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Souvenirs littéraires... et autres

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CHAPITRE X

Raoul Gunsbourg. — Son portrait par Jules Lemaître. — Il me réconcilie avec Massenet.

Peu d’hommes ont soulevé autant de discussions, suscité autant de colères, et aucun, cependant, ne traversa la vie au milieu d’un plus brillant cortège d’inaltérables dévouements. Son existence est une perpétuelle légende à laquelle chaque jour ajoute un paragraphe, chaque mois un chapitre, chaque année un volume. On le déteste ou on l’aime, et souvent on éprouve à son sujet les deux sentiments à la fois. Telles des boutades dont fourmille sa conversation pittoresque semblent falotes tout d’abord, qui, à la réflexion, apparaissent pleines d’un profond bon sens, frappées au coin d’une observation sagace et précise…

Ces 15 lignes, ne les trouvez-vous pas d’un style plus ferme que le reste de mon volume ? Cela tient probablement à ce qu’elles sont de Jules Lemaître, auteur d’une étude « saisissante » consacrée à Gunsbourg « l’insaisissable », que j’ai retrouvée chez un fruitier de la Condamine, où elle enveloppait une poignée de gousses d’ail.

Ce sauvé des aulx est le souverain artistique d’une principauté enclose dans les Alpes-Maritimes, plus célèbre qu’étendue, car elle mesure tout juste un kilomètre carré et demi de superficie et compte 22.956 habitants et demi (le demi, c’est un cul-de-jatte).

Dans une ville qu’en bonne justice on devrait nommer « Monte Gunsbourgo », ce diable d’homme, comme l’appelait le bon gros Francisque Sarcey éberlué, ce diable d’homme déploie une activité qui déconcerte : levé à 7 heures du matin (horreur !) il fait répéter jusqu’à midi chanteurs et instrumentistes de tout sexe et de tout pays : français, italiens, russes, anglais, patagons, il répand sur tous une averse d’indications tumultueusement polyglottes, car ce Roumain parisianisé parle toutes les langues connues, y compris le monégasque.

Midi sonne. Gunsbourg oublie de déjeuner, s’engouffre en coup de vent dans l’atelier des décorateurs, chambarde leurs travaux, étouffe les protestations sous une avalanche de bons mots, réclame des projecteurs supplémentaires, rend fous deux ou trois électriciens, s’enferme pour composer une scène de son opéra en train (en train express), dicte douze lettres, lance vingt-quatre télégrammes, surveille minutieusement la représentation du soir, invite à souper, dans la grande salle de l’Hôtel de Paris, quarante personnes qu’il gave de détails succulents sur la cour de Russie et de caviar, également russe, également succulent. Enfin, il se couche, à 4 heures du matin. Et le lendemain, il recommence. Quand je le vois s’agiter de la sorte, sans s’accorder une minute de repos, je sue à grosses gouttes.

Les médisants prétendent qu’il trouve encore le temps de se mettre en frais de coquetterie pour certaines artistes (pas les plus laides, bien sûr) ; lorsque cet infatigable faisait répéter Ivan le Terrible, ils chuchotaient, avec des clins d’œil renseignés que, dans son cabinet directorial… bref, ils l’appelaient « Divan-le-Terrible », ce qui divertissait prodigieusement l’intéressé, car il possède une bonne humeur inoxydable.

Grâce à elle, il est toujours sorti sans encombre des discussions embrouillées, inextricables pour tout autre que lui, réellement impossibles à éviter quand des susceptibilités d’artiste et des vanités d’interprètes sont en jeu.

Je me souviens d’une jolie « fille du Rhin » dont le grasseyement parisien me mettait en joie quand elle chantait « Albeuric » ; elle se plaignait amèrement d’être étouffée par la ceinture dans laquelle la bouclaient les machinistes pour la balancer autour du roc où scintille l’or inviolé (fanfare en ut majeur).

— Ça n’a rien à faire, m’sieur Gunsbourg, j’en ai marre, ce machin me serre si tellement que j’ai les flancs tout bleus.

— Hé bien, quoi, ma petite ? Les flancs bleus sur la côte d’Azur, tu es dans la note.

Désarmée, la parigotte déclara : « Ce rigolo-là, il est vraiment à la coule ». Elle disait vrai.

Il est assez « à la coule » pour rire des ingratitudes que sa bonté suscite, pour ne pas s’indigner quand un m’as-tu-lu, gorgé de ses bienfaits, parcourt les cafés en répétant aux joueurs de jacquet incrédules : « Rien d’étonnant à ce que les pièces de Gunsbourg réussissent, c’est moi qui les écris… »

Sa charité sait trouver des truc ingénieux. Saint Vincent de Paul vaudevilliste ! L’an dernier, au cours d’une conversation avec un antique gendelettres parisien, plus riche de souvenirs que de pécune, il lui dit, sur les terrasses de Monte-Carlo :

— Le surnom « Tanagra-double » date de 30 ans. Votre ami Willy en affubla, dans l’Echo de Paris, Sybil Sanderson qui venait de créer la Thaïs de Saint-Saëns.

— Vous voulez dire « de Massenet », cher maître !

— Du tout, c’est bien de Saint-Saëns. Protestez tant que vous voudrez, je suis sûr de ce que je dis.

— Mais…

— Je vous parie vingt-cinq louis contre cent sous que l’œuvre est de lui.

— Tenu !

Le vieux journaleux retrouve ses jambes de vingt ans pour courir à la Bibliothèque, consulter la partition de Thaïs sur laquelle s’étale, bien entendu, le nom de Massenet et la rapporte triomphalement à Gunsbourg, qui se mord les lèvres pour ne pas pouffer.

Le pari immédiatement réglé, l’heureux gagnant s’en va, lesté d’un billet de cinq cents francs, conter à tout venant son aubaine, et il ajoute : « Tout de même, j’aurais cru le Patron plus au courant que ça de la musique contemporaine… »

Je tiens l’anecdote de Massenet qui la narrait souvent, agité, ressemblant à la caricature tracée par Léon Daudet qui lui en veut toujours d’avoir piteusement emmusiqué Sapho « la mine au vent, l’air inquiet, les cheveux plats rejetés en arrière, les mains dans les poches de son veston, mâchonnant toujours quelque chose qui finissait en compliment excessif… »

Une dame qui avait le visage triangulaire et semblait, en 1900, au dire de la portraitiste Gabrielle Réval, « une adolescente plutôt qu’une jeune femme » bien qu’elle fût mariée depuis sept ans, a écrit de moi, pour blâmer ma mélomanie : « Il aime la musique comme une femme ».

Cette phrase est exacte, à condition de regarder « une femme » non comme un nominatif, mais comme un accusatif. Justement parce que je l’aimais, je bataillais — in illo tempore — contre l’engouement dont bénéficiait le truqueur de Thaïs, j’enrageais de voir César Franck s’user à donner des leçons de piano, tandis que la moindre mélodie de Massenet, éditée chez Heugel, lui rapportait autant de revenus qu’une ferme en Beauce. Et j’avais toujours réussi, quoique fréquentant plusieurs salons où l’on fêtait ce producteur trop heureux, à ne pas lui être présenté. Un soir cependant…

La rencontre eut lieu au Palais de Monaco où le Prince Albert avait invité la presse parisienne, à l’occasion de Don Quichotte que ce grand diable de Chaliapine venait de créer superbement, admiré de toutes les actrices présentes, depuis la haute et belle Paule Andral, jusqu’à la minuscule et affriolante brunette[8] qui scandalisa l’Hôtel de Paris en se crêpant le chignon avec sa cousine pour la possession d’un garçon d’ascenseur, struggle for lift.

[8] Elle a, aujourd’hui, deux filles mariées, dont les corrects époux n’apprendraient pas sans embêtement les frasques de leur belle-mère. Qu’elle compte sur ma discrétion. Paix à ses gendres !

Je ne me défiais de rien. Avec la soudaineté d’un cataclysme, Gunsbourg me précipita dans les bras de Massenet qui s’écria, avec un enthousiasme admirablement joué :

— Enfin ! depuis le temps que je désirais vous connaître ! Quelqu’un qui va être encore plus heureux que moi, c’est Lucy Arbell.

J’aurais préféré ne pas la voir, car, en bonne justice, cette Dulcinée caverneuse ne pouvait m’être très reconnaissante d’avoir écrit dans l’Echo de Paris : « On dirait qu’elle chante dans un verre de lampe ». Mais le moyen de résister ! Le compositeur et Gunsbourg me charrièrent vers le canapé où chacun portait à la triomphatrice sa gerbe d’éloges ; Massenet s’écria, non sans emphase :

— Chère amie, je vous présente le critique musical le plus érudit, le plus impartial, le plus…

Il y eut un froid. Plusieurs anges passèrent. Lucy Arbell me regardait profondément. Enfin elle me tendit la main, disant avec une simplicité assez touchante :

— Monsieur, vos articles m’ont fait quelquefois pleurer.

— Pleurer ? (intervint Massenet, gesticulant). Pleurer ! Ces larmes, mon cher Willy, sont un juste hommage rendu à votre prose toujours émouvante…

Devant cette prestesse rusée, l’actrice haussa légèrement les épaules et ne put s’empêcher de rire. J’en fis autant. Et Gunsbourg, avec un clin d’œil gamin à mon adresse, s’esclaffa plus fort que nous deux.

La réception terminée je m’en fus, tout seul avec mes pensées, regarder sur la Méditerranée aux brisures sans nombre les coulées d’argent que versait la lune. Raoul vint me rejoindre et me dit en riant :

— Il y avait longtemps que je voulais vous réunir, vous et Massenet. Vous êtes tellement faits l’un pour l’autre !

Je ne trouvai rien à répondre et je remontai, tout pensif à travers ces jardins de féerie où la luciole étincelle, où le rossignol s’égosille, paysages irréels, faits, dirait-on, pour illustrer l’Evangile de l’Enfance du Sauveur dont je pense que l’amusant latin mignard doit agacer Paul Cazin, père de Décadi et fervent de la Vulgate : Jesus per sylvam ibat oblectatus cicendularum luce atque lusciniolarum cantu

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