Souvenirs littéraires... et autres
CHAPITRE III
Le veuf sur le toit. — Deux académiciens m’interviewent : Jules Simon et Caro. — Les bas rouges de Madame Aurel. — Dekobra et Franc-Nohain au collège.
Le trépas de Radiguet laissa son Cocteau si inconsolable, pendant près de deux mois, que les Dadaïstes collèrent au dos du dépareillé cette étiquette goguenarde : Le veuf sur le toit.
En revanche, la mort prématurée de ce « Diable au corps » n’apaisa pas certaines rancunes suscitées par son cynisme de potache à proclamer « Nous autres jeunes, ce qu’on a rigolé pendant la guerre ! »
Que le bourgeois offusqué par ces aveux impudents fasse un retour sur lui-même comme le Jourdain du Psalmiste. Il n’a pas dû, jeune, penser différemment. Rien de plus égoïste que l’enfance.
J’aimais beaucoup mes parents ; néanmoins, en 1870, pendant qu’ils mastiquaient dans Paris bombardé par les Prussiens d’insuffisants biftecks de cheval (« hippotecks » serait plus juste), je trouvais la vie belle à Châteauroux où ma mère m’avait envoyé, loin des balles, chez sa sœur ; je flânais à travers les prés fleuris que l’Indre arrose, je séchais les classes, voluptueusement. O les adorables après-midi, sous le préau du Lycée transformé en ambulance ! O les divines parties de loto avec les turcos basanés, aux dents de marbre ! Un grand diable rieur, Mohammed-ben-Kekchose, mit sur sa tête ma casquette de collégien et me coiffa de sa chéchia. Des poux l’habitaient. Sans m’en douter, je les hospitalisai. Le coiffeur, mandé en hâte, vint me couper les cheveux dans le jardin, encerclé de mes cousins qui contemplaient l’opération, avec un mélange d’horreur et d’envie : « C’est des poux d’Afrique ! » Cependant, ma pauvre tante, accablée de honte, pleurait en me promettant l’échafaud.
Rentré à Paris, je fis ma première communion, peu après les fusillades de la Commune, en août 1871. J’étais croyant autant qu’on peut l’être. Avec mon cierge, je faillis incendier les mousselines d’une fillette et comme l’abbé Delafosse m’objurguait, la sueur aux tempes : « Petit maladroit, un peu plus, tu lui mettais le feu !… » je répondis, extatique : « Elle serait allée tout droit au ciel. »
Au Lycée Fontanes, qui ne s’appelait plus Bonaparte et pas encore Condorcet, je suivis les cours, sans fiévreuse ardeur mais sans ennui ; en 1873, on me remit une médaille commémorative : « Place de premier en composition générale de version grecque » ; je l’ai retrouvée dans un grenier où elle se vertdegrisait depuis un demi-siècle. L’obtiendrais-je encore aujourd’hui, cher Thierry Sandre ?
La même année, je pus admirer Jules Simon qui inspectait les classes en qualité de ministre, sauf erreur ; pattes de lapin, petite moustache courte, l’air d’un maquignon paterne et finaud. Ce partisan convaincu de l’hydrothérapie, dont il vantait les bienfaits en toute occasion, m’interrogea, honneur dont je me serais volontiers passé.
— Que faites-vous, mon ami, quand vous vous levez ?
— M’sieur, je m’habille.
— Et avant de vous habiller ?
Il espérait la réponse « Je me débarbouille », qui lui eût permis d’étaler sa conférence sur l’utilité des ablutions complètes. Mais, très embarrassé, je me confinais dans un silence qui finit par l’impatienter :
— Voyons, mon garçon, ne restez pas là comme une souche ! Que faites-vous le matin, avant de vous habiller ?
Alors, penaud, cramoisi de confusion, je balbutiai :
— M’sieur, je fais pipi.
Beaucoup d’hommes de lettres, et de femmes aussi, ne se sont pas fripé les méninges pendant leurs années scolaires. Je le tiens de Jacques Mortane qui, honoré de leurs confidences, s’est empressé de m’en faire part, car je l’ai connu tout gosse, avant qu’il songeât à rédiger des revues sportives, avant même qu’il entrât comme secrétaire chez William Busnach, écrivaillon octogénaire, à demi dingo, qui lui donnait cent sous par jour, et des punaises.
A l’en croire, Aurel, au couvent de Saint-Mandé, scandalisait par ses jambes en bas rouges, sous des jupes très courtes, les religieuses à cent lieues de prévoir que cette petite pensionnaire, inquiétante de précocité intellectuelle, deviendrait, ardente féministe, « le berger désespéré d’un troupeau qui refuse de bêler au bonheur », pour parler comme Mme Delarue-Mardrus.
Pendant les études, sous l’œil défiant du pion qui n’encaissait pas l’élève Tessier, celui qui devait devenir le brillant « Dekobra » examinait son cœur au ralenti, son cœur incendié par une chanteuse de café-concert dont il a révélé : « Elle mettait le Pélion de ses 52 ans sur l’Ossa de mon inexpérience » (Ossa ! Pélion ! Et l’on prétend que les montagnes ne se rencontrent pas !).
Le psychologue du Petit Trott qui est très joli et des Centaures qui sont très beaux, André Lichtenberger, s’arrangeait à l’amiable avec son professeur du Lycée de Bayonne pour être malade en même temps que lui quand il faisait trop froid, ou quand il faisait trop chaud, ou quand une partie de pelote réclamait sa présence. « Cela ne m’empêcha pas, ajoute-t-il, de récolter tous les prix de la classe : nous étions un. »
Maurice Legrand, calé en lettres, s’avérait absolument décalé en matière scientifique. Dès que le prof. de math. l’appelait au tableau, ses condisciples de Janson de Sailly murmuraient : « Il va merdoyer à la planche ». Et ils ne se trompaient pas.
A son bachot de philo, on lui demanda : « Parlez-moi des os », ce qui le rendit perplexe ; après quelques minutes de réflexions infructueuses, il esquissa, des deux bras, un geste d’impuissance qui fit dire au questionneur :
— Je vois : les os ne vous inspirent pas… Ils vous intéresseraient davantage si vous étiez chien.
La réflexion n’avait rien de particulièrement génial, mais le candidat la salua d’un sourire courtisanesque, de sorte que l’examinateur, flatté, lui alloua une note suffisante pour le sacrer naturaliste, et chimiste, et physicien par-dessus le marché. Depuis ce jour, Maurice Legrand n’attribue aux diplômes qu’une valeur mystique et les blague volontiers en ses écrits, qu’il signe « Franc Nohain ».
On lit dans les Caractères de La Bruyère (édition G.-A. Masson) « Herriot a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut… »
Sur les bancs du lycée Saint-Charlemagne, il épatait déjà ses condisciples, comme il fit ses collègues (pas tous), sur les bancs de la Chambre des députés. Le biographe de Blaise Putois, boxeur, m’assure que le rhétoricien Herriot, chargé de narrer l’entrée d’Isabeau de Bavière[3] à Paris, rédigea sa composition en un « viel françois » dont s’émerveilla toute la classe où se trouvaient Léon Daudet, Camille Mauclair, Paul Claudel, Fortunat Strowski, sans oublier un stagiaire chargé de cours « barbe fleuve, yeux candides », Romain Rolland.
[3] Cette dame fut stigmatisée à l’Odéon par Paul Fort, merle tout de noir vêtu qui siffle avec le même entrain, assurent des thuriféraires, et les vieilles Chansons de France et les bouteilles de vin blanc.
Après tant de grands noms, je n’ose me nommer… Vu l’abondance des matières qu’il fallait s’assimiler, j’étudiais uniquement celles auxquelles je trouvais, à tort ou à raison, quelque attrait, que l’enseignement me fût donné au Lycée Bonaparte-Fontanes-Condorcet, ou au Collège Stanislas, ou à l’Ecole Monge — « une école charmante et pourtant disparue » a soupiré Maurice Renard en enterrant Léo Claretie — dont on se promettait monge et merveilles…
Un excellent professeur de rhétorique, M. Feugère, avait coutume de dire : « Quand je vois vos yeux fixés sur moi attentivement, je songe : — Attention ! Si ce fantaisiste s’intéresse à ce que je dis, c’est que, sûrement, je me suis lancé dans une digression étrangère à mon sujet… »
C’est surtout à la poésie que je m’adonnais avec passion : mes vers français, d’une élégance proprette, se garaient de toute originalité ; je réussissais mieux les vers latins, sans arriver pourtant à la maîtrise du peintre Ferdinand Humbert qui a bien voulu me donner des pièces d’une maestria à faire jaunir d’envie Sannazar et Henry Céard — évidemment cette occupation ne peut qu’exciter le mépris des lascars dont parle Kipling « qui lisent avec leurs coudes et pensent avec leurs bottes ».
Il me souvient d’un devoir développant le thème « … Tout chante dans la Nature »… (Barbe-Bleue). Les hexamètres se suivaient et se ressemblaient, musicaux pour célébrer la Musique universelle. Est et arundineis modulamen amabile ripis…
Ici le professeur sursauta ; blessé dans son misonéisme qui n’admettait rien en dehors du siècle d’Auguste, il blâma modulamen, mot de la mauvaise époque, selon lui, mot sentant son Sidoine Apollinaire. Des protestations s’élevèrent contre l’étroitesse de ce classicisme, si indignées, si convaincues, que le brave homme se mit à rire et passa condamnation.
Malgré l’irrégularité de ces études, je passai mes divers bachots sans douleur. Le précieux Caro que, plus tard, sa caricature (Bellac) du Monde où l’on s’ennuie devait rendre à jamais ridicule, Caro me posa, sur un chapitre de Kant que je connaissais mal, une question que je ne compris pas du tout ; je lui répondis par des considérations prudemment absconses dont il écouta le nébuleux développement sans m’interrompre ; quand je m’arrêtai, à bout de souffle, il prononça simplement « Soit », d’un air si résigné que j’eus du mal à ne pas éclater de rire. Ces jours-ci, en relisant Paludes, je tiquai sur ceci : « Quand un philosophe vous répond, on ne comprend plus ce qu’on avait demandé » et ce paradoxe de Gide, en me rappelant mon examen, me rendit songeur, car, j’en appelle à Jacques Rivière, que faire en lisant Gide, à moins que l’on ne songe ? Pourquoi Himly, professeur d’histoire, m’interrogea-t-il sur Guillaume Tell ? Je n’en sais rien. Je sais seulement qu’à son assertion « après Gœthe, le plus grand poète germanique est Schiller », j’opposai crânement mes préférences pour le cher Henri Heine. Il s’indigna, ce qui ne l’empêcha pas, après une chaude discussion en allemand — que j’aurais du mal à soutenir aujourd’hui — de me gratifier d’une très bonne note, avec cette absolution rehaussée d’un formidable accent alsacien : « Allez et ne bêchez plus ». Ce « bêchez » fit ma joie.