← Retour

Souvenirs littéraires... et autres

16px
100%

CHAPITRE XI

La Revue bleue. — Le fantaisiste Jacques du Tillet, le caustique Vandérem, le bon Jules Lemaître et le perfide Anatole France. — Lotte et ses amis.

En ce temps-là (1890), la Revue Politique et Littéraire accordait volontiers l’hospitalité aux débutants. Son directeur, le doux Henri Ferrari, un peu braque, rêveur, très accueillant aux jeunes, m’insérait des Nouvelles percheronnes, dont le mérite ne dut jamais troubler le sommeil du peintre attitré de la Normandie, Guy de Maupassant. Vandérem se réservait le Midi. Il publia le récit délicieusement ironique d’une randonnée conduite à travers la Provence par Mariéton, félibre lyonnais auquel ses concurrents trouvaient du talent sur lou rasoir ; il esquissait les pittoresques Arlésiennes attablées devant l’or des bouillabaisses : « le coup d’ail était inoubliable ». Jacques du Tillet ne quittait pas Paris.

Où est-il, à présent ? Ses romans ont disparu ; récits narquois, d’une mondanité sans snobisme (comme ceux de MM. de Comminges et François de Bondy) on ne les voit plus aux étalages et seul, Léon Treich qui, semblable à Kundry, sait beaucoup de choses et ne ment jamais, pourrait dire ce qu’ils sont devenus.

Sans avoir jamais suivis les cours de simplicité du fantaisiste qui enseigne à forfait l’art d’écrire… « Albalat ! Albalat ! Albalat ! Morne plaine !… » il savait également se garer de l’écholalie romantique dont l’odieux La Jeunesse n’a pas emporté, malheureusement, le secret dans sa tombe.

Critique dramatique de la plus régalante impertinence, il jugeait les productions du théâtre contemporain selon un critérium immuable dont la simplicité m’enchantait.

Si les pièces ressemblaient à celles de Meilhac et Halévy, du Tillet stigmatisait ces éhontés pastiches.

Si les pièces ne ressemblaient pas à celles de Meilhac et Halévy, du Tillet les trouvait exécrables et ne l’envoyait pas dire à leurs auteurs.

L’imprimeur Chamerot[9] mettait à notre disposition, comme bureau de rédaction, une salle nue et triste, où nous étions très gais. Un jour, entrant là, je vis se lever un petit monsieur maigriot, voûté, figure irrégulière et expressive ; délaissant les épreuves qu’il corrigeait, il darda sur moi des yeux où scintillait de la malice derrière un lorgnon mal assujetti, puis, fourrageant sa barbe blondasse plantée à la diable, il déclama, d’une voix douce, singulièrement prenante, ce quatrain que je venais de publier dans le Journal Amusant :

[9] Un galant homme, mais qui ne m’aimait guère, parce qu’il avait épousé une fille de Mme Pauline Viardot et les rancunes de la mère, dont j’avais apprécié les tardives exhibitions artistiques avec peu d’enthousiasme.

La mine est là, béante ; un champ qui la domine
Glisse et s’abîme avec fracas.

Morale

Garde-toi, tant que tu vivras,
De jucher les champs sur la mine.

— Aussi vrai que je me nomme Jules Lemaître, ajouta-t-il, depuis que j’ai lu cette fable, j’ai compris la vérité d’un alexandrin qui, jusqu’alors, m’avait semblé entaché de quelque exagération : « L’apologue est un don qui vient des Immortels ».

— Cher maître, répliquai-je, puisque je lui dois le plaisir de faire votre connaissance, je dirai, avec l’ampleur du robespierrot Floquet : « Vive l’apologue, Monsieur ! »

Et nous nous serrâmes les mains, componctueusement.

Quel être délicieux ! Les intransigeants de la littérature avancée l’exécraient. Huysmans, qui ne lui pardonnait pas les railleries érudites déchiquetant A rebours, grommelait : « C’est un normalien de la plus dangereuse espèce, celle qui a l’air de comprendre quelque chose ». Eugène Morel, pourtant le meilleur fils du monde, le surnommait grincheusement « Jules Petit Maître ». Un troisième lettré, Félicien Champsaur, lui lançait des injures de fort calibre. Je ne l’en gobais que davantage.

Parmi les gens de lettres arrivés, en butte aux sollicitations des arrivistes, les uns — l’immense majorité — se renferment dans ce que l’on est convenu d’appeler « leur tour d’ivoire », traduisez : dans une commode indifférence qui respire l’égoïsme… et le fromage de Hollande.

D’autres embrassent leurs jeunes rivaux, mais pour les étouffer. C’est la façon du « Président de la République littéraire des Pingouins », comme André Rouveyre (portraitiste désavoué par Mme Catulle Mendès) baptise le venimeusement douceâtre Anatole France. Ce stratège machiavélique aux instincts bas, dont Gide regrettait, il y a quinze ans, que certains imprudents voulussent faire « un écrivain considérable » a toujours aimé X… contre Y… ; il feignit d’admirer Verlaine, son « Choulette », dans le seul dessein de démolir François Coppée, très malade, très courageux, très dignement revenu à la foi de sa jeunesse « Anus Dei », sifflaient les voyous. Et lorsque avec la connivence de sa protectrice, Mme de Caillavet, née Lippmann, il exalta Moréas (qu’il méprisait), ce fut pour rendre fou de rage Leconte de Lisle (qu’il haïssait).

Jules Lemaître, lui, recevait les visiteurs à cœur ouvert, la bourse ouverte, dispensant avec la même bonté familière des conseils à Pierre, de l’argent à Paul, sans compter jamais sur de la reconnaissance. Il n’avait pas attendu cette fripouille vocifératrice de Léon Bloy pour savoir ce que c’est qu’un « mendiant ingrat ».

Quand on est vraiment bon, note Trébla, on ne se refait pas, on se laisse… refaire.

Un tapeur, trop connu dans les salles de rédaction, trouva ceci pour l’attendrir :

— Cher Maître, je vous demande aujourd’hui une somme plus forte que d’habitude ; c’est de cent francs que j’aurais besoin, parce que… je vais me marier.

— Voici cinq louis, pour acheter un bouquet de fleurs d’oranger.

Parfait.

L’uomo deliquente se retire, tout heureux et tout aise d’avoir « eu » le « cavé ». (Il faudra que je demande à Francis Carco, spécialiste, si ces expressions de jadis s’entendent encore).

Pendant qu’il redescend, Jules Lemaître laisse tomber, du haut de l’escalier, ce paternel avis :

— Dites donc, cher confrère, maintenant que vous avez l’argent, ne vous croyez pas obligé de vous marier pour ça…

Débutant de lettres qui me lis, des vieux que nous servions connais la différence : l’avaricieux Anatole, le jour qu’il avança trente francs à l’auteur du Livre de Monelle, en fit confidence, sans retard, à son Egérie « la bonne Sous-France », bien sûr qu’elle répandrait l’histoire dans tout Paris, avec ce correctif tartufiant : « N’en parlez pas… Cela pourrait désobliger ce pauvre Marcel Schwob que M. France et mon mari aiment beaucoup. »

… Lorsqu’on exhuma des palimpsestes les tableautins d’Hérondas, je raffolai tout de suite de ce Théocrite populacier dont les Mimes nous ont restitué une antiquité délicieusement familière que le classicisme artificiel et gourmé des professeurs ne soupçonnait pas. Ses « scazons » me ravissaient, alertes, pittoresques, çà et là scabreux — ô le dialogue effronté des jolies acheteuses (des veuves je suppose), marchandant chez le vendeur de bibelots en cuir l’objet de leurs convoitises, l’Ersatz ![10] Par malheur, la prose de Quillard, maladroitement rigide et les approximations d’Almereyda, d’une élégance académique si floue, justifiaient le dicton italien : « Traduttore, traditore. » J’aurais voulu décider Lemaître à nous donner une translation réunissant la pénétration du texte ; le parfum antique, toutes les qualités dont manque douloureusement le « Satyricon » défiguré avec tant de sans-gêne anachronique par la collaboration dégradante de Laurent Tailhade ; je le prêchai longtemps, dans son studio de la rue d’Artois où, enveloppé d’une robe de bure — l’air d’une illustration pour le Roman du Renard — il m’écoutait avec une attention moqueuse, puis :

[10] M. Reinach crut d’abord qu’il s’agissait d’une sorte de chapeau ; mais il se rendit compte, par la suite que le baubôn ne se mettait pas sur la tête.

— Méprisez-moi, mon bon Willy, mais toutes ces machines-là, je trouve que ça ne vaut pas Courteline.

Ce disant, il se frottait les mains, avec cette onction de séminariste dont jamais il ne se défit exactement, les yeux si rieurs que je ronchonnai, exaspéré par cette gaminerie irréductible :

— Vous ressemblez à un vieil enfant de chœur tout fier parce qu’il a liché le vin des burettes !

*
*  *

La politique, un temps, l’attira, ou mieux le désir de répandre des opinions saines, de purifier l’atmosphère des partis, de prendre contact directement avec le suffrage universel, de devenir le deus ex machina qui, sur le terrain électoral fait la pluie… et le votant. Il multiplia les conférences. Il créa, par toute la France, une agitation féconde. Paul Acker qui l’accompagna quatre mois dans ses exténuantes tournées nationalistes, m’a souvent conté avec quel courage insouciant, voire amusé, il affrontait les plus brutales contradictions, indifférent aux huées, comme aux ruées, des adversaires politiques tentant d’escalader la tribune, et même aux cailloux que lui lancèrent, à Belfort, des filles à soldats excitées par une poignée de juifs allemands naturalisés de la veille…

(Sur ce sujet, il ne tarissait pas, le brave petit Acker, lorrain doux, fin et têtu. Quand il bachotait à Sainte-Barbe, j’étais son correspondant, je l’aimais beaucoup. La guerre l’a pris…).

Malgré les succès qu’elle lui valait, je maintiens que la Politique n’était pas le fait de Jules Lemaître.

Un matin, à neuf heures, son domestique me téléphona que « Monsieur me priait de passer chez lui, d’urgence ». J’envoyai Monsieur au diable, in petto. Neuf heures ! Moi qui noircissais du papier de minuit au lever du soleil, je trouvai la convocation saumâtre. Enfin ! Cocher, 29, rue d’Artois.

Je vis le coquet appartement de l’écrivain encombré d’hommes politiques ; il y avait des électeurs dans tous les coins : il y avait, dans l’antichambre, une délégation des bouchers réactionnaires de la Villette (tout dévoués au comte de Sabran-Pontevès) ; il y avait Mme Barillier, femme du louchebem nationaliste, hypnotisée par un gigantesque phonographe qui vomissait des allocutions patriotiques panachées de Marseillaise. Au milieu de ces gens manifestement étrangers à toute littérature, Lemaître circulait souriant, actif, fort à l’aise.

Après qu’il m’eut, en trois minutes, expliqué ce qu’il désirait de moi, je ne lui cachai pas ma stupéfaction de le voir dans un pareil milieu, à cette heure imprévue :

— J’étais convaincu que vous aussi, comme tous les couche-tard, vous n’étiez pas, avant midi, en pleine possession de vos facultés intellectuelles.

— Bien sûr, mon bon Willy, bien sûr que je ne l’ai pas, cette pleine possession dont vous parlez si élégamment ! Je serais fort empêché, avant les œufs à la coque et la côtelette de mon déjeuner, d’écrire trois lignes honorablement rédigées… C’est pourquoi, me sentant indéniablement pâteux, je reçois, non des lettrés, mais des gens qui se passionnent pour ou contre le gouvernement.

— C’est plus prudent. Et, dites-moi, malgré l’heure matinale, votre intelligence est suffisamment désembrumée pour comprendre tous ces politiciens ?

— Comment donc ! (Un rire silencieux plissa son visage). Ils me trouvent subtil !

*
*  *

Lors des premières excursions qu’en bon provincial à peine débarqué dans la Capitale il ne manqua pas de faire au Chat Noir — terra incognita — Lemaître entendit fréquemment parler d’une célébrité montmartroise « Lotte » et souhaita la connaître.

Je pus « contenter son caprice » comme barytonne l’obligeant Méphistophélès gounodien, car je voyais souvent cette originale gamine qui habitait rue Bochard de Saron, tout près du vieux compositeur pianophobe Reyer, un appartement si étroit que, pour passer la manche de mon veston, j’étais obligé d’ouvrir la fenêtre.

Comme celles du Nil, les origines de Lotte s’enveloppaient de mystère. Elle se prétendait fille non de son père légal, le citoyen K. (condamné après la Commune pour avoir obligeamment signé des articles incendiaires dont le prudent Cournet préférait ne pas s’avouer l’auteur), mais de Jules Guesde, ou peut-être de Massenet, « pas le musico, pas le gendarme non plus, un troisième frère « de Marancourt » qui était impresario dans l’Amérique du Sud, avec des manchettes en dentelles ».

Frimousse de gavrochette, de beaux yeux toujours en ignition, un nez folâtre, une bouche passionnée, cette fillette, d’une impulsivité redoutable, passait du rire aux larmes dans la même seconde ; rosse à l’occasion, quoique foncièrement bonne, l’imprévu drôlatique de ses réflexions amusait le délicieux Georges Auriol, le candide et beau Poiré dit Caran d’Ache, Alphonse Allais dont cependant la tête de cheval triste ne se déridait pas facilement, bref toute la bande de peintres et de littérateurs mise en coupe réglée par l’exploiteur Rodolphe Salis, seigneur de Chatnoirville-en-Vexin.

Pour satisfaire la curiosité de Lemaître, on organisa un dîner dans je ne sais plus quelle guinguette montmartroise. Trois ou quatre amis, beaucoup de hors-d’œuvre, du Vouvray et pas le moindre protocole.

Tout de suite, Lotte se manifesta très Lotte :

— Une veine que j’ai pu calter sans que le pied me voie…

— Le pied ? interrogea Lemaître, ami des précisions.

— Mon père, quoi !

Déjà elle fronçait ses sourcils irritables. On expliqua rapidement au noble étranger que la jeune personne usait d’un vocabulaire quelque peu spécial : son père, c’était le « pied » ou le « jeune prince », selon l’occurence ; sa maman : « Rozembach » ; Salis : « le Pou » ; moi : « Kiki ». Il suffisait d’être prévenu.

Alors, le psychologue du Pardon et de l’Aînée posa quelques questions :

— Mlle Lotte, j’ai entendu parler de vous par votre amie Alberte, une blonde oxygénée qui, après avoir figuré quelques semaines aux Variétés, s’adonne présentement, sauf erreur, à la galanterie.

— La « ga… » quoi ! La galanterie ? Ya erreur ! La seule Alberte que je connais, elle fait la grue.

— C’est bien ce que je voulais dire.

— Hé ! ben, alors, dites-le… Oui, je la connais, même qu’elle m’avait invitée à dîner ce soir avec elle, ma sœur Marianne Ducroquet et son type dans une boîte chic.

— Combien nous regrettons de vous avoir privée de…

— Oh ! Ne vous en faites pas ! Je déteste quand elle m’emmène dans les grands restaurants parce que (baissant la voix), c’est une typesse qui sait pas se tenir.

— Vraiment ?

— Oui ! Des fois elle « chauffe » les couverts.

— Elle chauffe ?… J’ignorais ce raffinement, confessa Lemaître.

— Elle les chauffe, je veux dire qu’elle les « poisse ».

— Un peu de moiteur aux mains, sans doute ? suggéra le futur académicien, qui ne soupçonnait pas tant de synonymes du verbe « voler ».

Lotte ne jugea pas ce minus habens digne d’une réponse. Elle me lança un coup d’œil chargé de noirs reproches :

— Hé ben vrai, Kiki, toi qui prétendais que ton copain était très intelligent ! Mais il ne comprend rien de rien ! Comme gourdée, il n’en craint pas…

Et ce fut ainsi tout le long de cette soirée dont Lemaître, tour à tour héros et victime, m’affirma souvent qu’elle restait parmi ses souvenirs de choix.

A la longue, cette « fille sauvage » finit par se polir un peu au contact de gens qui, à son grand étonnement, pouvaient vivre autre part que sur la « Butte ». Le poète Edmond Haraucourt était de ceux-là. Enthousiasmé des réparties de Lotte, voulait-il pas la présenter à Waldeck-Rousseau ! Je lui conseillai de la mener plutôt au Musée de Cluny (qu’il conserve) et dont les vénérables ceintures de chasteté avaient plus de chance d’intéresser Lotte qu’un profil ministériel.

Le Goffic, armoricain trop modeste, aussi rempli de bonté que de talent, s’intéressa, lui aussi, à Lotte, fraternellement, l’emmenant en Bretagne quand le cafard la travaillait trop dur… Aussi bien, c’était la compagne de voyage rêvée, admirant tout paysage nouveau, insensible à la fatigue, contente de tout. J’ajoute que, d’instinct, elle possédait des délicatesses physiques et morales que bien des donzelles gonflées de prétentions n’apprennent qu’à l’usage. Ce n’est pas elle qui aurait jamais écrit, comme le fit Dora Musi (avant de connaître la gloire au cinéma) : « Mon aimé, quel dommage que tu ne sois pas venu ! Je m’étais justement fait les ongles des pieds… » Lotte s’acquittait de ces soins, sans en parler, même quand elle n’attendait personne.

Pauvre petite déséquilibrée ! Une après-midi de novembre, la pluie faisait rage ; Lotte écrivit fébrilement sur une grande feuille de papier écolier qu’elle posa bien en évidence au milieu de la table de la salle à manger : « Quand il lansquine pareillement, c’est incroyable ce que tout me dégoûte. »

Son porte-plume lui ayant taché d’encre le médius, elle se lava soigneusement les mains, ses jolies mains étroites et longues.

Puis elle appuya contre sa tempe droite le canon d’un petit revolver et se tua, net.

Chargement de la publicité...