Un printemps en Bosnie
CHAPITRE VI
Organisation militaire de la Bosnie. — Les gouverneurs. — Le feldzeugmeister Appel et son état-major.
Le commandement du 15e corps d’armée et le gouvernement militaire de la Bosnie et de l’Herzégovine ont été exercés jusqu’à présent par quatre généraux de l’empereur.
Le premier, le feldzeugmeister Philippovic, est cet homme de guerre à la rude poigne de Croate qui fit la conquête du pays, et qui ne se gêna nullement pour faire sentir aux insurgés vaincus la loi rigoureuse du vainqueur. Lorsque le pays fut complètement pacifié, l’empereur François-Joseph ne voulut plus appliquer à ses sujets le régime sommaire : le Standrecht expéditif, qui formait la base du système Philippovic. Le feldzeugmeister, couvert des marques de la distinction impériale, rentra donc à Prague, où il exerçait toujours les fonctions de commandant militaire de la Bohême. Il fut remplacé à Sérajewo par un général moins fougueux, et dont l’humeur patiente s’accordait mieux avec la mission humanitaire de l’Autriche. Le prince de Wurtemberg, qui avait pris une part si considérable à la conquête, installa au Konak de Bosna-Seraï l’heureux et habile pacificateur de l’Herzégovine ; le lieutenant général Joanovic fut adjoint au prince en qualité de suppléant. Joanovic, qu’une mort prématurée a enlevé, au mois de décembre 1885, à l’affection de l’armée entière, était, avec son beau-frère, le général Rodich, gouverneur de Croatie, l’officier autrichien qui connaissait le mieux la péninsule des Balkans ; grâce à une pratique de vingt-cinq ans, il savait le mieux aussi de quelle façon il fallait traiter, gouverner et administrer ces populations que les passions nationales et religieuses mettaient en ébullition constante. A différentes reprises, le commandant et plus tard colonel, Joanovic, avait pris part aux missions de paix et de conciliation ayant pour but de rétablir le bon accord parmi les populations chrétiennes et les Turcs. De 1865 à 1869, il avait rempli à Sérajewo les fonctions de consul général, et il était entré en relations très suivies avec les notables du pays. Sa façon d’être, simple et joviale, sa rondeur militaire, jointe à une grande finesse, ses saillies caustiques, lui avaient valu une popularité que renforçait encore sa renommée militaire, conquise sur maints champs de bataille, et que venait de consacrer sa difficile campagne de l’Herzégovine. On pouvait donc beaucoup espérer de son expérience et de son prestige au milieu des populations récemment soumises.
Par malheur le Slave Joanovic et l’Allemand Wurtemberg ne purent s’entendre sur une foule de points ; et ne voulant pas être responsable des mesures qu’il désapprouvait, le lieutenant général préféra se retirer.
L’empereur, bon appréciateur de ses services, lui accorda une compensation brillante : le gouvernement civil et militaire de la Dalmatie, un poste politique de la plus haute importance, qui permettait à son titulaire d’exercer son action sur les pays occupés, voisins de la Dalmatie. Le prince de Wurtemberg, général modeste et affable, administrateur de bonne volonté, ne garda pas longtemps ses fonctions, et céda bientôt le gouvernement au feldzeugmeister Dahlen, qui eut à réprimer l’insurrection de la Cricovice, aggravée dès le début par la désertion des gendarmes indigènes, et qui eut également à lutter contre des désordres administratifs auxquels mit un terme l’avènement de M. de Kallay au ministère.
Le ministère de la guerre semble avoir pour principe de changer assez fréquemment les gouverneurs généraux en Bosnie, peut-être pour éviter les inconvénients qui sont inhérents à l’exercice prolongé de charges aussi importantes, peut-être aussi pour donner à un plus grand nombre de généraux l’occasion de se distinguer à ce poste et de connaître les territoires occupés. En vertu de ce principe M. de Dahlen fut rappelé, et c’est M. le feldzeugmeister baron d’Appel qui, depuis trois ans, est à la tête du gouvernement.
Ce militaire, que j’ai eu l’occasion de présenter au lecteur en entrant en Bosnie, est âgé de soixante ans environ, et il a pris part depuis 1848 à toutes les grandes et petites guerres où le drapeau de la monarchie autrichienne s’est trouvé engagé.
Il appartenait à la cavalerie, et c’est dans un régiment de lanciers polonais qu’il fit les campagnes d’Italie contre Charles-Albert, et de Hongrie contre Kossuth. Dix ans plus tard, dans la guerre de l’indépendance italienne, le baron d’Appel servait sous les ordres du général Benedeck. Il se distingua dans une rencontre avec un fort détachement de cavalerie française, de façon à mériter la croix de Marie-Thérèse, qui n’est accordée que pour des actions d’éclat tout à fait particulières. C’est dans cet engagement qu’il reçut au-dessus de l’œil droit un furieux coup de sabre dont il porte encore les traces aujourd’hui, ce qui l’oblige à se garantir l’œil par la visière que j’avais remarquée lorsque je vis le général à Brod. A partir de 1859, le brillant officier de cavalerie, qui avait fait toutes ses preuves de bravoure personnelle, voulut approfondir théoriquement l’art militaire ; il se mit sérieusement à l’étude, et ne tarda pas à devenir un des officiers les plus savants de l’armée. Ses nouvelles aptitudes lui valurent un prompt avancement, et c’est aussi en raison de ses connaissances qu’il fut choisi comme gouverneur des territoires occupés. C’est qu’il faut là-bas des généraux qui sachent non seulement sabrer, mais qui sachent organiser et administrer.
Le domicile officiel du général est le « Konak » des anciens valis turcs, parmi lesquels il y avait de fortes têtes enturbannées, tels qu’Omer Pacha, le « grand capitaine » (Serdar Ekrem) et Ali-Pacha, qui devait trouver Sérajewo bien mesquin et bien petit à côté des capitales où il avait représenté son maître le Sultan. Ce Konak a été transformé à l’intérieur et garni de meubles européens à la place des éternels divans. La porte d’entrée, devant laquelle se promènent deux sentinelles, est flanquée de deux petites pièces de montagne, de véritables bijoux astiqués et propres comme des sous neufs, mais bien inoffensifs, puisque l’on a relevé les écouvillons.
Au premier étage, auquel conduit un bel escalier, sont installés les bureaux de l’état-major ; on y travaille ferme, chaque officier qui entre dans le « Stab » est envoyé pendant deux ans en Bosnie. Sous la conduite d’un chef tel que M. le baron d’Appel, ces jeunes gens ne manqueront pas de se former à bonne école.
Le second étage est réservé personnellement au commandant. La pièce principale est le salon d’attente, qui, dans les occasions extraordinaires, sert de salle à manger et de salon de réception. Une grande baie vitrée donne vue sur le magnifique panorama de Sérajewo avec ses maisons étagées les unes sur les autres et ses innombrables minarets et les hauteurs que couronne le « Castel ». De cet observatoire, rien de ce qui se passe dans la ville ne saurait échapper à l’œil vigilant du maître et de ses officiers d’ordonnance, dont l’un est installé à poste fixe dans cette pièce, chargé de recevoir et au besoin de faire patienter les visiteurs, ce dont il s’acquitte avec la plus parfaite courtoisie.
Je reconnais le fringant officier de hussards que j’avais vu à Brod, dans le cortège du commandant général. Nous faisons plus ample connaissance avec le capitaine de Vukelich, c’est le nom de l’officier. Il me raconte certains détails typiques sur l’excursion de l’archiduc Albert, qui a affronté non seulement la chaleur, la poussière des routes, la fatigue, mais aussi les discours interminables des moines franciscains, des popes grecs et de certains maires de village, qui voulaient faire preuve d’éloquence. L’archiduc écoutait jusqu’au bout sans sourciller, bien qu’il ne soit pas grand amateur de harangues.
Bien souvent, dit mon interlocuteur, j’avais peine à me retenir et à ne pas interrompre le fâcheux prolixe en lui disant : « Mais tais-toi donc, animal ! » Que voulez-vous, on n’est pas hussard pour rien.
Tandis que nous causions, d’autres visiteurs, désireux de voir le général, se réunirent également dans le salon d’attente. L’un des derniers survenants était un vétéran de l’armée autrichienne, le feld-maréchal lieutenant Lauber, du cadre de réserve. Une belle tête de soldat ! Cependant le costume civil qu’il porte ne jure pas avec sa physionomie. Il s’excuse de ne pas paraître en tenue, mais il voyage en touriste avec une petite valise à main qui aurait peine à contenir un uniforme.
« J’avais l’intention, me dit le général, de visiter une partie de la France, et j’avais pris à cet égard toutes mes dispositions, quand vous avez voté votre loi sur l’espionnage. Ma foi, je me suis vu appréhendé au corps, traîné au poste et peut-être traduit en justice… C’eût été un dénouement peu en rapport avec un voyage d’agrément… Alors je me suis décidé à parcourir la Bosnie, et j’ai eu le plaisir d’y rencontrer beaucoup de mes anciens compagnons d’armes. »
Les appréhensions du général Lauber, au sujet de l’application de la loi sur l’espionnage sont partagées par beaucoup d’officiers étrangers, qui oublient que les clauses inscrites dans notre nouvelle législation sont en vigueur depuis longtemps dans d’autres pays, et qu’il suffirait, pour éviter des malentendus, qu’un officier général d’une puissance amie comme l’Autriche, visitant la France, se présentât chez le général commandant la ville où il compte séjourner. Il sera accueilli de la façon la plus parfaite, en camarade, et n’aura plus rien à redouter. Quant aux officiers des puissances que l’on ne peut pas qualifier d’amies, si la nouvelle loi les tient éloignés des frontières de la République, y a-t-il lieu de s’en plaindre ? Nous discutions cette question, lorsque le feldzeugmeister, qui venait d’expédier le rapport et les affaires courantes avec son chef d’état-major, donna l’ordre de m’introduire. « Je suis très réjoui (hoch erfreut), me dit-il, de vous voir chez nous. Ce pays mérite d’attirer les visiteurs, et je suis persuadé que vous ne regretterez pas votre dérangement. L’armée a fait ce qui était en son pouvoir pour créer des voies de communication et frayer des routes au commerce, afin de donner autant que possible la prospérité aux habitants. Il s’agit maintenant de développer les ressources du pays et d’attirer ici les capitaux capables de les vivifier.
— La sécurité, demandai-je, est donc parfaite ?
— Elle est parfaite, vous vous en apercevrez facilement si vous parcourez l’intérieur. La population, qui avait été égarée par des meneurs fanatiques lorsque nous sommes entrés ici, a compris que l’Autriche n’avait d’autre but que d’établir un système régulier que les Turcs étaient impuissants à organiser. Il n’y a plus de résistance ouverte, ni même d’hostilité sourde. Chacun accepte les faits accomplis et en profite… Comme gouverneur militaire, je n’ai plus qu’une seule préoccupation : c’est d’en finir une bonne fois avec quelques bandes de brigands, peu nombreuses d’ailleurs, qui, de temps à autre, font une courte apparition dans certains districts éloignés de l’Herzégovine. Ils choisissent leur terrain d’opérations dans les territoires dont la population est encore indisciplinée et incapable de se plier à tout ordre légal régulier. Chez ces gens-là, le désordre est dans le sang ; ils ont vécu pendant quatre à cinq siècles, sans frein et sans lois, ils sont persuadés que c’est là l’état normal. Lors d’une tournée en Herzégovine, j’ai pris à partie un de ces éternels malcontents et je lui ai demandé de quoi il avait à se plaindre. Il m’a répondu avec une franchise de montagnard :
« Nos enfants, me dit-il, comprendront peut-être les avantages de votre système et les bienfaits de votre civilisation ; mais pour nous, c’est une gêne, c’est une contrainte. Nous n’acceptons aucun joug, nous voulons être libres sans aucune limite, et surtout garder nos armes, sans lesquelles la vie nous est impossible. » C’est au milieu de cette partie indomptable de la population que les brigands se cachent, sûrs de ne pas être dénoncés.
— Et parmi quels éléments se rencontrent ces brigands ?
— Ce sont pour la plupart des rebelles qui n’ont pas voulu profiter de l’amnistie, dont tous ceux qui se sont soumis pendant la première année qui a suivi l’occupation ont pu bénéficier. Aujourd’hui, le délai étant passé, ils ne pourraient rentrer chez eux sans risquer d’être arrêtés ! D’ailleurs, s’il est prouvé que le prisonnier n’a commis d’autre délit que d’avoir participé aux insurrections, nous le relâchons promptement ; c’est seulement dans le cas où il aurait commis des crimes de droit commun que l’instruction est poussée plus loin. Aussi ceux qui hésitent à revenir sont des particuliers qui n’ont pas la conscience nette. C’est généralement vers le mois de mai que ces messieurs nous honorent de leur visite ; alors commence ce que nous appelons la « campagne des brigands ». Ils ont passé l’hiver dans la principauté du Monténégro, qui leur accorde un asile qu’il serait difficile de justifier au point du vue du droit international et des relations de bon voisinage. Après avoir épuisé les provisions qu’ils ont pu mettre en lieu sûr pendant l’été précédent, ils viennent chercher du nouveau butin. Le principal objectif de leurs rapines, ce sont les troupeaux de moutons et de bétail qui, chaque printemps, sont envoyés dans les pâturages des hauts plateaux. Ce sont des terrains vagues, très boisés, où il est facile de se perdre, et très difficile de chercher un fugitif. Les bergers, de leur côté, ne s’empressent nullement de renseigner la gendarmerie, d’abord par peur de représailles, et aussi un peu par connivence.
Nous allons essayer cette année de rendre les poursuites plus efficaces en prenant certaines précautions. D’abord, les troupeaux ne pourront plus vaguer au hasard dans les terrains. Chaque berger a son emplacement désigné, délimité, qu’il ne doit pas quitter. Ces emplacements sont disposés en éventail, de façon à aboutir au blockhaus de la gendarmerie, qui est relié aux postes secondaires établis dans les montagnes par télégraphe et aussi par téléphone.
Ce qui nous fait espérer que le brigandage ne tardera pas à être extirpé, c’est que les bandes ne reçoivent pas de secours. Il n’y a pas de remplaçants pour les malandrins qu’une balle de fusil expédie dans l’autre monde. Après l’expédition qui vient d’être ordonnée, le brigandage aura atteint son terme, et je crois que l’Herzégovine sera aussi sûre que les pays les plus civilisés, où des meurtres et des vols se commettent aussi tous les jours.
En rentrant à l’hôtel après cette conversation, j’y trouvai une invitation à dîner au Konak pour le lendemain à deux heures et demie. Cela me valut l’honneur de faire la connaissance de Mme la baronne d’Appel, qui, depuis la nomination de son mari, a pris à cœur ses fonctions de gouvernante générale, en s’associant à cette partie de la tâche du feldzeugmeister, qui comporte, qui appelle même une intervention féminine. C’est ainsi que, dès à présent, Mme d’Appel se préoccupe d’envoyer à l’Exposition universelle de 1889 des produits de l’industrie locale capables de servir d’échantillons et de créer à cette industrie de nouveaux débouchés. Des commandes considérables ont été faites aux plus habiles ouvrières de l’Herzégovine, dans les districts qui comptent les brodeuses les plus renommées. Les tissus, les dentelles, les foulards qui seront expédiés à Paris attireront sans doute l’attention des curieux et des amateurs.
Les convives de Mme d’Appel étaient presque tous militaires ; je citerai l’ad latus du gouverneur et le feld-maréchal lieutenant de Bouvard, descendant d’une famille d’émigrés entrés au service impérial. Malgré cette origine, et bien que sa physionomie martiale et légèrement narquoise rappelle par beaucoup de traits le type classique de nos généraux, M. de Bouvard, chose assez rare dans la hiérarchie élevée de l’armée autrichienne, ne sait pas un mot de français. On attire particulièrement mon attention sur un général qui vient d’arriver de Hongrie, et qui passe pour un des officiers supérieurs les plus énergiques et les plus originaux de l’armée. C’est M. Galgoscy, que son allure très martiale et le grand dogue qui le suit partout, jusque dans le salon d’attente du gouverneur, n’ont pas tardé à rendre très populaire dans les rues de Sérajewo. Les autres convives assis autour de la table, dans le grand salon d’où l’on découvre le beau panorama de la Ville, étaient un général arrivé d’Herzégovine avec sa femme, et plusieurs officiers d’état-major, depuis le grade de lieutenant jusqu’à celui de colonel. Le menu est plantureux, et largement arrosé d’un excellent vin de Hongrie de choix (magyarader), auquel succèdent plusieurs rasades de champagne. Le service est fait correctement et militairement par les domestiques à livrée brune du gouverneur. C’est à la fin du repas que la conversation devient générale, ou plutôt que les entretiens particuliers de voisin à voisin se mêlent et se confondent. On s’aperçoit alors que le thème uniforme de ces entretiens a été fourni par le pays dans lequel on se trouve, et que tout le monde juge à son point de vue. En somme, les officiers ne se plaignent pas de leur garnison dans les territoires occupés, et un colonel d’état-major, mon voisin, fait remarquer combien les parents et amis des partants ont tort de plaindre ceux-ci lorsqu’ils sont appelés au delà de la Save. Le repas a duré environ une heure. On cause encore quelques instants dans le salon-boudoir de Mme d’Appel, et chacun se retire, laissant le gouverneur à ses affaires.
Depuis quatre ans environ, un coadjuteur civil (civil ad latus) a été adjoint au gouverneur militaire, afin de bien montrer que l’intention de l’Autriche n’est nullement de soumettre le pays à une dictature absolue d’état de siège. M. de Kallay avait choisi, pour ces délicates fonctions, un riche magnat hongrois, M. le baron de Nikolitsch[1], oncle du roi de Serbie. M. de Nikolitsch était pour ainsi dire l’élément décoratif de l’administration autrichienne. Il sait quelle tâche lui impose sa grande fortune, et il la remplit en véritable grand seigneur. Sa maison, montée sur un pied très luxueux, est le centre de la « société » de Sérajewo ; ses fêtes, ses bals, ses dîners, donnent à ceux qui y sont conviés l’illusion qu’ils habitent non pas une bourgade orientale, mais une grande ville, au milieu de tous les raffinements. Parmi les collaborateurs les plus actifs de M. le baron Nikolitsch, on cite M. le baron Kutschera, appartenant à une vieille famille de fonctionnaires, et qui naguère était premier drogman de l’ambassade autrichienne à Constantinople. La connaissance des langues orientales, la longue pratique des habitants et des mœurs de l’Orient, un esprit très délié, font de M. Kutschera un auxiliaire très précieux pour la tâche qui incombe à l’Autriche en Bosnie. M. de Kutschera s’est tout particulièrement occupé de la réglementation de la propriété civile et de l’établissement du Grundbuch, registre officiel de la propriété, qui fait foi dans toutes les contestations qui s’élèvent au sujet des terres vendues plus ou moins récemment. Les différents services administratifs et financiers ont leurs chefs et sont organisés d’après le modèle autrichien.
[1] Pendant l’impression de ce volume, M. de Nikolitsch a définitivement donné sa démission ; jusqu’à nouvel ordre, M. le baron de Kutschera a été chargé par intérim de l’administration civile, dont il était d’ailleurs la cheville ouvrière.
Un des premiers soucis du gouvernement autrichien, après la pacification, a été de régulariser autant que possible l’administration municipale de Sérajewo. Une fois ce pensum résolu d’une façon satisfaisante, les autres communes plus ou moins considérables n’avaient qu’à se modeler sur la capitale. Mais encore fallait-il que ce modèle fût réussi.
En principe, l’administration supérieure voulait laisser à l’édilité une liberté aussi complète que possible et concilier l’autonomie de la ville avec les nécessités de l’occupation. Il n’est jamais entré dans l’esprit des gouverneurs civils ou militaires de traiter Sérajewo en ville conquise et de faire litière dans les pays occupés, du self-government. Mais, en revanche, le gouvernement civil a voulu tenter une expérience en donnant à Sérajewo une organisation municipale copiée, presque en tous points, sur celle de la ville de Vienne.
Cette épreuve, qui avait ses dangers, comme toutes les innovations, a été couronnée de succès, et la machine municipale montée par les Autrichiens marche à souhait.
Par conséquent Sérajewo est doté aujourd’hui d’un conseil municipal où les nationalités et les confessions sont représentées dans une juste proportion. A la tête de cette municipalité se trouve, comme de juste, un maire de confession musulmane et un vice-président serbe de nationalité, et grec oriental de religion. Les attributions de la municipalité sont les mêmes qu’à Vienne et à Paris, depuis que l’autonomie a été restituée, ou plutôt accordée, à la grande capitale.
La police est toute municipale ; on a eu l’idée de donner aux sergents de ville exactement le même costume que portent les gardiens de la sûreté à Vienne : pantalon de drap bleu, tunique foncée de même couleur, de coupe à demi militaire et à demi administrative, képi à large visière ; comme arme, un sabre de cavalerie de calibre respectable, et comme signe distinctif, une large plaque de cuivre poli et luisant, passée autour du cou et supportant le numéro d’ordre de l’agent.
Il existe pourtant une modification. Les gardiens de confession musulmane portent le fez au lieu de la casquette qui sert de couvre-chef aux agents du culte chrétien.
Le bourgmestre de Sérajewo n’est pas le premier venu. Tout d’abord, Mustaï-Bey frappe les regards par sa haute taille, la régularité de ses traits orientaux, et ensuite par la dignité de son attitude, dignité exempte de pose et toute naturelle. C’est un de ces Turcs majestueux et doux, tels qu’on se plaît à se les représenter après avoir lu quelques « Contes des mille et une nuits ». Haroun-al-Raschid le grand Sultan devait être aussi beau, aussi grand et aussi fort, il devait marcher et se mouvoir avec cette grâce toute virile. Mais ce n’est pas à Haroun-al-Raschid, personnage hypothétique et appartenant au domaine de la fantaisie seulement, que le premier bourgeois de Sérajewo ressemble.
Dans l’accentuation de ses traits, où le caractère oriental se mêle à je ne sais quelles réminiscences italiennes, dans ce nez busqué, dans cette barbe grisonnante et coupée de près, mais surtout dans certains gestes, dans certains mouvements et certaines démarches, on a de l’aversion comme si on avait devant soi un revenant, mort français, et revenu sur terre sous la carapace d’un Osmanli. Imaginez-vous Gambetta, bien portant, dans tout l’éclat de sa vigueur, coiffé d’un turban blanc et drapé dans un ample cafetan de soie entr’ouvert et laissant voir le pantalon et la redingote à l’européenne, mais de mode un peu surannée.
Mustaï-Bey passe pour un des plus riches propriétaires de la Bosnie. Il raconte volontiers, ou l’on raconte, qu’il peut aller de Sérajewo à Constantinople par la vieille route, en couchant chaque nuit sur une de ses terres. Mais en homme avisé, le bourgmestre préfère, quand il va à Stamboul, user du sleeping-car et des bateaux à vapeur. Les revenus du bourgmestre, comme ceux de la plupart des propriétaires du pays, consistent en vente de bestiaux et de prunes, de ces prunes qui poussent dans des clos d’une étendue infinie, et que l’on expédie par barils, jusqu’aux Indes et jusqu’en Amérique.
Un journaliste viennois fort aimable, excellent écrivain, mais un peu enclin à l’exagération, m’avait affirmé que Mustaï-Bey disposait d’une fortune de 40 à 50 millions. Il n’y a qu’un zéro à retrancher ; mais même après cette amputation il reste au bourgmestre de Sérajewo plus que la médiocrité dorée et de quoi faire largement face aux frais de représentation que l’on pourrait exiger ou attendre du premier magistrat d’une ville qui est le chef-lieu de deux provinces. La famille de Mustaï-Bey est une des rares familles d’origine vraiment turque, c’est-à-dire asiatique, qui soient restées en Bosnie après l’occupation. Et encore cette exception se rapporte personnellement au bourgmestre. Son père, musulman de la vieille roche et très orthodoxe, avait rempli des fonctions politiques très importantes. Il avait même été sous-gouverneur pendant une période critique. La fierté de l’Osmanli ne pouvait accepter la domination étrangère, autrichienne ou autre. Tandis que son fils se plaçait nettement à la tête des notables décidés à s’entendre avec les Autrichiens, et à collaborer avec eux à l’établissement d’une ère nouvelle, le vieux Hadji préféra partir pour Stamboul. Il y resta jusqu’à sa mort ; mais à plusieurs reprises il vint voir sa chère ville de Sérajewo et embrasser son fils, auquel, malgré les divers griefs politiques, il portait la plus grande affection.
C’était fête dans la ville quand le « Vieux » arrivait, et qu’on allait le quérir à la gare en grande pompe pour le conduire en ville, en calèche à quatre chevaux, avec une escorte d’honneur fournie par ses amis. Maintenant le « Vieux » est allé goûter la félicité que Mahomet promet aux siens, lorsqu’ils ont fidèlement suivi sa loi ici-bas, et Mustaï-Bey est resté chef de la famille.
Le bourgmestre ne parle en véritable lettré turc que le bosniaque, le turc, l’arabe et le persan. Je n’ai pu m’entretenir avec lui qu’à l’aide d’un interprète très aimable et très empressé, dont je parlerai tout à l’heure. Mais de tous côtés on m’a vanté l’esprit de justice et les tendances progressistes qui animent le chef de la communauté de Sérajewo. Il est tout à fait libéral d’opinion, et appelle ardemment tous les bienfaits de la civilisation, qui doivent faire de Sérajewo une ville européenne. Il accueillerait avec joie un Haussmann réformateur, et le jour où la lumière électrique rayonnera du haut des minarets, le digne maire verra se réaliser un rêve audacieux qu’il caresse depuis longtemps. Ces idées progressistes n’empêchent pas Mustaï-Bey d’être un musulman très pieux, suivant à la lettre les prescriptions du rite. Il a toujours éloigné de ses lèvres le calice rempli de vin, et sa plus grande orgie est de boire de temps à autre un bock de bière. Il jeûne avec une rigoureuse componction pendant le Ramazan, et lorsqu’il se promène à travers les rues de Sérajewo ou au milieu des provinces de son domaine, il défile entre ses doigts le chapelet de grains de corail.
Le bourgmestre considère l’hospitalité comme un devoir de sa charge. J’en avais été prévenu, et je ne fus pas surpris de recevoir une invitation à dîner. Tout en remerciant le premier magistrat de Sérajewo de son attention, je le fis prier de ne rien changer à son ordinaire, non pas pour exprimer par là la banalité d’usage, mais parce que j’étais désireux de goûter un véritable repas préparé par un des meilleurs cuisiniers de Constantinople, que Mustaï a pris à sa solde.
Au jour indiqué, à sept heures et demie du soir, nous étions dans le home du bourgmestre ; une maison de belle mine tenue fort proprement. Sous le vestibule commencent deux escaliers de bois dont l’un conduit au selamlik (appartement des hommes), et l’autre au harem… Que ce mot n’évoque au lecteur aucune idée folâtre ou voluptueuse. La polygamie n’a jamais été pratiquée, sauf les exceptions nécessaires pour confirmer la règle, chez les Turcs de Bosnie. Ils s’en sont toujours tenus sagement à une seule épouse, et Mustaï-Bey n’a pas voulu donner à ses administrés le mauvais exemple. Madame la bourgmestre n’a à redouter aucune rivale. Seule, elle règne dans son harem, et, s’il faut en croire les rumeurs, elle n’est pas sans autorité sur le selamlik, c’est-à-dire sur le reste de la maison, ni sans influence sur les affaires de la ville. Seulement, si Mustaï-Bey n’a qu’une seule femme, il la tient à l’écart, il la cache et la voile avec autant de précaution que s’il était maître d’un sérail de cinquante validés et cadines. Sous ce rapport, les musulmans de Sérajewo, leur maire en tête, sont tout à fait « vieux turcs ». Ici la gaze légère et élégante ne suffit pas, comme à Constantinople, pour dérober à la vue des profanes la figure féminine, c’est le féridgé orthodoxe de grosse étoffe impénétrable et une véritable cagoule qui garantissent l’anonymat de l’épousée. C’est à peine si des trous suffisants pour laisser passer le regard sont percés dans ladite cagoule.
Que de fois dans la rue on se sent pris d’une vive curiosité, désireux de savoir, comme au bal à l’aspect d’un masque, ce qui se dissimule derrière l’enveloppe prescrite par le rite : un gentil et frais minois ; une frimousse piquante ou quelque visage ridé, velu, prêtant aux désillusions ? Souvent, tandis qu’on est absorbé dans la rêverie qui vous fait entrevoir, derrière le féredgé, je ne sais quelle poétique apparition, on aperçoit des loques râpées couvrant les jambes jusqu’aux pieds, chaussés de grosses bottes de cuir jaune avachies et éculées. Alors, adieu la poésie et la rêverie ! Je préfère les femmes des campagnes travaillant la terre, les pieds nus, et ne craignant pas d’exposer leurs membres au hâle du soleil. Celles-là n’ont pas la figure couverte de la cagoule, mais le passant, le voyageur giaour, n’y gagne rien. Dès que la musulmane l’aperçoit à l’horizon, elle se tourne de façon à présenter au mécréant la postface de son individu. Pour plus de sûreté, elle se couvre le visage des deux mains et elle ne bouge pas avant que le danger, c’est-à-dire le mécréant, ne soit passé. Les paysannes turques ont une adresse, que dis-je, un chic tout particulier pour ce genre de démonstration ad hominem, pour cette façon de nous montrer leur dédain.
Mais revenons au dîner du bourgmestre.
Six convives se mirent à table dès que le coup de canon tiré du haut de la citadelle eut annoncé la fin du jeûne (nous étions, comme je crois l’avoir dit, pendant le Ramazan) : le maître de la maison, toujours très à l’aise dans son beau cafetan de soie fine couleur puce, plein d’entrain et de bonhomie ; son fils aîné, âgé d’une vingtaine d’années ; un Monténégrin d’une célèbre famille du pays Beg, capitanoviliche, une figure, une tête de médaille romaine coiffée du fez rouge ; M. Hormann, préfet de police et commissaire du gouvernement auprès de la ville, avec son fils, un garçonnet d’une dizaine d’années à la mine éveillée et très fier de son origine croate.
La table était un guéridon à jouer : pas d’assiettes ni de serviettes, pas de verres non plus ; devant chaque convive, une cuillère. On servit d’abord sur un plateau, qui fut posé au milieu du guéridon, une douzaine de hors-d’œuvre, chacun sur une soucoupe : lait caillé, fromage de brebis, ronds de saucissons, confitures de prunes, de roses et de cédrats, poissons fumés, etc. Lorsque chacun eut dit « un mot » à ces entrées en matière, le serviteur, très agile, habillé à la mauresque, de noir et d’écarlate, apporta une grande écuelle en ruolz contenant un potage aux herbes à la crème et d’une aigreur particulière, mais fort agréable. Il paraît que l’on obtient cet assaisonnement en faisant mijoter dans le potage l’estomac entier d’un veau. Les cuillères jouèrent avec vaillance, comme il convient à des estomacs exténués par un vide de quatorze heures. Il me serait impossible d’énumérer la succession des plats qui tour à tour furent posés sur le guéridon et que l’on attaqua fiévreusement, toujours « au hasard de la fourchette », chacun se servant à même dans le plat. Sur un signe du maître, le domestique au justaucorps de soie rouge avait apporté des fourchettes, mais je fus le seul avec M. Hormann à me servir de cet auxiliaire de la gastronomie occidentale. Les autres convives jouèrent de la cuillère — et parfois même des doigts. Rien de plus capricieux que l’ordre d’un menu turc. Après avoir servi du mouton en ragoût, en hachis, en rôti, de la volaille rôtie et des saucisses enveloppées dans une feuille de vigne, on passe des cerises, des fraises, des framboises. Vous vous croyez au dessert ; pas du tout : on recommence à servir de la volaille et du mouton, puis arrivent des sucreries et, pour terminer le repas, le pilaf, le riz gras à la turque. Comme boisson, un seul verre ou plutôt un seul gobelet d’eau légèrement étendue de sirop de roses. En somme, cette cuisine turque préparée par un maître-queux comme celui de Mustaï, ferait un ordinaire des plus acceptables, si on pouvait manger ces plats multiples dans les assiettes et les arroser de vins légers. Le service se fit avec une rapidité et une précision toute militaire ; nous ne restâmes pas plus d’une demi-heure autour du guéridon, et pourtant le menu était plus chargé que celui d’un dîner de cérémonie. La causerie fut nulle ; le Turc, peu bavard de sa nature, est d’avis qu’on est à table pour manger et non pour deviser, surtout en temps de Ramazan, quand il y a à se rattraper pour toute une journée de jeûne.
Après le repos sur le divan, devant les tasses minuscules de café turc et à la fumée des cigarettes, on causa du passé et de l’avenir de Sérajewo. Le bourgmestre rappela les jours de splendeur du commerce de Sérajewo, alors que toutes les caravanes destinées à pénétrer jusque dans les contrées les plus reculées de l’Orient, jusqu’en Perse et au Thibet, se formaient dans la capitale de la Bosnie. Alors les hans (auberges) étaient peuplées, la place manquait dans les écuries pour abriter les bêtes de somme, les hangars regorgeaient de marchandises précieuses, et chaque chargement qui traversait la ville ou qui en partait payait un impôt direct ou indirect qui valait à la capitale de la Bosnie une belle prospérité. Le maire est plein d’espoir, il est persuadé que cette prospérité de sa ville natale reparaîtra sous l’administration autrichienne, lorsque cette cité aura été adaptée aux exigences de la civilisation moderne, lorsqu’elle aura été dotée de tous les avantages et des agréments des cités florissantes en Europe. La période des caravanes et des bêtes de somme est passée, mais on peut tirer profit des chemins de fer. Le langage du maire fut celui d’un édile très soucieux du bien-être de ses administrés, et tout fier du bien qu’il pouvait faire, grâce à sa situation. Mustaï-Bey fut énergiquement appuyé par Hormann, le commissaire délégué du gouvernement auprès de la ville. Ce fonctionnaire est encore jeune, mais c’est un vétéran de l’administration bosniaque, car il arriva dans le pays avec les troupes d’occupation, connaissant la langue.
Malgré son nom à consonance allemande, M. Hormann est né en Croatie. Ayant exploré la Bosnie, il fut désigné adjoint en qualité de commissaire civil au général Philippovic. Le rude feldzeugmeister n’aimait guère les pékins, et il n’entendait pas qu’ils fussent mêlés à son administration. La situation d’un commissaire civil avec un tel chef n’avait donc rien de particulièrement attrayant, et un Hofrath qui avait également des fonctions à remplir auprès du commandant fut tellement abasourdi par les premières rebuffades, qu’il en perdit complètement la tête. Il fallut que M. Hormann, qui dès l’abord avait su gagner les bonnes grâces du général, relevât le moral de son collègue aulique, qui tremblait comme la feuille à l’idée seule de se présenter chez le feldzeugmeister. Tout en rassurant le Hofrath, M. Hormann ne put s’empêcher parfois de se moquer un peu de son timoré compagnon. Un jour, tandis que l’armée campait près de Doboy, retenue dans sa marche par les pluies et les retards des convois, Philippovic, que ces contretemps impatientaient, avait fait preuve d’un agacement de nerfs très prononcé, dans une entrevue avec le malencontreux Hofrath. Celui-ci courut comme un chat échaudé chez le commissaire civil, et avec une inquiétude très sincère : — Croyez-vous, demanda-t-il, que le feldzeugmeister ait le droit de m’infliger une punition ? — M. Hormann prit une mine très grave : « Nous sommes en campagne, le généralissime a droit de vie et de mort sur tout ce qui fait partie de l’armée à un titre quelconque. A la rigueur, il pourrait nous faire fusiller, vous et moi, si l’envie lui en prenait. Mais tranquillisez-vous, il se bornera, le cas échéant, à vous emballer sur un mulet du train et à vous faire conduire à Brood. » Depuis 1871, M. Hormann a rempli à Sérajewo des fonctions importantes et souvent délicates, et toujours il a su se faire aimer par la population, à cause de son esprit de justice et de la loyauté de ses procédés, de même qu’il méritait les éloges et les récompenses de ses chefs par son zèle et son activité.
C’est surtout en qualité de commissaire du gouvernement auprès de la municipalité et comme préfet de police que M. Hormann s’est fait apprécier. Les fonctionnaires chargés avant lui de cette tâche essentielle, ou bien ne connaissaient pas suffisamment le pays et la population, ou bien prenaient les choses trop à la légère. La salubrité et la sécurité publique laissaient beaucoup à désirer. En confiant la police à un fonctionnaire tel que M. Hormann, M. de Kallay prouva qu’il savait choisir le right man for the right place. M. Hormann nettoya les écuries d’Augias. Si les rues de Sérajewo sont toujours affreusement pavées, elles sont propres et bien entretenues (lorsque toutefois la pluie ne contrarie pas les excellentes dispositions de la voirie). Quant à la sécurité, elle est plus entière que dans bien des grandes villes. On n’entend jamais parler d’assassinats, et les vols sont rares. Entre autres innovations M. Hormann a doté la préfecture de police d’un album des criminels. « Cet album est une double vitrine placardée à la porte de la petite maison qui sert à la fois d’hôtel de ville et de préfecture de police, et le passant peut étudier à l’aise les physionomies des voleurs, pickpockets, escrocs et autres malandrins qui ont eu maille à partir avec la police de Sérajewo. On voit là parmi les Turcs en costume national les pittoresques Albanais, quelques « messieurs d’importation autrichienne vêtus de noir ou de complets », qui tranchent au milieu de cette galerie de costumes orientaux.
Du matin au soir, M. Hormann est dans son cabinet de la préfecture, recevant tout le monde, écoutant toutes les requêtes et expédiant les affaires avec une célérité et une rondeur qui font mentir la réputation de sage lenteur et de paperasserie dont on a gratifié pendant si longtemps la bureaucratie autrichienne.
Si vous sortez avec M. Hormann dans les rues de Sérajewo, tenez votre chapeau à la main : il n’est pas un passant qui ne salue le chef de la police ; les Turcs surtout ne manquent pas de porter la main à la bouche, au front, et de l’appuyer sur le cœur. Beaucoup ne se bornent pas à cette marque de courtoisie, ils s’arrêtent et entament avec le fonctionnaire un bout de conversation, la plupart du temps sur un ton fort enjoué, car lorsque les Turcs ont confiance dans quelqu’un ils plaisantent très volontiers avec lui.