holmes :
— Une sale bête ? Tenace ? qui suit les peintres en ronchonnant ? Ça ne peut-être qu’un critique d’art !
Je pense à cette boutade chaque fois que j’entends un peintre grisonnant fredonner la vieille chanson antibitumineuse des Beaux-Arts, sur l’air : « Dans la gendarmerie… », vous savez, la peinture à Bonnat, c’est comme du caca !
Avec Guillaume Apollinaire, nous reparlâmes de Blanche, et je lui contai un trait significatif du monsieur dont la fausseté peu de temps auparavant, avait écœuré tous les amis de Vincent d’Indy, dont il osait se proclamer dans les salons plus ou moins artistiques l’indéfectible partisan.
Nombreux, nous avions pris le train pour applaudir la première de Fervaal à la Monnaie. Pendant tout le trajet, de la gare du Nord parisienne à la gare du Midi bruxelloise, Jacques Blanche, une énorme partition ouverte sur ses genoux, ne cessa de montrer à ses voisins de wagon, soulignés d’un crayon malveillant, les passages qu’il prétendait chipés à Wagner. Le doux et rêveur Ernest Chausson, le pénétrant et fin Pierre de Bréville, le sensitif Louis de Serres, il embêtait tout le monde, sauf Mme Colette qui dormait du sommeil de l’innocence, comme on dit, aussi profondément que devaient dormir, trente ans après, les lecteurs assez imprudents pour avaler quelques fragments opiacés de la simili-autobiographie romanesque laborieusement fabriquée par Jacques Blanche Touchatout esthétique.
Bien entendu, après la représentation, il s’empressa d’offrir à d’Indy d’une voix émue, l’hommage de son admiration sans réserve ! Alfred Bruneau et André Corneau, tous deux anti-d’Indystes mais loyaux, ne purent s’empêcher de hausser les épaules en entendant les louanges sifflées par cette vipère doucereuse. Quant au sincère Gustave Samazeuilh, à peine au sortir de l’enfance, il en fumait d’indignation.
Guillaume Apollinaire s’amusait de toutes ces histoires et riait avec entraînement.
Quand je le rencontrais aux mercredis du Mercure de France, regorgeant de littérateurs, mais où j’allais surtout pour voir Rachilde et l’entendre — toujours originale, mordante et bonne avec ça — Guillaume Apollinaire montrait une avidité de gosse quêtant des confidences, à califourchon sur un genou d’ancêtre.
— Dites, Willy, vous devez être riche en souvenirs sur les dii minores de l’Ecole symboliste ?
— Certes ! J’ai plus de souvenirs que si j’avais… la capitale de la Lombardie.
— Fumiste ! Pourquoi ne pas les écrire ?
— Parce que ça m’ennuierait.
Aussi bien, Ernest Raynaud, le commissaire de police-poète, a dit ce qu’il fallait dire, comme il fallait le dire, dans sa Mêlée symboliste, où il a silhouetté (je cite ses propres paroles) « quelques-unes des figures qu’on coudoyait chez Charles Cros, le jeudi soir : Ajalbert, Alphonse Allais, d’Esparbès, Haraucourt, Marsolleau, Willy, etc., extraordinaire mélange de talents disparates… », ce qui incitait l’historiographe à d’intéressantes réflexions sur « la bigarrure des esprits et la diversité d’un âge caméléon ». C’était le temps où Georges Lecomte, caporal d’infanterie et symboliste, faisait siffler sa Cravache.
Certains jeunes trouvent ce fouillis « grotesque ». Mais le superréalisme actuel, jugé par Lamandé « caricatural », l’est-il moins ?
Pour divertir Apollinaire, j’évoquais la mémoire d’un quarteron de poètes disparus, auxquels on reconnaissait jadis un flamboyant génie et dont quelques-uns avaient sans doute du talent.
Nombre d’entre eux ont fait, dans l’océan de l’oubli, un plongeon définitif. Qui connaît encore la littérature de l’instituteur Icres, dit Crésy ? (ou Crésy, dit Icres, mes souvenirs s’embrument). A force de bassiner Antoine, ce sous-Léon Cladel avait réussi à lui faire jouer un acte sanglant : de fanatiques bouchers se massacraient à coups de couteau, dans un décor où, sur des tables en vrai marbre, s’étalaient des escalopes en vrai veau, mais aussi avancées que les opinions de l’Humanité et dont la puanteur rendait malades les spectateurs assis trop près de la scène, qui sifflaient en se bouchant le nez.
Dégoûté du théâtre par cette expérience malodorante, le Pyrénéen aux cheveux en révolte déclamait avec un accent qui semblait rouler des pierres dans un gave, des strrrophes où vibrrrait de la tendresse :
Sous ces rythmes empruntés à la Pléïade, Marie Kryzinska (polonaise aux lèvres de négresse blonde qui prétendait avoir inventé le vers libre dont le père est en réalité Gustave Kahn), plaquait des accords minables.
Mince, blond, atténué, Charles Vignier murmurait des vers frêles :
Il parlait avec courtoisie, non sans affectation, mais devenait extrêmement grossier la plume à la main. Dans la Renaissance, il conseillait avec insistance à M. Paul Bourget (qui ne faisait pas encore, il est vrai, partie de l’Académie) une bonne tisane « empêchant de péter en dormant ».
Un beau matin, à propos d’un vague écho relatant une altercation au cours de laquelle M. Félicien Champsaur avait reçu, ou donné, des gifles, Vignier tua d’un coup d’épée le bon gros Robert Caze. Tout le monde en fut surpris.
Les revues littéraires s’entre-dévoraient depuis les Ecrits pour l’Art, bafouant le symbolisme traîné par Edouard Dujardin « dans une ornière de décrépitude et de niaiserie métaphysique », jusqu’à la Revue Indépendante où les rancunes naturalistes dénonçaient le néant cérébral (sic) de Charles Morice et des « jongleurs abêtis… inventés par l’insidieux thuriféraire Anatole France ».
A me voir souffler sur ces charbons presque éteints pour en tirer de fugitives étincelles, Guillaume Apollinaire pétillait de joie.
— Un tel, Willy, vous l’avez connu ? Et Chose aussi ? Et Machin ? Et So and So ? Veinard ! Et Catulle Mendès dans sa jeunesse ? Parlez-moi de lui, grand frère, parlez-moi de lui… Est-ce vrai qu’il fit tout pour entraver la réussite du Pèlerin passionné, dont Ernest-Charles vitupère le lyrisme « poussif » ?
… L’altier Papadiamantopoulo, dit Moréas, Ernest Raynaud le peint « toujours ganté de blanc, lustré, frisé, sanglé, la boutonnière fleurie, orné de cravates multicolores et de plastrons rigides… ». Je l’ai vu moins coruscant, beaucoup moins, la chemise isabelle, les ongles endeuillés. N’est-ce pas, Eugène Marsan, dont les tours de phrases eussent ravi Toulet : « Vous avez pu le voir au Napolitain, qui avait une jaquette fatiguée avec un tube roussi, et pour étirer sa moustache, comme il se plaisait à faire par un geste démodé et charmant, il montrait sans embarras des manchettes, et rondes, qui n’étaient pas du matin même… ».
Il lâchait volontiers des axiômes que son gras accent levantin bonifiait encore : « Jè suis un Baudèlaire avec plus de couleur ».
Aujourd’hui, les écrivains d’Action française exaltent ce grec dont l’iconoclaste Renée Dunan attaque « l’effarante banalité ». Jadis, même désaccord parmi les critiques.
Sur son compte, les opinions divergeaient bizarrement alors que Barrès voyait dans Moréas (première manière) « un sauvage assemblant ses colliers de guerre » et Huysmans une « poule de Valachie picotant des verroteries multicolores », Charles Maurras le saluait comme un des vainqueurs des grands barbares blancs, restés anonymes chez Verlaine, mais qu’il baptisait lui : « Rosetti, Swinburne, Shelley, Ibsen, Tolstoï, etc. ». Et Camille Mauclair haussait les épaules devant les vers ( ?) de vingt pieds commis par Moréas qui se vantait d’allonger l’octosyllabe primitif « jusqu’où la nécessité musicale en décidera… ». O subjectivisme périlleux ! O arbitraire !
A propos de métrique, un souvenir, vous permettez ?
Quelques jours avant de blesser en duel Rodolphe Darzens, Moréas me lut un de ses poèmes, en alexandrins réguliers, dont j’ai oublié le sujet et le titre. Il lisait admirablement. Je le complimentai comme il sied. Ensuite :
— Pourquoi donc as-tu glissé, parmi ces alexandrins, un vers d’onze pieds ?
— Un hendécasyllabe ? Tu es fou ?
— Pas fou du tout ! Tu as écrit « Oiseaux fabuleux, oiseaux bleus, oiseaux roses… » Compte sur tes doigts.
Il devint vert (c’était sa façon de pâlir), réfléchit longuement, le front plissé ; puis, rasséréné, il clama son vers revu et augmenté : « Oiseaux miraculeux, oiseaux bleus, oiseaux roses ».
Il avait repris sa superbe coutumière et tortillait sa moustache noire.
(2 Az03Ag + K2S = 2 Az03K + Ag2S)
l’air plus que jamais avantageux, « matamoréas » comme nous disions au Quartier Latin.
« Garçon, un second bock ! » On parla d’autre chose. Il ne fut plus question de métrique jusqu’au moment du départ, où le poète me recommanda d’un air détaché : « Ne raconte pas ça… Ils sont si bêtes !… ».
Peu avant la guerre, j’envoyai à Guillaume Apollinaire quelques anecdotes de ces temps héroïques, rédigées à la hâte ; en retour, il esquissa de moi, dans les Marges un croquis flatteur et flatté : « … Talent spirituel, nourri de bonnes lettres… Il confectionne à souhait les acrostiches satiriques et défend l’hellénisme comme un florentin… ». Une politesse en vaut une autre.
Voici quelques-uns de mes feuillets qu’il dut égarer, je suppose :
Catulle Mendès, gros mangeur, était cependant fin bec. Même, il lui arrivait de cuisiner en personne, comme Alexandre Dumas père, mais sans atteindre à la maîtrise de Gunsbourg-le-Monégasque dont certains macaronis s’avèrent dignes de figurer sur la Table des Olympiens : « Jupiter, s’il était malade, reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets ».
Volontiers, il mêlait à l’élaboration de ses chefs-d’œuvre culinaires un peu de fantaisie romantique, le vieil éthéromane inoubliablement dressé parmi les Fantômes et Vivants de Léon Daudet ; c’est ainsi qu’un soir il convia quelques amis à déguster un plat de cèpes à la provençale préparés par ses soins et dans lequel il entrait, Dieu me pardonne, plus d’ail que de champignons !
Il y avait là le très érudit Gustave Kahn au masque mongol ; le verveux Courteline pour la moindre fantaisie duquel je donnerais tous les in-folios des « penseurs » professionnels ; Lucien Descaves, parigot réfléchi, perspicace et buté. Qui encore ? Paul Arène, un petit homme de Sisteron, qui avait un joli talent en Provençal et un exécrable caractère en français… Mendès exultait : les deux coudes sur la table, les cheveux en désordre, sa barbe blondie toute brillante de graisse reposant sur une lavallière de surah crème, tachée de bourgogne, il pérorait, la bouche pleine, sur la poésie, la cuisine et l’amour.
(Or, cela se passait en des temps très anciens, Daniel Wilson, député d’Indre-et-Loire, ayant vendu trop de décorations, son beau-père, le Jurassien Grévy, avait dû, souffleté par l’indignation populaire, quitter l’Elysée bien malgré lui. Dans la rue, on entendait brailler les camelots vengeurs : Ah ! quel malheur d’avoir un gendre !…)
Cette année-là, inquiété par la gloire naissante de Moréas, Catulle Mendès décida, non sans peine, l’Echo de Paris à s’assurer la collaboration du « bel Hellène » qui, dans ses manifestes, déclarait la langue française en décadence depuis le XVIe siècle. Astucieusement, il glissa dans l’oreille du débutant : « Ne faites aucune concession à la plèbe lisante, affirmez vos principes. » L’autre ne demandait qu’à les affirmer. Il s’appliqua doctement à faire revivre les « grâces et mignardises » du XVe siècle en trois contes que « sigilla le los de ses plus affinés disciples », mais dont l’archaïsme rébarbatif affola les lecteurs habitués aux Zévacochonneries des feuilletons populaires. L’Echo se hâta de congédier ce collaborateur dangereux. Le tour était joué.
La principale amie de Mendès était alors Lucy Gérard, blondinette frêle, en l’honneur de laquelle il fignolait des madrigaux d’un tarabiscotage érotique, nuance cuisse de nymphomane émue. Il la désignait par des périphrases dont la préciosité de Far-West rappelait à la fois Gustave Aimard et Mlle de Scudéry : l’idiome d’un Peau-Rouge suivant le sentier de la guerre dans le Pays du Tendre.
Et les reporters de l’Echo de Paris écarquillaient des yeux larges comme des pièces de cinq francs (en argent) lorsqu’ils entendaient le Maître dire à l’Aimée, tout en corrigeant ses épreuves : « Mignonne-oiselle-si-légère-que-vous-vous-posez sur-une-branche-de-rosier-sans-la-faire-ployer, donnez-moi une plume neuve, la mienne crache ».
Or, Mendès soupçonnait Lucy aux yeux purs de regarder avec trop d’intérêt la cambrure héroïque de Moréas et les moustaches de plus en plus noires que ce palikare effilait avec une crânerie très « indépendance hellénique ». Après avoir évincé le littérateur, il fallait débusquer l’amoureux. Bon.
Un soir, à la brasserie Pousset, l’auteur de Syrtes qui avait déjà bu comme une sablière chez Mendès et que son hôte, insidieusement, poussait aux plus dangereuses vantardises, s’affirma « ingrisable », appuyant ce dire d’ivrogne d’admirables histoires de beuverie que Lucy écoutait, palpitante d’extase. Il était déjà saoul de son éloquence, quand Mendès susurra d’une voix douce : « Dans la jolie petite ville d’Heidelberg, nous autres, étudiants en théologie ( ? ! ?) nous préparions les soirs de Commers, une boisson diabolique : cognac, stout et absinthe. Nul n’y résistait et je me demande si vous-même… »
Douter de la capacité de Moréas ? Blasphème ! Déjà, le Grec appelait à grands cris le garçon qui remplit de l’infâme mixture une vaste chope. Moréas l’avala d’un trait. Il eut tort.
Livide, il dut restituer et le flot sans honneur de ce trop noir mélange et son dîner. Ce spectacle sans poésie lui enleva tout prestige aux yeux de Lucy qui, cependant qu’on fourrait dans un sapin le buveur effondré, murmurait au machiavélique Mendès d’un petit air dégoûté :
— Vraiment, Catulle, je ne comprends pas que tu me fasses fréquenter de semblables pochards !
Il y avait, contre Mendès, dans la gent littéraire, beaucoup de haines. M. Fuss-Amoré le déteste encore aujourd’hui. Chez le « bibliopole » Vanier, j’entendis souvent Verlaine, affolé par des rancunes qu’avivait l’alcool, vociférer d’abominables injures contre « Crapule Mendax ».
Chez Hérédia, J.-H. Rosny (qui éprouve pour la Science une passion poétique, mais non malheureuse, bien que Marcel Boll — Mercure, nov. 1924 — prétende que, sur ce terrain, il n’a jamais écrit « une ligne qui se tienne »), Rosny — qui n’a jamais laissé sa raison au fond des pots — se formalisa, certain samedi, des quolibets dont Mendès criblait son exposé du système de Gall et déclara, phrénologue offensé : « Catulle a un crâne de singe ; d’ailleurs il a singé tous les poètes de génie. » Le maître sonnettiste des Trophées protesta, mais Catulle affecta de rire très haut. Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
Au reste, le trop souple virtuose ne niait pas son manque de personnalité ; mais il l’attribuait à sa race. Devant moi, il dit un soir à Gustave Kahn qui l’écoutait en mâchouillant un grêle cigare noir :
— Nous autres sémites, nous sommes de merveilleux assimilateurs, mais il ne faut rien nous demander d’original.
— Par exemple !
— C’est l’évidence même. Citez-moi un juif, un seul, qui ait créé quelque chose.
— Et Spinoza ? jeta le poète des Palais nomades.
(On aurait pu discuter l’Ethique, invoquer l’influence cartésienne ; j’aurais voulu jouer Descartes sur table. Mais Mendès redoutant l’érudition de Kahn, préféra s’en tirer par une pirouette).
— Ah ! Ah ! s’écria-t-il avec son rire bizarre, comme renâclé, ah ! ah ! Spinoza ! J’ai toujours pensé que la mère de cet opticien avait eu des faiblesses pour quelque polisson de chrétien…
Je pourrais mettre au jour d’amusants détails qui égaieraient les ennemis de Mendès ; je ne le fais pas, d’abord parce qu’il adorait son beau petit Primice (la Prière sur l’Enfant mort, de la mère douloureuse, restera) ensuite parce qu’il pratiquait le pardon des injures. Un jour que je lui disais mon regret de l’avoir, au temps de ma jeunesse, harcelé de sottes agressions, il m’arrêta :
— Ne vous excusez pas, mon cher Willy. Il est nécessaire que l’irrespect des jeunes générations se dresse contre leurs prédécesseurs, exception faite, bien entendu, de Victor-Hugo qui est impeccable, intangible, etc. (couplet sur Hugo-Dieu).
— Merci, maître. D’ailleurs, j’espère bien que vous n’avez jamais lu ces niaiseries…
— Détrompez-vous ! Je peux même vous citer une de vos comiques boutades.
— Non, non, je n’y tiens pas !
— Mais si. C’était très drôle et très juste, ma foi, car en ce temps-là je ne sais quel donjuanisme m’incitait à me vanter immodérément de mes succès féminins, à la vérité nombreux. Et je me souviens que dans un article amusant… si, si, mon cher Willy, il était fort amusant… vous compariez le talent des écrivains en vogue à diverses boissons. Armand Silvestre était assimilé, par votre verve caricaturale, au « vespétro » et Léon Cladel, dont vous blaguiez la chevelure hantée, au « piquepoux ».
— C’était d’un goût exécrable.
— Laissez-moi finir : Coppée vous rappelait « le p’tit bleu de Suresnes ». Quant à moi, vous m’appeliez, j’en ris encore ; Ah ! ah !… Vous m’appeliez « le vain du rein ».
Evidemment, Mendès eut toujours cette faiblesse de raconter les conquêtes qu’il prétendit remporter toute sa vie, même après avoir dépassé depuis longtemps l’âge où « il portait fièrement la honte d’être beau ». Il avait composé une ballade au refrain vantard : « Quand j’ai fini je recommence ». Malheureusement pour lui, plusieurs amies s’appliquaient à détruire malignement cette trop flatteuse légende ; leur rosserie déclarait les amours du poète et sa littérature également inconsistantes.
Il y a une trentaine d’années, même davantage… voyons, je venais de me marier, c’est bien ça… j’habitais alors rue Jacob, 28, une morne maison sur laquelle on n’attend que mon décès pour apposer une plaque de marbre. Donc, en 1893, une étudiante russe en visite chez moi interrogea Marguerite Moreno, qui bavardait dans un coin avec ma femme, sur ce sujet délicat :
— Dites, chère amie, est-ce que vraiment ce poète Catulle Mendès est un amant extraordinaire ?
— Lui ? répondit l’actrice au nez pointu, c’est un charmant causeur.
Tout en truffant de rosseries calembouriques une chronique parisienne pendant que ces dames jacassaient, je les entendais malgré moi et je ne pus m’empêcher de rire.
Moreno s’en aperçut et, l’étudiante russe à peine partie, me combla des plus réjouissantes précisions sur celui qu’elle surnommait familièrement « Tulle de Caca ».
— Mon vieux Willy, tu penses bien que, devant cette vierge des steppes impollués je ne pouvais entrer dans les détails.
— Je suis sûr qu’il y a de quoi faire rougir le papier de tournesol.
— Que tu dis ! Ecoute, chauve discret, pour qui je n’ai rien de caché : Mendès, toute la nuit, il me lit ses vers… et le matin, il me rate.