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Un printemps en Bosnie

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CHAPITRE XIII

L’Herzégovine. — La route de Sérajewo à Mostar. — Le service de diligences. — Mostar. — Souvenirs héroïques. — De Mostar à Metkovitch. — La vigne et le tabac.

Tandis que la Bosnie est la partie la plus productive, mais aussi quelque peu prosaïque, des pays occupés, l’Herzégovine, avec ses rochers inaccessibles, ses cimes couvertes d’une neige éternelle, ses forêts infinies dont les lisières se reflètent dans les flots bleus de l’Adriatique, représente le côté romanesque de la nouvelle conquête autrichienne. Si une excursion en Bosnie est fructueuse en renseignements pratiques sous bien des points de vue ; si elle se recommande à tous ceux qui veulent étudier les ressources d’une contrée jusqu’ici à demi barbare, l’Herzégovine offre aux voyageurs d’autres sensations. Ici, la nature lui arrache à chaque étape de nouveaux cris d’admiration, d’étonnement et parfois de terreur.

Le paysage n’a rien de petit ni de banal, il est sauvage et grandiose ; partout ce cadre énorme, ces sites tourmentés, semblent créés pour y laisser mouvoir à l’aise des Titans toujours prêts à soulever des blocs de granit et à se les jeter à la tête. C’est encore le pays béni des Nemrods, non pas des chasseurs et amateurs qui considèrent leur fusil comme un couteau de boucherie et dont le but est atteint dès qu’un certain nombre de bêtes abattues figure au tableau. Je parle de ces chasseurs passionnés dont le prince héritier d’Autriche vient de tracer la silhouette dans son livre Jagden und Beobachtungen[4]. Pour ceux-là leur exercice favori c’est réellement, comme on l’a dit, l’image de la guerre ; il leur faut de nombreux périls, des obstacles accumulés, de longues marches, des privations, la poursuite d’animaux fauves et féroces, qui en se retournant pourraient, d’un coup de dent ou d’un coup de patte, anéantir le chasseur au lieu d’être détruits par lui.

[4] Un fort volume chez Kunast, libraire de la Cour, Hohenmarkt, Vienne.

Des oiseaux de proie planent au-dessus des blocs de rochers ; les aigles se perdent dans les nuages, et les vautours au sinistre battement d’ailes viennent chercher leur proie — lorsque la faim les talonne — jusque parmi les troupeaux qui paissent dans la plaine. On voit alors l’énorme oiseau fondre comme un aérolithe vivant au milieu des brebis ; il a choisi la plus belle et la plus grosse, et il l’emporte dans ses serres avant que les bergers, stupéfaits, aient songé à accourir.

Mais ces rois des airs ont également leurs ennemis, leurs persécuteurs acharnés. Ceux-là se rient de tous les obstacles, des plus hautes montagnes, des aspérités de terrain ; ils grimpent comme s’ils étaient chez eux, dans leur maison, le long des rochers nus, et tout à coup ils apparaissent au-dessus des aires taillées dans les pierres et enlèvent du nid les aiglons, tandis que les parents cherchent au loin la proie et bravent le soleil en regardant ses rayons en face.

Dans cette même Herzégovine, il est d’autres tableaux plus doux et qui vous frappent par des impressions différentes. Dans la vallée, vous vous trouvez en admiration devant un véritable tableau méridional. Vous êtes dans l’antichambre de la belle Italie : les buissons d’oliviers, les figuiers, les oranges et les citrons suspendus aux arbres, la flore colorée et luxuriante, tout vous parle des pays chauds, du Midi béni. Et dans ce décor apparaissent des hommes à tournure fière et martiale, toujours armés, au regard provoquant ; des femmes d’une correction de traits qui rappelle à la fois la pureté grecque et la finesse vénitienne.

Mostar, que l’on atteint facilement de Sérajewo par une belle route carrossable qui traverse un paysage très accidenté, n’a pas l’aspect vivant et grouillant de la capitale de la Bosnie : c’est une ville d’un caractère essentiellement oriental, dont les maisons sont de grandes constructions en bois assez irrégulières, au milieu desquelles on voit s’élever quelques tours et plusieurs bâtiments à l’européenne destinés à loger l’administration et les troupes. La garnison est assez nombreuse et supporte avec philosophie et entrain cette sorte d’exil qui lui est imposé et qui cependant est un Eldorado, comparé aux postes d’enfants perdus dans les blockhaus qui bordent la frontière du côté du Monténégro. Le service est là plus dur que n’importe ailleurs ; les soldats, isolés de tout contact avec le monde extérieur, sont sur le perpétuel qui-vive ; s’ils sont envoyés en patrouille dans les montagnes, obligés de parcourir des sentiers qui ne sont faits pour être foulés par aucun pied humain, c’est une distraction, une diversion pénible et périlleuse, il est vrai, à cette claustration à laquelle les soldats enfermés dans les fortins sont condamnés. L’autorité militaire supérieure tient compte de cette situation, et l’on renouvelle le plus souvent possible les petites garnisons des blockhaus ; on transporte ces troupes ailleurs, avant que le spleen et la nostalgie aient causé leurs ravages.

La grande ressource agricole et industrielle à la fois de l’Herzégovine, la seule en quelque sorte, c’est la culture du tabac. Elle existait déjà à l’époque des Turcs, mais à l’état d’embryon, et les procédés en usage étaient tout à fait rudimentaires. L’Herzégovien a toujours eu la passion de fumer, et il a toujours trouvé moyen de suffire à ses appétits de consommateur de tabac, mais rien au delà. Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de planter du tabac pour la consommation, mais pour gagner quelque argent. Depuis l’établissement du régime austro-hongrois, l’État s’est réservé le monopole de la vente du tabac. Pour la culture il a introduit d’abord un système de primes pour ceux qui obtiennent les meilleurs résultats et qui apportent le plus de soin à ce travail ; ensuite le tabac à l’état brut est payé un très bon prix et comptant au cultivateur par la régie, qui, après avoir pris livraison des feuilles, les expédie, convenablement séchées et protégées contre les intempéries, aux deux fabriques de Sérajewo et de Mostar, qui, créées depuis peu d’années seulement, sont en pleine activité. L’organisation de ces manufactures est conforme à celle des meilleurs établissements du même genre que possède l’Europe. Les machines ont été commandées d’après les derniers modèles, les directeurs sont des gens du métier et les contremaîtres ont fait un stage dans les premières manufactures. La discipline la plus parfaite règne parmi les ouvriers et même parmi les cigarières, dont l’aspect, le costume, sont aussi pittoresques que ceux des figurantes dans Carmen, mais fort heureusement on n’a pas eu jusqu’à présent de scandales ni de rixes à signaler, causés par un brigadier don José. Ces jeunes filles (il n’y a guère que des ouvrières de quinze à vingt ans) n’appartiennent pas à des familles misérables, elles pourraient à la rigueur se passer de leur salaire. Lorsqu’elles touchent leur semaine, elles se hâtent de convertir les billets de banque de l’administration en pièces d’argent ou en pièces d’or trouées des deux côtés ; elles les enfilent comme des grains de chapelet et en forment de cette façon un collier à deux, trois ou quatre rangs, qu’elles portent autour du cou par-dessus leur robe. Ce sera là leur dot lorsqu’elles se marieront. Aussi ces jeunes filles sont roses et gaies — même lorsqu’elles ne sont pas jolies, ce qui est pourtant le cas bien souvent. Elles chantent des mélopées un peu monotones et d’une poésie sauvage, qui célèbrent les hauts faits des héros de la montagne ou quelques douces prouesses amoureuses. Mais ces chants sont dits à demi-voix ; ils s’élèvent dans l’air des vastes ateliers comme un susurrement, car les surveillantes sont là et ne toléreraient ni scandale, ni bruit troublant l’ordre qui doit régner partout dans les manufactures de l’État.

C’est un plaisir pour tout fumeur que de contempler les différentes sortes de tabac que les fabriques de Mostar et de Sérajewo vous livrent avec le produit des feuilles recueillies en Herzégovine. Il y en a une dizaine d’espèces, depuis le tabac couleur thé de Chine jusqu’au « Kallay », qui est du plus beau blond, d’un blond vénitien ; on dirait des chevelures empruntées à un portrait de patricienne signé par le Titien. La régie autrichienne et la régie hongroise commencent déjà à s’approvisionner de tabac herzégovien. C’est en ce moment la plus forte recette du budget des provinces occupées, et le chiffre grossira encore certainement lorsque les tabacs de cette nouvelle régie seront exportés et qu’ils seront appréciés comme ils le méritent par les fumeurs de l’Europe entière.

L’Herzégovine offre aussi des vestiges de la domination romaine, que l’on peut comparer aux travaux que vient d’élever partout le génie autrichien.

Il y a notamment deux ponts sur la Narenta, le principal fleuve : l’un à Mostar même, et l’autre à Balja. Le premier de ces ponts présente un aspect des plus animés les jours de foire, parce que les populations si diverses, si bariolées de l’Herzégovine envoient leurs représentants en grand costume, armés jusqu’aux dents, qui viennent pour acheter et vendre des chevaux, des bœufs, des moutons, ou même pour parader sur la place publique et se montrer.

Puis, au trot de leurs petits chevaux secs et maigres, mais qui connaissent si bien les sentiers montagneux, ils regagneront leurs aires voisines de celles des aigles, ou les cabanes de pierre qui leur servent de logement. Il en est qui chevaucheront jusque sur la frontière du Monténégro, où ils vivent dans l’éternelle espérance du cri de guerre qui doit les appeler à la bataille soit contre les musulmans, soit contre les chrétiens. Tout adversaire leur est bon, pourvu que la poudre parle et que leurs instincts de bravoure puissent briller.

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