Un printemps en Bosnie
CHAPITRE VIII
Précis de l’histoire de la Bosnie. — Ses mœurs et coutumes.
La première fois que le nom de Bosnie apparaît dans l’histoire, c’est au début du XIe siècle. Il y avait alors dans le pays conquis autrefois par les Romains, et qu’à cause de ses mines ils appelaient la « contrée argentée », une population particulièrement belliqueuse que l’on appelait les Boses. C’est de cette race que furent issus les premiers princes indigènes du pays qui régnèrent sous le nom de bans. Peu à peu, la Bosnie et l’Herzégovine furent rattachées indirectement à l’empire d’Allemagne ; Frédéric IV ayant eu à se louer de son vassal Szepar, le nomma à titre d’honneur « gardien du tombeau de Sawa ». Les bans de Bosnie se sentirent de l’ambition. Ils guerroyèrent contre leurs voisins et se firent proclamer rois. Il devait sembler que cette contrée inculte et éloignée de tous les centres importants ne devait point participer au mouvement général des esprits dans l’Europe de cette époque.
Erreur complète. Les luttes religieuses les plus ardentes mirent la Bosnie au diapason des grands États ; elles firent du pays le théâtre des combats les plus acharnés et des scènes d’horreur qui signalèrent au moyen âge les rivalités inspirées par la foi fanatique. Les princes de la Bosnie avaient hésité longtemps vers quelle variété du culte chrétien ils devaient se tourner, s’ils devaient choisir le rite grec-uni ou rester fidèles à l’autorité papale. L’hésitation dura toujours, puisque, en ce moment encore, la population chrétienne du pays est partagée entre les deux rites.
Les papes cependant ne voulaient point que le pays échappât à leur influence. Un événement allait leur faciliter l’œuvre qu’ils méditaient depuis longtemps. On sait quel fut le sort des malheureux hérétiques de France, les Vaudois, ces précurseurs du protestantisme. Taillés en pièces, brûlés et massacrés de la façon la plus odieuse, les partisans de la secte n’étaient plus représentés que par quelques rares fugitifs.
Pourchassés à travers l’Europe, ayant partout le bûcher en perspective, ces infortunés arrivèrent d’étape en étape jusqu’en Dalmatie, où florissaient alors les républiques municipales de Zara et de Raguse. De là ils gagnèrent l’Herzégovine et la Bosnie, et se crurent enfin en sûreté, au milieu d’une nature sauvage et presque inaccessible. Mais ils avaient compté sans la rancune tenace de Rome. Une bulle du pape chargeait formellement le roi apostolique de Hongrie d’extirper l’hérésie « dans les pays au delà de la Save », jusqu’à ce qu’il n’en restât nulle trace. L’ordre des moines franciscains établi dans les couvents, et déjà populaire, était chargé d’assister, au point de vue intellectuel, les exécuteurs des ordres venus du Vatican.
Les rois de Hongrie cherchaient depuis longtemps un prétexte plus ou moins plausible pour intervenir en Bosnie. Déjà Coloman s’était fait proclamer, vers l’an mil, roi de Bosnie et de Croatie, et il avait réalisé par une conquête passagère ses idées ambitieuses. Maintenant qu’ils avaient le prétexte de lutter pour la Sainte Église et que leur cause symbolisait la Vraie Foi, les souverains magyars n’eurent à s’imposer aucune retenue. Si le pays ne fut point annexé, les rois de Bosnie devinrent les humbles vassaux des rois de Hongrie, et ils furent obligés de se prêter à l’extirpation des hérétiques. On vit alors pendant plus de cinquante années les bûchers se dresser en permanence sur les places publiques de Travnik, de Jaïce et de Mostar ; les espions d’une inquisition ombrageuse et sanguinaire fouillaient partout, à la recherche des hérétiques. Un vague soupçon suffisait, et c’en était fait de la victime.
A quoi bon décrire ces scènes d’horreur, ces supplices qui ravagèrent une contrée de mœurs fort simples et presque patriarcales ? L’histoire du fanatisme et de ses excès est écrite partout dans les mêmes caractères de sang !
Grâce à ces procédés, l’Église catholique gagnait du terrain, les églises se multipliaient, et de tous côtés s’élevaient des couvents de moines franciscains. Les bons pères devinrent à cette époque les véritables éducateurs des catholiques de la Bosnie — et ils ont su se maintenir dans cette position.
Il est vrai que depuis le temps des Vaudois leur humeur est devenue plus tolérante, leur fanatisme s’est émoussé. Ce sont — s’il est permis de se servir de cette expression sans manquer de respect à des moines — d’assez bons diables, qui, tout en songeant au salut de l’âme de leurs ouailles, boivent, jouent et s’amusent volontiers avec elles. Ils ont toujours su d’ailleurs bien se mettre avec tout le monde, même avec les Turcs.
Aux XIIe et XIIIe siècles, la Bosnie eut ses jours de gloire et de grandeur sous ses propres rois, dont les chants nationaux rappellent encore aujourd’hui les hauts faits. Mais le torrent dévastateur de l’islamisme se répandit sur cette contrée dès les premières années du XVe siècle.
Le conquérant Mahmoud vainquit le roi de Bosnie en 1460, et il décapita de sa propre main le malheureux monarque. Plus de 30,000 guerriers faits prisonniers furent massacrés, et toute la jeunesse du pays fut conduite à Constantinople et en Asie. Quant aux femmes et aux jeunes filles, on en fit un choix pour le harem du Sultan et de ses vizirs, et 30,000 autres furent vendues aux marchés d’Andrinople, de Brousse et du Caire. Beaucoup de Bosniaques embrassèrent dès cette époque la foi musulmane, pour gagner les bonnes grâces ou tout au moins l’indulgence des terribles vainqueurs.
Cependant, malgré la défaite, les Bosniaques, habitués à une longue indépendance, impatients du joug qui venait de leur être imposé, espéraient toujours la délivrance. Ils ne perdirent courage qu’après la conquête de la Hongrie, et lorsque les bannières surmontées du croissant se promenèrent le long du Danube jusqu’aux bastions de Vienne. C’est sur le champ de bataille de Mohœsc que le sort de la Bosnie fut définitivement scellé ! Alors beaucoup d’indigènes embrassèrent l’islam et obtinrent de grands avantages des sultans, que cette conquête des âmes hérétiques ne flattait pas moins que la prise de possession du pays leur avait causé de satisfaction.
C’est alors que l’on vit s’organiser cette aristocratie féodale des begs, qui bientôt devinrent sans pitié pour leurs compatriotes qui n’avaient pas voulu renier leur croyance et qui furent réduits à cette misérable condition que résume fort bien le mot de rajah (troupeau). L’oppression des begs fut aussi dure, aussi dégradante, aussi spoliatrice qu’aurait pu l’être celle de véritables Turcs venus d’Asie.
Bien souvent les chrétiens opprimés et dépouillés invoquèrent, mais vainement, l’intervention du vali du Sultan ; parmi ces hauts fonctionnaires, un seul se fit remarquer par son esprit de justice et par sa loyauté ! C’est Ghazy-Chousref Beg, le troisième gouverneur après la conquête. Brave comme un lion à la guerre, très versé dans le Coran et les Livres saints, ayant puisé dans cette étude des doctrines libérales et surtout des principes de tolérance, Chousref n’admettait pas que la différence des religions donnât le droit aux musulmans d’opprimer les chrétiens, pas davantage les juifs, auxquels il donna asile et protection. Il a laissé aujourd’hui, plus de quatre cents ans après sa mort, des traces de son administration qui sont tout à son éloge : des hôpitaux, des fontaines et l’organisation de la bienfaisance ; c’était un philanthrope. Aussi a-t-on gardé pieusement sa mémoire, et si des statues ne lui ont pas été élevées, puisque la loi du Prophète l’interdit, on entoure des soins les plus touchants sa tombe, que renferme un mausolée construit dans la cour de la plus grande mosquée de Sérajewo. Un vali turc, ami du genre humain, l’exemplaire est rare et mérite tous les honneurs qu’on lui rend !
Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la Bosnie ne fait guère parler d’elle, noyée dans l’immense océan des possessions turques. Mais voici qu’un adversaire redoutable de la maison d’Osman se lève à l’horizon vers l’ouest et ne tarde pas à briller du plus aveuglant éclat, enrichissant de prouesses innombrables les annales militaires de la maison d’Autriche. Le prince Eugène de Savoie, ce fils de la belle Olympia de Mancini, cet enfant de Paris jeté hors de son pays et de sa carrière par l’animosité du rancunier Louvois, devint également redoutable au Sultan et à Louis XIV. Il chercha sa fortune en Autriche et se distingua tout d’abord à la bataille sanglante que Sobieski et le prince de Lorraine livrèrent en 1684 sous les murs de Vienne. Le siège de cette capitale terriblement menacée dut être levé, et la magnifique armée turque y fut détruite presque complètement. Deux années plus tard, Eugène de Savoie, qui avait combattu sous Vienne en simple volontaire avec quelques autres gentilshommes français, était colonel à la prise de Bude, dont le deux-centième anniversaire vient d’être célébré par une belle exposition historique. C’est à partir de cette époque que l’on commença à parler de lui, et, bientôt après, placé à la tête d’une armée impériale, il s’emparait de toutes les forteresses que les Turcs occupaient dans le Banat, et il refoulait le croissant au delà de la Save.
Stimulé par ses succès, le prince Eugène le noble chevalier, comme on l’appelle dans les légendes et les complaintes relatives à ses hauts faits, ne put résister à la tentation d’une promenade à main armée sur le territoire ennemi. A la tête de quinze mille cavaliers hardis et décidés à tout braver, il se lança dans l’aventure. Ce ride fut rapide, foudroyant, fantastique. Le prince, sa suite et son armée allèrent tout d’une traite jusqu’à Sérajewo, saccageant tout sur leur passage, brisant les obstacles, acclamés de tous côtés par les populations chrétiennes, qui respiraient librement pour la première fois depuis des siècles et qui s’habituèrent à considérer l’aigle à deux têtes et l’étendard jaune de la maison de Habsbourg comme un emblème de délivrance ; et c’est de cette époque que datent les premières sympathies des populations pour la famille impériale. Les Turcs, épouvantés, s’étaient enfuis dans les montagnes et en Roumélie. Le prince put envoyer à Vienne des trophées et un butin considérable, parmi lequel se trouvaient des petits chevaux nerveux et agiles que l’empereur Léopold affectionnait beaucoup, car il ne manqua pas de remercier chaudement son féal lieutenant de ce présent. L’entrée à Sérajewo eut lieu avec une grande solennité. Les cavaliers d’Eugène avaient revêtu leurs casaques surchargées de broderies, leurs baudriers étincelants, leurs cuirasses et leurs armures historiées. Les hussards, surtout, firent sensation par leur costume resté traditionnel. Quant au général, celui que l’on appelait jadis à ses débuts en France « le petit abbé », il avait bonne mine sur son grand cheval.
Au début de ce siècle, le système féodal s’épanouissait en Bosnie. La terre appartenait aux agas (seigneurs), qui considéraient les paysans, surtout lorsqu’ils étaient chrétiens, comme leurs serfs. Et pourtant on ne saurait appliquer ce terme, dans l’acception rigoureuse qu’il avait au moyen âge, aux campagnards bosniaques. Le Kmète n’est point, en droit du moins, un serf : c’est une sorte de fermier héréditaire dont la situation n’a jamais été bien exactement définie et ne l’est pas encore aujourd’hui.
Mais le fait est que dans le bon temps où les agas étaient maîtres du pays, la condition du Kmète était très misérable. Il était tenu de payer au seigneur la trentina, soit le tiers de son revenu ; mais l’aga, s’il en avait la fantaisie, augmentait cette redevance et ne se gênait pas de la porter au double. Mais ce n’était pas tout : un beau jour le seigneur quittait son aire, bâtie presque toujours au sommet d’une montagne, pour descendre dans la plaine et se faire héberger par le paysan. Il fallait donner à cet hôte peu désiré le meilleur lait, les plus beaux fruits, et tuer en son honneur les brebis les plus plantureuses et les poulets les plus gras. C’est seulement après avoir mis à sec le grenier, les étables et la basse-cour du pauvre Kmète, que le seigneur s’en allait dans une autre ferme ou rentrait dans son castel, pour revenir au bout de six mois ou d’un an, lorsque les provisions avaient été renouvelées. Le reste du temps l’aga le passait à la chasse, poursuivant les daims, les ours, les chamois, ou dénichant les aigles. C’était, avec ses porte-arbalètes, ses fauconniers, sa meute choisie, le véritable châtelain du moyen âge.
Parfois le Sultan expédiait un firman de recrutement. Le seigneur arrivait alors avec cinq, dix, ou quinze de ses Kmètes tout équipés et montés, et partait en guerre pour le plus grand honneur et profit du Croissant.
Mais il ne se regardait nullement comme obligé de répondre à l’appel de Sa Hautesse ; s’il préférait rester chez lui, il ne se gênait nullement, car le vali résidant à Carlowitz ou à Trawnik lui en imposait fort peu. L’aga, fier de ses privilèges, résolu à les défendre par les armes, qui ne le quittaient jamais, ne considérait le Sultan que comme un suzerain éloigné et d’un pouvoir assez vague.
Le vali n’était qu’un fantôme plus ou moins richement payé. Tout au plus fallait-il s’assurer ses bonnes grâces par des cadeaux dont les rajahs faisaient les frais.
Il en fut ainsi jusqu’au règne de Mahmoud, le grand réformateur qui voulut assimiler la Turquie aux États d’Europe, tout en renforçant le pouvoir absolu des padichas. Mahmoud voulut accomplir en Bosnie l’œuvre de Richelieu et de Louis XIII, en abattant au profit de son pouvoir la force des grands vassaux. Mais les begs et les agas n’entendirent point de cette oreille-là : ils déchirèrent les firmans et massacrèrent les envoyés de Stamboul qui se présentaient pour s’assurer de l’application des réformes. Pendant trente ans, la Bosnie fut en état d’insurrection permanente. Mais les begs ne se bornaient pas à vaincre et à disperser les troupes du Sultan. Ivres de massacre et du pillage, ils passaient la frontière croate et commettaient d’innombrables actes de brigandage. A cinq ou six reprises, les généraux autrichiens durent envahir le territoire bosniaque pour y exercer d’énergiques représailles, et l’organisation militaire des provinces autrichiennes limitrophes de l’empire turc, cette œuvre des grands capitaines Eugène de Savoie et Merci, y trouva sa justification. Les habitants de ces territoires, soldats laboureurs, enrégimentés pour toute leur vie, étaient dans un qui-vive perpétuel, et tant que les divergences durèrent entre le Sultan et ses grands vassaux, ils cultivèrent leurs terres et gardèrent leurs moutons, la carabine en bandoulière et le sabre au côté.
En 1851 la Porte résolut de briser une fois pour toutes la résistance des begs insolents ; elle donna pleins pouvoirs à Omer-Pacha, l’ancien sergent autrichien devenu général et bientôt maréchal au service de la Turquie, et cette fois c’en fut fait de la féodalité bosniaque. Les fortins, les châteaux furent tous pris les uns après les autres. Quant aux défenseurs, ils périrent ou bien ils durent subir l’humiliation d’être conduits à Constantinople, les mains attachées derrière le dos et formant une longue chaîne dont les anneaux étaient rivés au cou de chacun. C’est dans cet équipage que les orgueilleux vassaux entrèrent à Stamboul pour y faire leur soumission au Grand-Seigneur et y écouter la lecture du Tanzimat dont ils avaient brûlé les copies.
Mais la pacification n’eut aucun résultat heureux pour les rajahs. Ils changèrent d’oppresseurs, l’oppression subsistait toujours : à la place des begs, les valis installés désormais à Sérajewo et non plus à Trawnik s’acquittaient parfaitement de cette tâche, s’ingéniant à arracher au paysan chrétien sa dernière pièce de bétail et l’humiliant de toute façon. C’est ainsi qu’une ordonnance fut remise en vigueur, prescrivant aux rajahs en voyage qui rencontraient un musulman, fût-il de la condition la plus infime, de descendre de cheval et d’attendre qu’il eût passé.
Des agitateurs venus de Russie et surtout du Monténégro essayèrent d’exploiter le mécontentement bien légitime des populations chrétiennes et de fomenter des troubles. Pendant longtemps leurs excitations restèrent stériles. La population de la Bosnie surtout était trop avachie, trop démoralisée pour tenter un effort. En revanche, les Herzégoviens, race montagnarde et guerrière, voisine d’ailleurs du Monténégro, se montrèrent plus entreprenants. Déjà pendant la campagne de 1861 contre les Principautés, campagne qui se termina aux portes de Cettinje, l’Herzégovine avait donné des signes incontestables d’hostilité, et sans la tactique d’Omer-Pacha les révoltés de Mostar et de Trebinje se seraient joints aux soldats du prince Nikta.
L’attitude d’Omer, les souvenirs qu’il avait laissés à Sérajewo terrifièrent les Bosniaques et les Herzégoviens. Ils n’osèrent bouger. Au contraire, le « serdar » réussit même à lever des bandes de spahis pour marcher contre le Monténégro ; mais ces troupes fort bien montées et équipées d’une façon assez romanesque ne rendaient pas de grands services. Elles tournaient bride et rentraient chez elles au moment de la bataille. Depuis l’échec de 1862, le prince de la Montagne Noire ne songeait qu’à prendre une éclatante revanche. Il était secondé avec ardeur — et soutenu financièrement — par la Russie. Celle-ci avait fini de se recueillir et méditait de poursuivre une nouvelle étape sur la route tracée dans le testament de Pierre le Grand.
L’année 1870-1871, qui apporta tant de changements, avait complètement anéanti le consortium d’alliés qui, en Crimée, avaient sauvé la Turquie, et qui, depuis Sébastopol, maintenaient plus haut que jamais le dogme de l’intégrité absolue de l’empire turc.
La France était impuissante, l’Angleterre ne se souciait pas d’affronter une lutte où elle aurait dû tirer seule les marrons du feu, et l’Autriche commençait à s’intéresser beaucoup plus aux chrétiens de l’empire ottoman qu’à l’existence de la monarchie turque. La satisfaction que la Russie obtint à la conférence de Londres, par l’abolition des principales clauses du traité de Paris, augmenta son prestige et donna une force plus grande aux agitateurs qui parcouraient le pays, prêchant l’insurrection. Celle-ci éclata en 1875, et la question d’Orient fut rouverte, comme le dit M. de Bismarck, « avec un peu d’Herzégovine ». C’est dans le Podgovitza et autour de Trebinje que retentirent les premiers coups de fusil qui devaient être le prélude de la guerre serbe, des batailles livrées en 1877 en Bulgarie et en Asie-Mineure — et peut-être des luttes plus terribles encore que l’on peut prévoir au milieu des complications actuelles, sans être accusé de pessimisme exagéré.
Cette insurrection avait commencé d’une façon assez vulgaire, par des querelles, d’abord insignifiantes, entre des cultivateurs et les aides du percepteur qui venaient faire rentrer les impôts manu militari. Autrefois, c’était la chose la plus facile ; mais, à présent, la population des deux sexes recevait l’agent du gouvernement à coups de fusil, et au lieu de monnaie, on lui envoyait des balles et des pierres. Ces bagarres augmentèrent dans des proportions sérieuses et se renouvelèrent presque journellement.
Il fallut renforcer la garnison de Mostar et envoyer des colonnes mobiles dans les districts des montagnes. De leur côté, les habitants semblaient prendre plaisir à la continuation de la lutte ; ils se réfugiaient dans des gorges inaccessibles et se fortifiaient. Les Turcs étaient dans l’obligation de recourir à la stratégie, et ils ne s’y montrèrent pas toujours très heureux, ni bien expérimentés.
Pendant toute l’année 1875, l’insurrection se propagea, mais si la Russie avait fomenté ces troubles, ce n’est pas vers le tsar que les insurgés regardaient, attendant des secours et la délivrance. Ils imploraient surtout l’assistance de l’empire austro-hongrois. Depuis son voyage en Dalmatie, l’empereur François-Joseph était l’homme populaire, le souverain respecté entre tous, dans la partie de l’empire turc qui confinait alors à ses États. Les généraux autrichiens Rodich, gouverneur de la Dalmatie, et Joanovich, qui pendant longtemps avait géré le consulat général autrichien à Sérajewo, étaient considérés par les rajahs comme leurs libérateurs obligés. Nous reprendrons tout à l’heure cette esquisse historique ; donnons d’abord quelques détails de mœurs.
Les habitants de la Bosnie, qui professent la religion musulmane, sont, comme nous l’avons déjà dit, fort attachés à leur culte ; ils vénèrent la mémoire du Prophète autant que leurs coreligionnaires qui habitent la Mecque, autour du tombeau de Mahomet, et pour eux le Coran est le Livre par excellence. S’ils consentent, dans les villes, à modifier leurs mœurs et à se moderniser sous quelques rapports, ils sont orthodoxes autant qu’on peut l’être en matière de religion. Le grand nombre de mosquées répandues sur le territoire bosniaque, et le soin avec lequel on les entretient, suffiraient à démontrer l’intensité de ces sentiments religieux. On peut dire que toute l’existence des musulmans de Bosnie est réglée sur le Coran.
Le Turc n’a pas de nom de famille. Pour distinguer les uns des autres les innombrables Osman, Mehemet, Mohamed (car le nombre des prénoms est également très restreint), on a recours à des qualificatifs, et souvent à des sobriquets. Ailleurs, on s’en fâcherait, en Bosnie on trouve tout naturel d’être appelé le Boiteux, le Borgne, le Bancal, etc. Il est vrai qu’il en est d’autres mieux favorisés qui se font nommer le Brave, le Lion, le Sage, etc. Cette absence de nom de famille détruit également toute filiation et tout orgueil de race ; d’ailleurs, sous la domination turque, et pendant longtemps, le Sultan s’était proclamé l’héritier de droit — du droit du plus fort — d’une certaine catégorie de Bosniaques dont il redoutait l’influence et la richesse. Un simple décret suffisait pour spolier les enfants ; et le détenteur de la fortune devait s’estimer heureux si, pour entrer plus tôt en possession de l’héritage, son légataire universel ne le faisait pas décapiter ou empoisonner.
Par conséquent, le musulman n’était pas stimulé, comme l’Européen, par la perspective d’assurer le sort des siens et de fonder le bien-être d’une série de générations. A quoi bon travailler, se remuer, se donner tant de peine, puisque les siens ne profiteraient pas de ses efforts ? De là l’apathie de la population musulmane, l’absence de toute initiative dont on commence à se départir aujourd’hui que, sous la protection des lois autrichiennes, le père est libre de travailler pour ses enfants, assuré qu’ils ne pourront plus être dépouillés.
Il n’y a cependant pas de règle sans exception.
Quelques familles de l’ancienne noblesse bosniaque, qui montrent avec fierté aujourd’hui des diplômes datant du XIIe et du XIIIe siècle, ont su garder les traditions, et conserver, avec leurs biens, le nom de leurs ancêtres tout en embrassant la foi musulmane. Les chefs de ces familles ont droit au titre de beg et d’agha. Mais il faudrait bien se garder d’appeler ces musulmans « Turcs » ou « Auraks », ils considéreraient cette désignation comme une grosse injure et elle pourrait provoquer des représailles désagréables. Si la famille n’existe pas dans le sens européen du mot, l’amour des parents pour leurs enfants, surtout lorsque ceux-ci sont petits, est réellement touchant. D’après la loi musulmane, l’enfant doit être élevé à la mamelle jusqu’à l’âge de deux ans. La plupart du temps, et presque toujours, c’est la mère qui donne son propre lait. Une nourrice est-elle appelée, on l’accable de prévenances, de soins, pour qu’elle n’ait ni mauvaise humeur, ni contrariété et afin que son lait ne s’en ressente pas. Les petits sont gâtés dans toute l’acception du mot ; on les bourre de friandises et de confitures, rien n’est assez beau pour leur parure, on les attife de velours et de soie, et les parents pauvres consentent à aller déguenillés, pour que leurs petits aient leurs oripeaux couverts de broderies qui les font ressembler à de gracieuses poupées. C’est avec orgueil que la mère les promène de porte en porte, d’une parente à l’autre, pour qu’on les admire.
Malheureusement, jusqu’à présent du moins, cet amour pour les enfants n’allait pas jusqu’à leur donner une éducation soignée ; il y a vingt ans, on pouvait citer un phénomène, un fonctionnaire turc, le receveur de Sérajewo, qui envoyait sa fille à l’école créée par des négociants grecs. Généralement l’éducation des filles est nulle, on se borne à leur apprendre la couture, la broderie et l’art de confectionner les confitures de roses. Si on se décide à leur apprendre la lecture, on ne met guère entre leurs mains que le Coran.
Quant aux garçons, ils ne manquent pas d’écoles, et depuis 1878, les professeurs européens qui y ont été attachés ont contribué à améliorer d’une façon sensible l’instruction qui y est donnée, et à varier le programme qui, sous le régime turc, était par trop monotone et se résumait en un seul point : la lecture et l’étude du Coran.
C’est d’ailleurs, aujourd’hui encore, la base du système scolaire. L’enfant musulman arrive de bonne heure à l’école ; il s’accroupit, les jambes croisées sur des nattes ou sur des peaux de bête, il dépose son livre sur des bancs placés à hauteur d’appui. Le professeur, placé dans une sorte de chaire, fait la lecture du Coran, commente les versets, et les fait réciter aux élèves. Quand l’écolier a ainsi parcouru tout le Livre sacré, de la première page à la dernière, il y a grande fête à la maison ; on donne un grand repas et le jeune Coraniste est comblé de cadeaux, pourvu qu’il appartienne à une famille aisée. C’est à la même date qu’il sort du harem, pour passer de l’autorité de la mère sous celle du père. Si l’enfant n’est pas obligé de gagner sa vie, il continue l’étude du Livre sacré, il s’évertue à découvrir le sens caché des passages obscurs et il accumule les thèses jusqu’à ce qu’il soit digne de passer ses examens de théologie. Mais on ne se borne pas à l’interroger sur le sens caché du Coran, on exige de lui qu’il moule certains versets d’une plume calligraphique, et qu’il indique sans broncher, combien le Livre saint contient de lignes et de syllabes. S’il a répondu d’une façon satisfaisante à ces questions, on lui décerne le titre de « Hafiz » (d’heureuse mémoire), et la carrière littéraire et politique lui est ouverte. Il peut ensuite obtenir ses grades et devenir « effendi ». Ce titre, qui est donné par abus à tous les Turcs qui portent un beau cafetan et renouvellent leur turban dès qu’il se défraîchit, était jadis une distinction accordée aux savants seulement.
Autrefois, la mode était d’envoyer les fils de familles aisées ou riches parfaire leur éducation à Stamboul. L’école supérieure créée dans le pays n’avait eu aucun succès, et le professeur qui y avait été appelé, après avoir fait ses études à Paris, n’a eu que des déboires et a finalement quitté la place. Là aussi l’influence de l’occupation se fait sentir. Les écoles vides naguère, commencent à se remplir et, à côté du Coran, on commence à y enseigner d’autres thematas, surtout des langues vivantes, et les jeunes bosniaques apprennent très vite l’allemand — qui est en somme la langue gouvernementale et administrative.
Tout récemment enfin, des lycées et des écoles commerciales (Realschulen) ont été créés sur différents points, et exactement modelés sur les écoles de ce genre qui existent dans l’empire austro-hongrois. Les musulmans y affluent de presque partout. Les notables ont formé des comités scolaires qui surveillent, avec beaucoup de sollicitude, les maisons d’éducation et se rendent compte des progrès des élèves, qu’ils encouragent par des primes et des prix distribués à la fin de l’année. Le comité de Sérajewo est composé de lettrés ; on lui doit la publication d’un manuel scolaire en langue turque qui serait approuvé par le ministre de l’instruction publique le plus exigeant.
La principale qualité de ces écoles est d’être laïques, c’est-à-dire de permettre aux enfants musulmans de s’asseoir à côté des condisciples appartenant à une autre religion, et leur développement sera le véhicule le plus puissant de la civilisation européenne en Bosnie. L’élève qui vit de l’existence des autres enfants, qui s’imprègne des idées qu’ils apportent de chez eux à l’école, qui emporte chez lui les impressions qu’il a reçues, si nouvelles, si différentes de ce qu’il a sous les yeux, cet élève est bien près d’échapper au cadre borné de l’orthodoxie musulmane et de devenir un citoyen utile et actif du XIXe siècle. Cette conquête-là est plus sûre et plus durable que celle qui pourrait être poursuivie les armes à la main, ou par des procédés oppressifs. C’est en amenant les petits musulmans dans ces écoles, qu’on les conduira à la lumière et à la civilisation.
Fidèle à la règle de conduite qu’il s’est imposée, le gouvernement austro-hongrois ne veut pas user de coercition, ni de violence, pour garnir les bancs de ses écoles, il compte sur la force de l’exemple, sur l’amour-propre des musulmans, qui ne voudront pas que leurs enfants restent dans un état d’infériorité intellectuelle, quand ils ont tant d’occasions de s’instruire, et que la science a été mise à leur portée avec tant de bonne volonté.
A peine le jeune garçon est-il échappé de la classe, que ses parents songent pour lui à la grande affaire, au mariage. Si les femmes mariées de la Bosnie dissimulent leurs charmes présents et passés, sous des voiles bien plus impénétrables que les feridjés des cadines de Stamboul, les jeunes filles vont le visage découvert.
Cependant, pour échapper aux regards trop importuns et trop investigateurs, ces jeunes filles portent derrière le dos un tissu qu’elles peuvent ramener sur elles comme un rideau, pour échapper aux curieux.
Grâce à cette concession, réminiscence des époques où la Bosnie était encore un État chrétien, le fiancé connaît, au moins de vue, celle qu’on lui destine et que sa mère prévoyante a choisie pour lui dans les établissements de bains qui sont affectés à ces sortes d’entrevues. Mais il ne peut guère communiquer autrement avec sa future épouse, à moins de stationner le soir pendant de longues heures, sous les fenêtres de sa belle.
Si donc, en passant par les rues du quartier turc de Sérajewo, vous apercevez un don Juan en casaque neuve et faisant le pied de grue sous le grillage d’un moucharabie et guettant afin de voir flotter un bout d’étoffe et de ruban, dites-vous bien qu’il y a un mariage en perspective, que ce n’est pas pour l’autre motif « que le jeune homme consent à se morfondre ».
Une fois la femme admise au harem, elle est absolument invisible pour tout être du sexe fort. Nous n’engageons même pas l’étranger à accorder une attention trop soutenue aux dames voilées qu’il rencontre sur son chemin, il s’exposerait à des interpellations brutales de la part du mari ou du parent qui ordinairement accompagne la femme, à quelque distance, sans jamais lui donner le bras. Si le chevalier, garde de l’anonymat féminin, est un musulman d’un esprit particulièrement fanatique, on risque d’être honoré d’un combat. Autrefois cette injure était le lot habituel des étrangers qui passaient dans les quartiers turcs, mais aujourd’hui la police et la crainte salutaire qu’elle inspire y ont mis bon ordre.
Parfois cependant il arrive qu’une femme ainsi voilée marche droit à l’étranger et lui adresse la parole sans en être le moins du monde empêchée. Ne flairez pas alors quelque piquante aventure ; au ton dont elle profère les paroles inintelligibles qu’elle vous adresse, vous devinerez une vieille mendiante qui en veut uniquement à vos kreutzers. Dans les campagnes, les femmes ne sont pas voilées, mais lorsqu’elles aperçoivent un giaour, elles font volte-face avec une brusquerie parfois comique, se collent le visage contre un arbre et présentent au passant cette partie de leur individu à laquelle on n’a guère l’habitude d’adresser ses saluts.
Dans le district situé au delà de la Narenta, les femmes se promènent sans voiles et ne craignent pas de se faire admirer par les étrangers. Mais là aussi défense de leur adresser la parole.
Le mariage chez les Turcs, en Bosnie, est une institution essentiellement civile. L’iman, le prêtre n’y participe que pour assister la fiancée, et comme son cavalier servant, puisqu’il est chargé de l’aller chercher chez ses parents et de la conduire chez le juge (cadi), qui seul a qualité pour unir les futurs époux.
Le fiancé revêtu de son plus chatoyant costume, ses parents (mâles bien entendu) et ses amis intimes, attendent l’arrivée de la future mariée. C’est un de ses amis qui a été chargé de demander formellement à la jeune fille, à travers le grillage de sa fenêtre ou du petit judas également grillé, pratiqué dans la porte de sa cellule, si elle consent à prendre pour époux, Iussuf, le fils d’Ibrahim le Riche ou Mustapha à la barbe de jais. Dès que la réponse affirmative a été rapportée, le jour de la noce est fixé.
Le cadi commence par énumérer les charges du mari à l’égard de la femme, il constate, comme un notaire, les apports des époux et prend note des engagements du mari pour le cas où il répudierait sa femme. Cette éventualité doit toujours être prévue, la stérilité étant un cas de divorce ; seulement le mari doit toujours pourvoir à la subsistance de l’épouse séparée. Les parents se portent garants de ces engagements. C’est seulement lorsque ces détails ont été réglés, que le cadi autorise l’iman à prononcer par trois fois la formule rituelle qui proclame l’union des époux mariés comme le furent Adam et Ève, Mahomet et Chadidya.
Les fêtes du mariage durent plusieurs jours chez les Turcs riches. On ne se borne pas à nourrir somptueusement les invités, on leur envoie également différents cadeaux, le cadi et l’iman surtout ne sont pas oubliés, enfin, lorsque tous les ustensiles de ménage et les meubles ont été transférés dans le logement de l’époux, la vie commune commence pour les mariés. A partir de ce moment, la femme est légalement et de fait sous la dépendance totale et absolue de son mari. Il peut lui interdire même de voir ses plus proches parents, et elle ne sortira pas sans sa permission. Malgré la rigueur de ces usages, on n’entend guère les femmes turques se plaindre d’être maltraitées par leurs maris ; au contraire, les rares Européens qui ont réussi à se rendre compte de la vie de famille chez les musulmans ou qui sont liés avec des Turcs bosniaques, sont d’accord pour constater que l’influence morale de la femme est très grande, et que dans beaucoup de ménages elle porte la culotte. Ah ! le jour où une brèche aura été faite dans les traditions séculaires si rigoureusement observées, quand le voile qui recouvre les visages des épousées aura disparu, ou sera devenu d’un tissu plus transparent — le jour où le mari et la femme turcs prendront leur repas en commun, la civilisation aura fait un pas immense dans ces contrées ; car c’est l’influence des femmes, ne connaissant aujourd’hui rien en dehors du harem, recroquevillées dans l’éducation selon le Coran, qui est l’obstacle le plus puissant, le plus efficace au progrès.
L’épouse turque ne peut recevoir aucun homme sauf son mari, mais, dans les harems aisés, on a pris les habitudes qui règnent à Constantinople. Les femmes se réunissent entre elles ; elles font alors assaut de parures et de toilettes et dansent au son de la guitare ou de l’instrument local, la tamboura. Elles ont conservé la vieille danse slave, le « kolo » (une sorte de farandole), et s’agitent pendant des heures en tournant en rond. Elles s’interrompent pour absorber force sorbets, glaces et pâtisseries légères, et pendant qu’elles se livrent à des distractions comme de grandes poupées vivantes qu’elles sont, des pantoufles placées devant la porte du harem interdisent au mari de pénétrer dans le sanctuaire. Ce signe est le plus efficace des verrous, et nul mari n’oserait enfreindre cette défense sans déchoir à ses propres yeux.
Il y a certains jours réservés aux visites. On voit alors par les rues tortueuses et étroites, au milieu de la boue, des bandes de femmes s’avancer, précédées et suivies de serviteurs qui, lorsque la nuit est venue, portent de grosses lanternes. Les longs paletots-fourreaux sont de couleurs très variées. Les vêtements rouges et jaune-clair tranchent sur le noir et le blanc ; quant à la chaussure, ce sont des bottes de maroquin couleur safran. Et les rires, les gazouillements, les bavardages vont leur train, sans compter que ces dames ne se gênent pas quelquefois pour se moquer des passants. Ne sont-elles pas sûres de l’impunité ? Ces jours de visite sont, pour les habitantes des harems, de véritables jours de liesse. On dirait qu’elles se grisent de l’air et du soleil !
Depuis l’occupation, des liens sociaux se sont établis entre les femmes du monde turc et les épouses de quelques fonctionnaires et officiers autrichiens. Celles-ci se rendent au harem, et reçoivent chez elles la visite des cadines. Mais alors, il faut que le mari ait soin de disparaître. Les dames turques se montrent très curieuses des plus petits détails de ménage, et elles examinent avec une attention presque enfantine les objets les plus insignifiants que l’on met sous leurs yeux. Elles sont particulièrement heureuses quand les dames des fonctionnaires leur font admirer quelques chiffons ou colifichets que l’on a fait venir de Vienne ou de Paris. Ces tempéraments naïfs plaisent beaucoup à certaines immigrées et il y a des amitiés sérieuses qui se sont nouées entre turques et chrétiennes.
Les Bosniaques se marient encore plus jeunes que les femmes musulmanes de Constantinople. L’âge moyen des fiancées est de quinze ans, mais il en est qui rendent la fameuse visite au cadi un ou deux ans plus tôt.
La nubilité précoce, la vie du harem, le régime débilitant des rêveries et le manque de précautions hygiéniques flétrissent bientôt les appas de la femme musulmane ; à trente-cinq ans, c’est une véritable vieille et elle peut prendre ses invalides d’épousée.
Il y a une question délicate très souvent soulevée, et à laquelle on n’a jamais répondu avec quelque certitude. Malgré toutes les précautions minutieuses, malgré la surveillance incessante à laquelle on l’assujettit, la musulmane est-elle absolument fidèle, et son mari se trouve-t-il absolument à l’abri des accidents conjugaux ? La présence de tant de sémillants officiers, grands bourreaux des cœurs, laisse-t-elle tout à fait indifférentes les recluses des harems ? Si vous faites une enquête sur ce sujet délicat, vous n’obtiendrez pour réponse que des sourires discrets, et des demi-confidences pleines de réticences, mais rien de précis.
Nous sommes loin du reste en Bosnie, des sacs remplis de chats et de couleuvres dans lesquels on cousait l’épouse adultère. Un édit du sultan Suleiman se borne à autoriser le mari, dont les revers conjugaux auront été suffisamment démontrés, à réclamer le divorce. Il est vrai qu’il en est de même pour le cas où la femme ôterait son voile devant un étranger ; mais, dans un cas comme dans l’autre, le mari doit pourvoir à la subsistance de la divorcée.
Le même sultan Suleiman avait établi, en quelque sorte, un tarif pour les baisers donnés à une femme qui n’est pas la vôtre. Il est vrai que la modicité de l’amende constituait une véritable provocation. En revanche, tout homme qui enlevait une jeune fille ou un jeune garçon était impitoyablement amoindri dans ses œuvres vives.
Il va sans dire que l’une et l’autre de ces lois sont tombées en désuétude.
Regardons dans l’intérieur des maisons. Le mobilier est resté le même, depuis l’introduction des usages turcs. Des nattes et des guéridons en constituent à peu près le fond. La qualité de ces objets varie selon le degré de fortune des habitants ; le luxe principal consiste dans des tapis qui viennent de la Roumélie, et dont le tissu est très épais. Les riches, qui tiennent à avoir un état de maison élégant, font venir leurs tapis de Smyrne, et dépensent souvent de grosses sommes.
Lorsque le musulman bosniaque meurt, il doit être enterré dans les 24 heures. Le Prophète a dit que celui qui est destiné à entrer au paradis doit y pénétrer le plus tôt possible, et d’autre part il faut se débarrasser très rapidement du cadavre ; cette hâte a dû donner lieu à de bien terribles erreurs, d’autant plus que l’examen du médecin des morts est assez sommaire. A Sérajewo et dans les villes, l’autorité autrichienne y a mis au moins bon ordre, et les morts sont visités par des docteurs sérieux, qui s’efforcent de prévenir l’inhumation précipitée des cataleptiques. Si le décédé est d’une famille particulièrement pieuse, le corps, après avoir été lavé et revêtu du suaire, est transféré à la mosquée où il passe la dernière nuit. On porte le mort au cimetière sur les épaules, et de même que chez nous, les passants saluent le cercueil, en Bosnie ils relayent les porteurs. C’est sous cette forme que les honneurs sont rendus aux morts.
Les populations chrétiennes offrent un singulier mélange de traditions slaves et d’assimilations musulmanes. Dans les villes, le costume des Serbes, qui n’ont pas encore pris le parti de se vêtir à l’européenne, est semblable à celui des mahométans ; les femmes fort heureusement, car elles sont fraîches dans leur jeunesse et fort jolies, n’ont pas adopté le voile impénétrable des Turques, elles courent par les rues, la tête nue, pimpantes et rieuses ; nu aussi est le pied qui repose dans des sabots en bois, la seule chaussure qui s’harmonise avec la qualité du pavé de Sérajewo et de Mostar ; leur jupe, très ample et d’étoffe bariolée, se rétrécit dans le bas et forme une sorte de pantalon. Une casaque brodée, en hiver une pelisse de peau de mouton et un bonnet posé sur la nuque complètent ce costume.
Dans la campagne, la condition des Bosniaques chrétiens était, jusqu’en 1870, fort misérable ; leur logement, leur nourriture, leurs habits, tout attestait cet état de délabrement. La polenta les nourrissait, et pour costume, hommes et femmes n’avaient que de longues chemises de toile grossièrement tissées ; sachant que la récolte pouvait être enlevée par les begs, ou confisquée par les aghas, ils ne se donnaient guère la peine de cultiver le sol. Cela change aussi peu à peu, aujourd’hui qu’ils sont certains de garder ce qui leur appartient, la loi et les autorités leur garantissant leurs propriétés. Le Khmète prend goût à la culture de son lopin de terre, il songe à en tirer bon profit, et ses besoins sont déjà moins rudimentaires qu’autrefois.
La gaieté et la bonne humeur pénètrent avec l’aisance et la sécurité dans les cabanes des villageois ; les vieilles légendes d’autrefois y sont chantées avec accompagnement de la « tamboura », la guitare nationale, et le dimanche, le kolo entraîne garçons et fillettes dans son tourbillon. Le soldat autrichien se mêle à la fête ; il est le bienvenu partout. Il a une arme au côté, et il ne pille pas ! Cela change les habitants des bachi-bouzoucks que la Turquie lâchait autrefois sur eux.