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Un printemps en Bosnie

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UN PRINTEMPS EN BOSNIE

CHAPITRE PREMIER

A l’ambassade de France à Vienne. — M. de Kallay. — Résumé de sa carrière. — Les précédents administrateurs de la Bosnie : MM. de Hoffmann et Szlavy. — Départ pour Pesth. — La capitale de la Hongrie en 1886. — Le parlement, les journaux, les théâtres. — Réminiscences de l’expédition française. — Voyage de Budapesth à Brod.

Pendant l’hiver de 1885-1886, la République française était représentée, à Vienne, par un ambassadeur fin lettré, qui tout en rendant de grands services politiques à son pays, en entretenant les excellentes relations qui nous sont nécessaires, maintenait avec éclat les traditions d’élégante et de brillante hospitalité de la diplomatie française. Tout Vienne, à commencer par les membres de la famille impériale, se pressait dans les salons du palais Lobkowitz, pour entendre des chanteurs de l’Académie nationale de musique et des artistes de la Comédie française, qui avaient répondu avec empressement à l’appel de M. Foucher de Careil, pour faire apprécier leur talent par un auditoire d’élite qui, quoique étranger, est tout à fait familier avec le génie de la littérature française, et qui s’enthousiasme volontiers pour toutes ses manifestations. En dehors de ces fêtes, auxquelles assistait une véritable foule armoriée et dorée, M. de Careil avait coutume de réunir, une fois par semaine, des hommes politiques et des personnages avec lesquels il était plus particulièrement lié. C’est dans les salons de l’ambassade, à l’occasion d’un de ces dîners quasi intimes, que je fus présenté par l’ambassadeur au ministre des finances générales, chargé en même temps de l’administration complète de la Bosnie et de l’Herzégovine, M. Benjamin de Kallay. Lorsque, quelques jours auparavant, j’avais manifesté à M. le comte Foucher l’intention de me rendre dans ces provinces, il m’avait engagé à m’adresser tout d’abord au ministre qui, selon l’excellente métaphore de l’ambassadeur, avait dans sa poche les clefs de la Bosnie ; j’avais, en tout cas, le désir de me faire présenter à l’homme d’État qui, comme je le savais, s’était identifié depuis trois ans avec la tâche ardue, mais nullement ingrate, que son Impérial Maître lui avait confiée, de transformer les territoires occupés par l’armée autrichienne en contrées civilisées, et de rendre profitable pour l’Empire une charge qui, jusque-là, avait été fort onéreuse. Je fus donc fort reconnaissant à M. le comte Foucher de l’occasion qu’il me fournit de connaître sur un terrain aussi favorable que l’ambassade de France, et en dehors des audiences officielles, le régent effectif de la Bosnie et de l’Herzégovine. Les convives étaient peu nombreux : un amiral autrichien, un voyageur français revenant de la Chine et de l’Annam, le directeur des chemins de fer autrichiens, l’ancien collaborateur de Gambetta et de M. de Freycinet à la Défense nationale, M. de Serre et sa femme, deux dames françaises, parentes de l’ambassadeur, le colonel de Sesmaisons, attaché militaire, et deux secrétaires d’ambassade. M. de Kallay était placé en face de l’amphitryon, qui avait à sa droite la gracieuse Mme de Kallay, que M. Foucher remercia, ainsi que les autres dames, d’avoir bien voulu se rendre à l’invitation d’un garçon, Mme de Careil étant en France, aux eaux. Après le repas, pendant que Mme de Serre faisait admirer, dans le grand salon de l’ambassade, son rare talent de pianiste, un petit cercle se groupa dans le fumoir, autour de M. de Kallay, qui, à propos d’une boîte de cigarettes turques, donnait à ses auditeurs une foule de détails sur l’organisation de la culture du tabac qu’il avait introduite en Herzégovine, sur les fabriques établies à Sérajewo et à Mostar, ainsi que sur les progrès nouveaux obtenus chaque année.

Il était impossible de ne pas être frappé de l’assurance avec laquelle ce ministre, cet homme politique, parlait des détails les plus techniques de la plantation, de la confection des cigares et cigarettes, etc.

Tout lui était familier ; on eût pu supposer qu’il était né pour être directeur d’une manufacture de tabac ; mais passant à un autre ordre d’idées, il s’exprima avec la même entente sur l’industrie minière introduite en Bosnie, sur les colonies agricoles qu’il y avait fondées.

On reconnaissait l’homme qui, doué de la faculté de s’assimiler les questions, même les plus étrangères à ses occupations ordinaires, avait dû faire fructifier ce don par son énergique âpreté au travail. C’est alors que je m’expliquai la grande réputation d’administrateur que M. de Kallay a su acquérir, lui qui, avant de régir les territoires occupés, était surtout connu comme écrivain politique et comme orateur. M. de Kallay s’exprimait en français ; son accent, s’il peut en être question, n’a rien d’étranger ; il rappelle tout au plus la cantilène des Suisses romans de Lausanne ; il parle avec la même aisance l’allemand, l’anglais et cinq ou six langues jugo-slaves ou orientales ; je ne parle pas du hongrois, son idiome maternel ; il est classé parmi les meilleurs stylistes de la littérature magyare.

Au physique, le ministre est de belle taille, assez élancé, et ne paraît pas la quarantaine, qu’il a dépassée depuis quelques années ; la figure est fine, forte, intelligente et sympathique. Son abord est d’une politesse cordiale très simple et empreint de la dignité naturelle indispensable à ceux qui doivent commander. M. de Kallay fut d’abord élève-consul, et ses talents ayant été remarqués par M. le comte de Beust, cet homme d’État bienveillant, qui aimait à pousser les jeunes gens capables, l’envoya à Belgrade en qualité de consul et agent diplomatique de l’Autriche-Hongrie. M. de Kallay était à son poste depuis quelques mois, lorsque le prince Michel fut assassiné, et la régence par suite de cet événement, fut dévolue aux adversaires de l’Autriche, MM. Ristic et consorts. Par suite de ces événements, la position de l’agent autrichien à Belgrade devint plus délicate, mais aussi plus importante ; les rapports de M. de Kallay furent très remarqués au ministère des affaires étrangères, et il s’acquitta avec une habileté souvent couronnée de succès, des diverses missions qu’il eut à remplir pendant une période très agitée dans cette partie de l’Orient. N’étant pas complètement d’accord avec la politique suivie par le comte Andrassy, à la suite de l’entrevue de Berlin, M. de Kallay donna sa démission en 1874 et se fit élire député à la Diète hongroise. Il se rangea sous la bannière du baron Sennycy, chef des conservateurs libéraux, et il prit fréquemment la parole, surtout dans les discussions concernant la politique de la monarchie en Orient. Dans une de ses allocutions, il pressentit avec beaucoup de justesse les événements qui allaient bientôt se dérouler et prophétisa l’occupation et l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine. C’est pendant cet intervalle que M. de Kallay, qui avait déjà publié de nombreuses brochures politiques et économiques, et qui collaborait activement aux journaux de son parti, composa, avec les matériaux recueillis pendant son long séjour à Belgrade, le premier volume d’une remarquable histoire de la Serbie. Les circonstances ne lui accordèrent pas le repos nécessaire pour continuer une tâche littéraire si considérable ; l’Autriche s’était décidée, au congrès de Berlin, à jouer un rôle plus actif dans les affaires orientales. M. Andrassy avait besoin de collaborateurs connaissant les pays où l’influence de l’Autriche-Hongrie allait se faire sentir d’une façon plus ou moins directe, plus ou moins prépondérante. M. de Kallay fut invité à reprendre le service actif, et fut nommé tout d’abord délégué de l’Empire à la commission internationale chargée d’établir le statut de la Roumélie orientale. Il passa donc plus d’une année à Philippopoli, et prit une grande part à la confection de cette charte que la révolution de septembre 1885 a mise en lambeaux, mais qui, sincèrement appliquée, peut sérieusement garantir l’indépendance et la sécurité des populations en faveur desquelles on l’a établie.

Lorsque la commission fut dissoute, après l’installation d’Aleco-Pacha comme gouverneur du nouvel État, M. de Kallay entra au ministère des affaires étrangères, à Vienne, dont le titulaire n’était plus M. Andrassy, mais le baron de Haimerlé. Une des plus importantes directions, celle des consulats, fut confiée à M. de Kallay, et il eut ainsi l’occasion de s’initier complètement aux questions économiques et de commerce international. Il signala son passage à cette direction par des réformes très utiles et la suppression de certains abus ; il défendit entre autres aux consuls de servir d’intermédiaires aux négociants, parce que cela compromettait trop souvent le caractère de leur mission et le prestige dont ils devaient être entourés. En 1883, M. de Szlavy, ministre général des finances, s’étant retiré, l’empereur appela M. de Kallay à lui succéder ; mais dès le début on s’aperçut que si le nouveau ministre s’occupait de gérer convenablement les finances austro-hongroises, il consacrerait la plus grande part de son activité et ses meilleures facultés à l’introduction d’institutions utiles et progressistes dans les territoires occupés. Il était certain de l’approbation de son souverain, et quant à celle du parlement, de la presse et du public, il comptait sur les résultats pour l’obtenir.

Lorsque l’Autriche établit son armée et son administration de l’autre côté de la Save, le ministre des finances générales était M. de Hoffmann, qui avait derrière lui une longue carrière politique des mieux fournies. L’empereur avait toujours montré beaucoup de goût pour M. de Hoffmann, et d’ailleurs, des trois ministres généraux, de l’extérieur, de la guerre et des finances, c’était ce dernier, moins occupé que les deux autres, grâce à la répartition de la plupart des services entre les ministres des finances de Vienne et de Pesth, qui pouvait le plus facilement supporter un accroissement d’attributions. M. de Hoffmann fut donc chargé, au moins nominalement, de l’administration supérieure des territoires occupés. Mais ce fort aimable ministre, très recherché de la société viennoise, président d’une foule d’associations littéraires, artistiques et philanthropiques, s’occupant déjà beaucoup des deux théâtres impériaux, dont il fut plus tard, et jusqu’à sa mort, l’intendant général, n’avait pas la vocation d’un pionnier appelé à donner à la civilisation des terres incultes et des populations à demi barbares. D’ailleurs, à cette époque, on était encore trop près du congrès de Berlin, qui donnait au mandat de l’Autriche les limites d’une simple occupation militaire. On se préoccupait avant tout et surtout d’assurer la sécurité du pays et le bien-être du corps d’occupation. Le général qui commandait à Sérajewo devait amplement suffire pour atteindre ce double but. La mission de l’Empire ainsi simplifiée ne valait pas tant d’efforts, et tant de préoccupations. L’avènement de M. Szlavy, lorsque M. de Hoffmann prit l’intendance générale des théâtres, ne changea guère cet état de choses ; s’il faut en croire certaines rumeurs, la situation empira au lieu de s’améliorer. Le ministre eut la main malheureuse dans le choix de certains fonctionnaires, et, comme l’Algérie au début de la conquête, comme l’Inde pour l’Angleterre, la Bosnie fut considérée un peu comme un exutoire pour les fruits secs de l’administration que des protections hautes et impérieuses ordonnaient de caser.

Le premier soin que M. Kallay eut, en prenant possession de son ministère, fut d’épurer le personnel. Il pensait avec raison que dans un pays où il s’agissait d’assurer une domination étrangère, il fallait envoyer des gens qui se fissent non seulement craindre, mais aussi respecter. Son système avait pour base d’assurer les droits de chacun et de ne blesser aucun intérêt particulier ; il lui fallait des fonctionnaires imbus également de ses idées, et capables de les appliquer en renonçant aux avantages illicites, mais que, dans un pays gangrené par cinq siècles de corruption turque, il était trop facile de s’assurer, même sans causer de scandale. Je n’ai pas l’intention d’étudier dès maintenant le système de M. de Kallay, puisque je voulais en connaître les résultats sur place ; mais le fait seul de l’existence de ce système est un progrès marqué sur le passé.

J’eus occasion de retrouver M. de Kallay quelques jours plus tard, à l’hôtel du ministère, qu’il habite dans la Johannisgasse, et qui a été construit, si je ne me trompe, par le célèbre prince Eugène de Savoie. Plusieurs personnages en costume oriental se trouvaient dans le salon d’attente ; c’étaient des fonctionnaires indigènes de la Bosnie que le ministre avait fait venir selon son habitude, chaque fois qu’il a des instructions importantes à leur communiquer. Si l’on tient compte que M. de Kallay se rend au moins deux fois par an en Bosnie, qu’il correspond et qu’il parle avec les indigènes dans leur langue, on comprendra qu’il est en communion assez directe avec le pays qu’il administre, pour apprécier par lui-même et d’une façon juste, tout ce qui s’y passe. M. de Kallay me donna une foule de renseignements précieux sur l’itinéraire que je devais suivre, sur la façon la plus commode de voyager, enfin il me promit une lettre de recommandation circulaire, adressée à toutes les autorités civiles et militaires. Je trouvai ce document, qui me rendit de précieux services, le soir même, en rentrant à l’hôtel.

Deux routes ferrées conduisent aujourd’hui de Vienne au fleuve frontière la Save : l’une, par le chemin de fer du Sud, parcourt l’ouest de la Hongrie et l’Esclavonie ; l’autre commence au débarcadère du chemin de fer de l’État, conduit à Pesth et rejoint la première ligne dans le sud de la Hongrie. Je choisis la seconde, et, après un trajet ayant duré la nuit, je me réveillais à Budapesth. Impossible de ne pas m’arrêter, ne fût-ce que quelques heures, dans cette capitale où les Français conduits par M. de Lesseps ont reçu naguère un accueil si enthousiaste, et dont les plumes d’écrivains de premier ordre, qui se sont faits reporters pour la circonstance, ont décrit le charme et les magnificences. Magnificences, le mot n’est pas exagéré en présence de ce panorama du majestueux Danube, déroulant son large ruban d’eau bleue ou verte au milieu des superbes quais de Pesth et d’Ofen, bordés de palais et dominés par le pont le plus monumental du continent.

En présence de ces rues si larges, si animées, si populeuses, aboutissant à des parcs pleins d’ombre et de fraîcheur ; en présence de tous ces vastes édifices sortis de dessous terre depuis quelques années et qui attestent les immenses progrès de la nation dont le cœur bat ici : gare de chemin de fer monumentale, musée assez vaste pour abriter les collections les plus complètes et les plus riches, bibliothèque royalement logée, clubs politiques et sociétés littéraires installés dans des palais-hôtels offrant au voyageur le plus exigeant tout le luxe et tout le confort auquel il peut prétendre, — voilà ce qui, à première vue, frappe l’étranger lorsqu’il parcourt la métropole magyare. Puis, de l’autre côté du pont, l’ancienne forteresse de Bude, avec ses rues étroites et escarpées, ses maisons qui ont résisté à tant de sièges et à tant d’assauts, avec le château royal qui couronne la hauteur ; c’est l’histoire qui passe devant nos yeux, histoire guerrière et dramatique, s’il en fut. Si Bude n’a guère changé, sauf toutefois dans la partie inférieure qui touche au Danube, Pesth, situé de l’autre côté du fleuve, cette ancienne bourgade de pêcheurs, a triplé son étendue et sa population depuis vingt ans. La conclusion du compromis de 1867, en constituant officiellement la rationalité magyare, a donné au nouvel État une capitale que tout le monde, autorité centrale, municipalité, corporations, se force d’agrandir et d’embellir. Tout se fait ici sous l’impulsion d’un patriotisme militant, se manifestant à chaque pas.

Sur les murailles des édifices publics, sur les frontons des monuments, sur les affiches, sur les enseignes, partout la nationalité magyare et l’autonomie de la Transleithanie s’affirment. Ainsi la gare est, comme l’indique l’inscription frontale, celle du « Chemin de fer Royal Hongrois ». Les administrations, jusqu’à la plus modeste, tiennent à cette double qualification. On repousse avec une ardeur quelquefois ombrageuse tout ce qui pourrait faire naître l’idée même d’une dépendance de Vienne ou de l’autre partie de l’Empire. Sous ce rapport, le fossé s’est encore élargi depuis 1867, et l’on peut en juger chaque fois qu’il est question, comme maintenant, de renouveler le compromis qui règle la situation réciproque de l’Autriche et de la Hongrie. A chaque renouvellement, les Magyars s’efforcent de faire un pas de plus dans la voie de l’indépendance absolue, et c’est après avoir vaincu les plus grandes difficultés, après avoir poussé les choses à l’extrême, jusqu’au point de croire à une rupture complète, que l’entente se fait. Le patriotisme hongrois est communicatif, bruyant, mais très sincère ; il ne va pas sans discours ronflants, sans toasts semés de fleurs de rhétorique, sans coups de trompette et de cymbale, mais sous ces dehors quelquefois enfantins il cache des convictions très loyales, un esprit de sacrifices qui s’est affirmé maintes fois et un amour absolu de la liberté. Certes, il faut peu de chose pour mettre ce peuple en ébullition, pour que les cerveaux prennent feu, pour que les foules s’agitent et que les rues et les places publiques retentissent de hourras et de pereats. J’eus la bonne fortune d’arriver à un moment pareil. L’incident du général Jansky battait son plein ; il est oublié aujourd’hui, on en a à peine connaissance à l’étranger ; mais au mois de juin 1886, le voyageur passant à Pesth pouvait croire que cette belle cité serait remise à feu et à sang. A l’occasion de l’anniversaire de la prise de Bude par les honveds en mai 1849, le général Janski, dont il était si fort question, et d’une façon aussi bruyante, avait fait poser quelques couronnes sur le monument funéraire élevé à la mémoire du général impérial Henzi, qui avait succombé en défendant la forteresse contre les assaillants magyars. Cet acte avait paru être aux patriotes de Pesth une glorification injurieuse de l’armée qui, en 1848-1849, avait lutté contre l’indépendance hongroise, et ils avaient ressenti d’autant plus cruellement l’offense que Henzi était né magyar et passait pour un renégat. Il y eut un vacarme assourdissant, interpellations à la Chambre, articles de journaux, meetings avec discours incendiaires. A Vienne, l’on s’émut également de ce fracas ; des orateurs de la Chambre des seigneurs prirent la défense de l’armée ; des journaux officieux publièrent des articles acerbes contre les députés et écrivains de l’autre côté de la Leitha, et M. Tisza dut se rendre à Vienne pour fournir personnellement et de vive voix des explications à l’empereur. Enfin, fort heureusement, pour apaiser les esprits et calmer les cerveaux surchauffés, le général Jansky, auteur de l’incendie, fut atteint très à propos d’une indisposition et dut réclamer un congé de deux mois pour aller se soigner aux eaux de Baden.

Tout à coup, c’était précisément pendant mon passage à Pesth, le bruit se répand, pareil à une traînée de poudre, que le général a quitté l’établissement thermal et qu’on l’a vu très bien portant en Hongrie, à Stuhlweissenburg, où il doit passer l’inspection d’une brigade.

Tout Budapesth est en l’air. Les étudiants se réunissent, les sociétés de chant, de gymnastique, les groupes d’ouvriers se rassemblent, les uns devant l’université, les autres dans leurs locaux ordinaires. Tout le monde est d’accord pour organiser un charivari monstre en l’honneur du général, qui doit arriver à Pesth le soir même. Effectivement, lorsque la nuit commence à tomber, une animation extraordinaire règne dans l’avenue de Kerepes, large artère qui conduit du centre de la ville à la gare de l’État. Des bandes de cinquante à cent individus se forment ; des gamins, des oisifs, des gens à mine douteuse parcourent la voie en chantant, en sifflant, en criant : A la porte Jansky ! Les fiacres agiles, les omnibus conduits par des cochers en costume de hussards, les tramways circulent au milieu de cette foule qui devient de plus en plus houleuse et de plus en plus grouillante. Le point terminus de cette procession tapageuse, c’est l’immense bâtiment de la gare, dont la façade illuminée rayonne au bout de l’avenue. Mais ici la police a pris ses précautions, des « trabans » à cheval et des gendarmes (dont le costume rappelle aussi un peu celui des hussards) forment un double cordon autour de l’édifice ; on ne laisse pénétrer que les gens pouvant justifier qu’ils ont affaire dans l’intérieur de la gare, soit qu’ils veuillent partir, soit qu’ils attendent un parent ou un ami. Parfois un intrus insiste trop vivement et veut enfreindre la consigne ; deux gendarmes à tunique à brandebourgs et à chapeaux à plumes sortent des rangs, empoignent le contrevenant et le conduisent au poste sans s’inquiéter des clameurs et des menaces de la foule. Si une bousculade se produit, si le cordon est menacé d’être enfoncé, un ou deux trabans font caracoler leurs lourds chevaux à chabraque brodée, et le flot humain recule, mais en redoublant de tapage. Au demeurant, la foule ne paraît pas trop méchante et elle tient à faire plus de bruit que de mal. La marche de Rakocsy alterne avec des chansons de café-concert dont on bisse le refrain ; on dirait presque une émeute parisienne. Mais voici le train qui entre en gare ; les voyageurs sont tout étonnés de sortir au milieu d’une haie de policiers à pied et à cheval, quelques dames se montrent inquiètes de cette foule turbulente qui ondoie sur l’esplanade devant la gare. De tous côtés on cherche le général Jansky ; on le réclame, on l’appelle — il ne se montre pas ; pour une excellente raison, c’est qu’averti à temps de l’accueil qui l’attendait, il a préféré prendre un autre train. N’importe, le programme adapté dans la matinée porte qu’il y aura charivari. — On ne veut pas y manquer, le bruit se prolonge jusque bien avant dans la nuit, et il faut appeler, de la caserne la plus voisine, un détachement d’infanterie qui balaye la place, la baïonnette au bout du fusil.

Mais le lendemain le tapage recommence ; il y a évidemment un mot d’ordre donné à ces milices vagues que l’on est sûr de voir apparaître à l’heure des troubles dans toutes les grandes villes. Cette fois ce ne sont plus les étudiants qui tiennent la corde de la manifestation ; les vagabonds, les gens sans aveu, les récidivistes dominent ; on ne se borne pas à crier, à chanter et à hourvariser, on lance des pierres et des pavés arrachés à la rue, des gendarmes sont blessés, la troupe intervient de nouveau, accourant au pas de course, au son du clairon ; quelques manifestants ou simples curieux sont blessés ; un inconnu percé d’un coup de baïonnette expire dans la pharmacie où il a été transporté. Ces événements, grossis par la polémique des journaux, sèment la colère et l’épouvante par la ville ; on parle d’un soulèvement général, de barricades projetées, de bombes à dynamite lancées contre les troupes. En effet, les attroupements recommencent, mais cette fois la police a pris ses mesures pour en finir promptement. Le chef de la sûreté, M. le baron Blaha, qui est l’époux de la première chanteuse d’opérette de Pesth, a recours à un coup de théâtre dont on avait déjà usé avec succès à Paris en 1848 et lors des émeutes de mai 1869. Lorsque tous les manifestants furent réunis, bien en train de vociférer et de hurler, les rues latérales, aboutissant à l’avenue de Kerepes, furent occupées sans bruit par des forts détachements de troupes qui, sur un signal, avancèrent à la fois et cernèrent les émeutiers dans une vaste souricière. Rien ne peut donner une idée de la terreur et du désarroi des braillards, en se voyant ainsi pris ! Il y avait une foule de femmes et beaucoup d’enfants au-dessous de dix ans. Les uns et les autres recevaient l’autorisation de se retirer. Mais tout ce qui appartenait au sexe fort fut impitoyablement ramassé et conduit entre deux rangs de troupiers à la caserne voisine, où siégeaient déjà tous les commissaires de police et juges d’instruction de la capitale chargés de statuer sur le sort de plus de trois mille prisonniers.

Pendant ce trajet, il y eut des scènes tragi-comiques.

Les uns se traînaient aux pieds des soldats, les suppliant de les laisser libres ; d’autres appelaient les troupiers des plus doux noms d’amitié, de petits animaux même, naturellement sans produire d’effet si ce n’est d’être caressés avec les crosses de fusil s’ils restaient trop en arrière. Ce coup de filet avait mis plus de trois mille prisonniers dans la nasse ; dans la cour de la caserne, on procéda au triage. Tous ceux qui purent justifier de leur domicile furent relâchés ; quant aux autres (600 à 700 individus), ils furent gardés à la disposition de la justice, qui expulsa tous ceux qui n’étaient pas originaires de la capitale ; la leçon fut profitable, et désormais les tumultes cessèrent.

Après avoir assisté à une émeute quasi nocturne, je fus témoin, le lendemain de l’échauffourée, d’une fête de nuit sur les bords du Danube. Les quais qui dominent et côtoient le grand fleuve étaient illuminés. Les façades des maisons, — de véritables palais — resplendissaient du flamboiement de mille lanternes vénitiennes. Sur la grande place où se trouvent le bâtiment de la Redoute et le Musée littéraire, la lumière électrique versait ses rayons sur la foule des promeneurs qui, moyennant deux florins destinés aux pauvres, avaient acheté le droit d’user de l’espace réservé pour la fête. Des drapeaux immenses, des bannières flottaient aux fenêtres, qui étaient garnies de spectateurs comme les loges d’un théâtre. Et, de fait, le spectacle en valait la peine. Sur le fleuve, des bateaux à vapeur, des barques, des yachts tout illuminés, tout ruisselants de lumière, glissaient sur l’eau au son des musiques. Vingt mille spectateurs étaient entassés sur la rive opposée, présentant une masse énorme et confuse dont on devinait seulement la présence, mais que des jets de lumière électrique venaient trahir par intervalles. La hauteur qui couronne Bude, le Schwabenberg, où les Autrichiens établirent une citadelle après la révolution de 1848-1849, était également éclairée, et l’effet de ce coteau, surgissant dans la nuit calme et tiède au milieu des lueurs multicolores, était fantastique. Un feu d’artifice magnifique, des danses en plein air au son de la musique tzigane, des flirtages prolongés à l’ombre des platanes ou autour des petites tables des cafés, une bataille de fleurs que l’on essaya d’esquisser, telles furent les principales distractions de cette nuit hongroise-vénitienne. La fête avait été organisée par les dames patronnesses de l’aristocratie, qui parurent toutes dans des toilettes d’été les plus séduisantes, mais qui étaient éblouissantes surtout par leur fière beauté et leur grâce.

Quelques dames avaient profité de l’autorisation et même de l’invitation du comité pour venir costumées ; il y eut quelques intrigues ébauchées sous le masque et le domino. Naturellement le czardas, la danse nationale si vivante, si pleine d’animation, et qui exige le diable au corps chez le cavalier comme chez la danseuse, eut les honneurs de la nuit. On ne se lassait pas de réclamer aux tziganes l’exécution des mélodies traînantes au début, puis endiablées, qui règlent les mouvements du czardas. Je n’avais jamais vu exécuter cette danse en habit noir et en domino ; l’effet est des plus étranges et des plus — expressifs. Le côté chahut, la partie épileptique du czardas, ressortent encore davantage, et comme naturalisme, c’est tout ce que l’on peut souhaiter de plus réussi. Il est vrai que le fourreau très étroit d’un domino dessine, sans en laisser rien perdre, tous les déhanchements et toutes les trépidations auxquelles les danseuses se livrent avec l’étonnante souplesse des couleuvres. Ce n’est presque plus de la danse, mais de l’acrobatie.

Budapesth, qui a aujourd’hui plus de 300,000 habitants (il n’y en avait guère que 100,000 avant 1867), est devenu, depuis l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, le grand entrepôt pour l’exportation dans les territoires occupés, et la tête de ligne des voies de communication. L’importance commerciale de la capitale hongroise s’est encore accrue, et tandis qu’au début les politiques magyars voyaient avec peu de faveur l’intervention active de l’Autriche dans cette partie des Balkans, ils se sont complètement réconciliés avec l’occupation et considèrent même assez volontiers la réunion définitive de ces territoires à la monarchie comme la résultante pratique et logique de la situation créée par le congrès de Berlin. C’est dans un salon politique de Budapesth que j’ai entendu prononcer, pour la première fois et nettement, le mot d’annexion.

Le cabinet hongrois est présidé depuis onze ans par M. Koloman Tisza, et le seul fait d’avoir su depuis si longtemps se maintenir au pouvoir au milieu des orages parlementaires, des intrigues de clubs et de couloirs, est une preuve incontestable d’habileté et d’aptitude particulière au gouvernement des peuples. Homme de gouvernement, M. Tisza l’est comme personne.

Il connaît par cœur et sur le bout du doigt tous ceux avec qui il est forcé de compter ; les éléments de la vie publique, le parlement, la presse et surtout le tempérament de ce peuple lui sont extrêmement familiers. Ses partisans sont enthousiastes de lui, et chantent ses louanges sur tous les modes, et quelque chauds que soient les dithyrambes, ils sont toujours sincères. Quant aux adversaires de M. Tisza, il n’en est pas un qui ne reconnaisse ses talents, sa haute honorabilité et son patriotisme. Signe particulier, ce chef modèle d’un gouvernement a été pendant longtemps à la tête d’une opposition farouche et implacable ; mais ce n’est pas lui qui a couru après le pouvoir, c’est le pouvoir qui s’est offert à lui comme à l’homme de la situation, après la mort du grand patriote Deak, qui fut tout dans la coulisse et se refusa à être rien officiellement.

Pour se rendre compte de l’influence réelle de M. Tisza, et pour le voir manœuvrer sur son véritable terrain, c’est à la Chambre des députés qu’il faut se rendre un jour d’interpellations ou de discussions orageuses. Le parlement siège dans un édifice qui ne présente pas une façade très monumentale, mais dont l’agencement intérieur répond complètement à sa destination.

Dès le vestibule, l’inévitable hussard-portier vous souhaite la bienvenue. S’il s’agit d’un personnage considérable, le digne suisse, qui a fort belle prestance, retire son bonnet de loutre orné d’une aigrette et s’incline jusqu’à terre. La salle des séances est claire sans trop d’ornements. On remarque que la tribune des journalistes est presque de plain-pied avec les sièges des députés. Les rédacteurs parlementaires peuvent causer avec les honorables assis au dernier gradin. Rien de ce qui se passe dans la salle, aucune parole prononcée à la tribune ne peut leur échapper. A la bonne heure ! Dans l’espace réservé au public et formant une galerie circulaire, se trouve une loge réservée, comme l’indiquent des fauteuils de velours rouge, à cadre en bois doré, aux archiducs ou plutôt aux princes de la famille royale, car, comme me le disait un Hongrois pur sang, « nous ne connaissons pas d’archiducs. » Parmi les députés, qui forment des groupes très animés, très vivants et toujours en mouvement, quelques-uns portent le costume ecclésiastique, qui, d’ailleurs, consiste non pas dans la soutane et le tricorne, mais qui se distingue à peine des vêtements habituels par la coupe allongée de la lévite et la cravate-col montant toute noire. Un de ces députés révérends attire immédiatement l’attention par son air épanoui et sa figure joyeuse de Gorenflot intelligent. La mode de venir aux séances en costume national, avec l’attila à brandebourgs, le pantalon collant et les bottes à l’écuyère, a complètement passé ; c’est à peine si quelques représentants de districts éloignés se présentent dans cet attirail, qui était considéré naguère comme le palladium de la nationalité. C’est dommage, au point de vue pittoresque. Mais si les costumes se sont modifiés, rien n’a été changé à la vivacité passionnée des débats, et à la moindre occasion, le ministère est mis sur la sellette ; toutes les raisons, tous les prétextes sont bons, surtout lorsque la suprématie magyare est en cause.

C’est alors que le patriotisme se donne carrière et que l’éloquence indignée des orateurs de la gauche déborde ; les frères et amis de l’orateur se chargent de la claque, et ils ponctuent chaque phrase et chaque période de leur vigoureuse et très bruyante approbation. Assis sur son fauteuil ministériel, faisant face à l’orateur, le président du conseil interpellé semble écouter à peine. Au physique, M. Tisza rappelle tout à fait feu Raspail, le chimiste socialiste, avec sa grande taille de père noble, sa longue barbe blanche, son œil paterne et clignotant qu’abritent de grandes lunettes bleues. Seulement M. Tisza a dans toute sa physionomie quelque chose de narquois que Raspail, qui croyait que tout était arrivé, n’avait pas, ou qu’il cachait soigneusement.

De temps en temps, le ministre semble sortir de son indifférence pour noter d’un crayon rapide quelques mots qui vont lui servir tout à l’heure ; puis il retombe dans son apathie, indifférent à toutes les apostrophes, et souvent aux invectives que lui adresse son adversaire, répondant en hochant la tête à ceux des députés qui viennent lui serrer la main pour faire leur cour. Mais dès que l’orateur, souvent prolixe, a fini, le président du conseil se dresse de toute la hauteur de sa taille ; il commence à parler, et aussitôt toutes les rumeurs s’éteignent pour que ses paroles soient entendues sans perdre une syllabe. Au début, c’est un susurrement à peine perceptible ; pour l’écouter, les députés quittent leurs places et se groupent autour du fauteuil ministériel ; au moindre bruit dans la salle ou dans les tribunes, des chut énergiques se font entendre. On dirait, non pas un homme politique parlant dans une assemblée, mais un apôtre prêchant à ses disciples. Tout à coup ceux qui sont le plus près de l’orateur font entendre de petits rires étouffés qui se propagent de rang en rang. C’est le président du conseil qui vient d’aborder la lutte par un bon mot, une allusion mordante pour son adversaire. A partir de ce moment, c’est un feu roulant qui ne s’arrête plus jusqu’à ce que la dialectique ministérielle ait désarmé, terrassé et renversé l’opposant ; tout cela dans le plus grand calme, avec une pointe de dédain ; c’est à peine si la voix, presque imperceptible au début, s’est haussée quelque peu au point d’être entendue dans toutes les parties de la salle. On ne compte plus aujourd’hui les succès parlementaires de M. Tisza, remportés non seulement parce qu’il est assuré de la supériorité numérique et de la parfaite discipline de son parti, mais dus également à son génie politique et à son habileté oratoire. Un instant, à propos de l’incident du général Jansky, signalé plus haut, on put voir le président du conseil chanceler sur sa base. Il avait encouru à la fois les colères de l’opposition et la disgrâce de l’empereur ; pour les premiers, il n’avait pas assez violemment attaqué l’armée ; son souverain lui en voulait, disaient les seconds, de n’avoir pas assez énergiquement défendu l’armée conspuée par l’opposition ; de cette crise, M. Tisza sortit grandi et plus influent que jamais ; il obtint de François-Joseph une lettre patente qui donnait pleinement satisfaction aux susceptibilités de la nation hongroise et qui désarmait l’opposition.

M. Tisza est de ceux qui, après avoir vu avec regret et appréhension l’Autriche intervenir militairement en Bosnie, désirent que les sacrifices exigés par cette occupation ne restent pas stériles et que la Hongrie particulièrement en retire quelques profits. Tel est aussi l’avis des autres ministres, ses collaborateurs, et lorsque, à l’occasion d’un fait quelconque, la question est mise sur le tapis, les journaux de Pesth abondent tous dans le même sens. Tous désirent, d’une façon plus ou moins directe, l’annexion des territoires occupés, puisqu’il ne saurait être question de les rendre à la Turquie. Comme dans tous les pays de libre discussion et de régime parlementaire, la voix des journaux est très écoutée ; d’ailleurs, les directeurs et rédacteurs en chef des principaux journaux sont membres du parlement ; je citerai entre autres pour le Lloyd de Pesth : MM. Max Falk, le rapporteur-né du budget des affaires étrangères aux délégations ; Nernenyi, qui débuta à Paris comme correspondant de journaux ; pour le Napelo, M. Jokai, à la fois politique très actif et romancier d’une fécondité aussi prodigieuse que son imagination. On l’appelle volontiers l’Alexandre Dumas de la Hongrie ; enfin, pour le nouveau journal de Pesth, M. Francz Pulzki. C’est ce dernier qui conduisit à Paris, il y a quelques années, une délégation d’écrivains et d’artistes magyars désireux d’affirmer leur sympathie pour la France. M. Pulzki a été une des figures les plus originales de la période révolutionnaire de 1848 et 1849. Issu d’une famille de gentilshommes originaires du midi de la France, mais émigrés depuis la réformation, d’abord en Pologne, puis en Hongrie, il était membre de la diète de Presbourg, lorsque la révolution éclata, et en outre il venait de se marier avec la fille d’un riche financier de Vienne, mariage dont il raconte l’amusante histoire dans ses Souvenirs. Il s’était rendu à une soirée chez ce banquier, pour y être présenté à un diplomate qui s’occupait d’ethnographie. Après avoir conféré avec ce savant, il fit selon son habitude la cour à quelques-unes des belles dames réunies chez le financier ; ce dernier avait deux filles, l’une mariée à un comte ; la seconde, encore demoiselle, vivait chez son père. Le mari de la première écrivit le lendemain de cette soirée à un de ses parents : « Ce fou de Pulzki a parlé à tout le monde, sauf à Hélène — c’était le nom de la jeune fille ; — celle-ci n’a pas paru également faire attention à lui ; ils se conviennent très bien. Je crois pouvoir t’annoncer leur mariage comme prochain. » En effet, le mariage ne se fit pas longtemps attendre. Mme Pulzki était une femme remarquable qui s’intéressait à tous les problèmes, à toutes les luttes auxquelles son mari devait être mêlé plus tard en exil. Lorsque les biens de la famille furent confisqués, elle contribua par sa plume à subvenir à l’éducation de ses enfants, et mourut bien malheureusement, lorsque l’amnistie de 1866 venait de rouvrir à son mari les portes de la patrie. Pendant la tourmente, M. Pulzki remplit différentes fonctions qui témoignèrent toutes de la confiance extraordinaire que mettait en lui le chef du mouvement. Kossuth le prit d’abord comme sous-secrétaire d’État au ministère des finances, puis il l’envoya à Vienne pour représenter et défendre les intérêts de la Hongrie à la cour, auprès des ministres et dans les journaux. Pulzki déploya une ardeur fébrile et se montra animé d’une ardeur révolutionnaire conforme aux traditions les plus authentiques de l’époque de 92. Un jour, un ministre viennois se plaignit de ce que le délégué de Kossuth fomentait des émeutes et organisait des charivaris. M. Pulzki fut fort irrité parce qu’on le supposait capable de s’occuper de semblables bagatelles. « Quand je m’en mêlerai, s’écria-t-il, ça ne se bornera pas à quelques carreaux brisés et à du tapage nocturne ; lorsque tout Vienne sera brûlé et saccagé, lorsque vos cadavres se balanceront aux réverbères, vous pourrez dire : Voilà une révolution ! Francz Pulzki fecit ! » Tout ce fracas n’a pas empêché M. Pulzki d’être un excellent homme, et si l’effrayante menace qu’il adressa au ministre reçut, quelque temps après, une sanction partielle par le meurtre du comte Latour, pendu à un réverbère sous les fenêtres de son ministère de la guerre, il est permis de douter fortement que M. Pulzki y ait contribué. Pendant les journées d’octobre 1848, Pulzki promit aux Viennois que l’armée hongroise viendrait les rejoindre, à la condition qu’ils l’appelleraient formellement à leur secours ; les chefs du mouvement hésitèrent ; ils craignaient de trop se compromettre, malgré l’objection parfaitement fondée que leur fit Pulzki, qu’au point où ils en étaient, ils étaient sûrs d’être fusillés s’ils tombaient entre les mains de l’armée impériale. Après la prise de Vienne, le gouvernement révolutionnaire chargea Pulzki de se rendre à Londres pour y faire reconnaître l’indépendance de la Hongrie. Le comte Teleki, qui se suicida plus tard, était déjà à Paris, chargé d’une mission semblable. Le nouvel ambassadeur en Angleterre, au contraire, était obligé de traverser les lignes de l’armée impériale et une partie du territoire autrichien pour se rendre à son poste. Ce voyage fut un véritable roman d’aventures digne d’être raconté par la plume d’un Ponson du Terrail. Après cent traverses et cent déguisements, le voyageur arrive dans une ville de la Galicie ; il se rend dans un restaurant fréquenté par des officiers. La première chose qui attire ses regards, c’est un placard qui promet mille florins de récompense à quiconque le livrera mort ou vif ; un signalement très détaillé accompagne cette promesse ; aucun détail n’a été oublié. On fait remarquer, entre autres signes distinctifs, que Pulzki est mis avec recherche, mais d’une façon négligée, et qu’il a l’habitude de tenir sa main droite dans la poche de derrière de sa redingote. Instinctivement le lecteur de l’affiche retire sa main, comme si elle le brûlait ; il venait de la mettre dans la poche tout à fait de la façon désignée dans l’affiche. Il continue sa route par chemin de fer ; au moment de franchir la dernière station, un homme de police lui demande son passeport ; il se croit déjà pris, saute du wagon et s’enfuit au milieu de la neige. Un curé de village lui donne un homme sûr pour franchir la frontière. En prenant congé de son guide, Pulzki lui remet un porte-crayon en or ; il lui donne l’adresse du château où réside sa femme : « Si vous remettez, dit-il, cet objet à la châtelaine, elle vous donnera en échange 50 ducats d’or. » Plus tard, en Angleterre et en Italie, Pulzki ne cessa d’agiter en faveur de la liberté de la Hongrie ; il fut un des agents les plus actifs et les plus dévoués de Kossuth, dans cette partie de la carrière de l’ancien gouverneur, qui, banni, condamné à mort dans son pays, n’ayant aucune situation officielle, concluait des traités d’alliance avec Napoléon III, Victor-Emmanuel et les princes régnants de la Serbie et de la Roumanie. En 1860, Kossuth et Pulzki se brouillèrent. Ce dernier attendait le salut d’un soulèvement dont Garibaldi devait donner le signal en débarquant sur le littoral de la Dalmatie. Kossuth, au contraire, qui avait conclu un pacte régulier avec Cavour, ne voulait rien faire en dehors de l’Italie officielle et gouvernementale. C’est à l’occasion du voyage à Paris des artistes et écrivains hongrois qui s’arrêtèrent à Turin, afin de porter leurs hommages à l’ex-gouverneur, que les deux antagonistes se réconcilièrent et redevinrent amis comme autrefois. Aujourd’hui, M. Pulzki, amateur passionné, s’occupe peut-être plus de ses collections que de politique. Cependant ce fut lui encore qui présida le comité qui reçut M. de Lesseps et ses compagnons de voyage ; c’est à lui que revient en bonne partie l’honneur de la brillante et plantureuse réception faite à nos compatriotes.

Il serait injuste de ne pas citer parmi ceux qui ont secondé le mieux M. Pulzki, et qui se sont acquis des titres à la reconnaissance des touristes, l’intelligent directeur de l’Office télégraphique des journaux, l’aimable M. Eggyesi. Un seul tout petit nuage s’est élevé pendant cette excursion. Il y avait alors à Pesth la grande exposition nationale hongroise, si remarquable à tant de points de vue ; un des protecteurs de l’œuvre s’adressa au rédacteur d’un journal parisien très répandu, le priant de consacrer un article à cette exposition. Le rédacteur, qui faisait partie de la caravane et qui avait rendu compte avec enthousiasme de la réception faite aux Français, déclara cette fois que ce n’était pas de sa compétence et qu’il fallait s’adresser à l’administration, qui certainement ferait des concessions de tarifs. Cet incident n’eut aucune suite et ne jeta aucun froid ; il est même oublié aujourd’hui.

On est fier à Pesth, et à bon droit, du développement qu’a pris, au milieu de la résurrection nationale, l’art dramatique. Le Grand-Opéra de Pesth est un des plus beaux édifices et une des académies musicales les plus complètes qui existent en Europe. Elle exige de grands sacrifices de la part de l’État et de l’aristocratie. On s’y intéresse volontiers, et lorsqu’il fut question, il y a quelque temps, de réduire la forte subvention qui permet à l’Opéra de tenir son rang, le comte Andrassy, ancien premier ministre, s’opposa avec chaleur à toutes réductions, déclarant que l’honneur de la ville de Pesth exigeait impérieusement de laisser l’Opéra à la hauteur où il se trouvait. Au Théâtre national, la troupe de comédie ne laisse rien à désirer, et les meilleures pièces du répertoire des Français et du Gymnase y trouvent des interprètes dignes de nos grands auteurs. L’opérette et la comédie locale sont jouées avec beaucoup d’entrain, un entrain souvent infernal. Au Théâtre populaire, enfin, il y a en été une arène à ciel découvert située au bas de la ville, où j’ai vu représenter un drame militaire dont le héros était le légendaire général Bem, qui lutta en 1831 en Pologne, en 1848 à Vienne, d’où il sortit dans un cercueil, et en 1849 en Transylvanie, pour se faire Turc après la capitulation de Vilagos, et mourir pacha dans une ville de l’Asie Mineure. La pièce était bien construite et rondement menée ; elle ne le cédait en rien aux meilleurs drames de ce genre qui firent les délices de l’ancien Cirque Olympique. L’acteur chargé de remplir le rôle du général avait exactement copié le masque de son modèle, il traînait la jambe et s’exprimait avec un fort accent Polonais, comme Bem avait coutume de parler.

Adieu Pesth, ou plutôt, au revoir Pesth ! La préposée, très séduisante, ma foi, la taille bien pincée dans sa vareuse, dont le col est brodé et orné d’une roue ailée, vient de me remettre mon billet. Le train bondit avec une vitesse furieuse à travers la Pousta. Rien de remarquable à voir jusqu’à Szabadka, où il faut quitter l’express, qui file sur Belgrade, et attendre le train omnibus, qui, à travers le Danube, que l’on passe sur un gué à vapeur, nous conduira par l’Esclavonie au bord de la Save.

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