Un printemps en Bosnie
CHAPITRE III
De Maglay à Sérajewo.
Maglay, où nous arrivons vers midi et demi, est une ville plus grande que Doboy ; elle est également bâtie en amphithéâtre, et les maisons s’élèvent au milieu d’un cadre de belle verdure. A droite, sur une hauteur, se trouve le castel, la forteresse que les pachas turcs ont édifiée à proximité et au-dessus de toutes les villes de Bosnie, afin de dominer la position et de trouver un refuge contre les fréquentes insurrections. Le castel de Maglay est assez délabré ; mais en y installant une demi-batterie d’artillerie, on mitraillerait à pleine volée les mosquées, les maisons, et par-dessus le marché les bains turcs, que l’on reconnaît de loin à leurs coupoles de zinc. Nous avons le temps d’examiner tout cela, car une demi-heure est accordée aux voyageurs pour le dîner : cuisine autrichienne très supportable et prix honnêtement modérés.
Au delà de Maglay, le caractère alpestre du paysage s’accentue ; les montagnes se dressent plus hautes, les rochers sont plus abrupts et les forêts sur les sommets plus épaisses. Elles le seraient encore davantage si les Turcs ne les avaient éclaircies ou plutôt ravagées, tantôt sous prétexte d’enlever aux brigands les repaires où ils pouvaient dissimuler en toute sécurité leur butin et leur aimable personne, tantôt pour se procurer du combustible ou des matériaux de construction.
Seulement les coupes, au lieu d’être pratiquées raisonnablement et en conformité des règlements forestiers, ont été toujours effectuées à la diable, au hasard. C’étaient de véritables dévastations ; on procédait, comme en Algérie, par des incendies qui brûlaient cent beaux arbres pour un tronc à demi calciné que les Turcs réussissaient à enlever ; ou bien, si l’on usait de la cognée, l’arbre était coupé de façon à ne repousser jamais. On voit une masse de ces troncs hachés et brisés. L’administration autrichienne, qui possède un corps forestier de premier ordre, n’a pu assister les bras croisés à ces actes de vandalisme. Des mesures sérieuses et même sévères ont été prises pour les empêcher. Quand un incendie éclate dans une forêt, défense absolue est faite de s’approcher de la partie qui brûle ; cette défense subsiste lorsque le feu est éteint, et a pour but d’empêcher l’enlèvement des troncs calcinés. On espère que les indigènes, n’ayant plus le profit qu’ils trouvaient habituellement aux incendies, s’abstiendront de mettre le feu aux forêts.
Comme pour nous faire apprécier le paysage dans toute sa grandeur et avec tout le prestige d’une mise en scène ad hoc, le ciel, jusque-là d’un bleu inaltérable, se couvre de sombres nuages qui enveloppent bientôt les sommets des montagnes ; l’atmosphère, lourde et étouffante, fraîchit ; des éclairs sillonnent la nuée, des coups de tonnerre réveillent les échos et l’orage éclate dans toute sa fureur. A la pluie succèdent des grêlons de la grosseur d’un pois ; ils mitraillent, sans pouvoir les entamer, les vitres du wagon. Quelques bergers, quelques femmes, travaillant aux champs, cherchent un refuge sous la feuillée. On les voit comme des points avec leurs loques blanches, leurs turbans rouges ou leurs coiffes ruisselantes d’eau.
A partir de Jaïce, la station d’où la poste conduit à Travnik, qui fut jusqu’en 1850 la résidence des gouverneurs turcs, le temps s’éclaircit et le paysage aussi se rassérène. La Lovca mêle ses eaux d’un vert d’émeraude bleuâtre à la Bosna, et le chemin de fer court ou plutôt serpente au milieu des champs de blé et de maïs. Nous retrouvons aussi quelques-uns de ces clos de prunes qui font la richesse de la Bosnie, puisque, outre la consommation locale et la préparation du slioovitz, la liqueur nationale des Slaves, des quantités énormes de ces fruits sont expédiées à l’étranger, en Allemagne, en Angleterre et jusqu’en Amérique. Quant à la France, elle s’en tient sagement aux pruneaux de Tours et d’Agen. Les fruits ne sont pas encore mûrs, mais d’honnêtes musulmans goûtent les joies de la sieste, mollement étendus à l’ombre du feuillage. Les Serbes, plus actifs, travaillent à la terre.
A Jancici, la dame blonde prend congé de ses compagnons. Le galant employé du cadastre, que de nombreuses libations ont rendu tout à fait élégiaque, essuie un pleur et jure que, grâce à la société de sa voisine, ce voyage sera « le plus beau jour de sa vie ». Le maréchal des logis et le vaguemestre barbu rient sous cape.
On s’arrête encore quelques minutes à Dervent, qui, pendant quatre ans, est resté le point terminus de la ligne. Jusqu’en 1882, il fallait prendre la poste ou se mettre en quête d’une voiture pour gagner la capitale du pays. A présent, la petite locomotive, dont la lanterne de l’avant vient d’être allumée, file directement sur Sérajewo, au milieu d’un paysage qui ressemble par moments à cette partie du Hochland bavarois que l’orient-express parcourt avant d’arriver à Munich. Involontairement on tend l’oreille ; il semble que l’angélus va saluer le coucher du soleil. Mais il n’y a pas de clocher ni de cloches, à peine un minaret. Maintenant la ligne du chemin de fer n’est plus régie par l’administration militaire ; dans les gares, bâties tout à fait d’après le système des petites gares de campagne en Autriche, les employés portent des vêtements civils ; une casquette à liséré jaune et noir les fait reconnaître.
Avec une ponctualité toute militaire, le convoi, qui était parti de Brod vers sept heures du matin, entre en gare à Sérajewo à huit heures vingt minutes du soir. Il a parcouru deux cent cinquante kilomètres. Le flying scotsman de Londres à Glasgow et le rapide de Paris à Marseille vont plus vite, c’est certain, et peut-être pourrait-on accélérer le mouvement des « moulins à café » ; mais, comme me le disait plus tard le spirituel colonel Tomascheck, directeur de la ligne dont il a dirigé la construction : « Pourquoi cette hâte fiévreuse ? Qu’importe si l’on arrive à Sérajewo deux heures plus tôt ou deux heures plus tard ? » Heureux pays, où l’on peut jouir de la vie sans qu’il soit nécessaire de la brûler !