Un printemps en Bosnie
CHAPITRE V
Sérajewo (suite). — Détails historiques et administratifs.
Pour surprendre les Turcs en négligé, c’est-à-dire tout à fait dans leur quartier, il faut, par un bel après-midi, — pourvu cependant que le soleil ne brûle pas trop ardemment les atroces pavés, — monter à la citadelle. Nous passons d’abord devant le café Bimbaschi, dont l’aménagement est complètement turc à l’intérieur, mais dont la terrasse donnant sur le joli torrent la Miljanka, avec ses tonnelles et ses kiosques, a été arrangée d’après un modèle viennois. Des musiciens musulmans arrachent à la guitare bosniaque (tamboura) et à la guzla des sons lamentables et des gémissements aigus. Des sous-officiers qui promènent leur payse, des employés avec leur famille, des begs au port majestueux savourent le café, la bière ou l’eau de roses, boisson au nom poétique et au goût délicieux. Un peu plus haut, dans une maison assez confortable, entourée d’un jardin très soigneusement entretenu dans le goût européen, avec beaucoup de belles roses, est installée l’administration du Vacouf, c’est-à-dire des biens ecclésiastiques.
Le vacouf est certainement, à l’heure qu’il est, le principal propriétaire de la Bosnie. Les legs pieux, les dons, les fondations grossissent chaque année ses revenus, qui atteignent près d’un million de francs. C’est avec ces fonds qu’on entretient les innombrables mosquées, — Sérajewo seul en compte cent pour 17,000 musulmans, — avec leur personnel d’hodjas, d’imams et de muezzins ; que l’on secourt les couvents des derviches et que l’on dote les hôpitaux. En outre, le vacouf veille à ce que les fontaines sur les routes soient toujours en bon état ; il fournit des fonds aux écoles et exécute, à l’occasion, des travaux publics importants. L’origine de la prospérité du vacouf de Bosnie remonte à Shazi Chousref Beg, troisième gouverneur du vilayet après la conquête par les Turcs. Cet Osmanli fut, comme l’indique son titre Ghazi (le victorieux), un grand batailleur, mais il fut aussi un grand philanthrope. On lui doit la plus belle mosquée de Sérajewo, un chef-d’œuvre d’ornementation orientale. Les belles mosaïques, si finement travaillées (peut-être par des artistes vénitiens), commençaient à s’effriter quand, sur la demande expresse de l’administration autrichienne, la mosquée fut remise à neuf, et l’éclat primitif rendu à cette ornementation. Il eût été dommage de laisser perdre cet échantillon du goût d’il y a plus de trois siècles, car la mosquée doit avoir été construite avant 1535, puisque, à cette date, Chousref Beg succomba dans une bataille au Monténégro. Il est enterré avec son esclave favori, dans un mausolée construit dans la cour de la mosquée ; un drap noir recouvre le cercueil de pierre, et différentes offrandes sont déposées à ses pieds, entre autres un Coran magnifiquement calligraphié qui n’a pas coûté moins de cinq cents ducats (six mille francs).
Chousref Beg n’a pas seulement fondé des mosquées, il a légué des sommes considérables pour la création d’hôpitaux affectés aux malades chrétiens et musulmans, et afin d’accentuer encore son esprit de tolérance, il a abandonné aux juifs chassés d’Espagne le ghetto qu’ils habitent encore aujourd’hui, et qu’ils habiteront jusqu’à ce qu’on se décide à abattre ces misérables masures où de riches spagnioles, ceux-là mêmes dont les femmes et les filles portent des colliers de cinquante ducats, demeurent dans une atmosphère saturée de miasmes qui ne rappelle en rien les parfums de l’Arabie.
Pour en revenir au vacouf, trois ou quatre fois par semaine, la commission chargée de l’administration des biens se réunit dans la jolie maison entourée du jardin si bien planté. On discute l’emploi des fonds, les secours à donner, les travaux à entreprendre. Tous les commissaires sont musulmans, cela va de soi ; mais depuis l’occupation, le gouvernement s’est réservé le droit de nommer un commissaire chargé d’assister aux séances et de surveiller l’emploi strict et exact de ces revenus. Le commissaire actuel est un gentleman très aimable qui s’entendra à merveille avec ses collègues.
Après la maison du vacouf, la vue devient superbe. La vallée s’ouvre largement, et tout au fond apparaît une ligne de montagnes dont plusieurs sont couvertes de neiges éternelles. Là-bas, dans les profondeurs des forêts qui garnissent les flancs des monts, les chasseurs trouvent à l’automne leur paradis, non pas ceux-là qui courent le lapin et la perdrix, mais les nemrods qui recherchent le gros gibier et les belles émotions. Des isards que le pied le plus agile peut poursuivre pendant des journées sans les atteindre, des loups, des ours, tel est le menu de ces parties cynégétiques. On trouvera dans plus d’un campement occupé par un officier autrichien les trophées de ces chasses sous les espèces de chauds tapis ou de descentes de lit.
En se retournant, ce sont des maisons très blanches, très réjouissantes à l’œil, qui grimpent le long du Pasim Brdo avec force mosquées et minarets. Justement les terrasses situées au faîte de ces tours pointues s’animent, le muezzin vient passer l’inspection des gros lampions et des verres de couleur qui, en l’honneur du ramazan, seront allumés à la tombée de la nuit.
La citadelle est devant nous. La route fort large qui y conduit a été établie, comme l’indique une inscription gravée dans le rocher, par un bataillon de pionniers. Après avoir contourné la colline, elle nous ramène en plein quartier turc. Si les femmes musulmanes se sentent chez elles, les voiles des épouses sont moins épais et les jeunes filles non mariées se promènent le visage à découvert. Elles sont pour la plupart jolies, toutes fraîches et rieuses. Leur costume est étrange et pittoresque ; elles portent une large jupe de couleur voyante, la plupart du temps rayée, fendue au bas du mollet et formant pantalon. Une chemise brodée et une sorte de fez ou une mantille complètent cet accoutrement. Beaucoup courent les jambes nues ; d’autres sont chaussées de sabots en bois attachés avec des lanières de cuir. C’est qu’elles savent combien peu les chaussures européennes résistent aux aspérités des infâmes galets qui forment le pavage des villes turques.
Les enfants sont remarquablement bien venus et paraissent admirablement soignés. La musulmane est une excellente mère, pour ce qui est de l’éducation physique du moins, car pour le reste elle est trop bornée d’esprit et trop futile pour leur donner de l’instruction et cultiver l’intelligence de ces êtres, qui, jusqu’à l’âge de douze ou quatorze ans, ne quittent guère le harem. Les ruelles sont remplies de bambins et de gamins de trois à dix ans qui paraissent s’amuser prodigieusement à toutes sortes de jeux. Les petites filles ont un air particulièrement résolu et délibéré.
Rien de particulier à signaler à la citadelle. Elle se compose de deux bastions, le jaune et le vert, d’où l’on pourrait, en cas d’insurrection, foudroyer la ville. Une caserne toute neuve, dans le style officiel autrichien, — un long bâtiment à deux étages, badigeonné de jaune, à toiture très pointue, — a été construite à mi-chemin des deux bastions pour abriter deux compagnies d’infanterie. Troupe et officiers ont cherché à s’installer de leur mieux sur la hauteur ; un cantinier bosniaque débite du raki et du café turc aux soldats ; les officiers, en véritables austro-hongrois, ont établi un jeu de quilles, et lorsque le service chôme, ils bombardent impitoyablement le roi et ses huit satellites.
La citadelle est surplombée par le Trebovitch, plus haut que le Brdo, auquel il fait vis-à-vis. C’est sur cette montagne qu’il faudrait établir une ligne de fortifications pour défendre Sérajewo contre une agression du dehors. Mais comme, sous ce rapport, l’administration militaire ne paraît rien redouter, il n’est pas question de renforcer le système de défense de la capitale. Si nous grimpons sur le Trebovitch, la vue s’élargira encore, et nous pourrons suivre pendant un assez grand nombre de kilomètres la belle route de Mostar, qui est également l’œuvre du génie militaire autrichien. Avec une lorgnette, nous distinguerons également les bains d’Illitz, où le gouvernement fait construire en ce moment un nouvel établissement balnéaire avec hôtel, et un peu plus loin nous remarquerons l’endroit où la Bosna, le principal fleuve de la Bosnie, s’échappe en susurrant de trois crevasses pour se répandre à travers la province.