Un printemps en Bosnie
CHAPITRE VII
Quelques types. — Les consuls. — Un Suisse ex-médecin d’Omer-Pacha.
Le Corps consulaire de Sérajewo est au grand complet depuis l’occupation. Les puissances tiennent à être représentées directement auprès du gouvernement général, beaucoup plus qu’à sauvegarder les intérêts de leurs nationaux. D’abord ceux-ci ne sont plus menacés comme ils l’étaient sous le régime du bon plaisir et de l’arbitraire turc, et ensuite, pour certaines de ces puissances, la tâche de protéger leurs nationaux est platonique et nominale. L’excellent représentant de la France à Sérajewo, M. Moreau, a un seul et unique protégé, un ex-employé du télégraphe turc, qui, depuis l’occupation qui a remis ce service entre les mains de l’autorité militaire, vit en philosophe de la pension qu’on lui sert. Quant au voyageur français, il est encore rare, presque aussi rare dans ces parages qu’un loup blanc ou un merle de la même couleur ; le chancelier même du consulat est un grec.
M. Moreau a fait toute sa carrière depuis 1853, en Crimée, en Orient, dans différentes provinces de la Turquie d’Europe. Chancelier du consulat de Sérajewo après la guerre de Crimée, il y revint vingt-cinq ans plus tard en qualité de consul. Cette expérience, jointe à une grande sagacité, fait aujourd’hui de M. Moreau un des agents politiques les plus qualifiés et les plus utiles de notre Foreign-Office dans cette partie de l’Europe. Je sais que M. Foucher de Careil appréciait fort les relations que M. Moreau lui envoyait, pendant le voyage de l’archiduc Albert. A Sérajewo, M. Moreau est connu et estimé de tout le monde ; il est en excellentes relations non seulement avec les autres membres du Corps diplomatique, mais aussi avec les hauts fonctionnaires de l’administration autrichienne, ce qui ne l’empêche pas d’avoir son franc parler et de dire dans ses rapports tout le fond de sa pensée.
Le Consulat de France est installé dans une grande maison turque, entourée d’un vaste jardin très bien entretenu et dont la verdure opulente réjouit la vue. La vie de famille de M. Moreau venait d’être troublée par la mort d’un fils âgé de vingt ans, et qui se préparait à passer ses examens. Toute la ville a pris une très vive part au deuil de notre compatriote, et les preuves d’attachement qu’il a reçues à cette occasion ont été, pour lui et Mme Moreau, la seule consolation capable d’atténuer leur douleur. On eût dit qu’avant cette perte terrible la maison du représentant de la France était comme un foyer de gaieté et d’esprit français. Je le crois volontiers ; M. Moreau a une tournure d’esprit caustique et un humour qui fait bien valoir la science et l’expérience amassées pendant un séjour de trente ans dans les Balkans.
Je fis la connaissance, chez M. Moreau, d’un personnage qui vaut bien que l’on s’y arrête quelques instants pour fixer une de ces figures typiques qui disparaîtront avec le système turc.
M. le docteur Kœltesch, médecin de la ville de Sérajewo et propriétaire de la pharmacie de l’Aigle, est aujourd’hui âgé de soixante à soixante-cinq ans. C’est un homme d’une apparence robuste, d’une constitution vigoureuse prêchant d’exemple à ses clients ; le visage est à la fois énergique et bienveillant, futé, rusé, matois, avec le clignotement d’yeux perpétuel qu’adoptent malgré eux tous les Européens en contact, pendant un long temps, avec les Orientaux. Voyez les lascars de l’armée d’Afrique et même les généraux qui ont eu à négocier avec les Arabes ! Il y a chez M. Kœltesch du patriarche montagnard.
Montagnard, il l’est, car il naquit en plein Jura bernois, à Delemont. C’est bien loin de Sérajewo, et c’était encore bien plus loin en 1853, où le voyage de Suisse en Bosnie durait cinq ou six semaines ; mais personne ici-bas n’échappe à sa destinée.
Ayant achevé ses études médicales à la faculté de Berne, M. Kœltesch, désireux, comme beaucoup de jeunes Suisses, de voir du pays, s’embarqua pour Constantinople, au début de la guerre de Crimée, avec une lettre de recommandation du général helvétique Ochsenbein, ami de jeunesse de Napoléon III. Cette lettre valut à notre disciple d’Esculape une place aux ambulances turques de Batoum.
Omer-Pacha le grand serdar arriva en Asie Mineure pour inspecter les troupes et le campement, dont l’organisation avait donné lieu à de graves plaintes. Se doutant bien que les Pachas lui cacheraient la vérité, Omer-Pacha prit le parti de s’adresser au médecin, qu’il adjura de parler sans crainte et de présenter les choses sous leur véritable jour. En franc montagnard, M. Kœltesch ne demanda pas mieux, et il fit de la situation réelle une peinture telle qu’Omer-Pacha vit qu’il était urgent de recourir sans retard à des mesures radicales. Mais la clarté d’élocution et le langage pittoresque du médecin suisse frappèrent le généralissime turc, qui prit note du nom de Kœltesch. Quelque temps plus tard, Omer prouva à son protégé que la note avait été marquée sur la bonne place du calepin, car M. Kœltesch reçut sa nomination de chirurgien d’un bataillon de Nizzams. Lorsque, vers 1858, Omer-Pacha voulut aller trancher du vice-roi à Bagdad, le bataillon auquel le Dr Kœltesch se trouvait attaché fut désigné pour faire partie de l’escorte du nouveau gouverneur[2].
[2] Il est bon de rappeler ici qu’Omer-Pacha s’appelait de son nom de famille Michel Lattas, qu’il était né en Autriche sur les confins militaires. Il servait comme sergent major dans le régiment d’Ugolin, lorsque, redoutant la découverte de certaines peccadilles (il était employé aux écritures du régiment), il s’avisa de déserter à l’âge de 21 ans (1827). Réfugié en Bosnie, il embrassa l’islamisme, entra dans l’armée turque et se fit remarquer à cause de sa belle prestance militaire, de son intelligence et surtout de son habileté comme dessinateur et calligraphe. Il avança rapidement et fut chargé, en 1850, de pacifier la Bosnie insurgée. Cette mission réussit à souhait et valut à l’ex-sergent une grande réputation militaire. Aussi c’est à lui que le sultan confia le commandement de l’armée turque concentrée sur la rive bulgare du Danube au début de la guerre de Crimée. Omer prit hardiment l’offensive, passa en Valachie, battit les Russes à Kalafat et Oltenitza, et força les généraux du tsar à lever le siège de Silistrie. C’est à la suite de ces hauts faits que le Sultan conféra à Omer les titres d’Altesse et de serdar ekrem (grand général), sans préjudice de riches présents dont le plus important fut l’immense terre d’Oltenitza, aux environs de Constantinople.
Omer-Pacha partit de Constantinople, avec l’arrière-pensée de se créer en Asie Mineure un fief héréditaire, semblable à celui que Mehemet-Ali avait obtenu en Égypte. Il emmena donc avec lui une force militaire imposante, dont il aurait fait, le cas échéant, le noyau de son armée.
De Constantinople, le serdar et sa suite se rendirent en bateau à vapeur à Alexandrette, et de là par le mont Baïlan à Alep. Dans cette ville, il y eut halte de six semaines pour organiser la caravane et trouver 600 chameaux pour les bagages. Il paraît que la ville d’Alep méritait alors la réputation d’une Capoue asiatique, car le serdar ne se plaignit nullement de cette station prolongée. Il accepta avec empressement, et rendit en grand seigneur les banquets et les fêtes que lui offrait le Corps diplomatique. C’est le 2 janvier 1858 seulement que le cortège se mit en marche dans l’ordre suivant : cinq cents cavaliers kurdes et syriaques en guise d’avant-garde, les chameaux chargés de bagages et de provisions ; à trois kilomètres d’intervalle venait un bataillon de chasseurs et, immédiatement après, le harem avec cinq dames chrétiennes. Ces voyageuses faisaient la route à leur gré, à cheval ou dans des litières portées par des eunuques. Ensuite venaient un second bataillon de chasseurs avec musique, deux batteries d’artillerie, et un régiment de cavalerie fermant la marche. Quant au serdar, toujours à cheval, il allait tantôt avec les dames, tantôt avec le bataillon de chasseurs, tantôt avec l’artillerie.
La course fut fertile en incidents et en accidents de toute espèce. A l’entrée du désert, une tourmente de neige aveugla hommes et bêtes, et retarda considérablement la marche.
A Deiris, ville de 5 à 600 feux, habitée par une population indomptable de brigands et de pillards, le serdar trouva les portes fermées, et tous les hommes valides armés réunis sur les remparts. Omer-Pacha fit sommer ces habitants de lui livrer passage, menaçant de tirer à boulets rouges sur la ville, et de réduire toutes les maisons en cendre. Les habitants répondirent à cette invite par une décharge générale qui tua un colonel aide de camp du serdar. Alors l’ordre d’assaut fut donné, les soldats grimpèrent sur les remparts, pénétrèrent dans la ville, qui fut pillée de fond en comble pendant trois jours. Si elle échappa à l’incendie, ce fut uniquement parce que le feu ne prit pas. Les troupes d’Omer n’étaient pas encore au courant de cette guerre spéciale qui consiste à réduire une ville en cendres selon les règles, comme on l’a vu à Saint-Cloud et à Châteaudun, et plus tard à Paris pendant la commune. Quatre cents morts gisaient sur le pavé, toute la population mâle fut dirigée sur Bagdad ; les femmes et les enfants, à qui l’on donna des couvertures, purent rentrer dans les maisons, et reprendre possession des quatre murs !
Le 16 février, après 45 jours de caravane, le serdar fit son entrée triomphale à Bagdad. M. Kœltesch était devenu son médecin particulier pendant le voyage, Omer-Pacha ayant renvoyé le précédent titulaire à la suite d’une dispute assez vive. A partir de ce moment jusqu’en 1862, M. Kœltesch fut intimement associé à la vie du Pacha. Lorsque, au bout d’une année, les ennemis d’Omer réussirent à le faire révoquer, et qu’ils arrachèrent au Sultan un ordre d’internement dans la terre d’Olténitza, ce fut le médecin suisse qui organisa la retraite de Bagdad à Stamboul, qui ressembla un peu à la retraite de Russie. Tandis qu’Omer-Pacha, impatient de savoir si ses réclamations et ses protestations avaient trouvé bon accueil auprès du Sultan, caracolait au-devant des courriers, le docteur conduisit à travers le désert l’épouse légitime, les circassiennes du Pacha, avec une escorte bien faible, comparée à celle qui entourait naguère le serdar allant prendre possession de son commandement, et surtout voyant diminuer à vue d’œil les ressources pécuniaires. C’est grâce à des miracles d’économie difficiles à réaliser dans ces parages que la caisse ne fut pas épuisée avant le terme de la route.
Pendant deux ans, Omer-Pacha fut aux arrêts dans sa propriété, dont il lui était défendu de franchir l’enceinte. Le brillant serdar, qui passait pour riche, fabuleusement riche, eut à lutter contre les ennuis d’argent et les créanciers, car il avait l’habitude de dépenser au fur et à mesure tout ce que lui rapportaient directement ou indirectement ses hautes fonctions. A Bagdad il touchait cinquante mille francs d’appointements fixes par mois, mais il avait monté son konak sur un tel pied, il avait autour de lui une telle nuée de parasites, de serviteurs de toute espèce, que ces ressources et d’autres suffisaient à peine pour joindre les deux bouts. C’était au médecin particulier que l’on avait recours pour négocier des emprunts et vendre des bijoux achetés pendant des époques d’abondance.
L’insurrection de l’Herzégovine valut de nouveau à Omer les bonnes grâces du Sultan et un nouveau commandement. La Turquie s’en prit non seulement aux insurgés, mais aussi aux instigateurs des troubles, aux Monténégrins. Omer-Pacha avait l’ordre de négocier d’abord avec le prince Danilo, en vue d’obtenir des garanties pour la tranquillité de l’avenir. Mais si le prince de la Cernagora faisait la sourde oreille, l’armée d’Omer devait marcher tout droit sur Cettinje. C’est dans ces négociations, auxquelles prirent part les consuls des puissances, que M. Kœltesch joua des rôles considérables et parfois prépondérants.
Il faudrait lire, dans le petit ouvrage publié par le médecin d’Omer-Pacha, toutes les allées et venues des négociateurs, les intrigues des consuls les uns contre les autres, et les promenades sans fin, sur terre et sur mer, que motivèrent ces pourparlers. Finalement M. Kœltesch fut envoyé à Cettinje pour remettre au prince l’ultimatum d’Omer-Pacha. Mais le médecin ne se présenta point dans une attitude menaçante ; il essaya de persuader au prince Nicolas, âgé alors de vingt ans, qu’il valait mieux se soumettre aux conditions de la Porte plutôt que de soutenir une lutte aussi inégale. En effet, le prince parut souscrire à toutes les exigences de la Turquie, mais le négociateur lui-même ne se fit pas d’illusions sur la valeur de ces engagements. Il télégraphia de Cattaro à Omer-Pacha : « Le prince a accepté toutes les conditions, mais il ne pourra en remplir aucune ! »
En effet, lorsque Omer-Pacha demanda l’évacuation de Donga par les Monténégrins, conformément aux stipulations, il ne reçut aucune réponse, et immédiatement il passa à l’action. Après des combats meurtriers où la victoire hésita entre les deux partis en présence, les Turcs se trouvèrent devant les portes de Cettinje. Le médecin fut de nouveau envoyé auprès du prince Nicolas pour négocier la paix, il y réussit après cinq jours de démarches, et il parvint même à atténuer certaines conditions très dures et très humiliantes, imposées au prince par le vainqueur.
La campagne fut terminée, mais M. Kœltesch ne suivit pas son protecteur à Constantinople, où celui-ci allait retrouver toutes les splendeurs attachées à sa dignité et toutes les voluptés raffinées de la vie orientale. M. Kœltesch s’était pris d’affection pour la Bosnie ; il trouvait avec raison une ressemblance frappante entre le paysage alpestre dont la capitale de la Bosnie est le centre, et ses montagnes du Jura. Au lieu de rentrer à Stamboul, notre médecin s’établit à Sérajewo avec sa famille, car il avait épousé une arrière-petite-fille de Justinien, et il en était résulté une souche assez nombreuse de Helvéti-Byzantins. Mais là encore la protection ou plutôt la reconnaissance d’Omer-Pacha ne lui manqua point. Grâce à l’influence du serdar, il fut nommé secrétaire politique des Valis de Bosnie, et il remplit ces fonctions sous les différents gouverneurs qui habitèrent le Konak de Sérajewo de 1862 à 1875. On peut dire que pendant ce laps de temps le médecin suisse fut le truchement, l’intermédiaire, entre le gouverneur et la population et entre le gouverneur et le corps diplomatique. Son autorité était augmentée de l’expérience, et connaissant à fond la Bosnie, il était appelé en conseil dans les cas difficultueux par les valis qui changeaient très souvent, selon la mode des pachas turcs et des préfets français, qui se succédaient à de courts intervalles. L’importance politique et les services rendus par le médecin suisse ne furent pas reconnus et admis par les Turcs. Seulement, en l’année 1875, l’empereur François-Joseph parcourant la Dalmatie et une partie de la Bosnie, un célèbre diplomate, Ali-Pacha, vint saluer François-Joseph. Il emmena le docteur Kœltesch en qualité d’interprète, et cette excursion valut au jurassien la croix de commandeur de François-Joseph. Peu de temps après, M. Kœltesch, qui ne voulait pas prendre parti pour l’oppression turque dans la lutte engagée entre la Porte et les peuples slaves des Balkans, donna sa démission, tout en demeurant à Sérajewo. Pendant les années critiques de 1876, 1877 et 1878, les Valis eurent recours à ses offices et à ses conseils. Il fut encore appelé à Stamboul pour conférer avec Rechid-Pacha, grand vizir, sur la situation ; il conseilla de s’entendre avec le Monténégro, mais il ne fut point écouté. Depuis, M. Kœltesch, que toute la jeunesse de Sérajewo appelle « père », sans distinction de nationalité ni de culte, vit dans sa chère Bosnie en philosophe et en patriarche, pratiquant la médecine et faisant tout le bien qu’il peut.