← Retour

Souvenirs littéraires... et autres

16px
100%

CHAPITRE IX

L’académicien Frédéric Masson demande qu’on me fusille. — Le compositeur Roze chez Jean Lahor. — Les dîners de Judith Gautier, wagnérienne. — Un frère de Victor Hugo à Charenton. — Liszt chez Mme Erard.

Pendant la guerre, pour avoir confessé que je restais partisan « inchangé » de la musique wagnérienne, j’ai reçu plusieurs lettres où l’on me disait, entre autres douceurs « Si vous aimez Wagner, c’est que vous êtes un sale boche ». Puissamment raisonné ! Alors, si j’aime le thé, je suis un sale Chinois ?

En 1914, l’académicien Frédéric Masson, — on eût dit le colonel Ramollot assez gris pour s’être trompé d’uniforme — réclama patriotiquement, dans l’Echo de Paris, le peloton d’exécution pour tous les wagnériens en général et pour moi en particulier.

J’aurais pardonné cette opinion à l’extravagant collectionneur de bretelles napoléoniennes dont Camille Mauclair — étrange ! étrange ! — a célébré un jour la courtoisie ( ?) si, dans le même article, il n’avait eu le culot de déclarer le rondouillard Noël d’Adam supérieur à… Parsifal ! Ces fétides propos me montèrent au nez et malgré les objurgations d’Henry Simon, son directeur et mon ami, pour qui l’habit vert est « Tabou », j’accrochai au derrière de ce vieux schnock des invectives de choix dont il eut l’imprudence de se montrer marri. Lors, je récidivai, dansant de joie, car le mot de Gavarni reste vrai : « Les marris me font toujours rire ».

En dépit des épitres comminatoires et des articles baveux je continuai de vénérer le titan de Bayreuth dont (en certaines occasions) la musique, aujourd’hui encore « me prend comme une mer ». Et Debussy lui-même n’a pu me guérir complètement de ce qu’il tenait pour une maladie mortelle. Certes, un charme invincible émane des tendresses dont Pelléas enveloppe Mélisande aux longs cheveux ; je le subis, mais il n’efface pas les amours anciennes. Et la volupté aiguë des accords de neuvième dont s’enivrent dangereusement ces enfants aux perversités presque innocentes ne peut abolir, en mon cœur fidèle, le souvenir du cor de Siegfried jetant, à travers le mouvant rempart des flammes magiques l’allègre défi de sa fanfare.

Ce Wagner, m’objectaient des lecteurs assidus, mais ballots, ce Wagner, vous oubliez donc qu’il est Allemand ? Pas le moins du monde. S’il avait pu naître à Paris et l’aigre Saint-Saëns à Leipzig, ça me ravirait. Malheureusement on ne m’a pas consulté…

D’ailleurs je ne pousse pas l’amour du « Tondichter » jusqu’à chérir ses « épigones », pour parler comme les Allemands qui se rappellent leurs études grecques ; il y a, dans nombre de villes germaniques, des chefs d’orchestre et des compositeurs hypowagnériens qui rééditent les formules du maître jusqu’à plus soif ; confections niaisement adroites, auxquelles je préfère n’importe quelle inspiration personnelle de Massenet, voire de Puccini.

Sur ce point, André Cœuroy me donne raison et quand j’ai l’assentiment d’André Cœuroy, je me fiche du reste.

Hélas ! Que j’en ai vu mourir des jeunes drilles, intoxiqués par ce vénéneux génie ! L’un d’eux était le compositeur anglais Roze, fils de la chanteuse Mary Roze dont la carrière fut brillante. Musicien fort instruit (rara avis) il manquait totalement de rosserie (rarissima avis) mais aussi d’invention. A Londres, quelques années avant la guerre, cet homme aimable tint à me jouer le premier acte de sa Jeanne d’Arc, opéra désolant et désolé où tous les personnages pleuraient à l’envi ; rien que dans le prologue, on répandait assez de larmes pour éteindre le bûcher de Rouen qui échauffa le talent poétique de MM. Péguy, François Porché, Schiller, etc.

Bien entendu, il voulut connaître mon avis sur sa production. Après quelques circonlocutions courtoises, poussé à bout par son insistance, je finis par lui dire :

— A quoi bon faire chanter à la Pucelle d’Orléans des mélodies de Gounod sur des harmonies de Tristan ?

Il réfléchit un instant. Puis, avec une bonhomie désarmante, il me demanda :

— I say, Willy, est-ce que vous aimeriez préférablement mieux des mélodies de Tristan sur des harmonies de Gounod ?

Ce brave Roze, pour rendre service à un ami qui projetait d’écrire « une grosse volume » sur Bizet, récoltait avec soin toutes les anecdotes relatives à son musicien favori, surtout les fausses. Je l’entends encore, dans le square frais et verdoyant de Kensington Garden, me conter, avec une candide émotion, qu’avant d’entrer au Conservatoire le futur auteur de Carmen fut examiné par Meifred : tournant le dos au piano l’enfant nomma sans une seule erreur tous les accords frappés par le professeur qui avait soin de les choisir dans les tonalités les plus éloignées…

— Et finalement, concluait l’excellent Roze, professeur Meifred admiratif disait : « Bravo, my boy, vous entrerez un jour dans la Institut ».

Je n’eus pas le courage de détromper mon interlocuteur en lui apprenant que cette manière de dictée musicale est de pratique courante dans les classes de solfège, sans parler de l’enseignement raffiné donné par les Jaques-Dalcroze et les Jean d’Udine, dont les élèves réalisent, en se jouant, de véritables tours de force ; je rappellerai qu’au cours de ses réceptions hebdomadaires, le docteur Cazalis soumettait sa fille à cette bénigne épreuve, chaque fois qu’un visiteur entrait dans le salon de la rue Herran. Il en entrait beaucoup.

(Dans d’autres salons, j’ai vu d’autres enfants des deux sexes, accomplir les mêmes menues prouesses. Si l’Institut devait récompenser de si minces exploits, on devrait agrandir considérablement la bâtisse antique et solennelle qui fait l’ornement du quai Malaquais).

Le précité docteur aimait la musique depuis que Saint-Saëns lui avait emprunté une pincée de pentamètres pour servir d’argument à sa Danse macabre, poème symphonique avec xylophone obligé, suggérant le bruit des squelettes entrechoqués : « Zig, et zig, et zag, la Mort en cadence ».

Il aimait également la poésie (je ne sais s’il aimait la médecine). Sans être aussi crevants que ceux de Léon Dierx… les seuls dont Mendès ne craignait pas de célébrer les discutables splendeurs, certain que nul ne pourrait les lire jusqu’au bout, les vers de Cazalis, signés « Jean Lahor », s’avéraient d’une beauté plutôt soporifique. Il fallait néanmoins feindre de les admirer, sous peine d’encourir les gronderies d’un vieil ami de la maison, qui lavait la tête des frigides trop lents à s’extasier.

Lahor ni son grondeur ne nous rendaient heureux.

Le jour que je l’amenai chez Cazalis, Raymond Roze ne manqua pas de flétrir, dos à la cheminée, l’ineptie du public parisien assez balourd pour n’avoir point compris, en 1872, la musique de l’Arlésienne. Il riait, croyant à une fumisterie, quand je lui disais que la faute incombait au compositeur.

Rien de plus vrai, cependant ! Une partition de scène trop réussie ne s’accommode pas de la demi-perception des auditeurs partagés entre la compréhension du dialogue et l’appréciation du décor musical : il faudrait des cerveaux fortement organisés pour opérer la dissociation nécessaire à l’intelligence du double texte, puis la synthèse permettant de goûter l’accord de ces éléments d’émotion.

— Roze, mon vieux Roze, répétais-je, soyez indulgent aux auditeurs simplistes du Vaudeville, pas fichus de recevoir simultanément dans l’oreille droite les « préciosités » (comme disait Reyer) de la prose d’Alphonse Daudet et, dans l’oreille gauche, les fines trouvailles harmoniques de Bizet. Contempler le Nord de l’œil gauche et le Sud de l’œil droit, ça s’appelle loucher ; la première exécution de l’Arlésienne n’aurait pu réussir que devant des gaillards atteints de strabisme auditif.

— Willy, old chap, vous êtes un phénoménal type, répondait Roze, imperturbable.

Et il continuait à fumer sa pipe courte, bourrée d’un « navy-cut » qui sentait le pain d’épice.

Souvent, il me demandait de le « tuyauter » sur Liszt, auquel il comptait, vaguement, que son ami consacrerait une volume « encore plus grosse » que celle de Bizet.

… Liszt, je l’ai vu, trois ou quatre fois, pas davantage, mais Judith Gautier m’a souvent, très souvent, donné sur lui des détails qu’elle seule connaissait, détails si curieux que je n’ose les reproduire tous — par pudeur.

Bonne Judith, que de confidences elle laissait ruisseler dans son petit appartement de la rue Washington, trop encombré de bibelots pour que la domestique osât le balayer à fond !

Elle vivait là — au no 39, je crois — en compagnie d’un hollandais amorphe, voix de chapon, barbe teintée d’acajou, le gros compositeur ( ?) Benedictus dont on n’entendait jamais une note de musique. Personne ne s’en plaignait.

Chaque dimanche, autour de la table copieusement servie (mortadelle, loukoum, olives noires, ananas, pickles, anchois, sucreries variées), se serraient des dîneurs invités au hasard, je pense, ou qui s’invitaient eux-mêmes, peintres hongrois, boulevardiers anonymes, membres de l’Ambassade de Chine, certains assez décoratifs, d’autres remarquables par leurs décorations plutôt que par leur décorum, nombreux, en tous cas, à indigner Despréaux dont le sybaritisme exigeait que l’on fût à l’aise « assis en un festin ». Parfois, Judith quêtait des renseignements :

— Dites donc, Willy, ce petit gros assis entre Paul Hillemacher et le comte François de Chevilly, qui est-ce donc ?

— C’est la première fois que je vois sa bobine. Si vous interrogiez Benedictus ?

— Mais c’est lui qui me l’envoie demander par la bonne ! Autrement je ne vous en parlerais pas. Ça m’est tellement égal !

Effectivement, tout lui était égal à cette femme de l’Islam, aux beaux yeux noirs inexpressifs, indifférente, indolente, noyée dans le gras fondu…

Sa beauté, dont elle ne s’était jamais occupée beaucoup, les Anciens n’en parlaient qu’avec extase ; sans relâche ils me récitaient le sonnet de Victor Hugo « Judith, nos deux destins sont tout près l’un de l’autre » si fréquemment que j’avais fini par le prendre en grippe.

La mort et la beauté sont deux choses profondes
Qui contiennent tant d’ombre et d’azur, qu’on dirait
Deux sœurs, également terribles et fécondes,
Ayant la même énigme et le même secret.

Le dernier vers de ce premier quatrain, dirait-on pas de l’Henri de Régnier ?

Sur un mode plus badin c’est également à Judith Gautier que s’adressait « le Père » déplorant qu’elle eût refusé son invitation à dîner, pendant le siège de Paris (Noël 1870).

Si vous étiez venue, ô Beauté que j’admire,
Nous aurions fait ensemble un repas sans rival,
J’aurais tué Pégase et je l’aurais fait cuire
Pour que vous dégustiez une aile de cheval.

D’ailleurs, l’hippophagie inspirait particulièrement Olympio s’il faut en juger d’après ce distique anxieux :

Mon dîner me travaille et même me harcèle
J’ai mangé du cheval et je songe… à la selle.

Mais, de toutes ces poésies de circonstance, c’est à peine si l’indifférente Judith se souvenait.

De son talent même — très réel — elle ne se souciait pas plus que du reste, écrivant sans effort des pages de belle tenue qui ne devaient rien aux leçons paternelles, car Théophile Gautier, elle me l’a répété souvent, lui avait donné, en tout et pour tout, ce conseil littéraire : « Ne commence pas deux alinéas de suite par le même mot, c’est laid à l’œil ».

Frantz Jourdain l’accusait de ne pas avoir « la moindre personnalité » ; c’était peut-être vrai, après tout.

A table, somnolente, son chat sur les genoux elle délaissait ses invités, toute à ses trois animaux favoris : une tortue mélancolique, un lézard aux digestions fantaisistes et M. de Clermont-Ganneau, membre de l’Institut, celui que voulait tuer Mme Myriam Harry (orientale vindicative qui salit ses anciens amoureux en bouquins lourdement autobiographiques), pour le punir d’avoir démasqué l’imposture du papa, plus érudit qu’honnête, dont elle était fière, un vieux juif enclin à vendre, en les affirmant très authentiques, des tiares et des manuscrits très chers, mais très faux, fabriqués par lui très habilement.

Ses hôtes enfin partis, Judith Gautier ouvrait son « coffre à trésors » et me montrait des lettres de Richard Wagner, restées inédites, qu’elle aurait pu vendre au poids du radium… « Chère Judith, je me rappelle cette répétition de Rheingold pendant laquelle j’ai gardé ta petite main dans les miennes tout le temps… »

— Vraiment, Judith, tout le temps ?

— Dame, puisqu’il l’a dit, ce devait être vrai.

D’une autre lettre, écrite pendant la composition de Parsifal, « Père né après son fils » j’ai retenu ceci : « Oui, oui, Parsifal va bien, mais ma robe de chambre en brocard d’or ne va pas du tout… » Suivaient d’innombrables détails vestimentaires.

Judith énumérait les antipathies de Wagner : « Il avait horreur de Villiers de l’Isle Adam, entre autres, il affectait de le croire enragé, il grimpait aux arbres pour échapper à ses morsures, bouffonnerie dont le pauvre Villiers s’attristait…

— Est-il vrai qu’il détestait solidement Mendès ?

— Ah ! celui-là, n’en disons rien !

Judith gardait une aversion inguérissable — elle, si bonne — pour ce Catulle qu’elle avait épousé, passant outre à l’intervention paternelle.

Que n’ai-je retenu tout ce qu’elle m’a conté sur Liszt, pianiste hongrois ceinturé d’un sabre, polygame adulé, pécheur repentant entré dans les ordres, Liszt, dont l’étourdissante virtuosité masqua si longtemps un talent auquel, depuis peu (grâce à Ravel, Câlvocoressi et aux jeunes de ce groupe intelligent) on reconnaît d’ingénieuses recherches et d’étonnantes trouvailles.

Malgré son culte pour Wagner, elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il en usait cavalièrement avec l’auteur de la Faust Symphonie.

— Papa, gouaillait-il, ces verrues que tu as sur la figure c’est laid !… Tes femmes aimaient ça, autrefois ?

Liszt souriait, sans répondre.

Un jour, on attendait, pour se mettre à table, le maître en train de composer. Un quart d’heure se passa. Une demi-heure. Cosima Wagner se dépensait en anecdotes, en considérations esthétiques, pour remplacer le gigot qui, sûrement, se racornissait à la cuisine.

Brusquement, Wagner entre, les yeux flamboyants, le visage empourpré, encore tout plein du dieu :

— Papa, je viens de te chiper un motif pour mon Wotan, la, fa, ré, si, ré, ré, mi, fa (5 bémols, of course, ou deux dièzes).

— Je te remercie, Richard. Au moins c’est un thème de moi qui sera sûr de passer à la postérité.

Cela fut dit si spontanément, avec un élan si convaincu, que Wagner, ému soudain, se jeta dans les bras de Liszt. Jolie scène touchante que les Allemands gâtèrent en l’applaudissant à grand fracas, comme au théâtre. Ah ! peuple geschmacklos !

De sa voix monotone, Judith rappelait aussi qu’appelé à l’asile de Charenton, dans l’espoir que sa musique réussirait à calmer certains sujets dangereusement agités, Liszt s’assit au piano, plaqua un accord… Des sonorités affreuses s’échappèrent… Un dément avait méchamment désaccordé l’instrument préparé pour l’illustre visiteur. En un instant, cette cacophonie surexcita jusqu’au délire la foule des aliénés qui se mirent à hurler de joie en dansant autour du virtuose interdit : « Liszt est fou ! Liszt est fou ! »

Un de ceux qui gesticulaient et vociféraient était le frère aîné de Victor Hugo « Eugène, vicomte H… » écrivait le poète, qui tenait à lui donner ce titre auquel il n’avait aucun droit non plus qu’au blason des Hugo de Lorraine, également annexé par ce démocrate ami du panache, descendant, en réalité, de Joseph Hugo, menuisier à Nancy.

… La dernière fois que je vis Liszt, ce fut à la Muette, où Mme Erard donnait en son honneur une grandissime soirée musicale, artistique, mondaine, d’ailleurs encombrée de politiciens qui n’avaient rien à y faire, depuis Jules Simon (gestes bénisseurs, mais sourire madré), jusqu’au duc de Broglie, arborant cet air désagréable que les reportages du Gaulois qualifient « distinction aristocratique ».

On regardait beaucoup un vieux monsieur à figure ravagée, criblé de décorations au point qu’il ne pouvait remuer sans que l’on entendît sur sa poitrine un petit cliquetis d’ordres brinqueballants. Vu cette orgie de crachats étrangers, chacun le croyait un diplomate sud-américain. Le chroniqueur Scholl, les yeux pochés, les bajoues tombantes, regarda, à travers son monocle narquois, l’excessive noirceur du système pileux de l’inconnu qui, vexé, lui dit d’un air rosse :

— Vous ne rajeunissez pas, mon bon ami Aurélien.

— Que voulez-vous, gouailla le vieux Bordelais, nous noircissons, mon pauvre Vitu, nous noircissons.

Atteint douloureusement par ce coup de boutoir, le critique dramatique du Figaro, pour se donner une contenance, effila d’un geste dégagé, mais imprudent, ses moustaches d’ébène qui, aussitôt, mâchurèrent son gant blanc de façon irrémédiable : il y eut des sourires. Le chauve Lamoureux, ravi, cessa de lancer des coups d’œil rageurs à son rival, le chevelu Colonne (prénommé Juda, non Edouard). Et Forain, qui portait toute sa barbe en ce temps-là, mâchonna « Musée de Teinture », ce qui fit rire aux larmes mon copain et collabo — mais oui ! — Gabriel Pierné, blondin, l’air d’un baby.

Pour l’achever, je lui répétai le mot tout frais de Chabrier, sur le compositeur de Mignon, qui, enfoui dans un fauteuil, considérait l’assistance en grimaçant comme s’il avait voulu mordre tout le monde :

— Il y a la bonne musique, il y a la mauvaise musique, et puis il y a la musique d’Ambroise Thomas.

Immédiatement, la définition se mit à courir, comme le furet du Bois-Joli (exquise musique de Bréville) parmi les croque-notes présents qui, tous, s’en délectèrent, depuis cet inoffensif nègre blanc de Francis Thomé, jusqu’au long et solennel Benjamin Godard dont l’immense front romantique semblait sculpté par David d’Angers, mélodiste prolixe, pas méchant homme, mais crevant d’orgueil… Aujourd’hui Reynaldo Hahn cherche à nous convaincre que le sirupeux confectionneur de la Berceuse de Jocelyn regorgeait de génie. Ce toqué sympathique d’Eugène d’Harcourt, déjà, s’y était essayé, sans succès.

Angoissé, je me demandais si tous ces marchands de sons allaient fonctionner ; mais, Dieu merci, trois seulement opérèrent. Ambroise Thomas, Gounod, Liszt, prirent place tour à tour devant le piano à queue (ce n’était pas un Pleyel). J’éprouvai une triple déception.

L’auteur de Mignon accompagna sec, dur, froid, l’inévitable « Elle ne croyait pas… », ténorisé par Talazac avec une telle vigueur que son cou s’enflait comme celui d’un boa avalant des lapins.

Gounod lui succéda sur le tabouret tournant. Théâtral, la tête en arrière, la barbe en avant, les yeux au plafond, il attaqua la ritournelle de « Le soir ramène le silence… » avec un élargissement emphatique, un abus odieux de la pédale, une exagération de sonorité vraiment indécente.

Tous ces défauts, Emile Ollivier, debout dans un coin, les signalait à ses voisins, frétillant d’une verve juvénile qui, chez ce sexagénaire, étonnait ; je le vois encore, nez busqué, menton fort et tête de romain, il ne tarissait pas :

— Quel cabotinage ! Ses poses extatiques, il les répète devant son armoire à glace. Vous allez voir, au contraire, la noble simplicité de Liszt, si éloigné de ce répugnant battage mystique…

Et, tant que le chantre de Faust se fit entendre, l’ancien commissaire de la République de 48 devenu ministre de Napoléon III le déchiqueta — d’un cœur léger.

Enfin, Liszt s’avança, large et mince bouche en fente de tirelire dans une face osseuse, glabre, qu’encadraient, pareils à des planchettes de bois, deux paquets de cheveux plats obstinément rigides. Le comte de Franqueville, grand maître des cérémonies, annonça : « Le maître, mesdames et messieurs, va improviser une csarda ».

D’abord ses longs doigts décharnés errèrent sur les touches comme au hasard, hésitants, on eût dit découragés. Peu à peu, cependant, un thème se précisa, une plainte en sol mineur, relevée d’une altération plutôt prévue de la sensible. Et puis, de grands accords, s’envolèrent. Et puis des arpèges coururent sur le clavier, beaucoup d’arpèges, des bottes d’arpèges. Et puis ce fut tout.

Emile Ollivier, pantelant d’enthousiasme, les yeux fulgurants derrière ses verres de lunettes larges comme des soucoupes, donna le signal des applaudissements qui éclatèrent, si violents, si prolongés, que les pendeloques du lustre s’entrechoquaient.

Puis, désireux d’aérer son exaltation, il sortit brusquement dans le Parc de la Muette qu’il arpenta, silencieux, à longues enjambées, oubliant pour quelques minutes le mot malheureux qui avait écrasé définitivement sa fortune politique, le mot qui… n’oublions pas la chimie littéraire de Bergson… le mot qui semblable à la particule solide tombant dans une solution sursaturée, cristallisa ce que vingt ans d’Empire avaient soulevé de haines et de colères. (Je m’excuse de citer de mémoire).

Tout remué par cette soirée musicale, je réintégrai sagement la maison paternelle pour me coucher dans mon lit virginal, mais, les nerfs en émoi, il me fut impossible de fermer l’œil.

Bah ! comme le disait Fauchois après avoir subi l’Autre Nuit du fâcheux Arnyvelde :

— Une mauvaise nuit est bien vite passée.

Chargement de la publicité...