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Souvenirs littéraires... et autres

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CHAPITRE PREMIER

Enquêteurs et enquêtés : Gaston Picard, Jean-Bernard, Ajalbert, Divoire, etc. — Correspondances saphiques des journaux de modes.

Comme un vol de corbeaux hors du etc…, les enquêteurs fondent à grand bruit sur le malheureux homme de lettres, ils croassent et multiplient.

Pourquoi ne pas les écarter ?

A mon jeune ami Gaston Picard[1], idéaliste lascif, j’eus l’imprudence de déclarer, l’année dernière : « Si l’Agriculture manque de bras, la Littérature ne manque pas de pieds ». Cette vérité irréfutable ayant été reproduite par 186 gazettes départementales, je jurai, devant la facture que me présenta l’Agence découpeuse de journaux, de ne plus répondre, désormais, à aucune enquête. Malheureusement, je n’ai jamais pu tenir un serment de ma vie.

[1] J’ai silhouetté Picard sous ce pseudonyme anagrammatique « Dracip » dans la Bonne Maîtresse, roman montmartrois que, pendant la guerre, s’empressa de signaler aux rigueurs de la Censure un fielleux confrère nommé par les lecteurs du Matin « Forest » et par son acte de naissance : « Nathan ».

Un autre ami, « curieux » dans toutes les acceptions du mot, l’érudit Jean-Bernard de la Presse Associée, voulut savoir pourquoi les écrivains écrivaient.

Jean Ajalbert répondit, avec un humour à désarmer le duc de Trévise lui-même : « Je me le demande. » Divoire exprima une indécision analogue, en termes plus ésotériques : « Demandez à Monseigneur l’Hyperconscient ». L’inquiétant converti Max Jacob expliqua, non sans finesse : « Pour mieux écrire. » Pierre Mille galopa dans la voie des aveux : « Parce que je n’ai réussi dans aucune autre profession, même inavouable ».

Duo d’Eugène Montfort et de Marcelle Tinayre, chantant à la tierce. Lui : « Parce que j’ai ça dans la peau ». Elle : « Parce que c’est ma vocation, comme un pommier porte ses pommes ».

Quant à Gauthier-Villars, voici sa réponse : « J’écris pour convaincre quelques confrères des deux sexes que, malgré leur vif désir de me voir enterré, je subsiste encore ». Décidément, le père des Claudine aura du mal à devenir sérieux, qu’il signe Henry Maugis, Robert Parville, Jim Smiley, l’Ouvreuse ou Boris Zichine. Pourquoi donc tant de pseudonymes ?

Dans une biographie où il me représentait « blond et bleu, portant sans ostentation un aimable embonpoint et plusieurs ordres étrangers », Félix Fénéon (le compagnon « Elie » de cette Passade[2], sur quoi s’excite M. Edouard de Keyser, polygraphe sans génie), prétendait qu’en multipliant les faux-nez, ma modestie cherchait à dépister la renommée plus sûrement.

[2] L’héroïne de ce livre, Mina Schräder de Nysolt (alias Dupont de Nyeweldt), graphomane exaltée, manifestait autrefois l’intention de juguler Pierre Veber. Elle envoya, en outre, à moi des lettres de 30 pages et au député Lazare Weiller un coup de revolver. Il fallut l’interner (la demoiselle, pas le parlementaire).

Aussi bien, c’est une mode universellement répandue.

Le socialiste unifié « Bracke » enseigna le grec sous son nom véritable : Desrousseaux. « Jules Guesde » s’appelait, en réalité, Basile. Les registres de l’état civil n’ont jamais connu le ministre « Jules Simon », mais seulement Suisse, dont le pseudonyme était le patronyme d’un autre politicien, « Lockroy ».

Les trois-quarts des littérateurs s’affublent d’un masque : « Anatole France » dissimulait Thibaut et « Pierre Loti » l’officier de marine Julien Viaud. Les romans de « Rosny » sortent du cerveau des frères Boex (dont l’aîné a tant de talent). Le capitaine de vaisseau Bargone est inconnu des admirateurs de « Claude Farrère ». Et nombre de lecteurs, s’ils savent que « Jean Rameau » est Lebaigt et « Xanrof » Fourneau, ignorent que le spirituel « Henri Duvernois » porte le nom peu parisien, de Schwabacher.

La particule tente les bourgeois. Tandis que la comtesse de Martel, née Mirabeau, adopte un monosyllabe gamin : « Gyp », Louise Chassaigne, épouse Pourpre, se fit appeler « Liane de Pougy » (à cause de son linge, elle garda les mêmes initiales) ; le dramaturge Wiener se mue en « Francis de Croisset » et ce serin de Dupont, né Durand, écrit au-dessous des papotages dont il paie l’insertion : « Marquis de Lardillon de Laboucle de Monbissac ».

Dans la « Ruche » où bourdonnent les Abeilles butinant les Modes des Femmes de France, dans les Tablettes où stridulent moult cigales, dans les Elégances de Paris, ailleurs encore, les pseudonymes sont de rigueur. Il en est de significatifs. Si un mari autorise sa femme à correspondre avec l’une de ces affranchies qui signent leurs communiqués « Bilitis, Mlle de Maupin, La fille aux yeux d’or, Sapho », c’est qu’il n’a jamais lu Pierre Louÿs, Théophile Gautier, Balzac ni la poëtesse à qui l’amour semblait glukupikros « mêlé de douceur et de fiel » comme traduit Lamartine.

Ou bien c’est un daim.

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