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Un printemps en Bosnie

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CHAPITRE XII

De Solvay à Gorni-Tuzla. — Une ville industrielle à ses débuts. — Mines de charbon. — Briqueteries et salines. — La population de Tuzla. — Les Tziganes à demeure fixe. — Un enlèvement suivi de duel à mort. — La poste de Tuzla à Bercka. — Le commerce des prunes. — Voyage de Briska à Belgrade. — Visites diplomatiques.

On ne se lasse pas d’admirer la belle, la superbe nature en Bosnie. On éprouve un plaisir d’autant plus vif à l’aspect de ces sites si pittoresques, que la jouissance est inattendue et que le voyageur ne croyait pas retrouver ici, en Orient, les magnifiques vues alpestres de la Suisse. Lorsque la Bosnie sera mieux connue, lorsque l’administration actuelle aura complété son œuvre de civilisation, nul doute que les touristes n’affluent dans ces belles contrées, et avec les touristes, membres de clubs alpins et autres, les chasseurs et les baigneurs. Les eaux thermales, en effet, abondent dans le pays, et grâce à la sollicitude du ministre, M. de Kallay, elles ont été examinées par des hommes de l’art, qui tous se sont prononcés dans le sens le plus favorable.

Il s’agit maintenant d’organiser l’exploitation de ces thermes afin d’attirer la clientèle. Le gouvernement, qui sait fort bien que dans un pays aussi neuf tout doit émaner de son initiative, a pris sagement les devants et il procède en ce moment à l’installation des bains d’Illitz, à quelques kilomètres de Sérajewo et à peu de distance des sources de la Bosna. Le site est des plus charmants et la promenade de Sérajewo à Illitz est, par les belles soirées ou les matinées, mouillées de rosée du printemps et de l’automne, tout simplement délicieuse. On suit d’abord la belle route de Sérajewo à Mostar dont l’administration austro-hongroise a doté le pays. Elle court vers les hautes montagnes dont les crêtes verdoyantes, couronnées de neige, ferment l’horizon au milieu des champs qu’une colonie d’agriculteurs serbes et bulgares cultivent à souhait. Des maisons villageoises, bâties en pierre et très cossues, ornent le paysage. Une villa d’une construction tout à fait originale, bâtie tout en vitres comme la maison de verre de l’antiquité, attire les regards du voyageur. — Cette belle maison manque d’habitants. Il y a plus de dix ans que les propriétaires sont partis et l’on ne sait à qui s’adresser pour louer. Des groupes de paysans serbes en costume de gala très pittoresque — si c’est un dimanche — passent en chantant. Les filles sont fort jolies et folâtrent d’une façon câline et gracieuse avec leurs cavaliers champêtres qui portent des costumes également fort pittoresques. Puis on quitte la grande route de Mostar pour gagner, par un chemin de traverse, le pont de bois jeté sur la Bosna, toute mince, ressemblant à un maigre filet d’eau, mais arrosant déjà de fort belles prairies et des rivages plantés d’arbres qui invitent à la méditation et à la pêche à la ligne.

Un cafetier turc a installé son établissement sur le bord de l’eau, tout comme à Asnières ou à Meudon. Cette installation se compose d’un kiosque avec parois vitrées et de tables et bancs placés en plein air sur l’herbe. Les clients n’y manquent point en été ; ils seront certainement encore plus nombreux lorsque l’hôtel de l’établissement balnéaire d’Illitz aura été inauguré. Cela ne saurait tarder, car, lorsque je visitai les travaux de construction en compagnie du très actif et très spirituel baron Kutschera, haut fonctionnaire de l’administration civile, ces ouvrages étaient très avancés. Il était permis de supposer que l’hôtel et les bains qui existaient déjà à l’état rudimentaire seraient installés avec tout le confort désirable.

A six kilomètres d’Illitz, nous trouverons les sources de la Bosna qui s’échappe d’un lit de rocailles pour commencer sa course capricieuse et vagabonde. La promenade jusqu’à ces sources est le complément obligé et très agréable d’une visite aux bains d’Illitz.

Le chemin de fer, qui par un embranchement se dirige de Doboy sur Siminhan, a été construit en moins d’une année. Commencée en mai 1885, la ligne a été inaugurée au mois d’avril 1886 en présence de M. de Kallay et de nombreux invités dont beaucoup appartenaient à la presse viennoise et magyare. Le parcours comprend soixante-sept kilomètres dans un pays tout à fait montagneux. La principale ville desservie par cet embranchement est la cité industrieuse de Gorni-Tuzla. Durant l’occupation, Tuzla fut très souvent citée comme étant le centre de la résistance des Bosniaques dans le nord du pays. Aujourd’hui, grâce aux établissements manufacturiers qui s’y trouvent, Tuzla jouit d’une renommée plus pacifique et plus enviable.

Le paysage au départ de Doboy est des plus pittoresques. Voici d’un côté des rochers calcaires très élevés, très crevassés et d’un aspect assez effrayant. Les rochers s’entr’ouvrent pourtant : il faut qu’ils laissent le passage libre à la belle route carrossable de Doboy à Tuzla, que le génie autrichien a creusée — un travail digne des Romains. Sur la droite, une petite rivière aux eaux très vivaces, la Spreca, déroule ses flots argentés. Le cours de cette rivière la conduit au milieu des plus hauts escarpements de rochers, elle disparaît dans des défilés pour reparaître encore plus tumultueuse et disparaître de nouveau.

Puis à Supolhoje le décor change : aux montagnes d’aspect romanesque succèdent des vallons bien cultivés et pouvant nourrir largement la population environnante des chrétiens et des musulmans qui habitent les maisons bâties en amphithéâtre de Supolhoje, de Stephanpolje et de Gracanica. Cette dernière localité, dont l’importance a considérablement augmenté depuis l’occupation, se trouve à une demi-heure environ de la voie ferrée. On y parvient par une route bien construite qui conduit directement de Maglay à Gracanica.

Ici nous entrons dans la forêt, la forêt profonde et magnifique dont les chênes trois fois séculaires ne tarderont pas sans doute à tomber sous la hache du bûcheron, car le développement de l’industrie manufacturière dont Gorni-Tuzla est le centre exigera des bois de construction et de fortes quantités de combustible. Après avoir été l’embellissement du paysage, les forêts de cette région, les chênes de Tuzla contribueront à la prospérité du pays.

A une vingtaine de kilomètres de Gorni-Tuzla, le chemin de fer cesse de suivre le cours capricieux de la Spreca, mais il ne tarde pas à côtoyer la Jala dont les eaux ont une couleur verte des plus réjouissantes à l’œil. C’est une rivière de Virgile, celle-là, et non un torrent impétueux. Son susurrement pourrait inspirer des églogues et des odes à la nature. Les monts Ozren et les monts Majeciva se profilent au loin.

Nous entrons dans la région industrielle. Voici une halte qui porte le nom significatif de « Kohlen Grube » (mine à charbon). Pas de village, un baraquement servant de gare et quelques huttes. Mais on aperçoit au loin les hauts-fourneaux de la mine, qu’un petit embranchement réunit à la voie ferrée. Ces mines de charbon, très productives et qui entre autres approvisionnent de combustible le chemin de fer de la Bosna, sont exploitées par le gouvernement qui y a installé les procédés les plus modernes et les plus rationnels. On vante beaucoup la qualité des produits ; quant à la quantité, elle est déjà considérable, mais elle ne saurait que gagner encore et devenir plus tard un objet d’exportation.

Encore quelques tours de roue et la locomotive s’arrête devant un autre établissement également gouvernemental : une grande briqueterie. De là à Gorni-Tuzla il n’y a plus que quelques minutes. On arrive ainsi au terme d’un voyage qui offre tous les agréments d’une promenade à travers un paysage aussi splendide que varié.

Tuzla, qui doit son nom aux gisements de sel (en turc, tuz), est une ville dont la population offre un mélange très bigarré de races. Il y a des Turcs, des Grecs, des Serbes, des Monténégrins, des Croates, des Bulgares et des Tziganes. Chaque nationalité habite des constructions élevées à sa guise, selon des règles particulières, conformément aux convenances, aux conditions, aux instincts des individus, sans se préoccuper de l’ensemble architectural. Ce n’est pas tout à fait un tort, au moins au point de vue pittoresque. Le contraste est très vif, par exemple, entre quelques grandes et belles maisons construites par des Serbes riches ou par la municipalité (je citerai entre autres l’école commerciale, qui ne déparerait pas le groupe scolaire d’un chef-lieu de département), et les misérables huttes qu’habitent les Tziganes. Les maisons des Bulgares et des Serbes moins aisés offrent cette particularité que les étables sont situées sur le devant, aussi en arrivant on est salué par les mugissements des vaches, les gloussements des dindes et surtout le grognement des porcs. La légende de saint Antoine doit être fort répandue et très en honneur dans les pays slaves, car l’animal nourricier y est réellement le compagnon de l’homme. En pénétrant dans ces maisons — par l’écurie — on est réellement surpris de la propreté et de la bonne tenue qui y règnent. C’est que les femmes serbes sont d’excellentes ménagères qui mettent leur amour-propre, comme les Hollandaises, à avoir un intérieur d’aspect réjouissant. Les pieds nus, la chevelure dissimulée sous un serre-tête, vêtue d’une étoffe de cotonnade un peu criarde, la femme serbe va et vient toute la journée, lavant, fourbissant, astiquant son modeste mobilier — quelquefois la cigarette à la bouche. Le premier luxe des Serbes aisés, c’est d’avoir un jardin de roses devant leur maisonnette ; dans la saison, on en offre aux visiteurs, en même temps que le café noir et le tabac blond.

Les Tziganes de Tuzla offrent une particularité, c’est-à-dire une exception : ce ne sont pas des nomades, comme leurs congénères, et ils n’habitent pas sous la tente. Il est vrai que les cabanes du quartier de ces bohémiens ne valent guère mieux, mais ils constituent un domicile fixe. L’administration autrichienne est très fière d’avoir obtenu ce résultat en domptant les habitudes invétérées de ces vagabonds. Il s’agit seulement de les préserver du mauvais contact du dehors et d’empêcher que les masures du quartier tzigane ne servent de refuge aux vagabonds et de lieu de recel pour les objets dérobés. Aussi la police se fait très sévèrement à Tuzla. Nul ne peut franchir le seuil de la gare pour entrer dans la ville s’il n’a exhibé ses papiers parfaitement en règle.

Le commissaire de police chargé de cette surveillance m’expliqua que les Tziganes n’étaient pas à redouter seuls : l’ouverture récente du railway avait attiré à Tuzla une foule de gens sans aveu arrivant de Hongrie et du Banat. Beaucoup avaient maille à partir avec les autorités du pays. D’autre part, les nombreux ouvriers étrangers, attirés par les travaux des charbonnages et des mines de sel, demandaient aussi à être contrôlés.

Il est vrai que, grâce à ces précautions, la sécurité dont on jouit dans cette nouvelle cité est parfaite.

Les Tziganes de Tuzla sont musulmans, ils portent le costume turc, la plupart du temps, il est vrai, en loques, et ils observent rigoureusement aussi les préceptes de la loi de Mahomet, sauf, disons-le, certaines infractions au chapitre des spiritueux. Ils aiment la société et se réunissent, pendant de longues heures, jusque bien avant dans la soirée, dans des petits cafés, grands comme une chambrette d’étudiant, dont le luxe consiste en nattes étendues par terre, mais où les consommateurs paraissent goûter avec plaisir la bouillie noire qu’on leur sert et s’amusent beaucoup à différents jeux. Dans un coin, un bohémien mélomane pince de la tamboura, la guitare nationale, en chantant quelque étrange mélopée, chant de guerre ou chant d’amour.

Parfois, pendant le Ramazan surtout, des danses s’organisent le soir dans les rues étroites, mais les hommes seuls y prennent part. C’est une danse qui tient à la fois du kolo serbe (sorte de farandole) et du tsardas des Hongrois.

Les Tziganes y mettent un entrain épileptique ; les sauts en l’air, les contorsions, les déhanchements auxquels ils se livrent sont dignes d’acrobates les plus délurés. C’est la véritable sarabande macabre, et on dirait que les membres des danseurs vont craquer et que leurs os s’entre-choquent sous leur peau. Assurément un bal en plein air, que se donnent à eux-mêmes les Tziganes de Tuzla, est un spectacle digne de tenter la palette d’un peintre de genre, comme tant de tableaux que l’on voit en Bosnie et qui mériteraient d’être fixés par le pinceau.

Tuzla n’est pas seulement important par les charbonnages et les briqueteries. Les salines, auxquelles la ville doit son nom, sont exploitées aujourd’hui selon toutes les règles, par le gouvernement ; le produit augmente dans des proportions très considérables et entre pour un chiffre important dans le budget des recettes des pays occupés.

L’installation des « salines » qui se trouvent à Siminhan a été commencée en 1884 et achevée en 1885 ; il est déjà question d’exploiter deux nouveaux gisements découverts tout récemment.

En outre Gorni-Tuzla est le centre du commerce des bestiaux de toute la contrée ; les foires qui ont lieu, surtout en hiver, y sont très animées, et l’on y vient de fort loin pour acheter de beaux chevaux et du gros bétail qui se distingue très avantageusement, par sa performance, des bœufs et vaches par trop amaigris et mal soignés que l’on rencontre dans l’intérieur du pays.

Tous ces éléments donnent à Tuzla un attrait particulier ; on y sent, sous des dehors assez tranquilles et conformes à la passivité musulmane, une activité qui permet de concevoir les meilleures espérances pour l’avenir. Les fonctionnaires chargés de l’administration de Tuzla s’efforcent d’ailleurs de stimuler ce développement, et l’initiateur de l’industrie tuzlienne, M. de Kallay, compte ici des collaborateurs dévoués qui ont, comme leur chef, foi dans leur œuvre. Le président du district, M. Vukovitsch, administre la contrée et surveille avec compétence les différentes industries. Ses occupations ne l’empêchent pas de recevoir avec beaucoup de bonne grâce les voyageurs désireux de connaître le pays et de se rendre compte de ses ressources.

Le bourgmestre de Tuzla est un Serbe qui n’a pas quitté le costume pittoresque de sa nationalité, il conduit les affaires de la ville avec beaucoup de rondeur et de bonne humeur. J’ai dit que la ville avait construit une école supérieure de commerce — le plus coquet bâtiment de Tuzla. Il y a plus de quarante élèves turcs et chrétiens qui y reçoivent la même éducation que dans les meilleures Realschulen de Vienne ou de Pesth. Dans cette partie de la Bosnie, la cause de l’instruction est tout à fait populaire ; les municipalités, les corporations, les particuliers, tous s’y intéressent et sont disposés à faire des sacrifices pour la jeune génération.

Les distractions font encore défaut à Tuzla ; ce n’est aujourd’hui qu’une cité du travail. Les fonctionnaires et officiers non mariés se réunissent le soir dans un hôtel décoré du nom de « Casino » qui, sous des apparences extérieures fort modestes, offre cependant au voyageur un gîte convenable et propre, et aux consommateurs une nourriture très suffisante de qualité. Ces causeries qui délassent des labeurs de la journée, se prolongent bien avant dans la nuit, surtout lorsqu’un événement quelconque y donne matière. Pendant mon séjour, toute la ville venait d’être bouleversée par une tragédie dont les auteurs étaient connus de tout le monde.

Voici cet événement romanesque qui certainement eût causé grand bruit à Paris ; c’est d’ailleurs plutôt un événement parisien que… bosniaque.

Deux fonctionnaires occupant des positions assez élevées étaient liés d’une étroite amitié. L’un, M. de W., le fils d’un des plus opulents banquiers de Vienne, avait eu une jeunesse assez orageuse. Sportsman et grand coureur de ruelles, il avait très fortement écorné son patrimoine sur le turf et dans les coulisses des théâtres. Sa famille le décida, pour se ranger, à accepter un emploi dans l’administration des pays occupés. Très intelligent et ayant l’amour de sa nouvelle profession, il rendit des services et obtint un avancement mérité. C’est alors qu’il fit la connaissance à Tuzla d’un collègue, gentilhomme hongrois et officier de cavalerie du cadre de réserve. M. de B. aimait une fort belle jeune fille appartenant à une famille serbe du Banat.

Les parents s’opposaient absolument au mariage de la demoiselle avec l’officier. Celui-ci conta ses peines à M. de W., son nouvel ami, et lui demanda conseil.

— Il faut enlever ta fiancée, dit résolument M. de W…, en songeant à ses aventures d’autrefois.

L’avis était bon, paraît-il, puisqu’il fut suivi. M. de W. ne se borna pas à conseiller son ami, il l’assista de toutes façons et c’est lui qui conduisit la voiture qui servit aux amoureux fugitifs à franchir la frontière.

Lorsque M. de B. épousa la demoiselle enlevée, dans l’église grecque de Tuzla, W. l’assista encore comme second, puis il devint l’ami de la maison, et enfin l’amant.

M. de B. qui avait des soupçons, mais ne croyait pas que les choses étaient aussi avancées, exposa ses angoisses conjugales à ses chefs hiérarchiques. Il en résulta un déplacement. M. de W. fut envoyé à Banjaluka, tandis que M. et Mme de B. restèrent à Tuzla. Le mari croyait que, la distance aidant, tout péril était écarté. Il se trompait gravement.

Par une belle matinée de juin, Mme de B. sortit de chez elle pour rendre visite à quelques dames turques, c’est du moins le motif qu’elle donna à son mari. En réalité, elle fit le tour de la ville, s’engagea sur la route de Doboy, et courut jusqu’à la briqueterie. Derrière un mur attendait une voiture attelée de quatre chevaux très vifs ; un homme de haute taille, armé jusqu’aux dents et enveloppé d’un grand manteau rouge comme les Turcs en portent en voyage, se tenait à la portière. Trois ou quatre cavaliers également armés semblaient former l’escorte de la voiture. Mme de B. s’élança dans le véhicule à côté de son amant (l’homme au manteau rouge était M. de W.) qui l’enlevait, — cette fois pour son propre compte. Mais un employé de la briqueterie avait assisté à l’équipée et reconnu les fugitifs. M. de B. prévenu se met à leur poursuite, mais les chevaux du ravisseur volaient comme le vent. Des gendarmes, à qui ce véhicule emporté sur des ailes et entouré d’hommes en armes inspire des soupçons, ordonnent que l’on s’arrête. M. de W. excipe de sa qualité de fonctionnaire de l’État ; il montre son sauf-conduit, délivré par lui-même, et les gendarmes se retirent en saluant.

Il ne restait plus à M. de B., le mari outragé, qu’à envoyer par le télégraphe une provocation à son ex-intime qui en effet était rentré à Banjaluka avec sa proie, complaisante d’ailleurs. Le cartel fut accepté par M. de W. C’était, nous l’avons dit, un gentleman accompli, et rendez-vous fut pris à Doboy, chacun des combattants ayant la moitié de la route à faire. M. de W… arriva le premier avec ses témoins. Ces messieurs déjeunèrent au petit buffet de la gare, ils paraissaient fort gais et faisaient des projets pour la soirée. Une heure plus tard le cadavre de M. de W…, percé d’une balle à l’endroit du cœur, gisait au milieu d’une clairière. La balle du mari avait déterminé la mort foudroyante. M. de W… était âgé de trente-trois ans environ.

A cause de la notoriété de la famille et des sympathies personnelles qu’il avait su se concilier, l’affaire fit beaucoup de bruit, même à Vienne. A Tuzla, les uns ou plutôt les unes, c’est-à-dire les dames, prenaient le parti de l’infortuné Don Juan ; les autres considéraient l’issue désastreuse du duel comme un véritable jugement de Dieu. Au milieu de la tourmente, la belle Hélène serbe, qui avait mis aux prises ce Ménélas et ce Pâris, disparut.

Il y a quelques années, les habitants de Tuzla avaient d’autres préoccupations que les duels entre amants et maris, et d’autres sujets de récits pendant la veillée. La lutte fut, comme nous l’avons vu, des plus vives dans ces parages, et ils ne furent conquis qu’au prix de grands efforts et de sacrifices meurtriers. La vigilance des Muftis eut pour épilogue, pendant quelques années, un brigandaggio organisé par d’anciens chefs de bandes, qui n’avaient pu se décider à poser les armes.

Ils préféraient continuer la campagne pour leur compte. La route de Tuzla à Bercka, ville très commerçante sur les bords de la Save, n’était alors rien moins que sûre, et les voyageurs ne s’y hasardaient qu’en troupes, et la plupart du temps sous l’escorte d’une patrouille. Les forêts très profondes que l’on traverse pour aller d’une ville à l’autre servaient d’excellents repaires aux brigands.

L’un de ces héros de grand chemin est resté légendaire, et on racontera encore pendant longtemps ses exploits. Ce Fra-Diavolo bosniaque était non pas un Turc, mais un Serbe de la principauté, connu sous le nom de Milan. Il avait, paraît-il, guerroyé contre les Turcs, sous le général Tschernayeff, en 1876, mais le métier ne lui disait guère ; il avait déserté avec armes et bagages sur le territoire bosniaque, et, à la faveur de l’anarchie qui y régnait alors, il avait pu tenter quelques détroussements avec plein succès.

Il volait obscurément, jusqu’après l’occupation. Il réunit alors une cinquantaine de « mauvais garçons », résolus à tout et ne craignant ni Dieu ni diable, ni la fusillade ni la potence.

La bande était on ne peut mieux organisée. Il ne passait pas un convoi quelque peu important sur la route de Bercka, pas un voyageur susceptible d’avoir dans sa ceinture un viatique monnayé assez rond, sans que Milan le sût, et prît ses mesures en conséquence. Il ne tuait pas, du moins quand on s’exécutait de bonne volonté ; mais l’argent, les bijoux, les valeurs de tous ceux qui s’aventuraient alors sur cette route couraient bien des risques. Parfois cependant il se laissait attendrir ; quand ses informateurs s’étaient trompés, et que les gens dépouillés étaient vraiment de pauvres diables, il leur faisait restituer les quelques écus que ses hommes avaient pris. On m’a montré à Tuzla un ouvrier horloger qui, complètement dépouillé d’abord, avait exposé au brigand en chef dans quelle position il allait se trouver, ne pouvant sans un sou vaillant aller à Bercka, et retourner à Tuzla. « Combien t’a-t-on pris, demanda Milan. — Une douzaine de florins, répondit l’ouvrier. — Qu’est-ce que tu aurais fait de cela, fit Milan ? Je vais te faire donner trente florins. » L’ouvrier voulut protester contre ce cadeau venant d’une telle origine, mais un regard lui indiqua que toute opposition, étant donné les circonstances, serait intempestive. Mais cela c’étaient les fioritures, les hors-d’œuvre du métier. La vérité est que Milan et ses acolytes ravageaient la contrée, et rendaient tout commerce impossible.

La nature du terrain, le voisinage de la Serbie, la complicité forcée des habitants, qui tremblaient de payer de leur vie la moindre indication aux autorités, assurèrent pendant assez longtemps l’impunité aux brigands. Ils s’enhardissaient de plus en plus, et Milan exécutait de véritables bravades. Un jour, il s’en vint avec son lieutenant Stolojan « le Bègue » tout bonnement à Bercka. Ils étaient vêtus tous deux comme des chasseurs, et avaient la carabine sur l’épaule. Ils s’en allèrent droit au presbytère, et montèrent jusqu’à la chambre du curé, qui allait se mettre à table. Stolojan resta sur le seuil de la porte, la main sur la gâchette du fusil. Le chef-brigand s’avança vers le curé : « Je suis Milan, fit-il, et je viens dîner avec toi. »

Le curé voulut faire un mouvement, mais sur un signe du Capitaine, Stolojan le mit en joue. « Voyons, pas de cérémonies, mon révérend ! reprit le bandit, je me contenterai de ton ordinaire ; vous autres ecclésiastiques, vous vous nourrissez bien le dimanche, sans oublier les jours de la semaine ; à une condition cependant, c’est que tu enverras ta cuisinière chercher quelques flacons de derrière les fagots, pour ton cousin Ignace, qui est venu te voir avec un pays. Toute autre explication donnée à ta servante, ou à qui que ce soit pouvant survenir, aurait des conséquences fâcheuses. Donne tes ordres et dis ton bénédicité, mon ami abaissera son arme. »

Avec tout l’opportunisme que les serviteurs du Seigneur savent pratiquer dans les circonstances décisives de la vie, le curé se soumit, la servante apporta des bouteilles auxquelles le cousin Ignace fit largement honneur, tandis que l’ami, en sentinelle à la même place, ne lâchait pas un instant son arme menaçante. Le repas terminé, le brigand pria le curé de lui livrer les clefs de la caisse ; l’ecclésiastique remit à Milan une vingtaine de florins, en jurant que c’était tout ce qu’il possédait.

— C’est possible, fit froidement Milan, mais tu as eu depuis hier trois cents florins appartenant à la communauté des franciscains. — Y penses-tu, avisa le révérend, de l’argent qui m’a été confié, qui ne m’appartient pas, que je serai forcé de rendre !

— Ah ! voilà qui m’est égal ! s’écria Milan, donne cet argent ou je brise toutes tes armoires pour voir où tu l’as caché, et si je ne le trouve pas je te casse la tête par-dessus le marché.

Stolojan avait de nouveau mis son arme en joue, et il fallut bien s’exécuter et remettre les trois cents florins. Après quoi Milan demanda respectueusement au curé de le bénir, et se retira suivi de son fidèle compagnon.

C’est pourtant ce même Stolojan qui mit un terme aux exploits de son patron. L’autorité militaire pourchassait activement les brigands ; la bande avait été décimée dans plusieurs rencontres, et quelques bandits capturés avaient été exécutés sommairement. Des peines draconiennes, mais les seules efficaces, avaient été édictées contre ceux qui donneraient asile à Milan et à ses compagnons. L’aubergiste d’un han et ses domestiques furent pendus pour avoir laissé le chef de brigands et plusieurs de ses aides séjourner sous le toit de cette auberge, sans prévenir la gendarmerie. En outre une prime de trois cents ducats — une fortune dans ce pays-là — avait été promise à quiconque s’emparerait du redouté Milan. Ce fut ce gain qui séduisit Stolojan. Un jour que son chef reposait dans une grotte, le lieutenant, après une courte lutte avec ce qu’il appelait sa conscience, lutte très curieuse à étudier pour un psychologue, vainquit ses scrupules ; il tira son handjar et trancha la tête du brigand redouté.

Cette exécution achevée, Stolojan se préoccupa d’en tirer profit. Il mit la tête dans un mouchoir, et la porta toute sanglante au prochain poste de gendarmerie, réclamant le salaire promis.

A la vue de la tête fraîchement coupée du brigand, le chef du poste refusa d’en croire ses yeux. L’on s’était refusé à admettre la possibilité de la capture de l’insaisissable Milan. Stolojan et la tête du brigand furent envoyés sous bonne escorte à Tuzla ; le préfet reconnut l’identité, mais au lieu de payer la prime, il fit coffrer le lieutenant meurtrier de son capitaine. Stolojan ne resta pas longtemps sous les verrous. Employé à une corvée quelconque, il sut escamoter la clef des champs ; on assure que l’autorité autrichienne, esclave de sa promesse, avait singulièrement facilité cette évasion, et que le sous-bandit partit lesté des 300 ducats promis. C’est ainsi que périt le dernier des grands brigands de la Bosnie. Quelque temps auparavant, ce même Milan Nikolitsch, assassiné misérablement et livré par un acolyte, s’était échappé d’une maison en flammes, assiégée par plus de cent soldats.

La route de Tuzla à Bercka est une véritable merveille d’art. Le génie de l’armée austro-hongroise s’est joué de toutes les difficultés, de tous les obstacles accumulés par la nature pour entraver le travail humain. Les vaillants pionniers ont triomphé de tout.

La poste qui dessert cette route, est entièrement militaire ; les voitures sont des fourgons bien suspendus et protégés contre les rafales du vent et les ardeurs du soleil par d’épais rideaux de toile. Un feldwebel qui fait aussi l’office de vaguemestre est assis sur le siège, à côté du cocher ; un chasseur, la baïonnette au fusil, se tient sur un strapontin, à l’arrière du véhicule. Les chevaux, des animaux de la remonte, détalent au grand trot ; on côtoie d’abord la ligne du chemin de fer prolongée jusqu’à la saline de Siminhan. Voici les bâtiments principaux de l’entreprise ; le nom de l’empereur régnant s’y détache en grosses lettres, la principale saline est placée, en effet, sous l’invocation du monarque. Malgré l’heure très matinale, on y travaille activement.

Un officier qui part pour la chasse en Esclavonie, et dont l’attirail de Nemrod occupe la plus grande partie des banquettes, me montre l’emplacement où va bientôt s’élever une verrerie, la première qu’on aura vue en Bosnie. Les pronostics des hommes spéciaux sont très favorables à l’établissement de cette industrie.

A partir de Gorni-Tuzla, village musulman assez considérable, nous entrons dans le paysage alpestre, et la route a un aspect des plus mouvementés et des plus pittoresques. On pénètre de nouveau sous les halliers profonds et mystérieux. Partout dans la forêt se dressent des rochers qui profilent jusqu’au ciel leurs parois gigantesques ; des petits ponts en bois établis d’une façon très rudimentaire, et que la première crue pourrait emporter, nous font enjamber des torrents tout à fait à sec l’été, mais assez impétueux en automne, après les pluies, ou au printemps, à la fonte des neiges. Dans ces forêts, au milieu des taillis, s’élèvent quelques cabanes, des masures basses, d’aspect misérable. Les seules constructions solides et d’une certaine apparence sont les blockhaus où logent les gendarmes, et qui servent à la fois d’habitations et, en cas d’attaque, de fortins abrités de grands murs crénelés. Les gendarmes s’y sont installés en famille (le brigadier est parfois marié), et l’intérieur de ces postes d’enfants perdus ne manque pas d’un certain confort — relatif et tout militaire. Ne faut-il pas que ces braves gens puissent se restaurer et se reposer après de fatigantes patrouilles, après avoir grimpé au sommet des montagnes et traversé des terres vraiment sauvages, n’offrant aucune ressource ? Rassurons le voyageur. Pas plus ici que sur les autres routes de la Bosnie parcourues par la poste impériale, il ne risque de périr d’inanition, ou de coucher à la belle étoile, en cas d’accident ou d’événement imprévu. Il existe à chaque relai des cantiniers, gens actifs et spéculant juste, qui ont installé dans la cabane la plus vaste, ou plutôt la moins petite entre toutes, des restaurants dont le menu sans prétention, servi sur des nappes propres, et arrosé de vin de Hongrie, mérite toute la reconnaissance des voyageurs affamés. Dans une seconde pièce, on trouve des lits convenables auxquels on peut se confier sans crainte. L’autorité veille, du reste, à ce que le passant ne soit pas écorché. C’est dans une de ces cantines que nous déjeunâmes, tandis que l’on changeait les chevaux.

Le fourgon gravit une pente assez raide ; nous sommes toujours en forêt ; des oiseaux de proie variés tournoient autour des grands arbres ; aigles, vautours, cormorans, cherchent leur pâture. La faim aidant, ils s’enhardissent et fondent jusque sur les chevreuils qui gambadent sous bois. On aperçoit le squelette d’un de ces gracieux animaux, dévoré par les oiseaux avec autant d’entrain qu’une réunion de convives banquetant en l’honneur d’un anniversaire quelconque.

A une heure de Bercka environ, la forêt s’écarte, nous voici maintenant sur un plateau ; — des bouquets d’arbres, des bouleaux donnent ici au paysage une teinte bien différente de la nature alpestre de tout à l’heure ; on se croirait presque aux environs de Paris. Le temps est gris et triste ; une pluie persistante et glaciale pourrait faire supposer que nous sommes en novembre et non en juin. Un brouillard opiniâtre indique, là-bas au fond, la présence de la Save. Le grand clocher de l’église de Bercka apparaît lointain et moqueur ; car il semble qu’on l’a à portée de la main, lorsque, au contraire, il se perd comme une fata morgana. Nous roulons plus d’une heure, les yeux fixés sur ce clocher ; puis la route finit comme toutes choses en ce monde, et le fourgon s’engage dans une rue interminable qui descend en pente, mal pavée comme toutes les cités turques, assez large, du reste, et bordée des deux côtés de boutiques où l’on achète toutes sortes de marchandises, mais surtout des cotonnades et des victuailles. Les marchands, même les musulmans, ont ici une apparence plus active et moins fataliste que dans les autres villes orientales. On jurerait qu’ils ont déjà appris quelque chose des occidentaux auxquels ils se frottent ; ils font quelques pas au-devant du client, et n’attendent plus que celui-ci vienne à eux. Turcs et chrétiens semblent du reste s’entendre à merveille.

Bercka est la métropole des pruneaux. Ce que l’on y débite de ces fruits secs est incalculable. On parle de 200,000 quintaux par an. Les courtiers des maisons de Bercka parcourent le pays en tout sens, achetant sur pied les récoltes entières. On calcule le prix de la vente sur les probabilités de la moisson future dans les autres pays à prunes. Si l’année se présente bien dans le midi de la France, il y a baisse sur les pruneaux de Bosnie ; au contraire, si les pronostics sont mauvais pour la récolte dans les environs d’Agen et dans les clos du Tourangeau, les propriétaires bosniaques sont maîtres de leur prix, la concurrence n’est pas à craindre. En septembre et octobre, Bercka présente une animation tout à fait extraordinaire. Il vient des acheteurs même d’Amérique ! La Save, qui baigne la ville d’un côté, et de l’autre arrose les bords broussailleux du pays slavon, est chargée de barques, de bateaux, de chalands de toute espèce, et tous sont remplis du fruit savoureux, mais laxatif, qui fait la richesse de la région. On cite des fortunes colossales, pour le pays, qui ont été fondées et qui sont alimentées par ce commerce.

Bercka doit à la présence de ces capitalistes un air de prospérité et de propreté qui réjouit le voyageur ; les mœurs y sont cordiales et on possède le culte des relations mondaines. C’est du moins ce que j’étais en droit de conclure quand je vis toute la population distinguée se porter au débarcadère des bateaux à vapeur de la compagnie de navigation autrichienne, pour saluer un fonctionnaire nouvellement marié et qui ramenait sa femme. La bande des amis était précédée d’un orchestre qui fit entendre, fort bien ma foi, des airs de circonstance — et autres. Après avoir fait ainsi la conduite aux nouveaux époux, les musiciens organisèrent une sérénade dont les accords s’entendaient encore à l’aube.

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La Save met Bercka en communication directe et permanente avec Belgrade d’une part et Gradiska de l’autre. Le trajet n’est pas des plus pittoresques ; il s’effectue rapidement et l’on n’est pas trop mal à bord des steamboats de la compagnie de la Save. De Gradiska, on gagne facilement Banjaluka, une des villes turques les plus curieuses. C’était autrefois un repaire de fanatiques musulmans dont les actes de foi, assez semblables à ceux de l’inquisition espagnole, ont souvent retenti dans l’histoire du pays. Pendant la première période de l’occupation, les Turcs de Banjaluka nécessitèrent, de la part du général commandant les troupes impériales, une surveillance active et incessante qui n’empêcha nullement, d’ailleurs, un soulèvement assez vif qui dura deux jours, comme nous l’avons dit. Aujourd’hui, l’ardeur belliqueuse des begs de Banjaluka et de leurs satellites s’est calmée ; ils sont devenus des négociants qui joignent une forte activité à leur finesse native. Les officiers de la garnison, vis-à-vis desquels les habitants musulmans avaient cru devoir adopter d’abord une attitude hostile et même hargneuse, sont très bien vus à présent et vivent en harmonie parfaite avec la population.

Rien de plus simple, de plus correct, d’ailleurs, que l’attitude des officiers austro-hongrois dans les pays occupés. On chercherait en vain la moindre trace de morgue ou d’orgueil dédaigneux pour une race inférieure. Pas d’abandon de dignité non plus, par exemple. On dirait d’honnêtes et laborieux fonctionnaires coiffés du képi et ayant l’épée au côté. L’officier autrichien qui est envoyé en Bosnie doit travailler beaucoup, il le sait, mais ses peines ne sont pas perdues, puisque son labeur contribue à la fois à la grandeur de son pays et à l’avancement de la civilisation.

La conscience de ce devoir accompli se reflète dans l’attitude entière des officiers ; ils ont de la satisfaction évidemment — et à bon droit, mais ils n’exultent pas et ne se croient pas tenus d’arborer des airs fanfarons pour attirer sur eux et sur leur importance l’attention des passants ou des voisins. Il n’y a parmi eux ni fendants, ni matamores, et les hussards hongrois, ces centaures qui adorent leur métier, ne se distinguent de leurs frères d’armes de la Cisleithanie — plus calmes et d’un sang plus froid — que par leur rondeur et une pétulance qui fait plaisir à voir. Au restaurant et dans les cafés, les officiers, en prenant leur repas, causent des dernières manœuvres, des théories, d’un article paru dans la « Vedette » ou dans quelque autre recueil militaire spécial. La préoccupation sérieuse du métier domine en tout. Quelle différence avec les officiers de l’armée allemande, si entichés d’eux-mêmes, se croyant de plusieurs coudées au-dessus des simples mortels — non coiffés du casque et n’ayant pas le droit de traîner la latte sur les pavés !

Comme pour bien montrer jusqu’à quel point les velléités insurrectionnelles des fanatiques musulmans de Banjaluka ont disparu et combien cette population s’est modifiée, c’est dans ces parages si inhospitaliers jadis aux giaours que se sont établies des colonies prospères de paysans allemands.

Les Franciscains — on retrouve presque partout leur influence dans le développement intellectuel du pays — ont attiré en Bosnie des cultivateurs de la Westphalie, tous catholiques, très convaincus et très pratiquants, que le Kulturkampf poussait vers l’émigration. Un moine franciscain se mit en route, il parcourut ces contrées germaniques, et, avec l’éloquence enflammée d’un Pierre l’Ermite, il décrivit le tableau des belles récoltes obtenues sans trop de peine, de l’étable garnie, du culte catholique célébré sans entraves et des prêtres administrant paisiblement la communauté.

Ces prédications eurent leur effet. Une centaine de familles émigrèrent avec enfants, armes et bagages. C’est sur la rivière le Verbas, à proximité de Banjaluka, qu’ils transportèrent leurs pénates. Le commencement de cette colonisation fut difficile, il y eut des épreuves et surtout des déceptions. Plus d’un Westphalien s’aperçut avec surprise qu’il fallait d’abord gagner, et à la sueur du front, le beurre que le prédicateur franciscain avait montré étendu sur le pain bis de la nouvelle Terre promise. Tout d’abord les propriétaires n’entendaient pas se défaire de leurs terres à trop vil prix, et ceux qui avaient cru opérer en Bosnie sans quelques capitaux, avec leurs bras et leur bonne volonté, virent qu’ils s’étaient trompés.

Il fallut ensuite recourir à des précautions légales pour éviter les contestations ultérieures au sujet des actes de vente ; l’administration fit son possible pour assurer aux acheteurs la jouissance paisible de leur propriété. Ce n’était pas chose si aisée avec les us tortueux de la légalité musulmane, et à cause de la difficulté de délimiter exactement le bien dont chacun pouvait disposer.

Les colons durent ensuite pourvoir eux-mêmes à toutes les nécessités de l’existence, se construire des abris, les meubler, apporter tout leur outillage et travailler durement la terre avant de goûter ses produits. Mais cette période des débuts écoulée, les premières difficultés vaincues, les colons du Verbas furent largement récompensés de leurs peines. Ils ont pu aujourd’hui construire de gros villages d’aspect cossu et fort proprement tenus, à la place des masures où ils s’étaient installés à leur arrivée. De belles églises avec des presbytères fort bien installés, confortables même, s’élèvent au centre de ces localités, dont la principale porte le nom du célèbre chef du centre ultramontain au parlement allemand, Windhorst. Les chemins de fer permettent aux cultivateurs de se rendre de loin en loin au pays, pour raconter à leurs parents combien est prospère la colonie allemande en Bosnie, et combien les colons du Verbas sont attachés à leur nouvelle patrie.

D’autres tentatives de colonisation sont à signaler, plus directement favorisées celles-là par l’administration. A la suite des grandes inondations qui eurent lieu dans le Tyrol vers 1882, et qui ruinèrent des centaines de familles, un exode fut organisé ; des paysans du Pusterthal vinrent s’établir en Bosnie et essayèrent d’y fonder une nouvelle patrie. Quelques-uns réussirent ; mais beaucoup regrettèrent trop vivement les glaciers et les vallons du sol natal. Ils furent en proie à la nostalgie du montagnard et restèrent insensibles à la rémunération abondante et certaine de leur labeur ; ils abandonnèrent tout pour suivre la voix du pays. Quelques-uns cependant ont vaincu la nostalgie, et leurs établissements prouvent combien cette terre sait se montrer reconnaissante envers ceux qui la cultivent. Sans aucun doute un grand courant de colonisation se produira un jour vers la Bosnie ; mais il importe de rappeler aux immigrants — comme l’a fait d’ailleurs le gouvernement — qu’il ne faut pas venir dans cette contrée, dénué de toute ressource, car la terre ne s’y donne pas pour rien, pas même à vil prix ; mais sa valeur est d’autant plus grande pour celui qui la traite rationnellement et y consacre tous ses efforts.

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