Un printemps en Bosnie
CHAPITRE IX
Origines de l’occupation autrichienne. — L’opinion publique à Vienne et en Turquie pendant la guerre d’Orient. — Démonstration à Budapesth. — Contrepoids à l’influence russe. — Action des agents autrichiens à Sérajewo. — Le voyage impérial de 1873. — Les réfugiés. — L’entrée du général Philippovic sur le territoire turc.
Dans le courant de l’été de 1876, les souverains d’Autriche-Hongrie et de Russie se rencontrèrent au château de Reichstadt en Bohême, celui-là même qui avait été érigé en fief éphémère au profit du fils de Napoléon Ier. Le résultat de cette entrevue fut un arrangement qui garantissait au tsar la neutralité de l’Autriche, au cours de la guerre qu’il avait résolu d’entreprendre contre la Turquie. En revanche, François-Joseph retourna à Vienne avec l’assurance que les tendances d’expansion de la monarchie vers l’est trouveraient satisfaction, sans que l’Autriche eût besoin de tirer l’épée. On peut dire que l’occupation de la Bosnie fut résolue dès ce jour-là.
Le gouvernement de Vienne tint strictement ses engagements ; malgré le courant de l’opinion publique très hostile à la Russie, malgré les observations de la presse et les interpellations parlementaires, il refusa de se jeter dans la mêlée et il assista l’arme au bras à la lutte sanglante qui se poursuivait en Europe et en Asie.
Le comte Andrassy, alors ministre des affaires étrangères, avait une situation des plus difficiles. Homme d’État hongrois, parvenu à la plus haute situation de l’empire grâce à l’appui de ses compatriotes, poussé par eux et chargé de défendre les intérêts magyars, il se vit obligé de tenir tête à un mouvement d’opinion des plus prononcés et des plus actifs, qui de Budapesth avait rayonné jusque dans les dernières bourgades de la Hongrie.
De toutes parts des meetings s’organisaient, des processions précédées de bannières et de fanfares traversaient les rues réclamant à grands cris, et non sans menaces, la guerre contre la Russie et accusant le ministre de faiblesse ou même de trahison.
Les premières victoires des Turcs autour de Plewna et en Asie-Mineure, jetèrent de l’huile bouillante sur le feu de l’enthousiasme turcophile des Hongrois. C’est que l’on se souvenait, dans les pays de la couronne de Saint-Étienne, de l’intervention russe de 1849, sans laquelle l’Autriche ne serait jamais parvenue à mater l’insurrection magyare ; on se souvenait également de la noble et généreuse fermeté du sultan Abdul-Medjid, refusant de livrer Kossuth et ses compagnons. Les agitateurs, qui donnaient alors le mot d’ordre au parlement dans les réunions publiques et dans les journaux, proclamaient qu’il était du devoir sacré de la Hongrie de se montrer reconnaissante et de voler au secours de la Turquie.
Le mouvement atteignit son apogée lorsqu’une députation de softas, venant de Constantinople, débarqua à Budapesth pour prendre livraison d’un sabre d’honneur offert à Osman-Pacha. Les démonstrations bruyantes, et les sommations adressées au comte Andrassy d’avoir à tirer l’épée devinrent plus pressantes et plus directes.
Mais le comte Andrassy ne s’en émut point, il s’était tracé sa ligne de conduite politique : il n’en dévia point. Si le début de la campagne de 1877 avait eu des épisodes très flatteurs pour l’héroïsme des soldats turcs et humiliants pour les généraux russes, la suite et la fin de la guerre montrèrent toute la misère et toute l’incapacité de l’administration turque. Il était évident que c’eût été rendre un mauvais service aux populations chrétiennes, c’eût été un crime envers la civilisation que de replacer sous le joug du padishah les provinces que la puissance des armes russes en avait détachées. L’intérêt de la monarchie austro-hongroise n’était plus — s’il l’avait jamais été — dans le maintien dogmatique de l’intégrité de l’empire ottoman, mais il consistait dans l’établissement d’un contre-poids à l’influence russe dans les Balkans. L’alliance étroite avec la Serbie et l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, telle devait être la base de la politique nouvelle de l’Autriche-Hongrie dans la péninsule. A ce compte-là on n’avait plus à redouter à Vienne l’extension de l’influence russe et l’on pouvait même consentir à ce que le tsar fît gouverner la Bulgarie par un de ses généraux ou l’un de ses parents. Si l’on tient compte de ce que ce double résultat a été atteint sans que l’Autriche eût à s’imposer d’autres sacrifices que ceux exigés par la répression du soulèvement des Bosniaques et des Herzégoviens, l’on conviendra que la politique du cabinet de Vienne a été, cette fois, habile dans ses projets et heureuse dans ses résultats.
Comme nous l’avons dit plus haut, depuis longtemps les regards des Bosniaques opprimés se tournaient vers l’Autriche. Les agents consulaires que le cabinet de Vienne avait envoyés à Sérajewo s’étaient fait remarquer par leur intelligence et leur activité. Deux militaires surtout, le colonel Thömmel et le colonel (plus tard général) Ivanovic, entrèrent en relations intimes avec les slaves et par la cordialité qu’ils leur témoignèrent, par la protection qu’ils accordèrent aux rajahs persécutés, ils surent acquérir de vives sympathies qui furent reportées sur le souverain de l’empire austro-hongrois.
Ces sympathies éclatèrent surtout en 1873 lorsque l’empereur visita la Dalmatie. Tandis que le gouverneur de la Bosnie, Ali-Pacha, se rendait à Raguse, avec une suite nombreuse pour saluer officiellement François-Joseph au nom de son souverain le Sultan, des troupes de paysans à cheval, à pied, juchés sur des charrettes passaient la frontière pour contempler de près ce « tsar » qui se montrait aux populations les plus éloignées de son empire et qui venait s’enquérir de leurs besoins, de leurs désirs et de leurs aspirations. L’effet produit par la personnalité de François-Joseph sur les habitants des provinces voisines de la Dalmatie fut très grand ; la figure à la fois martiale et élégante du souverain, ses façons si simples et empreintes d’une véritable noblesse, lui concilièrent tous ces esprits naïfs et humbles, habitués à considérer le moindre pacha comme un demi-dieu planant orgueilleusement au milieu des nuages de son chibouque. Quand ils arrivèrent dans leurs foyers, ils racontèrent ce qu’ils avaient vu, et dès ce moment tous s’écrièrent : « François-Joseph sera notre protecteur et notre libérateur ! » Ces espérances furent encouragées encore par la faveur dont jouissait alors le général de Rodich, gouverneur de la Dalmatie, qui passait avec raison pour un des partisans les plus ardents de l’émancipation des rajahs dans les Balkans.
Lorsque les troubles éclatèrent, et lorsque peu à peu le mouvement gagna toute l’Herzégovine et une partie de la Bosnie, tous ceux qui avaient été compromis dans le mouvement et qui redoutaient de cruelles représailles cherchèrent un asile sur le territoire autrichien. Non seulement ils trouvèrent un refuge dans les États de l’empire, mais le gouvernement leur accorda des secours calculés modestement, mais qui finirent cependant par obérer d’un chiffre assez considérable le budget, car le nombre des émigrants augmentait et la durée de leur exil semblait se prolonger à l’infini. A la fin de 1876, les réfugiés bosniaques avaient coûté à l’Autriche 12 millions de florins. Pour un État dont les finances exigent des ménagements, c’était une lourde charge, surtout étant donné que ces dépenses furent faites en pure perte, sans le moindre espoir de remboursement.
Sur les instances de l’Autriche, la Turquie proclama une amnistie générale et les émigrants furent invités à rentrer. La plupart s’y refusèrent ; ils n’avaient aucune confiance dans la sincérité de la clémence ottomane ; d’ailleurs, la plupart avaient été rejoints sur le sol autrichien par leurs familles, et ils s’y trouvaient fort bien.
Sur ces entrefaites, une voix s’était élevée en faveur des Bosniaques ; c’était celle du prince Milan de Serbie. Au nom de la similitude des races, et s’appuyant sur des traditions historiques, le jeune souverain et son premier ministre Ristich réclamaient de la Porte l’administration de la Bosnie. Le Monténégro semblait laisser deviner les mêmes prétentions au sujet de l’Herzégovine. La Turquie s’étant refusée à faire droit aux exigences des deux principautés, la guerre de 1876, à laquelle la Russie prit une « part officieuse », en est résultée.
Quand même la Turquie eût cédé, ou qu’elle eût été battue, la Serbie et le Monténégro n’eussent point obtenu satisfaction. M. le comte Andrassy avait clairement déclaré dans plusieurs notes péremptoires que l’Autriche ne souffrirait aucun changement de régime dans les provinces limitrophes au profit d’un autre État. Le ministre des affaires étrangères laissait entrevoir que si l’administration de la Bosnie devrait être enlevée à la Porte, c’est l’Autriche-Hongrie seule qui devait en être chargée. M. d’Andrassy avait exprimé d’une façon très pittoresque ses raisons dans une note diplomatique : « Nous sommes, disait-il, aux premières loges pour assister aux troubles qui ont lieu au delà de notre frontière, et c’est nous qui payons les frais du spectacle. » La défaite des Serbes résolut la question bosniaque en faveur de la Turquie jusqu’à l’année suivante.
Ce n’est pas le moment de rappeler ici à la suite de quelles longues discussions et de quelles négociations difficiles l’aréopage réuni à Berlin accepta l’article 25 du traité portant que la Bosnie et l’Herzégovine seraient occupées et administrées « par l’empire austro-hongrois ». M. le comte Andrassy avait fait valoir l’état anarchique qui régnait dans les deux provinces depuis trois ans ; il excipa des rapports de ses consuls dépeignant la dévastation du pays par les bachi-bouzoucks, l’état misérable des rajahs, de 80,000 chrétiens payant l’impôt pour 300,000 qui avaient émigré. Il avait pu insister, avec raison, sur l’émotion qui gagnait forcément les populations slaves de l’Autriche et sur les difficultés de toute espèce qui en résultaient. Cet état de choses ne devait durer à aucun prix, et la Turquie manquant de force pour rétablir solidement l’ordre, l’Autriche offrait de s’en charger. Sauf l’Italie, tous les États représentés au congrès furent d’avis de donner à l’Autriche le mandat réclamé par elle ; la Russie, il est vrai, céda de mauvaise grâce, mais elle consentit enfin à l’occupation, afin d’éviter l’annexion et de pouvoir un jour limiter les pouvoirs que l’Autriche tenait du consentement — révocable — des autres puissances. Quant à la Turquie, rien de plus contradictoire et de plus embrouillé que les instructions données dans la question bosniaque à ses plénipotentiaires ; ceux-ci ne savaient à quel saint se vouer en présence des dépêches de Constantinople. Tantôt le sultan se résignait à subir l’occupation, tantôt il faisait mine de s’y opposer à main armée. Lorsque le fameux article fut voté, on ne sut pas au juste à Vienne à quoi s’en tenir, mais en général la diplomatie autrichienne comptait sur l’apathie musulmane, sur la résignation au Kismet ! Le comte Andrassy était plein de confiance, il assurait à ses familiers que l’occupation ne souffrirait aucune difficulté. « Il suffira d’y envoyer une compagnie avec la musique, » déclara le ministre, et le mot courut Vienne. Il fut vivement reproché à son auteur, comme une preuve d’imprévoyance, lorsqu’il fallut, quelques semaines plus tard, mobiliser plusieurs corps d’armée pour étouffer l’insurrection.
Le fait est qu’une agitation très intense se propageait à travers la Bosnie et gagnait l’Herzégovine. Les Turcs, montagnards fiers et indomptables, ne pouvant supporter l’idée d’une domination étrangère, les Swabas (Allemands) leur faisaient horreur. Ils se préparèrent à la révolte et à la résistance ; on leur en laissa le temps largement pendant les trois semaines qui s’écoulèrent entre la publication du traité de Berlin et le passage de la Save par le général Philippovic. Il eût été facile d’agir par surprise ; d’abord en retardant autant que possible la publication du paragraphe 25, en retenant les dépêches qui devaient annoncer aux Bosniaques la décision prise à leur égard, et d’autre part en pressant le mouvement de concentration de l’armée autrichienne.
Le vali turc était toujours, à Sérajewo, en butte à toutes les sommations et aux injonctions les plus brutales. On l’accablait de questions sur ce qu’il comptait faire, sur l’attitude que le monde officiel turc garderait vis-à-vis de l’occupation.
Le gouverneur était sans instructions, abandonné à lui-même, à ses inspirations, ne sachant pas auxquelles il devait obéir pour satisfaire son auguste maître d’Idliz-Kiosk. S’il fallait en juger par les préparatifs militaires, la Turquie était décidée à défendre avec la dernière énergie les provinces que l’Autriche allait administrer. Une armée de 25 à 30,000 hommes avait été concentrée entre la Save et Sérajewo ; tous les éléments de l’organisation turque étaient représentés, mais les bachi-bouzoucks y dominaient. Les canons, les armes de réserve ne manquaient pas, et chaque jour on signalait l’arrivée de nouveaux convois de munitions. Après une courte lutte d’influences diverses, les fanatiques l’emportèrent, la résistance fut résolue. Le peuple de Bosnie s’était soulevé ; il lui fallait un chef insurrectionnel, il l’eut dans la personne d’Hadji-Loja. Singulier type que celui de cet aventurier à la fois illuminé et brigand, que les événements devaient conduire à la surface, alors qu’il opérait obscurément jusque-là dans les passages des montagnes et sur les grandes routes !
Hadji-Loja était un musulman de la vraie Turquie, un descendant d’Omar et non un Bosniaque converti. Les uns disent qu’il a débuté par des études théologiques, les autres affirment qu’il était simplement garçon boucher à Stamboul. Le fait est que, fort jeune encore, il fit le pèlerinage de la Mecque et revint avec tout le prestige que le musulman rapporte de la Ville sainte.
Par quel hasard vint-il en Bosnie ? C’est d’ailleurs un point bien peu intéressant. Le fait positif, c’est que, pendant trois ans, il tint la campagne dans les environs de Sérajewo avec une douzaine de compagnons, échappant toujours avec bonheur aux recherches de la police et aux poursuites des zapthiés. Dès que le bruit de l’entrée des Autrichiens se répandit dans la capitale bosniaque, Hadji-Loja, de brigand se fit partisan et commença à revendiquer à grands cris et à main armée l’indépendance du pays. Peu de journées lui suffirent, appuyé d’ailleurs sur le clergé musulman, pour acquérir un grand ascendant et se placer à la tête de ceux qui adressaient d’impérieuses sommations au vali. Celui-ci tenta de s’échapper ; mais les Bosniaques armés le rejoignirent à quelques lieues de Sérajewo et le ramenèrent prisonnier.
Il y avait alors en Bosnie près de 30,000 hommes de troupes turques qui y avaient été concentrées à la fin de la campagne de 1877, et cette troupe avait été grossie par les déserteurs appartenant à d’autres parties de l’armée ottomane, qui avaient participé à la lutte contre la Russie.
On manquait absolument de renseignements exacts à Vienne, sur l’attitude de cette force militaire, à partir du moment où les troupes impériales pénétreraient sur les territoires désignés par l’article 25 du traité de Berlin ; cependant, ni au ministère de la guerre, ni aux affaires étrangères, on ne croyait à une résistance sérieuse.
Les préparatifs militaires ordonnés en vue de l’occupation dépassaient de beaucoup « la compagnie avec musique » qui, selon le paradoxe attribué au comte Andrassy, devait suffire pour assurer l’exécution du mandat donné à l’Autriche.
Un corps d’armée de 70,000 hommes avait été concentré dès le commencement de juillet dans la Croatie et dans le Banat ; le commandement avait été confié au général Philippovic, un rude soldat, appartenant à ces familles militaires des confins, dont la guerre a été depuis des siècles l’unique métier et la seule aspiration. Le général ou plutôt le feldzeugmeister Philippovic passait pour être fort bien en cour ; le fait est que l’empereur lui avait confié un des commandements les plus importants, celui de Bohême, avec résidence dans l’antique cité de Prague. On vantait son énergie et son application à tous les détails de sa tâche ; mais il était également connu pour sa vigueur et son inflexibilité en matière de discipline. Enfin les Slaves militants réclamaient comme un des leurs le feldzeugmeister ; ils espéraient qu’il mettrait son épée au service de leur cause comme jadis son compatriote et compagnon d’armes Jellacich.
Tandis que cette armée principale devait envahir la Bosnie, un corps de 20 à 25,000 hommes, réunis en Dalmatie sous le commandement du général Joanovich, celui-là même qui fut naguère consul à Sérajewo, se préparait à entrer en Herzégovine.
Pour la première fois depuis la réorganisation militaire, suite de la guerre désastreuse de 1866, une force militaire autrichienne allait entrer en campagne. Ce n’était plus la vieille armée vaincue à Solférino et à Sadowa, composée de soldats de profession et commandée par des officiers exclusivement recrutés parmi la noblesse. L’armée commandée par les généraux Philippovic et Joanovich était nationale, issue du service obligatoire et ayant comme réserve organisée la nation valide tout entière.
Les officiers n’appartenaient plus aux castes ; les grades, depuis dix ans, étaient donnés non pas aux mieux titrés, mais aux plus capables, aux plus expérimentés et aux plus laborieux. L’instruction théorique la plus complète, l’initiation à toutes les sciences qui composent aujourd’hui le bagage intellectuel, telle avait été, pendant cette période de paix, la base de l’avancement. L’aspect extérieur de l’armée s’était également modifié d’une façon sensible.
Les traditionnelles tuniques blanches avaient disparu, pour faire place à des uniformes d’étoffe sombre et d’une coupe plus prosaïque ; l’ancien attirail avait été simplifié, on s’était débarrassé de tous les accessoires inutiles, pour munir l’armée de toutes les inventions qui permettent de conduire la guerre selon le système le plus moderne : artillerie de montagne, télégraphe roulant, service d’ambulance au grand complet. Les troupes concentrées en Croatie formaient le 3me corps, on leur avait adjoint deux divisions d’infanterie et une brigade de cavalerie. Le centre de la concentration était à Esseg, capitale de la Slavonie ; le chemin de fer s’arrêtait dans cette ville, et, avant d’arriver à la frontière, voitures du train et fantassins étaient obligés de faire deux ou trois étapes.
La date du passage de la Save fut tenue très rigoureusement secrète ; le gouvernement défendit aux journaux de rien révéler sur les mouvements militaires, et quelques organes de Vienne ayant cru pouvoir communiquer à leurs lecteurs des détails sur la force numérique des troupes, furent immédiatement saisis. Les négociations continuaient, du reste, avec la Turquie pour assurer l’exécution pacifique du mandat européen confié à l’Autriche ; mais, en présence de l’attitude fort ambiguë de la Porte, rien ne permettait d’espérer que l’effusion du sang serait évitée.
Le 28 juillet, le général Philippovic avait pris toutes ses dispositions ; il informa le cabinet militaire de l’empereur qu’il n’attendait plus qu’une dépêche décisive pour agir ; il la reçut dans la journée, et le passage fut fixé pour le lendemain 29, à cinq heures du matin.
L’avant-garde, composée d’un bataillon de chasseurs, d’un détachement d’infanterie et de pontonniers, traversa le fleuve dans des barques. Un escadron de hussards et le matériel nécessaire à la construction d’un pont furent embarqués sur des pontons remorqués par un vapeur. La rive turque, à cette heure matinale, parut déserte, et la première opération — l’établissement d’un pont de bateaux reposant sur huit chevalets — s’effectua sans la moindre difficulté. Il ne fallut que deux heures aux habiles pontonniers, fidèles à leur réputation, pour construire ce passage, malgré le courant assez rapide du fleuve.
A neuf heures du matin, l’armée commençait son mouvement, tandis que le matériel était toujours chargé sur les pontons remorqués par un steamer de la compagnie autrichienne de navigation. Vers midi, le feldzeugmeister Philippovic, entouré d’un brillant état-major, passa le fleuve. Auparavant il avait fait répandre parmi la population turque, qui maintenant se pressait curieuse sur le rivage, une proclamation rédigée en croate et en turc qui devait rassurer complètement les habitants sur la sécurité de leurs vies, de leurs propriétés, et — ce qui, pour les musulmans, était chose capitale — sur le respect de leurs harems. Le feldzeugmeister annonçait que les Autrichiens venaient en amis et qu’ils protégeraient les biens et le travail pacifique des habitants. Finalement, le général promettait d’exiger de ses soldats l’observation de la plus stricte discipline. Sous ce rapport, on pouvait s’en fier à la réputation et aux habitudes du général.
Le premier soin du chef de l’armée impériale fut de faire hisser au haut d’un mât le drapeau jaune et noir avec l’aigle à deux têtes. La musique d’un régiment joua l’air national de Haydn et les troupes défilèrent en portant les armes et en faisant retentir l’air de Zivios, de vivats et de hurrahs. C’est alors que les autorités et les troupes turques donnèrent signe de vie. L’avant-garde s’était déjà emparée d’un poste de huit zapthiés (gendarmes) qui furent désarmés. Alors on vit s’avancer au-devant du général deux Turcs, l’un fonctionnaire, l’autre officier d’infanterie. Le fonctionnaire tenait un large pli cacheté de rouge à la main.
Après s’être profondément inclinés devant le commandant en chef, les deux musulmans firent connaître qu’ils étaient chargés de remettre entre les mains du général une protestation du gouvernement ottoman contre l’entrée des troupes. Le général répondit qu’il exécutait les ordres de son auguste maître et qu’il ne se laisserait arrêter par aucune considération. Il refusa d’un geste de recevoir le pli cacheté, que le fonctionnaire déposa alors sur le sol, presque sous les sabots du cheval que montait Philippovic. La marche en avant continua immédiatement et l’état-major coucha à Dervent.
Pendant toute la journée et jusque bien avant dans la nuit, le passage fut continué, et, le 1er août, la plus grande partie du corps expéditionnaire était sur le territoire turc. Il importe de noter que la nouvelle du passage avait été assez froidement accueillie par les organes de l’opinion publique à Vienne et à Pesth ; les journaux, depuis l’origine du conflit, avaient embrassé avec chaleur la cause de la Turquie, et ils trouvaient peu logique que l’Autriche contribuât au démembrement de l’empire ottoman. D’autre part, ils répétaient à satiété que le cadeau fait à l’Autriche par le Congrès de Berlin entrait dans la catégorie des dons funestes semblables à ceux que repoussa jadis Artaxercès.
Tandis que le corps du général Philippovic pénétrait par la Save, le général Joanovich avait médité de s’emparer de l’Herzégovine par un coup de surprise. Pour l’exécuter, il lui fallait transporter ses troupes par mer sur différents points du littoral dalmate. De là, ses soldats devaient grimper avec toute l’agilité possible sur la cime des montagnes, passer par des défilés inaccessibles et prendre Mostar, la capitale, à revers, tandis qu’on les attendait sur la grande route et les voies ordinaires qui, à cette époque, reliaient tant bien que mal la Dalmatie et l’Herzégovine.
Pour que ce plan audacieux et qui reposait sur la connaissance la plus absolue du terrain dans les moindres détails pût réussir, il fallait l’exécuter promptement et le tenir secret. Le général Joanovich redoutait une indiscrétion, même dans les bureaux de la guerre à Vienne. Au lieu de motiver, par de longues explications, la demande de bateaux de transports qu’il adressa à son chef, il supplia le ministre d’avoir confiance en lui et de le laisser faire. Tout d’abord on fut très surpris de ses exigences, et ses allures mystérieuses parurent antiréglementaires. Mais le ministre connaissait le général Joanovich, il le savait incapable de risquer à l’aventure la vie de ses soldats et de s’engouer d’une folle entreprise ; le secret du général fut donc respecté, et le ministre mit à sa disposition les transports qu’il demandait, ainsi que les fonds nécessaires pour noliser des bateaux de commerce.
Ce résultat obtenu, le général embarqua tout son monde, des vivres et du matériel, et tandis qu’un faible détachement entrait en Herzégovine par la route ordinaire, le gros du corps d’occupation y arrivait par un chemin des plus invraisemblables, s’emparait de Mostar sans coup férir et rendait toute résistance impossible. Maintenant que le plan du général Joanovich était dévoilé par les événements, on se félicita à Vienne, au ministère, d’avoir eu confiance, et l’habile tacticien fut comblé d’éloges mérités ! Il faut avoir voyagé dans ces contrées, au milieu de ces montagnes les plus sauvages que l’on puisse imaginer, dans ces sentiers où les mules peuvent à peine poser le pied avec assurance, pour se rendre compte des difficultés que les braves gens conduits par le général Joanovich eurent à surmonter pour arriver au but. La chaleur rendait les difficultés de la marche plus sensibles. Fort heureusement qu’une inaltérable bonne humeur soutint les troupes pendant toute cette expédition, et l’on triompha sans pertes sensibles du climat et du terrain.
Pendant ce temps, l’armée du général Philippovic souffrait également du climat. A la chaleur torride des premiers jours de l’entrée en campagne succédaient à présent des pluies diluviennes ; les sentiers de communication — les routes n’existaient pas — furent submergés ; impossible de continuer la marche en avant. Le général s’arrêta à Dervent, premier bourg de quelque importance, et les troupes se reposèrent pendant quarante-huit heures. Elles en avaient grand besoin, mais il ne fallait pas trop s’attarder ; les nouvelles qui parvenaient de l’intérieur du pays étaient de moins en moins rassurantes, il fallait frapper un grand coup, il fallait surtout s’emparer de Sérajewo pour éviter un soulèvement général.
Aussi, dès le 3, le général Philippovic donna l’ordre de reprendre la marche en avant. Les troupes occupèrent sans résistance Doboy, ville assez importante pour la contrée et dont le prince Eugène prend bonne note dans le Journal où il a relaté en français les principaux épisodes de son ride. Il signale le beau castel qui domine la ville et considère comme très dangereux le défilé qui s’étend entre Doboy et Maglay. Il avait bien raison, comme le démontra la suite.
Jusqu’au 4, rien n’avait fait prévoir une résistance active des populations. On supposait bien dans l’armée qu’il faudrait enlever de vive force Sérajewo et disperser Hadji-Loja et ses bandes, mais il était permis de supposer que l’on arriverait aux portes de la capitale en simple promenade militaire ; l’attitude des habitants justifiait cet optimisme. A Dervent et à Doboy, des députations composées de musulmans s’étaient présentées au général Philippovic et l’avaient assuré de leur complète soumission ; les orateurs protestaient qu’ils étaient heureux et fiers de compter désormais parmi les sujets, et les sujets fidèles, de l’empereur François-Joseph. Le feldzeugmeister avait répondu aux protestations de dévouement en promettant de protéger la religion musulmane à l’égal des autres confessions et de garantir les droits de tous les usages sans distinction d’origine.
Tout à coup, dans la soirée du 4, le bruit se répand dans l’entourage du général et bientôt dans le camp qu’un escadron du 7e hussards, envoyé en reconnaissance, a été attiré dans un guet-apens et que plus des trois quarts de ces cavaliers ont été massacrés, non par des troupes qui leur avaient fait loyalement face, mais par des habitants qui avaient organisé une embuscade. Tandis que l’on se demande avec émotion si cette nouvelle est vraie, ou s’il s’agit seulement d’un vulgaire canard, on voit arriver des blessés portant l’uniforme du 7e hussards. D’autres cavaliers démontés, tête nue, sans mousquet ni sabre, les suivent ; ils sont tout au plus une trentaine ; le matin au départ ils étaient plus de cent. Où sont les autres ? Cherchez leurs camarades mutilés dans les rues étroites de Maglay ou dans les taillis environnants. La sinistre nouvelle était vraie, l’occupation pacifique va prendre désormais le caractère d’une guerre opiniâtre et sanglante.
Voici ce qui était arrivé. Le général en chef avait détaché cet escadron de hussards, d’abord pour reconnaître le pays et en même temps pour escorter un fourgon contenant 20,000 florins de numéraire destinés à solder des achats de fourrage. La petite troupe, arrivée à Maglay, fut fort convenablement accueillie par le syndic et les principaux habitants, qui adressèrent force salamaleks au chef et poussèrent même des hurrahs à la vue des cavaliers. Ceux-ci, sans la moindre défiance, sortirent de la ville et continuèrent leur reconnaissance sur Zepce. Ici le décor changea et les dispositions des habitants également. Une fusillade très nourrie accueillit les cavaliers, et ceux-ci, chargés de reconnaître le terrain, mais non de livrer bataille, surtout à des forces supérieures, tournèrent la ville et se replièrent sur Maglay.
Mais là aussi tout est changé. Quelques heures ont suffi pour que les rues soient barrées et hérissées de barricades. Les habitants, obéissant à quelque mot d’ordre venu de la mosquée, se sont armés, et abrités derrière les maisons, les tas de pavés et de pierres, ils attendent le retour des hussards. Dès que le veilleur placé sur le muezzin les a signalés, la fusillade éclate de tous les côtés. — Les hussards surpris hésitent. Ils ne peuvent retourner à Zepce, où les attendent des masses profondes d’ennemis ; s’ils traversent Maglay au milieu de ce feu roulant, combien des leurs vont mordre la poussière ? Ils sont littéralement pris entre deux feux. Cependant il faut prendre un parti. Les braves Magyars se lancent à bride abattue, le sabre haut, dans la ville ; mais ils sont arrêtés par les barricades d’une construction savante ; il faut faire enjamber aux chevaux, peu habitués à cet exercice, les obstacles accumulés ; mais la fusillade ne cesse pas, les coursiers s’abattent éventrés, entraînant le cavalier, atteint lui-même de plusieurs balles. Aucun moyen de se défendre, l’ennemi reste invisible, aucune chance de rendre coup pour coup, la mort pour la mort, blessure pour blessure ! Il faut songer à sortir de cet enfer. Presque tous les officiers de l’escadron furent tués ; le payeur succomba également, et la voiture fut pillée. Enfin, vers le soir, les survivants de ce guet-apens arrivèrent au camp, et rendirent compte au général en chef de ce fâcheux épisode.
Le lendemain, une vingtaine de hussards que l’on croyait perdus rallièrent le cantonnement ; ils s’étaient cachés dans les bois des environs et avaient pu rejoindre leurs camarades par des chemins de traverse en se guidant d’instinct. Au point de vue moral, l’effet du combat ou plutôt de la surprise de Maglay fut très considérable. Il y eut d’abord en Autriche même un sentiment de véritable stupeur, lorsque le public, qui s’était habitué à envisager l’occupation comme une mesure pacifique, ne devant coûter à l’Empire que des sacrifices d’argent, vit que l’on se trouvait bel et bien à la veille d’une guerre, probablement longue et coûteuse. Quant aux mahométans de Bosnie, leur audace grandit, et sur plusieurs points du territoire on signala les prédications de derviches et d’imans fanatiques, réunissant des bandes armées qui furent bientôt renforcées par la plupart des troupes régulières turques stationnées dans le pays. Les officiers n’avaient reçu aucune instruction précise, car la Turquie se complaisait dans l’attitude équivoque si chère à la diplomatie musulmane ; les chefs étaient donc libres d’interpréter cette absence d’ordres dans le sens de la résistance aux Autrichiens, en permettant à leurs troupes d’opérer leur jonction avec les « insurgés ». Ce fut sous ce nom que les combattants bosniaques furent désormais désignés.
A Novi, la petite garnison autrichienne, qui, au début de l’occupation, était entrée sans difficulté dans cette place, fut obligée de l’abandonner.
Le général Szapary, commandant la 20e division, devait suivre la Save et occuper le nord-est de la Bosnie en marchant jusqu’à Zvornik, sur les limites de la Serbie. Il éprouva une telle résistance, et les forces de l’ennemi grandirent tellement, qu’il dut d’abord se replier sur la ville de Gracanica, où il lui fut impossible de tenir. Il battit en retraite jusqu’à Doboy, ne jugeant pas prudent de s’isoler du gros de l’armée. Deux chefs très populaires, Aziz Stuper et Hadji-Kulmovich, organisaient la guerre sainte, le premier à Livno, l’autre dans l’ancienne capitale de la Bosnie, à Trawnik. En présence de ces faits, le général Philippovic décida avant tout de châtier, aussi rapidement que possible, les habitants de Maglay coupables de guet-apens.
La brigade du général Müller passa la petite rivière d’Orsora, grossie par les pluies ; les Autrichiens réussirent, grâce à un habile mouvement de flanc vigoureusement exécuté, à prendre à revers les positions des insurgés sur la Pelja Planina et à Kosna. Les Bosniaques se voyant tournés prirent la fuite, et Maglay fut occupé sans résistance. La plupart des habitants turcs, se doutant bien des représailles qui les attendaient, avaient abandonné leurs maisons, emportant le mobilier et faisant marcher devant eux leurs troupeaux. Cependant on découvrit quelques individus convaincus d’avoir pris part au guet-apens. Des pièces de monnaie provenant du fourgon qui avait été pillé et des objets appartenant aux hussards massacrés furent trouvés dans la poche de ces prisonniers. On les fusilla séance tenante.
Le lendemain, le général adressait la proclamation suivante aux habitants de Maglay :
« Habitants de Maglay,
« L’Empereur d’Autriche, mon Auguste Maître, a envoyé ses troupes en Bosnie pour y faire régner la paix et rétablir la sécurité. Dans nos intentions et dans notre attitude rien ne témoignait de l’hostilité pour vos personnes, pour votre religion, pour vos coutumes. Cependant, après avoir feint d’accueillir amicalement nos troupes, vous vous êtes livrés à un lâche attentat. D’après les lois de la guerre, vous devriez payer ce crime de vos vies et de tout ce que vous possédez. Je me borne à infliger à votre ville une contribution de guerre de 50,000 florins, qui devra être versée dans les huit jours. Si dans ce délai vous ne m’avez pas fait parvenir cette somme, je la ferai rentrer de force et vous serez chassés de vos maisons.
« Philippovic. »
Sans perdre de temps et sachant que la position devenait de plus en plus critique à Sérajewo, le feldzeugmeister donna l’ordre au général duc de Wurtemberg de se porter en avant pour marcher sur la capitale. Le duc de Wurtemberg, très aimé de ses soldats à cause de sa bravoure et de son affabilité, fit accomplir à ses hommes de véritables prodiges. Malgré les difficultés presque indescriptibles du terrain, les troupes firent des étapes de 12 à 16 heures par jour. La résistance des Bosniaques devenait de plus en plus vive. Le duc de Wurtemberg dut livrer une escarmouche à Jaïce et cette aimable cité, célèbre par ses cascades, fut enlevée d’assaut.
Deux jours plus tard, une affaire plus sérieuse eut lieu à Jepce. Le duc se heurta à une force de 10 à 12,000 hommes, dont la moitié appartenait à l’armée régulière turque. L’artillerie et les munitions ne manquaient nullement aux Bosniaques qui firent mine d’entraver la marche du général autrichien. Pour passer outre, le duc de Wurtemberg dut se battre toute la journée et rompre à la baïonnette les lignes qu’on lui opposait. La conduite des troupes autrichiennes fut des plus brillantes et la victoire décisive. Une quantité considérable de trophées et de prisonniers, parmi lesquels 400 rédifs de l’armée régulière, attestèrent ce succès qui permit au duc de Wurtemberg de continuer sa marche.
En attendant, de bonnes nouvelles parvenaient du corps d’armée chargé d’occuper l’Herzégovine. La marche audacieuse, étant donné le terrain invraisemblable, du général Joanovich, avait réussi de la façon la plus complète. Tandis que les Herzégoviens en armes étaient retranchés sur les deux routes qui conduisent de Mostar en Dalmatie, les chasseurs de l’avant-garde se montrèrent dans les environs de Mostar, en arrière des guerriers farouches de l’Herzégovine. Ceux-ci ne purent s’expliquer comment une armée avait pu passer, avec armes et bagages, par les gorges étroites des montagnes et des sentiers faits pour les chèvres. Ils étaient bien près de croire à quelque sortilège ; pourtant il fallut se rendre à l’évidence.
L’anarchie régnait à Mostar ; plusieurs hauts fonctionnaires turcs avaient été massacrés et le consul autrichien n’avait dû son salut qu’à la fuite. Il s’était retiré à Metkovich sur l’Adriatique. Quelques coups de feu furent échangés près du village de Cibulka, et, le 7 août, le général Joanovich entrait dans la capitale de ces Herzégoviens dont les sentiments belliqueux et l’amour de l’indépendance étaient de nature à inquiéter, à juste titre, le commandant du corps d’occupation.
L’opération audacieuse et si bien conduite du général Joanovich lui valut l’approbation de tous les hommes du métier et l’admiration de la foule. On lui sut gré d’avoir atteint un résultat essentiel en ménageant le sang de ses soldats et en se présentant à l’ennemi avec un prestige qui tenait du surnaturel. L’occupation de Mostar faisait faire un progrès énorme à l’occupation. La nouvelle de ce succès augmenta encore l’ardeur des troupes opérant en Bosnie et leur donna des ailes pour arriver jusqu’à Sérajewo. Le 18 août, le 49e anniversaire de la naissance de l’empereur François-Joseph approchait, et chacun dans l’armée aurait voulu envoyer à Vienne, comme cadeau, les clefs de Bosna-Seraï, le général en chef plus que tout autre. Aussi le feldzeugmeister accueillit assez mal Hafiz-Pacha, le Vali de Bosnie, qui était venu le trouver au quartier général pour l’engager à suspendre sa marche jusqu’à l’arrivée d’instructions de Constantinople.
Le général en chef, depuis le début de la campagne, était outré de la duplicité ottomane. Il s’en expliqua avec une rude franchise et fit remarquer qu’il n’avait tenu qu’au grand vizir d’envoyer les seules instructions compatibles avec le traité de Berlin, en ordonnant aux autorités civiles et militaires d’accueillir les Autrichiens en amis et de calmer les populations au lieu de les exciter à une résistance inutile. Le général fournit à Hafiz-Pacha la preuve, qu’il venait d’acquérir, que trente bataillons de rédifs s’étaient joints à ces insurgés et que cette attitude forçait l’Autriche à mobiliser un nouveau corps d’armée.
Quant à la demande de suspendre sa marche, le général en fit aussi peu de cas qu’il en avait fait de l’essai d’intervention d’un consul anglais : « Je suis au service de Sa Majesté Apostolique, répondit Philippovic et c’est d’elle seule que je puis recevoir des ordres ou des instructions. »
Sans perdre de temps, le général en chef prit ses dispositions pour arriver en vue de la capitale. Les troupes étaient divisées en trois partis ; il marchait lui-même à la tête du gros, tandis que le général Kaiffel se dirigeait avec une des ailes vers la citadelle, le général Tegetthoff s’avançait par la vieille route qui conduit directement à Zenica où l’entrevue de Philippovic avec le général turc avait eu lieu. Le 15 août, deux combats très meurtriers eurent lieu à Kanaï sur la route suivie par Tegetthoff et à Han-Belovac où le centre et la division Kaiffel eurent à vaincre une résistance désespérée des milices qui, sorties de Sérajewo, s’étaient portées au-devant des Autrichiens. Le 17, la lutte recommença, à une dizaine de kilomètres seulement de Sérajewo ; les Autrichiens partagés en trois divisions se dirigèrent sur les villages de Brissi-Bucova et de Slina. Cette dernière localité est située à l’issue d’un bois que l’artillerie dut fouiller pendant deux heures. L’acharnement des Bosniaques exigea les plus grands efforts de la part de l’armée ; les insurgés, renforcés par bon nombre de rédifs de l’armée régulière et conduits au feu par des officiers impériaux turcs, avaient l’avantage du nombre et des positions.
Une marche hardie du général Vitterez à la tête de sa brigade, décida du succès de la journée. Ce général réussit à tourner la ligne de bataille des Bosniaques, et il surprit leurs réserves qui, se croyant en sûreté, préparaient tranquillement le repas du soir. L’effet des obus lancés par les pièces de montagne au milieu du campement fut terrifiant ; les Bosniaques prirent la fuite ; mais beaucoup n’échappèrent point aux feux de salve des fusils Werndl. Des canons, un matériel considérable (toutes les tentes et objets de campement), ainsi qu’un drapeau et 150 prisonniers restèrent entre les mains des vainqueurs. Lorsque les autres troupes bosniaques apprirent ce qui se passait, elles eurent la crainte, très justifiée d’ailleurs, d’être coupées et se retirèrent en toute hâte sur Sérajewo.
La fatigue extrême des Autrichiens qui se battaient depuis trois jours ne leur permit pas de poursuivre l’ennemi jusque sous les murs de la ville, malgré tout le désir très ardent du général et de l’armée entière de fêter, à Sérajewo même, l’anniversaire impérial.
Afin de consoler ses braves, François-Joseph eut la délicate attention d’adresser au général en chef un télégramme le remerciant, ainsi que toutes les troupes, « du beau cadeau d’anniversaire qu’ils lui avaient offert », en remportant les victoires de Han-Belovac, de Stina et de Kanaï. La fête de l’empereur fut célébrée dans les bivouacs avec tout l’éclat militaire, Te Deum en plein air, revue d’honneur, grand banquet offert par le général en chef aux officiers supérieurs, distribution de vin aux soldats, etc.
Cette journée de fête servit en même temps de journée de repos, car, dès le lendemain, les marches forcées allaient recommencer.
La prise rapide de Sérajewo s’imposait en raison des circonstances ; et c’est surtout au point de vue moral qu’il importait à l’armée impériale de faire flotter son drapeau sur la citadelle.
Le tableau s’assombrissait de plus en plus dans les deux provinces et l’œuvre de la pacification devenait très dure. La soumission rapide de Mostar, où le général Joanovich s’efforçait d’installer une bonne administration locale et de rassurer les mahométans sur ses intentions à l’égard de leur culte et de leurs mœurs, ne servit pas d’exemple au reste de l’Herzégovine. Des bandes armées se montraient de tous côtés et les détachements autrichiens envoyés pour prendre possession de différents points, se heurtaient partout à la plus vive résistance. Malheur aux patrouilles isolées, aux petits groupes qui s’engageaient dans cette contrée sauvage ! Ils étaient surpris et massacrés sur-le-champ.
Ici les mahométans n’étaient pas à craindre seulement ; le Monténégro accentuait son attitude hostile à l’empire austro-hongrois ; on colportait des ordres de résistance attribués au prince Nikita, et à son principal conseiller, le sénateur Pelkovitsch.
La Serbie, poussée par la Russie, élevait de nouveau des prétentions sur la Bosnie, et l’envoi d’un corps d’observation de 10,000 hommes sur la Drina avait causé de vives inquiétudes à Budapesth. Les catholiques, de leur côté, avaient fondé, sur l’occupation, des espérances ultramontaines que les instructions tolérantes du général Joanovich ne satisfaisaient nullement.
Les velléités de résistance furent encouragées par un coup de main heureux, exécuté par une bande d’Herzégoviens, près de Stolac. Les Autrichiens y perdirent plus de 160 hommes, et la garnison de cette petite place fut sérieusement menacée. Le général Joanovich dut expédier une forte colonne de troupes, pour dégager cette garnison et rétablir les communications avec Mostar. En même temps, à l’autre extrémité du territoire occupé, sur les derrières de l’armée et à proximité de la frontière croate, des milliers de musulmans pénétraient dans la ville de Banjaluka, en chassaient les habitants chrétiens et se fusillaient pendant plusieurs heures avec les troupes massées devant la caserne et devant l’hôpital, où les blessés coururent les plus grands dangers.
Il fallut envoyer une batterie d’artillerie pour chasser les assaillants qui ne se retirèrent qu’après avoir couvert les ruelles de la ville de cadavres. Le lendemain, de nouvelles bandes s’introduisaient dans la ville, et mettaient le feu au quartier chrétien. Il fallut encore les déloger à coups de canon. Enfin à Doboy, sur la ligne d’étape de l’armée autrichienne, le général Szapary et sa division se trouvaient dans la situation la plus critique. Le chef réclamait avec insistance des renforts. Le gouvernement impérial et royal prit alors des décisions conformes aux événements.
Le conseil des ministres assemblé à Vienne sous la présidence de l’empereur, ordonna la mobilisation de deux corps d’armée, et la réalisation du crédit de 60 millions de florins, voté par les délégations en vue des événements d’Orient. Mais en même temps, défense absolue fut faite aux journaux de révéler le moindre détail sur les dispositions militaires prises par le ministre de la guerre.