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Un printemps en Bosnie

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CHAPITRE XI

La seconde occupation. — Échecs partiels des Autrichiens à Bihac. — Les combats autour de Dolovy. — La situation à Sérajewo. — La Romanja Planina. — Passage de la Save. — Marche sur Tuzla. — Occupation de Livno et de Zevornik. — La fin des hostilités.

La prise de la capitale n’avait nullement produit sur les Bosniaques l’effet qu’on était en droit d’espérer. Hadji-Loja, d’abord capturé à l’hôpital, avait réussi à s’échapper et il se trouvait à la tête de plus de 13,000 insurgés, qui campaient à proximité de Sérajewo dans des défilés inaccessibles. Obligé d’échelonner ses troupes sur le parcours de Brood à Sérajewo et d’en détacher un grand nombre pour accompagner et couvrir les convois, c’est à peine si le général en chef avait sous la main des forces assez nombreuses pour se maintenir dans la ville prise d’assaut et où couvait encore l’hostilité de toute la population musulmane. Il fallait payer d’audace et terrifier les insurgés qui seraient tentés de recourir de nouveau aux armes. La cour martiale siégeait en permanence ; un grand nombre de sentences de mort furent prononcées et exécutées séance tenante, avec toute la rapidité nécessaire pour frapper l’esprit des populations. La Turquie n’étant pas en guerre avec l’Autriche, et celle-ci occupant la Bosnie en vertu d’un mandat délivré par un congrès où la Porte était régulièrement représentée et dont elle devait accepter les décisions, les combattants bosniaques n’étaient pas considérés comme des belligérants ; ils étaient, aux yeux du général en chef, des rebelles qui, en commettant des actes d’hostilité, alors que l’état de guerre n’avait pas été proclamé, se plaçaient eux-mêmes hors du droit des gens. C’est là-dessus que se basait l’autorité militaire pour faire rechercher tous les chefs de la résistance armée et les individus coupables de meurtre et de pillage. Parmi les personnes arrêtées, il y avait aussi un iman, Hadji-Hafna, qui passait pour avoir organisé la résistance et poussé au combat tous ceux qui eussent préféré se rendre sans bataille.

Un traître, compatriote et coreligionnaire de l’iman, avait révélé sa retraite. Hadji-Hafna, un beau vieillard, solide comme un chêne, aux traits pleins de noblesse, et le visage encadré par une vénérable barbe blanche, fut immédiatement amené devant la cour martiale. Loin de nier, il se vanta d’avoir prêché la guerre sainte et d’avoir tué de sa main bon nombre d’ennemis. « Sans moi, dit-il aux juges militaires, vous entriez ici sans tirer un coup de fusil, sans perdre un seul de vos hommes. Le combat du 19, c’est mon œuvre. » Au cours des débats, il entra dans une telle fureur, il prit vis-à-vis des officiers une attitude tellement menaçante, que le président ordonna de l’enchaîner.

L’exécution eut lieu le soir même à la tombée de la nuit.

Un piquet d’infanterie escorta le condamné au gibet qui avait été dressé sur les bords de la Miljanka. Tout à coup, le délinquant rompt ses liens, s’élance sur un des soldats de l’escorte, lui arrache son fusil et fait feu sur l’officier qui commandait le détachement. Il fallut l’attacher très étroitement et le porter jusqu’au lieu du supplice. Quelle horrible chose que la guerre ! Quelques jours après, le général Philippovic fut averti d’un complot ayant pour but de brûler la ville et de massacrer la garnison à la faveur du tumulte. De nouvelles arrestations et d’autres exécutions eurent lieu. Un des condamnés, riche négociant, offrit jusqu’à 250,000 francs pour se racheter. Plus tard, un ordre de l’empereur mit un terme aux exécutions sommaires.

Elles ne suffisaient pas pourtant pour assurer la sécurité de la capitale. A périodes fixes, des rumeurs inquiétantes circulaient sur les intentions des insurgés qui avaient réussi à s’échapper le 19 août, en disant qu’ils étaient tout disposés à marcher sur la ville avec des forces supérieures et à s’emparer de la place. Afin de les tenir à distance et de donner de l’air à ses troupes, le général envoya une forte reconnaissance à 12 ou 15 kilomètres de la ville. Le brouillard fut tellement épais que la colonne s’égara dans un bois ; le guide jura ses grands dieux qu’il ne s’y reconnaissait plus. En effet, on n’y voyait pas à dix pas. On arriva, en se dirigeant avec la boussole, jusqu’au pied de la montagne Romanja Planina, sur laquelle étaient campés les insurgés. Prévenu aussitôt, le général en chef expédia le général Tegetthoff à la tête d’une brigade avec l’ordre précis d’enlever la position. L’attaque fut très vive ; les Bosniaques s’étaient retranchés dans un « han » à mi-côte et accablaient les assaillants de projectiles. Une charge furieuse à la baïonnette décida de la journée, et non sans avoir subi de fortes pertes, les braves troupes autrichiennes campèrent sur la Romanja Planina, où elles se hâtèrent de se retrancher. On put donc respirer plus tranquillement à Sérajewo où le général en chef organisait la municipalité et faisait procéder à la rentrée — en nature — de la dîme.

Tandis que les corps mobilisés étaient rassemblés en toute hâte, avec une grande précision qui faisait l’éloge de la nouvelle organisation autrichienne, plusieurs bandes de Bosniaques poussaient l’audace jusqu’à envahir le territoire hongrois dans les environs de Carlstadt. Ils exécutaient ainsi une menace qu’ils avaient adressée précédemment à leurs voisins du Banat : « Si vous venez chez nous, avaient dit les Bosniaques, nous irons vous trouver sur vos terres, nous brûlerons, nous massacrerons, nous pillerons tout. » En effet, des déprédations, qui rappelaient les razzias des Turcs dans les anciennes provinces de la frontière militaire, furent commises et les habitants manquaient d’armes pour se défendre. Cependant il suffit de l’arrivée de quelques compagnies et d’une distribution de fusils pour mettre un terme à ces actes de brigandage. Le général Szapary occupait toujours les lignes de Doboy. Ses troupes, composées du 35me et 61me de ligne, du 6me et 70me de la réserve et du 31me chasseurs, montrèrent un héroïsme inébranlable et ajoutèrent par leur courage de magnifiques fleurons à la couronne de lauriers de l’armée impériale. Pendant tout ce mois de septembre, ils repoussèrent des attaques furieuses de l’ennemi qui se renouvelaient plusieurs fois par semaine.

Ils avaient créé des retranchements qui méritèrent le nom de Plevna de Bosnie. Sans l’abnégation et l’esprit de sacrifice de ces troupes, la ligne de communication entre Brood et Sérajewo était coupée. Le général en chef était exposé à subir une véritable catastrophe. La défense de Doboy est un des plus beaux faits militaires du siècle. Elle rappelle plusieurs épisodes des guerres d’Algérie, sans exclure les défenses de Tlemcen et de Mazagran. Rien ne put diminuer la fermeté d’âme du général et la vaillance des soldats, ni les privations résultant de la difficulté d’approvisionnement, ni les intempéries de la saison, ni les échecs que la supériorité numérique infligeait parfois à leurs camarades chargés de prendre l’offensive, car enfin cette occupation était devenue une guerre tellement sérieuse, que les Bosniaques eurent à s’enorgueillir des quelques avantages remportés sur les généraux de l’Empereur.

Le plus maltraité fut le général Zach. Au commencement de septembre, il exécuta une marche forcée à la tête des deux régiments Arnoldi et Jellacic contre la place forte de Bihac. Celle-ci avait été très fortement retranchée et l’on y comptait 8 à 10,000 Bosniaques bien pourvus d’armes. Il fallut procéder à l’assaut ; il fut donné et coûta plus de 600 hommes morts et blessés aux Autrichiens ; mais les retranchements restèrent aux mains des assaillants, pas pour longtemps, car le lendemain, de nouvelles masses d’insurgés s’étant montrées, le général Zach dut évacuer la position et rallier, non sans efforts et non sans quelques pertes, le gros de l’armée.

Enfin, pour compléter le tableau, des tirailleurs bosniaques embusqués sur les bords de la Save canardaient tous les bateaux passant sur le fleuve ; on fut obligé de suspendre à peu près complètement la navigation. En même temps, une bande s’emparait par surprise des défilés de Maglay signalés comme dangereux par le prince Eugène de Savoie et fusillait à bout portant les conducteurs des malles-postes. L’inquiétude était grande à Vienne, les journaux les plus lus, qui, dès le début, s’étaient prononcés contre l’occupation, ne rassuraient guère le public. Le général en chef qui aurait voulu, en raison de la situation stratégique, et pour être en communication directe et non-interrompue avec Vienne, transférer le quartier général de Sérajewo à Brood, dut renoncer à ce projet pour ne pas faire croire à de véritables désastres, tandis qu’on se trouvait seulement en présence de difficultés considérables et d’échecs partiels qui allaient cesser par suite de l’arrivée des renforts.

La première opération qui montra l’arrivée sur le terrain de troupes fraîches et nombreuses fut le passage de la Save. Il s’agissait d’attaquer Tuzla et Zvornik (sur la frontière serbe) des deux côtés, par la Save et par la route de Doboy. Le passage, tenu soigneusement secret, eut lieu près de Samatz, tandis que des préparatifs faits vis-à-vis de la ville commerçante de Bertchka, le centre du commerce des prunes, laissaient prévoir une attaque de ce côté. En même temps les positions de Doboy recevaient des renforts très considérables. Alors, c’est-à-dire à partir du 15 septembre, les opérations furent très vigoureusement poussées et comme le général Philippovic l’avait déclaré publiquement, la pacification fut assurée pour le mois d’octobre. Il n’y eut même pas de grandes batailles livrées ; les insurgés s’étaient montrés entreprenants et belliqueux tant qu’ils se sentaient en nombre ; en présence des renforts, ils n’attendaient même pas l’ennemi. Le fameux mufti de Gorni-Tuzla qui tenait dans cette ville à la tête de 6,000 hommes et qui avait contraint tous les habitants valides, même les plus pacifiques, à prendre les armes, battit prudemment en retraite sur le territoire serbe, lorsqu’il s’aperçut que la position n’était plus tenable. Le général Waldstœtter put traverser sans coup férir et sans soutenir de combats sérieux l’espace compris entre Doboy et Tuzla ; il trouva tout le pays abandonné par les habitants musulmans. Il s’attendait à un combat acharné aux environs de Tuzla ; mais il ne rencontra pas plus de soldats ennemis que de fidèles musulmans. Après l’occupation de Tuzla, les Autrichiens poussèrent jusqu’à la frontière serbe et s’emparèrent de Zvornik dont les fortifications auraient pu permettre une longue résistance.

Le même jour presque, le duc de Wurtemberg, sortant de Trawnik, prenait l’offensive et se dirigeait sur Livno, résidence d’un mufti, à qui le canon dut parler. Après un bombardement de deux heures, la place fut rendue.

Vers le milieu d’octobre, il ne restait plus à faire reconnaître la bannière autrichienne que dans quelques districts montagneux de l’Herzégovine et dans le Sandschak de Novi-Bazar où 20,000 Albanais, envoyés par la redoutable ligue, dont les séides venaient justement de massacrer le muchir Mehemet-Ali, étaient attendus.

Dans le courant du mois d’octobre, une partie des réservistes rentra dans ses foyers et l’administration militaire put songer sérieusement à préparer l’hivernage de l’armée. La première condition était d’assurer l’approvisionnement des troupes, en créant des routes et autant que possible, des chemins de fer. Les propositions ne manquaient pas à ce sujet et on n’avait à Sérajewo que l’embarras du choix.

Hadji-Loja, le chef des insurgés, après avoir échappé une première fois aux troupes impériales, traqué par toute la contrée, fut appréhendé au corps pour la seconde fois. On le découvrit dans une cabane isolée. Sa blessure à la jambe se rouvrit, il ne put marcher, il fallut le hisser sur une voiture remplie de paille. C’est ainsi qu’il fut transporté à Brood, et qu’il traversa toute la Hongrie et une grande partie des pays héréditaires de l’Autriche. Partout dans les gares où le train devait passer, la foule des curieux se porta sur les quais, pour regarder de près ce grand musulman, haut de six pieds, qui avait l’air d’un superbe bandit, vêtu d’un long caftan et coiffé d’un gros turban, trompant la douleur que lui occasionnait sa blessure en fumant avec volupté les blondes cigarettes d’Orient. Hadji-Loja, chef avéré de l’insurrection, s’en tira à meilleur compte que ses compagnons pris sur le fait à Sérajewo et envoyés devant la cour martiale. Le conseil de guerre le condamna à mort, il est vrai, mais la clémence impériale réduisit cette peine à cinq années de prison.

Il subit cette peine avec l’indifférence des Orientaux, dans la forteresse de Josefstadt en Bohême. Quand il fut libéré, il partit pour La Mecque où l’ex-insurgé passe son temps en adoration devant le tombeau du Prophète. Hadji-Loja a reconnu que dans la Bosnie complètement pacifiée, vivant calme et heureuse sous l’égide d’une administration forte et paternelle, il n’y avait plus de place pour un homme de sa trempe.

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