Souvenirs littéraires... et autres
CHAPITRE V
Le journal “Lutèce”. — Albert Delpit pleure dans les bras de ma cousine et fait pipi dans son pantalon. — Le pauvre Paul Alexis.
En ce temps-là, je logeais mes élucubrations hebdomadaires et rossardes dans une petite feuille du quartier latin Lutèce, dont Ernest Raynaud (qui était alors commissaire de police), a écrit l’histoire avec une verveuse exactitude. A côté de mes fumisteries brillait la poésie apportée par Verlaine, Moréas, Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Gustave Kahn, toute une bande d’écrivains suspects à la bourgeoisie bien pensante.
Malgré cette collaboration étincelante, la renommée de Lutèce ne passait guère les ponts. Cependant, sur la rive droite, je comptais deux lecteurs, deux lecteurs assidus qui suivaient mes articles comme, à l’époque des vendanges, les gamins suivent les voitures chargées de raisins, espérant en chiper quelques grappes.
C’étaient deux hommes de théâtre, qui s’annexaient nombre de mes facéties et les enchâssaient dans leurs revues en les déclarant avec amabilité « impayables » ce qui les dispensa toujours de me les payer.
Un jour, Sarcey reconnut, dans une de leurs pièces, deux ou trois douzaines de mes « trouvailles » — c’est le mot qu’il employa — et les signala. A dater de ce jour, le normalien d’Adrien Hébrard me devint sacré.
Il me prit en amitié. Jamais il ne se formalisa des blagues chatnoiresques dont je lardais son abdomen — j’étais mince, alors (« sottile, sottile », chante le Falstaff de Verdi). Toujours, dans le Temps et le Matin, il traita ce qu’il appelait mes « fantaisies outrancières » avec une indulgence amusée, même quand il ne les comprenait pas. Est-ce à dire que je le tenais pour un artiste ? Point du tout. Il confectionnait ses articles au galop « sans prendre la peine de vérifier son impression fugace, sans s’astreindre à aucune réflexion » a noté Charles Maurras ; sans jamais retoucher ce que lui dictait sa Muse, incontestablement « pedestris », il écrivait (traduisons librement), « comme un pied ».
Mais ses anecdotes m’amusaient, celles, surtout, qui remontaient à 1871. C’était le temps où, pour purifier la France des hontes de l’Empire, la jeune République du 4 Septembre rêvait de tout moraliser jusqu’aux cafés-concerts.
Touché de la grâce, comme les autres, le Casino-Cadet, pince-cœur sans envergure, résolut, lui aussi, de se régénérer. Il en avait besoin. Dispensez-moi de décrire sa galerie circulaire dite « Allée de la Grande-Armée », vu les « vieilles gardes » qui s’y pressaient…
Mandé en toute hâte pour prononcer une conférence moralisatrice, Sarcey accourut dans ce local bizarre et se trouva en présence de trois demoiselles mafflues, d’allure pauvre mais déshonnête, qui, sans soupçonner les transformations salvatrices rêvées par la Direction, attendaient impatiemment l’ouverture du bal. En apercevant le nouveau venu, la plus dodue des trois grasses s’écria :
— Chouette ! C’est toi le nouveau chef d’orchestre, mon gros père ? On va rigoler !
On ne rigola pas, mais Sarcey refusa de prendre la parole et le Casino-Cadet renonça, du coup, à se régénérer.
Un autre levier du relèvement social, plus convaincu encore, était Albert Delpit, penseur truffé de bonnes intentions, cœur droit et esprit faux. Comme il écrivait mal, ce don Quichotte à la Manque, figure longue, allongée encore par une barbiche rouge ! Après je ne sais quelle discussion avec Alphonse Daudet, il lui envoya un ami porteur de ce mot : « J’ai la plus vive admiration pour votre talent, mais non pour votre caractère ». Le père du fougueux polémiste de l’Action Française sourit et répondit au commissionnaire, de sa voix musicale : « Dites-lui que moi, c’est tout le contraire ».
Delpit qui se croyait du génie parce que la « Bévue » des Deux Mondes accueillait son Fils de Coralie et autres mignardises du même tonneau, Delpit faillit en trépasser de rage.
Avant d’atteindre l’âge de raison, Delpit s’était pris de passion pour une charmante fillette, ma cousine Blanche L… (aujourd’hui grand’mère) à laquelle, avec l’entêtement inflexible des enfants, il s’obstinait à redemander, toutes les fois qu’il la rencontrait, l’histoire, toujours la même, du Petit Chaperon Rouge. Et chaque édition de l’inamovible récit arrachait régulièrement au trop sensible gamin des torrents de pleurs.
Un jour, lasse d’être mouillée, la jeune narratrice s’avisa de modifier le dénouement de Perrault — comme firent depuis Gounod et Bruneau mariant, vers minuit, leurs héroïnes de Mireille et du Rêve dont la mort chagrinait les abonnés de l’Opéra-Comique. Auréolée d’optimisme, elle conta :
« … Le loup allait s’élancer sur le Petit Chaperon Rouge, quand, heureusement, un chasseur survint qui tua la bête féroce ; la mignonne enfant fut sauvée. »
Mais le moutard tenait à son désespoir chronique ; rituellement, il éclata en sanglots et s’écria, ruisselant de larmes : « Non, Blanche, tu t’as trompée, y avait pas de chasseurs et le méchant loup a mangé le pauvre Petit Chaperon Rouge… Hu ! hu ! hu !… »
Pendant toute son existence, Delpit écrivit sans relâche et la postérité ne connaîtra de lui ni une ligne de prose, ni un vers, ni un trait d’esprit. Si, pourtant, il prononça un mot drôle à l’âge de trois ans. Aux Tuileries, un accident lui était arrivé, un accident déplorable. Et comme sa gouvernante anglaise l’emmenait, réprobatrice, passant au milieu des nourrices et des bonnes d’enfants, le pauvre Albert, déjà soucieux de l’opinion publique, murmura d’une voix angoissée, sans oser lever la tête : « Miss, est-ce que le monde a l’air de savoir que j’ai eu un malheur dans mon pantalon ? »
Bien entendu, Albert Delpit fut, lui aussi, piqué de la tarentule conférencière. Romancier miteux, il tint à prouver que, chez lui, l’écrivain l’emportait encore sur l’orateur. Il y réussit…
Du moins, il possédait une qualité : le courage. Il mettait l’épée à la main pour une discussion de jeu, pour un heurt maladroit, « pour un louis ou pour un gnon », eût dit Maugis.
Est-il besoin d’ajouter que ce malchanceux maniait l’épée aussi médiocrement que la plume ? Et les armes à feu aussi médiocrement que les armes blanches ?
Lors de son inoffensive rencontre au pistolet avec Paul Alexis, tout le monde s’amusa de la gaucherie des duellistes, sauf les quatre témoins qui appréhendaient de recevoir les balles tirées par leurs empotés de clients.
Infortuné Delpit, gouaillaient les boulevardiers : raté du théâtre, raté du roman, raté même par Paul Alexis !
A propos de ce zoliste, justement oublié, le couple Deffoux-Zavie, qui connaît le groupe de Medan comme son Pater (mieux, peut-être) m’a conté que le somnolent naturaliste vit, un vilain matin, deux policiers bourrus pénétrer dans son logis de la rue des Apennins « une chambrette tapissée de bleu comme celle d’une rosière », précisait le narrateur, presque attendri.
— Vous êtes bien le sieur Paul Alexis ?
— Parfaitement.
— Enfin, nous vous tenons ! Vous êtes condamné à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée ; suivez-nous !
Anéanti, le pauvre diable fut conduit au commissariat, puis au Dépôt, puis au Cherche-Midi, menottes aux poignets. Il fallut douze jours et vingt-quatre interrogatoires pour convaincre l’autorité que le médiocre chroniqueur du Cri du Peuple n’avait rien de commun avec son homonyme, lieutenant des « Vengeurs de la Mort », recherché depuis l’écrasement de la Commune.
Toutes les fois qu’Alexis dit « Trublot » narrait cette mésaventure, et il la narrait souvent, il ne manquait pas d’ajouter :
— Ce qui m’a le plus dégoûté, c’est qu’en me relâchant ces cochons m’ont dit : « Tâchez moyen qu’on ne vous y reprenne plus ».