Souvenirs littéraires... et autres
CHAPITRE VI
Chabrier juge Massenet. — Mlle Madeleine de Swarte me juge dans les “Fourberies de Papa”. — Gounod juge Gustave Charpentier. — Le tragédien Silvain, navigateur et tireur à cinq. — Armand Silvestre et ses maîtresses. — Le génie de Wagner et les ridicules de Bayreuth. — “Claudine s’en va.” — Mlle Polaire et “Siegfried”. — La chemise d’un sociétaire et M. Raymond Roussel.
C’est en écrivant à Lutèce que je fis la connaissance de Sarcey ; celle, aussi, d’un compositeur dont les gens même qui craignaient la musique appréciaient certaines amusettes mélodico-zoologiques, canards qui se dandinent, gros dindons ébouriffés d’orgueil, petits cochons roses dont la ballade recèle une modulation amenée cocassement, la queue en vrille, toute une basse-cour en liesse que ne font pas oublier les récents Bestiaires, plus raffinés, de Poulenc, dans lesquels, ainsi que dans les Histoires naturelles de Ravel, le talent abonde.
Ces sujets convenaient à Chabrier, et aussi les Propos de buveurs que devait lui forger Richepin, d’après Rabelais.
Malheureusement, au lieu d’obéir à la bonne Loi naturelle, il se laissa manœuvrer par Catulle Mendès ; les conseils de ce littérateur wagnérien, ou se croyant tel, le poussèrent à barboter dans le plus artificiel lyrisme et, sous prétexte qu’il admirait les drames bayreuthiens, à forcer son talent pour peiner sur une Gwendoline que, sans être un lourdaud, il ne pouvait faire avec grâce, du moins avec unité, car les contradictions y fourmillent et les neuvièmes et les romances et toutes les antithèses lucidement signalées par Emile Cottinet : « paroxysme et langueur, extrême raffinement et presque vulgarité ». (Ce « presque » est délicieusement aimable).
Cette machine tetralogico-scandinave, où il perdit le meilleur de ses qualités, c’est elle qui me rapprocha du compositeur.
On exécutait au Cirque d’Eté le Prélude du deux de Gwendoline ; il y a 40 ans de cela et je me souviens du concert, comme s’il avait eu lieu la semaine dernière ; Van Dyck ténorisa les Adieux de Lohengrin ; la pianiste Silberberg pleyela un concerto de Tschaïkowsky plutôt vaseux (puisse M. Stravinsky me pardonner ce blasphème) ; enfin Lamoureux dirigea, avec une sécheresse brillante, la page de Chabrier ; elle me fascina. Naïvement, je le proclamai dans mon compte-rendu, indigné contre un confrère — Kerst, je crois — qui, jugeant l’œuvre luxuriante à l’excès, reprochait au compositeur de « mettre trop de choses dans chaque mesure ». Soulevé d’une juvénile indignation je ricanais : « Dirait-on pas Ali-Baba écœuré par l’abondance des richesses amoncelées dans la caverne et qui ronchonnerait : « Trop de perles, trop de diamants ! ».
Joie inespérée ! Je reçus un billet désinvolte de Chabrier félicitant « le brave petit confrère de Lutèce » de ne pas se plaindre « que la mariée soit trop belle » et le remerciant de « cogner sur les Ali… Gaga ! »
Quelques jours après, je rencontrai mon indulgent correspondant à l’Opéra où sévissait la première du Cid ; précautionneusement, ne sachant s’il goûtait cette massenetterie, « enduite d’onguent mystique » a justement noté René Brancour, j’eus soin de ne parler à Chabrier que des interprètes, le beau Rodrigue de Rezské, l’émouvante Chimène Devriez, l’infante Bosmann qui ravissait les abonnés avec un Alleluia d’opérette et, éblouissante dans ses danses espagnoles, Rosita Mauri dont je fiançai le nom à celui de mon interlocuteur dans un quatrain latino-fumiste qui amusa mes lecteurs du Quartier Latin. En ce temps-là (1885), ils n’étaient pas difficiles :
La franchise de Chabrier ne me laissa pas ignorer ce qu’il pensait de cette partition, l’une des moins réussies de Massenet :
— Mon bonhomme, me dit-il, c’est de la sous-merde.
Cette parole définitive me donna le goût de la critique musicale.
Dans les Fourberies de Papa, où sa piété filiale me met en scène, considérablement embelli, Mlle Madeleine de Swarte invente une très curieuse profession de foi du « six » Georges Auric, au cours de laquelle il est question de Gounod, remis à la mode par les novateurs du dernier Dancing, les polytonaux désireux de dépasser les audaces d’Albéric Magnard qui, au dernier acte de Mercœur, partition d’un noble embêtement, faisait chanter des voix en si-majeur sur un accompagnement d’orchestre en mi-bémol.
Ce passage tout pétillant d’esprit s’intéresse surtout à la « Gounodyssée », histoire touchante et ridicule du séjour que fit à l’étranger, en temps de guerre, le musicien de Faust, retenu loin de sa patrie par une Circé anglaise, à laquelle il adressait des strophes enamourées mais vaseuses :
Pauvre Gounod sentimental et sensuel ! Jamais artiste d’esprit faible et de chair forte ne fut plus habilement chambré ! Longtemps, le plus longtemps possible, Georgina Weldon, secondée à merveille par son businessman de mari, employa tous les moyens imaginables, tous, sans exception, pour garder le Maître français chez elle, en Angleterre, pendant qu’il composait Polyeucte, dont elle se voyait déjà l’interprète.
La famille du Disparu se désolait. Les semaines se passaient, les mois…
A la fin, des amis dévoués franchirent le détroit, bousculèrent les obstacles accumulés et emmenèrent de vive force, pour le reconduire chez les siens, le séquestré par persuasion.
Aussitôt libéré, Gounod, avec cette merveilleuse inconscience d’enfant qu’il conserva toute sa vie, manifesta du soulagement, de l’allégresse même, mais point de remords. Et comme ses sauveteurs, avec des hésitations trop compréhensibles, discutaient sur la meilleure façon dont devait s’effectuer le retour de l’Enfant Prodigue, il s’écria, resplendissant d’optimisme :
— Ne vous faites donc pas d’inutiles soucis, mes amis, ma chère femme sait bien qu’à travers cette absurde aventure j’ai su lui garder un cœur inaltérablement fidèle !
Il le croyait. Il le croyait presque. Et les autres, abasourdis par ce « distinguo », ne trouvèrent pas un mot à répondre.
Sa rentrée au bercail n’eut rien de banal. Très émue au penser de revoir celui dont l’absence s’était si indécemment prolongée, Mme Gounod, dans son petit boudoir mélancolique, relisait la fable des « Deux Pigeons », rêveuse… Ah ! quand elle va le voir apparaître repentant, traînant l’aile et tirant le pié…
Du bruit, au dehors ; elle tressaille ; la porte s’ouvre toute grande, le voyageur entre, gai, rieur, ses grands yeux clairs illuminés de joie. Devant elle, qui joint ses mains tremblantes, il se campe fièrement et sa voix claironne :
— Ma chère amie, je te rapporte un torse qui n’a rien à se reprocher !
Assurément, les rigoristes peuvent trouver là quelque chose à reprendre ; ce caractère, d’une complexité déroutante, faute d’en avoir étudié les nuances d’assez près, des observateurs simplistes, souvent, ont incriminé sa bonne foi. Erreur de gens tout d’une pièce. Gounod changeait d’opinion plus vite que le commun des mortels, voilà tout.
En 1893, au Châtelet, Colonne dirigeait La vie du Poète, symphonie-drame résolument montmartroise de Gustave Charpentier. Installé dans une première loge, avec Guillaume Dubufe, Gounod donnait à voix haute des appréciations dont, placé aux fauteuils de balcon, juste au-dessous de lui, je ne perdais pas un mot. Au moment où, perçant les fanfares canailles du Moulin de la Galette, on entendit les cris de femme pâmée exigés par l’auteur, le maître proféra, sourcils froncés : « C’est ignoble ! » Une minute après, pas même, ravi par la courbe séduisante d’une phrase confiée aux violoncelles, il s’écria, plein de la même vigueur : « C’est splendide ! »
Manque de conviction ? Pas du tout ! Des convictions, il en avait à revendre, des convictions qui, je le répète, se succédaient avec une rapidité essoufflante. Ecoutez plutôt…
… Pendant qu’un journaliste commence à l’interviewer, on annonce « Mme de Granval », dont le nom arrache à Gounod une sourde exclamation agacée. Elle entre, un peu intimidée, son rouleau de musique à la main :
— Maître, c’est ma dernière œuvre. Ode mystique, ce que j’ai fait de moins mauvais. Si j’osais vous la soumettre…
— Voyons ça.
Il s’assied au piano, joue le prélude de l’Ode mystique, chante l’Ode mystique, loue l’Ode mystique.
— C’est bien, c’est très bien, c’est même sublime…
— « Sublime ! » Est-il possible, maître ?
— Oh ! je voudrais avoir écrit ça ! Cette progression est d’un émouvant ! Voyez, j’en pleure, mon enfant…
En effet, il pleure. L’enfant (55 ans), pleure aussi. Ils s’embrassent. Extasiée, elle sort, la tête dans les nuages.
La porte à peine refermée sur la triomphatrice, Gounod, essuyant ses cils encore emperlés de larmes, dit au reporter :
— Hein, mon petit, quelle raseuse !
Ce spontané aux impressions cabriolantes devait être, pour la calculatrice Weldon, une proie facile.
… Pouah ! Cette insulaire aux joues de bifteck cru, son accent cockney aurait suffi à m’en dégoûter, car la prononciation de Mary Garden, auprès de celle-là, eût paru d’une pureté tourangelle.[5] D’ailleurs, Mar-Nielka est la seule Anglaise qui interprète le répertoire français sans accent étranger. (Réclame non payée).
[5] J’aime encore mieux l’accent des norvégiens qui prononcent leur sk comme notre ch. Cette particularité m’est connue depuis le jour que j’entendis à St-Moritz un aimable jeune homme de Christiania dire à Suzanne de Calhas :
— Demain, j’aimerais skier avec vous.
Peu après la guerre de 1870, lorsque Georgina Weldon chanta l’oratorio biblique de Gounod, Gallia, elle faillit compromettre le succès de la Lamentation (rosalie sur batteries à douze-huit) en clamant « Djériousélem ! Djériousélem ! Reviens vers le Saeigneur ! ». C’était d’un comique navrant.
Je me rappelle une autre chanteuse britannique de moindre talent mais affligée d’un accent plus saugrenu encore, la première femme du tragédien Silvain. Longtemps avant que le glorieux sociétaire du Théâtre Français songeât à épouser la belle Louise Hartmann, l’anglaise voulut bien me régaler d’une romance sucrée, alors en vogue, cuisinée par la baronne Willy de Rothschild. O lord ! Je me mordais la langue pour ne pas rire, tandis qu’elle psalmodiait :
Son morceau terminé, la dame me fit part de cette observation judicieuse :
« N’est-ce pas une curieuse chaose, en vérité ? Quand je parle français, j’ai encore une petite accent étrangère, mais quand je chante, plous du tout ».
Excellent Silvain ! Aujourd’hui grave, grave, presque burgrave, il n’abandonne jamais son allure majestueuse ni son ton verni de majesté ; sur les registres des églises, aux mariages huppés comme aux enterrements chics, il fait suivre sa signature de la mention vénérable : « Doyen du Théâtre Français ».
Et il poussa un gros soupir lorsqu’il apprit le jour des obsèques de Paul Adam, que l’irrévérencieux Dranem, en apposant son nom sur la même page, s’était permis d’ajouter : « Doyen de l’Eldorado ». Le respect s’en va…
Ils devraient bien songer à « faire la retraite » lui et cet autre vieux Silvain barytonnant qui encombre l’Opéra depuis si longtemps sous le pseudo : Delmas.
Mais, à l’époque dont je parle, un aimable bohémianisme enjolivait son existence ; il prenait des absinthes (sans sucre), dont un vieil officier de l’armée d’Afrique eût admiré le tassement ; il jouait au baccarat jusqu’à ce que l’aurore — aux doigts gris — montrât son nez aux fenêtres de la salle de jeu ; il recevait la visite d’huissiers « parlant à sa personne » ; bref, il ne possédait pas encore la respectabilité qui, aujourd’hui, l’auréole.
Et pourtant, dans le courant de la vie quotidienne, déjà cet écervelé folâtre s’affirmait parfois tragédien, j’allais dire tragique.
Au Cercle de la Presse, la Veine, ce soir-là, refusait de favoriser l’artiste, trop aimé des femmes pour avoir beau jeu. Le hideux Albert Wolff était en banque et passait, passait, plus que ne passeront, n’en déplaise à la Marquise, Racine et le café. Rasé comme un ponton, Silvain tira de la poche où elles se cachaient ses deux dernières thunes, les jeta sur le tapis vert avec une amère désinvolture, prit la main.
— Cartes ? proposa l’eunuque du Figaro.
— Voui.
Silence d’angoisse. On aurait entendu voler un nouveau riche (il y en a eu toujours). Au joueur infortuné, qui avait 5, le banquier envoya, sans pitié, un autre 5.
Alors, un rugissement sortit du sein de l’acteur ; il empoigna d’une main frémissante ses cheveux en sueur et s’écria, très Boulevard-du-Crime :
— Malédiction ! Je suis damné !
Vive sensation. Je m’enfonçais mon mouchoir dans la bouche pour ne pas pouffer ; un hideux sourire voltigea sur les traits du boche Albert Wolff, et les valets de pied eux-mêmes se tordirent.
… En ce temps-là, Silvain incarnait Mathan dans Athalie, panne classicobiblique qu’il enlevait tambour-mathan, sans négliger pour si peu ses occupations d’oiseleur subtil et de pisciculteur consommé, non plus que ses fonctions de mécanicien sur le petit vapeur qui portait sa célébrité d’amiral d’eau douce de Mantes à Nogent.
Un de ses plus assidus commensaux, Armand Silvestre, l’a noté sans rancune : « Il n’est aucun de nous, les poètes ses amis, qu’il n’ait tenté de noyer dans la Seine ».
Si ce tragédien naufrageur s’avérait, pour les porte-lyre qui fréquentaient sa maison de campagne, un redoutable metteur en Seine, il ne me jugea digne, moi, infime prosateur, que d’une immersion dans un affluent de son fleuve favori, plongeon effectué à l’aide d’un simple bateau à rames.
Date inoubliable ! C’est la veille de la première du Prince d’Aurec que ce moderne Carrier s’efforça de me rayer du nombre des vivants. « Je rame comme personne », assurait-il. Comme personne, effectivement. En quelques coups d’aviron, son canot avait la quille en l’air et moi la tête en bas, dans la Marne. On me repêcha ; on m’affubla, pendant que mes vêtements séchaient, d’une jupe et d’un corsage appartenant à la compagne (peut-être morganatique) de Silvain, la chanteuse anglaise qui sopranisait : « Si vous havez rien à me daïre ». Encarnavalé de la sorte, je promenai mes rêveries sur le bord de la rivière qui avait failli m’engloutir…
Un chuchotement de voix étouffées mit mon songe en fuite ; redescendu sur terre je m’aperçus soudain qu’une foule curieuse se pressait autour de moi, une foule d’indigènes en train de contempler avidement cette femme à barbe dont la vue ne coûtait rien. Effrayé par ce succès inattendu, je me réfugiai dans la villa de Silvain avec une hâte qui jeta ses habitants dans la jubilation. Armand Silvestre, surtout, torchonnait vigoureusement ses yeux de topaze brûlée d’où coulaient des larmes heureuses.
Pourtant, il était d’un caractère plutôt grognon, cet auteur gai ! Je me le rappelle renfrogné — un trop petit nez au retroussis populacier dans une face bourrue salie par une barbe en désordre — geignard, jaloux du succès de ses confrères, et surtout blessé au vif, inguérissablement, par le renom de « rigolo » que lui assuraient, parmi les voyageurs de commerce, les gaillardises dont il emplissait le Gil Blas.
Gaillardises ? Le mot est insuffisant. Au vrai, ces grossiers récits de « Toto Laripète », ces histoires de corps de garde prodiguées par « Lekelpudubek », finissaient par verser dans la scatologie. N’insistons pas sur ce conteur à gaz.
N’insistons pas davantage sur le goût manifesté par cet adorateur du dieu Crepitus et de la Vénus Callipyge pour les dondons ventripotentes ainsi que mégalofondamentales.
Dans sa maison d’Asnières, de quatre heures du matin à midi, sans jamais prendre un jour de repos, il entassait feuillets sur feuillets, toujours à court d’argent pour alimenter ses nombreux ménages, bien que sa basse littérature lui rapportât des sommes élevées.
A dessein de se faire pardonner par les lettrés cette prose commerciale, dont il détestait qu’on lui parlât, Armand Silvestre limait avec application des strophes d’un mysticisme malingre, « strophuleuses », si l’on peut dire, qu’il se désolait de voir bafouées par les jeunes, tous hostiles à ces bondieuseries sans conviction, religiosité en « Christocale » selon le mot de Chose… ou de Machin peut-être.
Chez Silvain, ce jour-là, je parlais à cet ex-polytechnicien (car il appartint à l’Ecole comme Sully Prud’homme, Marcel Prévost, Michel Corday, Estaunié, etc.), des préférences qu’il accordait, en ses écrits, aux grosses dames confortablement capitonnées. Je réussis à l’exaspérer. Il me cria : « Mais je place au-dessus de tout la gracilité tanagréenne ! Vous ne me croyez pas ? La preuve, c’est que ma meilleure amie est mince comme une liane, vous la connaissez ; c’est Madame A… ».
Tout à trac, il me lâcha le nom d’une chanteuse effectivement aussi maigriotte que son autre amie, Madame Cl. L… était grassouillette. Elle était mariée (Elle l’est encore). La goujaterie de cette révélation me suffoqua.
— Hé bien, fis-je pour toute réponse, vous qui prétendez toujours que Wagner était un mufle avec les femmes !
Car, en ce temps-là, wagnérien militant, j’enrageais des incessantes attaques dirigées au nom du lyrisme toulousain par ce librettiste de Joncières et de Coquard, Dioscures de la platitude, contre le Titan de Bayreuth. Debussy ne m’avait pas encore démontré l’urgence de libérer l’Art français, l’art des Couperin et des Rameau, captif de la Muse germanique, « l’écrasante matrone » stigmatisée par Aurel.
Et puis, on ignorait les cubistes musicaux dont les cuisantes trouvailles relèguent dans le domaine du pompiérisme ce que nous regardions alors comme des hardiesses, par exemple la série d’intervalles de septième réalisée par le ténor et le soprano dans le duo de Tristan. Pauvre Wagner, aujourd’hui décrété « fadasse » par ces acrobates éphémères que vont bientôt remplacer de nouveaux sauteurs, car un clown chasse l’autre.
Bah ! Laissons dire. Ils restent splendides, l’Hymne tristanesque du Désir inassouvi dont l’Ouvreuse, documentée par son vieux complice Alfred Ernst, célébrait le lyrisme lyriquement : « Des tendresses palpitent, des fièvres s’allument, une confusion de douleur et de ravissement, de désirs, d’appels, d’étreintes, grandit, lente et formidable, sous les ondes toujours renouvelées de la mélodie… »
Et les Meistersinger ! En dépit du sâr Joséphin Péladan, contempteur de cette œuvre « trop gaie » et de Camille Bellaigue qui, trop féru du joli pour aimer le beau, lui reprocha l’absence de rythme ( !) et de tonalité ( !), quel wagnérien, même converti aux doctrines modernes, resterait insensible à la rêverie de Sachs dans la nuit où flotte la senteur grisante des jasmins ? Et le finale populaire… Quand j’entendis pour la première fois, jaillissant à l’apparition du poète, cette grandiose floraison vocale qui monte, s’élargit, se balance, « Wach auf »… ah ! Dieu ! mon vieux cœur en frémit encore !
Victor Hugo prétendait admirer Shakespeare comme une brute. J’aime Wagner comme un garde républicain, oui, le garde républicain du Cirque d’Eté qui, un dimanche, au promenoir, tourneboulé par le prélude de Tristan me confia : « Monsieur, quand j’entends ça, je me fous à rêver ».
… A Bayreuth, ce n’était pas trop de toutes ces splendeurs pour faire accepter aux pèlerins l’abomination de la camelote wagnérienne entassée dans les vitrines ; Ferdinand Hérold contemplait, horrifié, des pantoufles-Parsifal où le père de Lohengrin, au point croisé, s’agenouille devant la sainte Lance ; Maurice Renaud, baryton inégalé, acheta une pipe commémorative portant, sur le fourneau, un portrait du maître entre deux mentions ; en haut : Richard Wagner ; en bas : injutable.
Plus odieuse encore, la suffisance germanique, faite d’orgueil et d’ignorance, convaincue (malgré l’affirmation contraire nettement proclamée par le maître) que des cerveaux latins, par conséquent superficiels, ne pourront jamais comprendre la profondeur de la musique allemande. Cette morgue niaise, qui sévissait dans tout le « Reich », n’épargnait pas Wahnfried, domaine de Mme Cosima Wagner — maigre visage austère, illuminé d’intelligence, grand nez en anse… ce qu’un irrespectueux fumiste (ne me demandez pas son nom) appelait « l’anse de Bülow ».
Cocasse Wahnfried ! Portier d’opérette en uniforme vert, feutre calabrais et boucles d’oreilles ; quatre cents portraits du compositeur cachant les murs ; scènes du « Ring » ignoblement peintes, orgue américain à tuyaux dorés d’un goût… chicagrotesque ; et puis, au buffet, sardines à l’huile et fraises servies sur la même assiette !
Pour une artiste de goût comme Mlle de Ahna, qu’épousa plus tard Richard Strauss, combien de chanteuses s’affublaient de costumes invraisemblables ! Je vois encore la stupeur du sympathique Jacques Durand, le grand éditeur de musique, contemplant au deux de Parsifal l’opulente Materna qui arborait, pour interpréter la magicienne Kundry, une affolante toilette de soirée à la mode d’il y a 35 ans. Le peintre Clairin ricanait : « Elle a oublié son éventail ! »
En juillet 1892, Bayreuth représentait Tannhaeuser, pour faire rougir les Français, très nombreux cette année, du crime commis par leurs pères, siffleurs de Wagner sous le Second Empire… Delicta majorum immeritus lues… A Wahnfried, une amie de la comtesse Gravina entreprit de me persuader que cette œuvre de jeunesse (1845) était aussi belle que Tristan. Je lui ris au nez. Alors, l’agaçante mélomane se rabattit sur l’exécution, prétendant que nul orchestre au monde n’en pouvait donner une aussi magistrale, aussi impeccable, aussi…
— Ce n’est pas mon avis, interrompis-je, le nez plein de moutarde. Que Grüning détonne alors que, terrassé par le repentir, il chante étendu tout de son long par terre, cela prouve seulement que la position du ténor couché n’est pas favorable à la bonne émission de la voix, mais l’orchestre, votre fameux orchestre ! Les trombones, hier, ont mugi le thème des Pèlerins si lentement que les violons, effarés, en ont saboté leur dessin descendant…
— Och ! fit-elle, c’est vrai… Mais je ne croyais pas qu’un Français cette faute remarquer pouvait !
— Sans blague ? mais dans mon pays, Madame, nous sommes tous comme ça.
Mon chauvinisme cherrait un peu.
En dépit de mes affirmations tranchantes, la France comptait un fort lot d’irréductibles (qui a dû grossir depuis la guerre), butés comme les manifestants lohengrincheux qui tapagèrent dans la rue en mai 1887 et en septembre 1891, toujours prêts, au nom d’un patriotisme fourvoyé, à dépecer le plus innocent passage du Ring, comme des bêtes cruelles, sans autre forme de procès.
Feu Henry Maugis a même composé, sur ces animaux pleins de rage, une fable dont, malheureusement pour la littérature française, je n’ai retenu que le titre : Le loup et l’anneau (du Nibelung).
Sans manifester contre la Tétralogie aucune hostilité préconçue, Mlle Amélie Bouchaut, plus connue sous le nom de Polaire, me parut toujours, en dépit de ses études musicales prolongées, au Café-Concert, réfractaire — comme une brique — à la musique de Richard Wagner.
On n’a jamais pris au sérieux le chapitre de Claudine s’en va dans lequel cette frémissante artiste, de passage à Bayreuth, opine que l’Œuvre d’Art de l’Avenir, pfutt, « Y a pas de quoi se taper le derrière par terre » et que, du reste, Van Dyck, le « gonze poilu » chargé du rôle de Parsifal lui a bel et bien chipé un jeu de scène. Cependant, les auteurs du roman n’ont guère exagéré… En tous cas, voici un souvenir personnel :
En 1902, l’Opéra annonçait Siegfried, presque inconnu en France. Comme on s’arrachait les places, Polaire me déclara que sa présence, à cette solennité artistique, s’imposait. Je l’emmenai donc dans le monument Garnier, où elle pénétrait pour la première fois de sa vie. A son entrée, toutes les jumelles convergèrent vers elle qui ne parut pas s’en apercevoir. Henri de Curzon haussa légèrement les épaules. Elle s’assit et le rideau se leva.
Un instant divertie par le rythme saccadé du chant, presque parlé, de Laffite, Mime pittoresquement cauteleux, la créatrice de Claudine aux Bouffes-Parisiens éprouva bientôt (comme les « quat’z’hommes accompagnés d’un caporal » de la chanson) les indéniables symptômes d’un embêtement général. Elle lutta vaillamment, mais pendant la scène de la Forge, elle me confia, d’une voix découragée :
— Vrai, Willy, ce que ça dure, cette histoire-là !
— C’est beau…
— Peut-être, mais il y en a trop ! La seule chose qui me console, c’est de penser à la téterre que doit faire le pauvre type qu’on chahute dans ce panier.
— Quel type ? Quel panier ?
— Là haut, tenez, au bout de mon doigt. Vous ne connaissez donc pas la pièce ? Reszké tire la ficelle pour le secouer. Et aïe donc !
— Mais, bon Dieu, ce que vous prenez pour un panier, c’est le soufflet de la forge !
— Pas possible ! Vous êtes sûr que c’est un soufflet ? Ben, fallait le dire… Vous m’espliquez jamais rien ; alors, je m’embête.
— Comment ? Vous vous embê…
— Pour sûr ! Je vais me faire la paire et rentrer vivement chez moi, sans quoi, je m’endormirais.
— Dormez, ça n’a aucun inconvénient.
— Pensez-vous ! Cette sale musique m’a enrhumée du cerveau, de sorte que la moindre des choses que je pioncerais, pan ! je serais fichue de ronfler. Ça vous ferait remarquer. Je me trotte. Bonsoir. Sans rancune. Embrassez Colette de ma part.
— Non, Polaire, non, je vous en prie, ne partez pas maintenant, il faudrait déranger vingt personnes, patientez encore un instant, l’acte va être fini… Tenez, écoutez l’orchestre, c’est superbe, ce passage-là. Vous ne trouvez pas ?
Loyalement, remplie d’une bonne volonté touchante, elle écouta les violons qui, sous la direction de Taffanel, chantaient, chantaient… Mais, après dix secondes, secouant sa tête aux courtes boucles brunes, elle dit avec un peu de dégoût, les doigts écartés, comme une petite fille qui se serait poissée de confitures (ou d’autre chose) :
— Pouah ! Ça doit être plein de dièzes !
* *
Le lendemain, comme elle souffrait encore d’un reste de wagnérite, je lui contai des anecdotes sur Silvain ; j’en connaissais beaucoup.
L’histoire de la pêche dissipa son reliquat de migraine, une belle histoire, mais qu’il faut entendre narrer par le « monstre » lui-même.
Il venait de pêcher une carpe si dodue que, ravi, il s’écria :
— Y a pas, faut que je l’embrasse !
Hélas ! la carpe, qui n’aimait pas ces manières-là, ferma ses lèvres pinçantes sur le nez du tragédien ; tout de suite il s’indigna :
— La rosse ! Elle m’a mordu ! Elle a osé me mordre !… Eh bien, pour la punir, je vais la ref… à l’eau.
Et il le fit.
J’ai lu, dans un conteur de fables, qu’un autre artiste du Théâtre Français apprit (forcément par une lettre d’ami intime) que sa femme le trompait avec un camarade de la Comédie. Il manda la coupable :
— Je sais tout !
— Grâce !… Grâce !…
Elle se traîne à ses genoux. Lui, les lèvres crispées d’un amer sourire, mâche ses mots avec une lenteur dégoûtée comme de la chewing-gum sentant le moisi.
— Il faut que tu aies de singuliers goûts pour t’acoquiner avec un individu si totalement démuni de talent !
— Pardon !… Pardon !…
— Tu n’as qu’un moyen pour te faire pardonner, misérable créature…
— Je l’accepte d’avance… Dis vite…
— Ecoute… Demain, tu inviteras ton complice à déjeuner.
— Ici ?
— Ici, bien entendu. Au dessert, je lui dirai devant toi qu’il est un gaillard sans aucune délicatesse et j’ajouterai que si jamais il recommence…
— Eh bien ?
— Eh bien, je ne l’inviterai plus !
Quant à l’histoire de la chemise de nuit, je me déclare incapable de l’exposer d’une façon admissible. Il n’est pas donné à tout le monde de palabrer décemment à propos de ces lingeries intimes. Comme le disait Raymond Roussel :
— Non « liquette » omnibus…
Car l’auteur des Impressions d’Afrique et de l’Etoile au front est un pense-sans-rire.
* *
A la Comédie-Française, on souffle peu dans les clés forées, constate l’auteur de Retours à pied. Pourtant, en janvier 1925, de violents coups de sifflet accueillirent le doyen, « ce vieillard au crâne de brique, au ventre turgescent, aux jambes molles et à la voix refoulante », comme le représente Henri Béraud en une esquisse dont je supprime quelques traits qui pourraient sembler malveillants.