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Une maison bien tenue : $b Conseils aux jeunes maîtresses de maison

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CHAPITRE IX
Budget et comptabilité.

Le sujet que j’entreprends de traiter est, on ne peut le nier, hérissé de difficultés, et cependant, il me paraît si important pour le bien-être, l’honneur même de la famille, qu’il doit nécessairement trouver place dans une série d’articles destinés aux jeunes maîtresses de maison, ou à celles qui le seront bientôt.

Avant de m’y engager, je préviens mes lectrices que je ne leur donnerai point de chiffres. Je n’entends jeter aucun blâme sur la méthode contraire. Je conviens que les articles bourrés de minutieuses énumérations que je lis ici ou là sont faits très consciencieusement, de la meilleure foi du monde, avec le plus grand désir d’être sérieusement utiles, mais ils ont, selon moi, le grand tort de n’être nullement pratiques. Il y a tant de diversité dans les conditions de fortune, de position, de résidence ! Un type général ne s’adapte jamais à toutes les situations, pas même au plus grand nombre, et restera dans le domaine des utopies.

Qu’en résulte-t-il ? C’est que l’essai, trop souvent, décourage à fond les bonnes volontés. On a voulu faire ce qu’indiquait le livre ou le journal, on n’a pas réussi pour cent mille raisons ; on désespère d’y arriver ; selon le vieux proverbe, on jette le manche après la cognée, et on laisse tout aller, sans essayer de réagir.

Qu’on ne s’attende donc point à trouver ici des colonnes savamment alignées où figurent par mois, tant pour le loyer, tant pour la nourriture, tant pour ceci, tant pour cela, tant pour cette autre chose. Nous prendrons de haut les grandes lignes du budget, et nous chercherons surtout comment il peut s’équilibrer et soutenir son équilibre en général, quels que soient le revenu et les besoins.

Le revenu et les besoins ! Voilà, qu’il s’agisse du jeune ménage ouvrier ou du plus puissant empire, les deux termes entre lesquels la question budgétaire est tout entière comprise.

Il faut proportionner son revenu à ses besoins, ou ses besoins à son revenu, redoutable dilemme en face duquel se trouve tout être civilisé qui veut vivre libre et honoré.

Or le premier point est le plus souvent hors de notre atteinte, c’est donc sur le second que doit se concentrer toute notre attention et toute notre activité pratique.


Voici un jeune couple, de retour après le plus heureux voyage de noces. Je le suppose dans une condition moyenne, possédant par la dot de la femme et le travail du mari une petite aisance suffisante à des goûts modestes, et néanmoins habitué aux raffinements d’une vie correcte et d’un milieu de bonne éducation.

J’ai dit : une petite aisance, et voici pourquoi.

A moins qu’il ne s’agisse de ces grosses fortunes sur lesquelles les brèches marquent à peine, les parents ne peuvent donner à leur fille qu’une dot dont le revenu est presque minime comparé à celui qui fait vivre la famille réunie. Si généreux que soit le père, il peut avoir d’autres filles à doter, des garçons à établir, une industrie ou des affaires qui l’obligent à garder des fonds disponibles, une position officielle qui le force à de lourds sacrifices.

La nouvelle mariée ne peut s’attendre à vivre largement et un peu mollement comme elle le faisait chez sa mère. Elle ne sera point servie par plusieurs domestiques, sa table sera moins abondante, et elle aura beaucoup moins de temps à donner aux beaux-arts (?), à la toilette, aux visites chez les amies, aux papotages, flâneries et gentillesses du même genre.

Je me hâte de le dire, je ne la trouve nullement à plaindre en ceci.

Pour une femme sérieuse, intelligente et dévouée, — une vraie femme enfin — la joie de fonder une famille, de se créer un intérieur, de rendre heureux le cher compagnon de sa vie, est si grande, si pure, qu’elle emporte tout et que les privations ne se sentent pas.

Mais, pour en revenir au sujet qui nous occupe, ce jeune ménage qui déboucle ses malles ne doit pas se faire d’illusion sur ce point-ci, c’est qu’il ne peut calculer ses dépenses et les ordonner sur le pied qu’il a connu jusqu’alors. C’est une nouvelle existence qui commence pour Elle comme pour Lui : car si Elle a joui, sans trop se demander comment cela se faisait, du bien-être de la maison paternelle, Lui, s’il a eu de bonne heure une jolie position et toujours une bonne conduite, a pu, comme garçon, vivre de façon aisée et presque large.

Ils n’ont donc ni l’un ni l’autre l’expérience des bourses trop légères, des fins de mois tardives à venir, oh ! combien ! des déficits imprévus, des notes où l’addition s’allonge en terrifiantes colonnes !

Ils feront des écoles, je n’en doute pas ! Plus d’une fois Monsieur trouvera le dîner un peu court et le compte de la couturière un peu long ; Madame, les larmes aux yeux, gémira sur un livre ou un bibelot auquel Monsieur n’a pas su résister. Mais, s’ils sont tous deux honnêtes et vaillants, ils se tireront d’affaire avec le temps.

La première chose à faire pour eux est d’établir le budget en recettes et dépenses. Le côté Recette est évidemment le premier à régler, puisque avant de décider les dépenses que l’on fera, il est indispensable de se rendre compte de ce qu’on aura à dépenser.

On ne saurait trop insister sur ce point que, dans l’évaluation du revenu, il faut être non seulement exact, mais sévère. Les « à peu près » ne doivent pas figurer en ligne de compte.

Dire : nous aurons 7 540 francs de revenu environ, mettons 8 000 en chiffres ronds, est une grosse imprudence. Si vous avez la passion du « chiffre rond », mettez 7 000, jeune ménage, et arrangez-vous en conséquence, les 540 ne seront pas de trop pour couvrir les imprévus, les pertes ; et d’ailleurs êtes-vous si sûrs que cela de leur pérennité ? Les diminutions de traitement si le mari est fonctionnaire, les aléas de métier s’il exerce une profession libérale, les chances du commerce et de l’industrie, vous réservent de désagréables surprises.

Sous bénéfice de cette observation, vous établirez donc ainsi qu’il suit votre budget de recettes :

Appointements de Monsieur tant.
Revenus de ses biens tant.
— 
de la dot de Madame tant.

Ajoutez comme mémoire, si vous voulez, que la somme divisée par douze, par cinquante-deux, par trois cent soixante-cinq, donnera tant à dépenser par mois, par semaine, par jour, mais ce petit calcul, un peu puéril, n’aboutit en réalité à aucune conséquence pratique, car, pour peu qu’on soit au-dessus des classes ouvrières ou petites bourgeoises, on ne vit point au jour le jour, et il y a beaucoup de dépenses qui se font par sommes d’une certaine importance et ne sauraient entrer dans un compte quotidien.

J’ai supposé, dans ce qui précède, qu’il s’agissait d’un ménage de fonctionnaire ou d’employé dont les revenus sont à peu près fixes ; s’il s’agit d’un avocat, d’un médecin, d’un artiste, d’un industriel, en un mot d’un chef de famille dont les ressources annuelles sont essentiellement et inévitablement variables, il faut prendre comme base de revenu celui des dernières années, trois ou cinq par exemple, laisser une marge assez large à l’évaluation en moins, car il est sage de faire la part des aléas de la clientèle, de la mode, de la santé, des crises commerciales, et établir son budget comme j’ai dit plus haut. Si, par exemple, le jeune avocat ou le jeune médecin a gagné en moyenne de six à huit mille francs pendant les dernières années, tablez sur sept au plus ! Si les gains se trouvent plus forts, ils seront les bienvenus, on mettra de côté pour les années mauvaises et la dot des enfants, et l’on pourra s’accorder un petit plaisir, achat d’un meuble désiré ou voyage, pas bien loin.

Ce n’est qu’après une série un peu longue, et soutenue sans défaillance, d’années prospères, qu’on peut, sans manquer à la prudence, modifier son train de maison s’il y a lieu et l’établir sur une plus large base de revenu.

Voici maintenant un genre d’existence où l’établissement solide d’un budget exige de la part de la maîtresse de maison une grande fermeté et beaucoup de capacité et d’expérience, c’est le budget rural. Les revenus sont on ne peut plus variables, les dépenses sont comme les revenus. Il y a des années où, même sans catastrophes ou mauvaises récoltes, par le seul fait du mouvement de la vie, s’imposent de lourds sacrifices. C’est un mur, un toit qu’il faut refaire, un vieux cheval qu’il faut remplacer, du matériel agricole usé ou détérioré qui réclame réfection ou rachat. La somme de ces frais entre pour une forte proportion dans le budget du propriétaire de campagne ; — plus il est riche en biens-fonds, plus il y a d’espace appelant les brèches, de fermiers qui ne paient que peu ou mal, de gardes qui laissent piller les bois, de clôtures à tenir en état, etc. Si la nature des revenus est variable quant à la quotité, elle est de plus variée quant à l’espèce, de sorte que leur évaluation est presque impraticable.

Il y a pourtant, j’en ai connu, des châtelaines si entendues, si ordonnées, qu’elles tiennent leurs livres avec l’exactitude d’un comptable de profession.

Les douzaines d’œufs, les volailles, les kilos de beurre, les fromages apportés en redevances ou fournis par la maison rustique, y figurent sans un oubli, sans une erreur ; l’évaluation du bois pour le chauffage, du vin et du cidre pour la boisson, de la paille et du fourrage pour les chevaux, basée sur les mercuriales, permet de se rendre compte, à peu de chose près, des ressources du domaine et de balancer dépenses et recettes.

J’admire profondément, je l’avoue, ces femmes vaillantes qui, au prix d’un rude labeur et de soucis incessants, assurent le bien-être à leur famille, à tout un peuple de serviteurs, et maintiennent, augmentent même la prospérité de la maison.

Cette admiration va surtout à celles qui savent allier, chose rare et touchante, la fermeté, l’économie, la prudence, à l’indulgence envers les humbles, à la charité envers les pauvres et les petits.

Le revenu probable étant une fois fixé comme je viens de le dire, notre jeune ménage va s’occuper des dépenses. Il en a déjà parlé plusieurs fois, et, sous l’abat-jour rose du salon de « maman », dressé un joli petit budget. Il y entrait de charmants voyages, un délicieux petit appartement, des fleurs, des palmiers phœnix ou autres, des amours de bibelots et, dans le fumoir de Monsieur, des draperies pur Orient, et, pour faire face à tout ce luxe, des rouleaux d’or s’alignant en colonnades.

Non, pas ce chatoyant budget-là, un autre, presque rébarbatif. Loyer, impôts, pain, viande, vin, chauffage, éclairage, etc. Mots sévères, gros de soucis pour la jeune maîtresse de maison à son début !

Envisageons-les bravement, et tout d’abord admettons ceci, c’est que, pour les six premiers mois, je dirais presque pour la première année, ce budget ne peut s’établir que de façon provisoire. On consulte les parents, les amis déjà un peu plus avancés dans la vie de ménage et dont la régularité, l’ordre, le sérieux, peuvent inspirer confiance, et, sur les bases ainsi obtenues, on dresse ce petit tableau :

1o
Loyer, impôts, assurances
000
2o
Nourriture
000
  boucher
00
 
  boulanger
00
 
  épicier
00
 
  marché
00
 
  divers
00
 
3o
Boisson
000
4o
Éclairage, chauffage
000
5o
Entretien du mobilier
000
6o
Toilette de Monsieur
000
7o
Toilette de Madame
000
8o
Gages et service
000
9o
Santé (pharmacien, médecin)
000
10o
Abonnements, livres, etc.
000
11o
A ajouter s’il y a lieu : frais professionnels
000
12o
Chevaux et voitures
000
13o
Charité
000
14o
Imprévu et divers
000
15o
Économies
000

Nous allons reprendre un à un ces divers chapitres sur lesquels il y a nombre d’observations à présenter.

Le loyer. — Une tradition économique, peu justifiée selon moi, veut qu’on affecte à son logement le dixième de son revenu. En thèse générale, très générale, cela peut s’admettre, mais combien la pratique vient souvent à l’encontre de ce précepte ! Il y a des villes de province où, pour une raison ou une autre, on ne peut se loger sans arriver à un taux désespérant ou alors sans s’imposer, de ce chef, des privations d’autant plus pénibles qu’elles portent sur le bien-être de toute la famille, sur la santé peut-être ; presque partout maintenant, la proportion du dixième est insuffisante.

Les nécessités professionnelles pèsent d’un poids fort lourd parfois dans la balance. Un avocat, un notaire, un avoué, un médecin, sont forcés d’avoir non seulement un cabinet convenable, mais encore salle d’attente, local pour les clercs, le secrétaire, etc. Aux percepteurs de ville, receveurs des finances, receveurs d’enregistrement, conservateurs des hypothèques, il faut des bureaux avec entrée indépendante autant que possible et toujours couloir ou vestibule d’attente. Soit qu’on les prenne sur la part du logis réservée à la famille, soit qu’on s’installe dans un bâtiment spécial, tout cela augmente considérablement le prix du loyer. En revanche, si le chef de famille est employé dans un ministère, dans une banque où il a son bureau, la somme à consacrer au loyer est bien diminuée.

La question du quartier est aussi à faire entrer en ligne de compte. Le choix n’est pas toujours libre, la situation sociale, les nécessités de profession, peuvent imposer tel ou tel point d’une grande ville où les appartements sont beaucoup plus chers que dans tel autre.

Enfin, la vie avec des parents âgés qu’il faut installer de façon confortable et hygiénique, ou de jeunes enfants pour lesquels un endroit paisible et aéré est indispensable, influent encore sur la quotité qu’il convient d’attribuer à ce chapitre du budget.

Je pourrais citer bien d’autres exemples, mais je résume en disant qu’il faut tâcher d’osciller entre un et deux dixièmes du revenu, sans jamais aller plus loin.

Au loyer se rattachent :

1o Les impôts ;

2o L’assurance contre l’incendie ;

3o Les divers frais que l’on a à supporter dans les locations de ville : eau, tapis, gaz, etc., et aussi les frais d’entretien, notes du vitrier, du plombier, etc., ceux-ci à prévoir en bloc.

Nourriture et boisson. — C’est le gros morceau du budget ; d’abord parce qu’il constitue une série incessante de dépenses renouvelées chaque jour, et aussi parce que c’est là que le gaspillage, le « coulage » pour employer le terme usité, si expressif, s’exerce le plus aisément et le plus coûteusement. L’expérience seule peut aider la jeune maîtresse de maison à fixer à peu près la somme qu’il convient d’attribuer à ce chapitre. Cette somme varie d’ailleurs non seulement d’après l’importance de la famille, mais aussi d’après la profession de son chef. Chez un employé, un militaire, un professeur, un artiste, il n’y a pas lieu de tenir « table ouverte » ; chez les commerçants, notaires, avoués, hommes d’affaires en général, il y a au contraire à héberger très souvent des hôtes de passage, ce qui nécessite des dépenses continuelles et même un train de vie plus soutenu, une cave mieux montée, etc. Ceci rentre dans les frais professionnels.

Dans tous les cas, quelle que soit la proportion à attribuer au chapitre qui nous occupe, il faut, après expérience faite, tâcher de la définir nettement au moins dans ses grandes lignes.

Les livres du boucher, du boulanger, de l’épicier, réglés au mois, les comptes de la laitière, du marché, les notes du fournisseur de vins, donneront une base suffisante pour établir le quantum de la dépense par semaine, par mois, par an. Le chiffre de prévision devra dépasser d’une centaine de francs au moins le chiffre réel, si l’on ne veut pas avoir de surprises trop désagréables.

Quant au surplus amené par une hospitalité imprévue et prolongée, par des extras dans les fêtes de famille ou, ce qui est moins gai, par la maladie, les larcins, les accidents, il peut être classé sous la rubrique : divers, un peu grossie à cet effet.

La somme à attribuer à la nourriture doit être calculée sans exagération, mais aussi sans lésinerie. Il faut que le mari qui travaille, les enfants qui grandissent, les serviteurs qui se fatiguent, puissent accroître ou réparer leurs forces. Les économies en ce cas sont mal, très mal entendues, si elles portent sur ce qui fait le fond de l’alimentation comme qualité et quantité. Je souligne ces deux mots pour appeler sur eux l’attention de mes lectrices, car ils sont fort à considérer. Pour se bien porter et pouvoir bien travailler, une bonne nourriture est indispensable, de bonne viande, de bon pain, de bon lait, des œufs, des légumes, du sucre, du café. Économisez tant que vous voudrez sur les truffes, les primeurs, les pâtisseries, les bonbons, les liqueurs, etc. (sauf quand l’hospitalité vous fait un devoir de les offrir à vos invités), mais dans la vie de tous les jours, ces recherches gourmandes sont plus qu’inutiles, elles sont nuisibles.

Calculez largement, sans gaspillage, pour les besoins de la table familiale.

Je me suis laissé dire qu’il y a des femmes dont les goûts dispendieux en fait de toilette et de plaisir se compensent par une parcimonie étrange en ce qui concerne le bien-être intérieur. Peu de linge, point de feu, peu de mets sur la table des maîtres, à peu près rien sur celle des serviteurs.

Ai-je besoin d’insister sur l’odieux de telles pratiques ? Sacrifier la santé des êtres qui dépendent de vous à des satisfactions de l’ordre le plus mesquin est le fait d’un cœur sec, d’un esprit étroit, d’un caractère dont la bassesse révolte les âmes honnêtes.

Ce n’est pas toujours la sotte vanité de promener pendant quelques heures un panache inédit ou des falbalas extravagants qui pousse les femmes à un excès d’économie. Une pensée plus louable peut les diriger, celle « de mettre de côté » pour la dot des enfants ou pour se créer un avenir aisé. L’intention est bonne assurément, mais, comme du mal il ne peut jamais sortir aucun bien réel et durable, il arrive que les efforts faits ont un résultat tout à fait opposé à celui qu’on attendait. La santé de la famille s’altère, les notes du pharmacien et du médecin grossissent de ce qu’on a enlevé sur celles du boucher et du boulanger ; les domestiques, mal nourris, ont un mauvais service : ils changent fréquemment, au grand dommage des intérêts de la maison ; enfin le mari, mécontent et attristé, fuit son intérieur et, parfois, va chercher ailleurs des distractions coûteuses.

Je le répète donc, pour conclure, attribuons au chapitre « nourriture » une part largement établie.

Éclairage et chauffage. — La somme est facile à évaluer, car en général elle varie peu. Si la profession du mari oblige à un ou plusieurs bureaux dans la maison, elle est fort augmentée, et cette augmentation doit être comptée dans les frais professionnels.

Toilette. — Ah ! qu’il y aurait long à dire sur ce chapitre ! Il y en a si long que, bravement, je recule, laissant à mes lectrices la tâche de se faire toutes les réflexions, observations, suggestions, que leur inspirera un jugement sain et éclairé. Ces paroles si sages de saint Louis les y aideront : « On se doibt parer et armer de telle manière que les prud’hommes du siècle ne puissent dire qu’on en faict trop ni les jeunes gens qu’on n’en faict assez. Chacun doit être vestu suivant son rang et son âge. »

Je me contenterai donc de quelques aperçus en général.

Dans les premières années qui suivent le mariage, le trousseau et la corbeille de la jeune femme ont dû, s’ils ont été bien compris, lui fournir un fond de lingerie et de toilette tel qu’il n’y ait eu à y ajouter que ce que j’appellerai le courant, les vêtements de saison.

La venue des bébés et le temps qui précède exigent une toilette qui ne s’accorde pas avec les fantaisies de la mode.

Il y a aussi la part à faire aux deuils qui peuvent se produire dans les deux familles. En somme, une jeune femme sensée et sérieuse peut, sans renoncer à toute élégance, ne pas dépenser grand’chose pour sa toilette pendant un laps de temps assez long (à moins qu’elle ne mène une vie très mondaine, mais j’ai déjà dit à bien des reprises que je ne m’occupais ici que des vies moyennes).

Au bout de quelques années, les choses ont changé, souvent la position du mari s’est accrue et demande plus de représentation, d’autre part la garde-robe est usée, défraîchie, démodée, il faut la renouveler à fond et grossir le chapitre du budget à l’article : toilette de Madame.

Celui de : toilette des enfants, suit rapidement cet exemple ; chaque année il augmente jusqu’à ce qu’il ait atteint un chiffre définitif qui constitue pour la famille une lourde charge.

Celui de Monsieur reste à peu près de même pendant toute sa vie. Pour les officiers, surtout les officiers de marine, l’entretien des galons, épaulettes, accessoires de toute sorte, fournit un gros chiffre, il faut le prévoir pour n’en être pas trop écrasé à certains moments.

Gages et service. — Sous cette rubrique, il faut comprendre non seulement les gages des domestiques, mais encore le total approximatif des journées d’ouvriers et ouvrières.

Au chapitre du service se rattachent certaines étrennes ; elles sont si nombreuses et si variées qu’il est sage de les prévoir même en détail, cela sert de mémorandum pour l’année suivante.

Tant aux domestiques, au concierge, au facteur, etc. Celles de mes lectrices qui habitent les villes savent si les etc. sont multipliés sous toutes les formes !

Entretien du mobilier. — C’est un chapitre toujours un peu chargé, même quand la fantaisie ne vient en aucune façon le compliquer, parce que, si les jeunes ménages n’ont point de dépenses obligatoires de réfection, de réparation, de remplacement même des vieux meubles, ils ont, par le fait de la famille qui augmente, à acheter de la literie, des chaises, tables, etc., et même en se montrant très raisonnable, en n’achetant que le nécessaire, la somme à débourser est toujours de quelque importance.

Médecine et pharmacie. — Il y a des intérieurs où la manie des drogues perfectionnées, des consultations médicales, sévit si furieusement que ce chapitre est l’un des mieux dotés du budget familial, au grand détriment de la santé générale, d’ailleurs !

En le réduisant à des proportions raisonnables, on y gagnera sur toute la ligne. Il est d’ailleurs sujet à des hauts et des bas très prononcés. Heureux ceux qui ne connaissent pas les gros chiffres ! La moyenne ne peut donc s’établir que très approximativement.

Abonnements, musique, livres, etc. — C’est un de ceux qu’on aimerait à pouvoir largement doter, car tout le monde y trouve son agrément. C’est cependant celui qui supporte le plus aisément les réductions, quand il y a lieu d’en faire.

Plaisirs, voyages, théâtre, etc. — Mêmes observations que ci-dessus ; ils ne sont l’un et l’autre à fixer que sur le boni qui restera après toutes les prévisions établies.

Frais professionnels. — Je n’ai point à entrer ici dans le détail de cet article. Il est très inégal selon les conditions. Pour l’employé de ministère ou d’administration, par exemple, il est infime ; pour le commerçant, l’industriel, l’homme d’affaires, le détenteur de deniers publics, le médecin, l’artiste, il est presque toujours très lourd à supporter. Les femmes qui tracassent et harcèlent leurs maris sur ce point sont injustes et déraisonnables. En somme, c’est à la source même des revenus de famille qu’elles s’attaquent lorsqu’elles rendent l’exercice de la profession pénible et fatigant. Et puis n’est-ce pas un devoir impérieux que de faciliter la lourde tâche de celui qui travaille pour tous, de prendre sa part du fardeau en s’imposant quelques petites privations de luxe ou de confort ?

Dans bien des cas, il faut faire entrer les « chevaux et voitures » dans les frais professionnels.

Charités. — J’ai entendu, au temps jadis, Mgr Le Courtier, prédicateur très disert et moraliste éminent, insister sur la nécessité de faire au budget de la Charité une part tracée d’avance et absolument inviolable. Il disait avec raison que si l’on ne s’impose pas cette loi, si on ne la tient point comme sacrée, l’aumône arrive toujours à sembler trop onéreuse, et bien souvent les meilleures intentions viennent échouer devant une bourse vide, tandis que, le lot des pauvres une fois fait, on sait ce qu’on peut donner et aussi où il faut s’arrêter. En effet, quand on a la charge d’une famille à fonder et à élever, on ne doit pas s’abandonner sans contrôle à toutes les impulsions, même celles qui partent d’un cœur charitable. La simple honnêteté exige qu’on fasse honneur à ses affaires. Donner à tort et à travers et ne pas payer ses fournisseurs, ce n’est plus de la charité, c’est du désordre. Qu’on fasse, si on le peut, la part très large pour les souscriptions aux bonnes œuvres, les secours immédiats aux misères qui vous entourent, mais que cette part se renferme dans des limites proportionnées aux ressources de la famille. Mgr Le Courtier la tarifait au vingtième. C’est là un chiffre qu’on ne peut admettre que de façon relative, car il est beaucoup trop élevé pour certaines positions.

Une personne seule, sans enfants ou charges de famille, si elle a 10 000 francs de revenu, peut, sans se gêner, en distraire 500 pour les pauvres, beaucoup plus même si elle mène une vie modeste et retirée, mais dans une famille de quatre personnes par exemple, le père, la mère et deux enfants, réduire un revenu de 10 000 à 9 500 francs, c’est faire une brèche par trop sensible. En revanche, sur 100 000 francs de rente, en donner 5 000, ce n’est pas le fait d’une très grande générosité. Il est vrai que jusqu’à un certain point, en pareil cas, les achats d’œuvres d’art, les dépenses de luxe, en faisant travailler artistes et ouvriers, peuvent être considérées comme acquises à « l’altruisme ».

En somme, il est assez délicat et difficile d’indiquer d’avance la proportion à établir pour le chapitre de la charité. Chacun doit consulter en ceci son cœur… et sa bourse, et faire pour le mieux. Quand on s’est rendu compte de la somme dont on pourra disposer annuellement, il reste à la répartir sous ces trois chefs :

Secours fixes. — Souscriptions à telles ou telles œuvres d’un caractère charitable ou humanitaire, secours de loyers ou de chauffage, etc., pensions ou secours à de vieux serviteurs, etc.

Secours temporaires. — Argent « à la main » pour les quêtes, loteries, accidents, etc.

Cadeaux divers en nature ou en argent aux humbles et aux petits.

Qu’il y ait des « virements » d’un article sur l’autre, que le chapitre soit parfois en déficit, ce n’est là qu’un demi-mal et il est bien excusable ! L’essentiel est qu’il ait des bornes et s’y tienne… à peu près.

Divers et imprévu. — Ne pas trop réduire le chiffre qui est celui de l’aléa…

Économies. —  ??? Ces points d’interrogation disent éloquemment combien ce dernier point est délicat. Je sais toute la peine qu’il y a à prendre pour résister aux entraînements les plus légitimes, je sais combien il est dur de se refuser une robe ou un meuble dont on a envie ou besoin, combien il est plus dur encore de rappeler à son mari la nécessité de quelque privation grande ou petite ; je sais que les occasions de dépenses sont nombreuses, variées, exigeantes, parfois inévitables. Je sais qu’il y a des années où deuils, maladies, changement de résidence, pertes de toute sorte et de toute grandeur, fondent sur vous comme une bande de vautours… mais je sais aussi que, justement pour faire face à ces fâcheuses conjonctures, il est sage de s’être formé une réserve ; quand on n’amasse pas, on arrive bien vite à creuser.

Établissons donc notre budget de façon à ce qu’il y ait un excédent de recettes sur les dépenses, et, soit en assurances, soit en achat de valeurs solides et toujours à la caisse d’épargne pour une portion, mettons de côté chaque année une certaine somme.

TENUE DE LA COMPTABILITÉ

Je sais un original qui était fort expéditif en fait de comptabilité.

« Je suis très exact à faire mes comptes, disait-il, seulement je ne m’en occupe qu’une fois par an, le 31 décembre.

— Mais alors, comment pouvez-vous vous rappeler le détail ?

— Le détail ! à quoi bon ? J’écris sur mon carnet : Année 18…

Recettes : appointements et revenus divers
tant.
Dépenses : divers
tant.
 
——
Reste en caisse
zéro !

la balance se fait ainsi toute seule, j’économise les frais de registre et les migraines. »

Je n’engage pas mes lectrices à suivre un si bel exemple. La prospérité de la famille aurait fort à en souffrir, car, quel que soit le chiffre de la fortune, le gouffre de la dette se creuse promptement pour ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas compter.

C’est une des obligations les plus strictes pour la maîtresse d’une « maison bien tenue » que d’avoir une comptabilité aussi réglée que faire se peut. Je dis : que faire se peut, parce que je sais qu’en général les maris n’aiment point à rendre compte de leurs dépenses journalières, cela les agace et les irrite, et d’ailleurs, ils n’y sont nullement tenus.

Mais, en dehors de la somme… vague qu’ils s’attribuent, toutes les dépenses de la maison peuvent et doivent être inscrites, d’abord sur le livre-journal, puis sur un livre de relevés où l’on ne porte que les grosses notes et le détail groupés par nature d’achats. Il y a même des comptables si soigneux qu’ils prennent la peine de faire ce travail pour les grandes factures, les décomposant pour attribuer à chaque personne de la famille ou à chaque article du budget ce qui lui revient, on peut ainsi se rendre compte d’un seul coup d’œil de la somme afférente à tel ou tel ordre de dépenses.

Je ne puis qu’admirer, mais je conviens tout bas qu’une mère de famille, une maîtresse de maison dont la vie est partagée entre de très nombreuses occupations, n’a guère le temps de se livrer à ce long et minutieux travail ; le relevé sommaire, s’il est bien fait, suffit d’ailleurs pour fournir la plus grande partie des enseignements et bases de comparaison désirables.

Il me paraît tout à fait inutile de donner ici des modèles de livres de dépenses, on en trouve à des prix très modérés chez tous les papetiers et dans les grands magasins de nouveautés. Il y en a de fort ingénieusement établis qui permettent de se rendre compte des sommes employées à tel ou tel chapitre du budget par an, par mois, par semaine, par jour même. C’est une bonne habitude à prendre et à conserver que de mettre au courant tous les mois son livre de relevés.

On arrive ainsi au bout de l’année avec la besogne faite.

Est-il besoin d’ajouter que si la balance en fin d’année ne peut s’établir régulièrement, si, selon l’énergique expression populaire, on n’a pu « joindre les deux bouts », il faut courageusement et sincèrement chercher à quoi l’on doit attribuer ce résultat fâcheux, et, pour le budget de l’année suivante, retrancher tout ce qui peut l’être sans inconvénients graves.

J’ai parlé ailleurs[7] du règlement des comptes avec les fournisseurs et avec la cuisinière, je n’ai donc point à y revenir.

Il est d’usage que certaines notes soient payées par les domestiques ; ils y trouvent une petite source de profits qu’il serait injuste de leur enlever. Seulement il faut exiger d’eux immédiatement la remise de la quittance ou du livre acquitté, car c’est un des points où l’improbité des serviteurs s’exerce le plus facilement.

Il faut classer toutes les quittances par liasses d’une année et les garder pendant un an, au moins. Au bout de ce temps, il y a prescription et nulle réclamation ne serait valable[8].

[8] Code civil, art. 2272.

J’engage pourtant à conserver, ne fût-ce que pour les placer dans les archives de la famille, certaines pièces ayant une valeur comme souvenir ou renseignement ; celles relatives, par exemple, à l’achat d’un beau meuble, d’un bibelot précieux, d’une riche fourrure, d’un livre rare, d’argenterie, de bijoux, etc.

Les quittances de loyer, d’impôt et d’assurance doivent avoir une chemise à part où il soit aisé de les retrouver dès qu’on en a besoin.

Gardez précieusement vos vieux livres de compte si vous avez de l’espace pour les loger. On ne saurait croire l’intérêt que l’on trouve après un long temps écoulé à revivre de la vie d’autrefois. Ah ! ces anciens registres de nos parents, comme ils parlent à nos cœurs ! Quelle éloquence poignante parfois, dans ces alignements de chiffres, dans les simples rubriques qui les accompagnent ! Jours de joie, jours de deuil, jours de travaux, de soucis, de délassement ou d’angoisses amères ont imprimé là leur trace, il s’en dégage d’émouvantes pensées, d’importantes leçons, de fortifiants exemples.

C’est un bel héritage d’honneur à laisser à ses enfants que celui d’un livre de comptes irréprochable !


« Qui doit « tenir la bourse » dans le ménage ? »

Il n’y a aucun doute à ce sujet : c’est le mari, chef responsable de la communauté, investi par toutes les lois divines et humaines du commandement dans la famille.

Mais, en affirmant carrément son droit et son devoir de garder la haute main sur le budget familial, je conviens que, dans la pratique, il est tout naturel que le soin de payer les dépenses courantes soit réservé à la maîtresse de maison et qu’elle ait sa part, sa grande part d’influence en ce qui concerne la bonne distribution des ressources de la famille.

Cette part, elle l’acquerra et la conservera si, dès le début de sa vie de ménage, elle se montre sensée, intelligente et modérée dans ses besoins, habile dans l’exercice d’une économie bien entendue.

C’est, je le sais, beaucoup demander, trop demander même à une jeune femme qui sort à peine des lisières où l’avait tenue l’autorité maternelle : aussi combien elles doivent s’estimer heureuses et bénir leur mère, les jeunes ménagères qu’une sage et prudente direction a initiées de bonne heure aux difficultés de l’économie domestique ! Elles pourront continuer dans leur ménage les habitudes prises chez leurs parents, en les modifiant bien entendu selon les nécessités présentes pour les adapter à une tenue de maison très réduite.

Quelle sécurité donne au mari une telle éducation chez sa femme ! quelle autorité celle-ci y gagne ! quelle confiance réciproque entre eux !

« Le cœur de son époux se confie à elle, elle ne manque jamais des dépouilles qu’il lui rapporte de ses victoires », dit l’Écriture[9].

[9] Salomon, Proverbes. La femme forte.

Il n’en est pas de même, je regrette de devoir le dire, pour les trois quarts des jeunes mariées. Ignorantes des besoins réels de la vie, elles ne savent comment régler l’emploi de l’argent qui leur est confié. Tant qu’il y a des pièces d’or et des billets de cent francs dans le tiroir du secrétaire, on y puise, pour un petit voyage, pour un objet de toilette, pour une fantaisie, théâtre, concert, excursion, pour une vente de charité, pour une souscription littéraire, et puis… le boucher, le boulanger, l’épicier, présentent leur note, les domestiques réclament leur gages, le terme arrive, et la bourse, lamentablement aplatie, n’a plus rien ou à peu près, à fournir. Monsieur gronde, Madame pleure, on a recours à papa et à maman qui se laissent attendrir, pour la première fois ; au second appel, ils font quelques observations, au troisième ils refusent.

Ils ont d’autres enfants, ils ont déjà fait de lourds sacrifices pour la dot et le trousseau de leur fille — ils ne peuvent pas donner de toutes mains, en gros et en détail — il faut apprendre à se suffire avec ce qu’on a… Et quand viendront les bébés ? Comment fera-t-on ?…

En pareil cas, dans un jeune ménage, uni, intelligent et courageux, on reconnaît ses torts, on s’amende et l’on arrive à joindre les deux bouts, sans recourir soit à l’humiliante nécessité de réclamer des subsides, soit au déplorable expédient d’emprunter, soit au ruineux système de « manger son fonds ».

Ces efforts soutenus, ce méritoire labeur sur de nouvelles bases, combien il est à souhaiter pour la paix et la dignité du jeune ménage qu’ils se fassent en commun, dans le même esprit de dévouement au bien de la famille !

Ceci nous ramène à mon point de départ : Qui tiendra la bourse ?

Souvent, après des épisodes tels que ceux dont je viens de tracer une esquisse, le mari, mécontent, défiant et un peu sévère, prend le parti de donner à sa femme l’argent par petites sommes : 100 francs à 100 francs par exemple ; j’ai même connu un chef de famille qui donnait 50 francs à 50 francs et seulement après avoir vérifié l’emploi de l’argent sur un compte écrit. Ce n’était pas un tyran cependant, mais sa femme, qu’il avait épousée très jeune, n’était pas très intelligente et n’avait pu devenir raisonnable.

Il payait les notes des fournisseurs, les grosses dépenses, etc., et, en somme, était arrivé à son but : ne point faire de dettes et tenir honorablement un rang élevé.

Je ne cite point cependant ce système comme un exemple à suivre, car une femme de valeur ne mérite point une telle rigueur et a le droit de s’en offenser.

Je dis : le droit — quant au devoir… hélas ! il est de se soumettre, car on ne peut se démettre, et la paix de l’intérieur est le plus grand des biens. Une meilleure combinaison est celle-ci :

Madame reçoit de son mari, tous les mois, une somme de… pour :

Le courant du ménage ;

Les gages des domestiques ;

Les notes des fournisseurs ;

Sa bourse personnelle (toilette et bonnes œuvres).

Lui, paye :

Le loyer, impôts et assurances ;

Le vin ;

Les frais professionnels ;

Le chauffage (bois et charbon) ;

Les voyages ;

Les frais divers, abonnements, livres, etc. ;

Sa toilette.

Si la somme mensuelle est un peu largement calculée, c’est un grand plaisir, un bonheur même pour Madame de trouver, dans ses économies bien entendues, le moyen de faire de petits cadeaux à son entourage et de porter de temps à autre, un ou deux billets à la caisse d’épargne.

Si l’on est en déficit, on en gémit un peu, pas bien longtemps, pour ne pas ennuyer le mari, on cherche de bonne foi et de manière approfondie ce qui a causé ce malheur et on y porte remède avec énergie en retranchant la source du mal.

Il y a des déficits dont la cause est tout éventuelle, vol, accidents, maladies, etc. Ceux-là, il faut les supporter avec courage et résignation comme étant une part de ces misères dont toute vie humaine est passible, hélas ! Ils ne peuvent entrer en ligne de compte et des crédits supplémentaires, généreusement alloués par le maître du logis, viennent y faire face.

Je n’ai point à m’occuper ici du genre d’administration d’une grande fortune ; si l’ordre est un devoir de toutes les situations, l’économie n’en est pas un pour les gens très riches.

Entendons-nous… Dépenser largement presque tous ses revenus quand on a établi ses enfants est une quasi-obligation, mais tant que la famille peut s’accroître, tant que des dots sont à fournir aux filles, des carrières aux garçons, il est sage, il est nécessaire même, de prélever sur ses revenus une somme assez importante pour créer un nouveau fonds et l’alimenter.

Souvent la mère de famille décharge de ce soin son mari absorbé par la politique, les affaires ou l’exercice de sa profession.

Elle est alors un vrai ministre des finances, la tenue de sa comptabilité n’est point une sinécure, des fonds en quantité considérable lui passent par les mains, leur emploi pour le bien-être et la bonne renommée de la famille, leur placement dans des conditions fructueuses et prudentes à la fois, sont des tâches peu aisées à remplir. En y mettant tous ses soins et en y appliquant toute sa raison, elle y parvient… heureuse si elle a pu trouver chez son mari un guide sûr, un appui solide !

Dans cette situation, Madame « tient la bourse » en quelque sorte.

C’est le haut de l’échelle ; aux premiers échelons en bas, nous trouvons les ménages modestes, si étroitement unis par la plus touchante, la plus entière confiance, que mari et femme ne sont vraiment qu’une âme en deux corps.

Là aussi, Madame « tient la bourse » et Monsieur, plein d’admiration pour les talents économiques de sa ménagère d’une part, de l’autre pas fâché peut-être de s’éviter des ennuis, se contente de dire : Donne-moi une pièce de cent sous, ou dix ou vingt francs, suivant les cas.

S’il a une fantaisie dépassant la somme que contient son gousset, il dit : « Portez cela à la maison, Madame vous paiera ! » le cœur léger, l’esprit en repos, sans même s’être demandé un instant si « Madame », pour payer, ne sera pas forcée de vider un tiroir qui ne se remplira ni tôt ni aisément.

Non, je le répète encore pour bien le persuader à mes jeunes lectrices, il est indispensable que la bourse soit, au moins pour les grandes lignes, tenue par Monsieur.

Il faut qu’il se rende compte du niveau des eaux, des canaux et des… fissures par où elles s’écoulent, et que, le jour où tout est à sec, il n’ait pas de prétexte pour faire retomber toute la faute sur « Madame ».

Toute règle a ses exceptions : il en est de nombreuses pour celle qui nous occupe.

Un savant, un littérateur, un artiste, un médecin, sont si absorbés par la nature de leurs travaux, si en dehors de la vie normale, que leur compagne a le devoir de leur éviter, autant que possible, tous les soucis matériels de la vie.

L’inspiration se débat et succombe au milieu des factures à vérifier, des comptes à établir. Une fatigue cérébrale, une irritation nerveuse, intenses et funestes, naissent de cette ingrate besogne supportée à contrecœur, ou bien le malheureux chef de famille harassé et découragé lâche les rênes, et le gouffre se creuse peu à peu où le patrimoine de la famille finira par disparaître. Là il faut que Madame « tienne la bourse » et se rende digne de la mission austère qui lui est dévolue.

Ce n’est point en harcelant son mari pour augmenter la production, au grand détriment de la santé, du talent, de la considération de celui-ci, qu’elle sauvegardera les intérêts des siens, mais en se montrant sage, économe et fidèlement gardienne du trésor qui lui est confié.

Certaines professions tiennent le mari longtemps hors de chez lui ; tel est le cas pour les marins, les officiers d’infanterie de marine, les inspecteurs des finances, etc.

Il est évident que, dans ces conditions, la femme, sur qui retombe en leur absence toute la charge du gouvernement de la famille, doit avoir le maniement des fonds, au moins en ce qui concerne la dépense du ménage.

Enfin, parlerons-nous de ces tristes intérieurs où le mari, par sa déchéance physique ou morale, est hors d’état de remplir son rôle de chef de la communauté ? Là aussi la bourse, autant que faire se peut, est aux mains de la mère de famille. Douloureux privilège ! payé par d’amers retours sur ce qui devrait être et n’est pas ou n’est plus !

Pour clore cette longue étude un peu aride, je l’avoue, nous allons parler de ce que j’appellerai, si vous voulez, « le budget… insuffisant ».

Faut-il m’excuser auprès de mes lectrices de les entraîner à ma suite dans des sentiers où il y a plus de pierres et d’épines que de mousses et de fleurs ?

Je ne le crois pas. Les pensées graves doivent avoir leur place chez les femmes, même jeunes et heureuses ; il est bon pour elles de ne point demeurer dans une éternelle enfance.

Si l’adversité les a épargnées, elles l’ont vue plus d’une fois frapper autour d’elles ; elles ont vu aussi des cœurs héroïques lutter courageusement contre les coups du sort, et, souvent, sortir victorieux de la lutte. La mort d’un chef de famille dont les appointements élevés assuraient l’aisance au logis, ou la perte de son emploi, une ruine commerciale ou industrielle, des spéculations malheureuses, changent en quelques semaines l’existence large ou souriante en une vie de travail et de privations. Sans même aller jusque-là, il y a des moments où des événements imprévus, amenant soit une diminution dans les revenus, soit une augmentation dans les dépenses, enlèvent tout espoir d’équilibrer le budget.

Dans la première de ces situations, que puis-je dire d’utile ici ? Rien, hélas ! La nécessité est la plus forte, sa main de fer courbe les volontés les plus récalcitrantes ; un petit logement, un mobilier réduit au strict nécessaire, une nourriture juste suffisante, le service d’une femme de ménage ou d’une bonne à tout faire, voilà ce dont il faut se contenter. Eh bien, là encore, et plus que jamais, dirai-je, il faut établir son budget, calculer minutieusement, scrupuleusement, l’emploi des petites ressources dont on peut disposer et, pour les augmenter, s’adresser au travail, au travail constant, patient, infatigable. Les âmes bien trempées y trouvent d’ailleurs non seulement profit, mais apaisement et même consolation.

Dans le second cas, si l’insuffisance du budget n’est que temporaire, le mal est moindre, et avec de l’énergie on arrive à l’empêcher de s’étendre, à le réduire même de façon notable.

Se restreindre en tout ce qui n’est pas nécessaire et mener une vie laborieuse : voilà les deux grands points.

En consultant avec sincérité les chiffres de son budget annuel, on cherche, de bonne foi, courageusement, les points sur lesquels doivent porter les coupes, coupes claires ou coupes sombres, suivant les cas, et on les trouve. Une fois trouvés, on appelle à soi tout ce qu’on possède de sagesse, de prudence, de force, et on met la main à la cognée.

Sur le loyer… si les conditions de bail et de métier le permettent, on peut retrancher d’autant plus efficacement que cette économie en entraîne beaucoup d’autres qui, réunies, en font une grande. Les impôts sont moins lourds, il faut moins de service, moins d’entretien pour le mobilier, moins de dépenses accessoires coûteuses au point de vue de la location, moins de chauffage, d’éclairage, etc.

Sur la nourriture, on ne peut enlever que les petites satisfactions de gourmandise, car l’alimentation proprement dite ne saurait être sacrifiée sans grand dommage pour la santé, cette santé d’autant plus nécessaire à conserver qu’on est moins riche.

Le chapitre des plaisirs grands ou petits, théâtres, voyages, abonnements coûteux, est un de ceux où les grandes coupes dont je parlais tout à l’heure ont leur place tout indiquée. Je ne vais pas jusqu’à dire qu’il faut tout abattre, mais enfin… momentanément… jusqu’à ce qu’on voie un peu clair dans ses affaires…

Si l’on peut, il faut renoncer carrément au monde, cause sans cesse renaissante de petits frais onéreux : gants, chaussures fines, chapeaux, voitures, et surtout perte de temps ! Or le temps a une réelle, une grande valeur budgétaire. Pendant qu’on court les rues pour faire des visites, aller de magasin en magasin chercher des atours à bon marché, des « soldes » et des « occasions », le linge de la maison et de ses habitants ne se raccommode pas tout seul. Il s’use, se détériore rapidement, il faut le remplacer et puiser dans sa bourse.

On ne saurait croire l’économie qu’une femme adroite et judicieuse trouve à faire ses robes, ses chapeaux, les vêtements de ses enfants, le linge de son mari.

J’ai connu des ménages de fonctionnaires où la mère et les filles trouvaient moyen d’être, non seulement convenables, mais élégantes, admirées pour cette élégance, avec un budget de toilette équivalent pour chacune au prix d’une robe de la bonne faiseuse.

Mais, pour en arriver là, il faut penser, combiner, utiliser le moindre chiffon, tirer l’aiguille et rester… chez soi.

Domum mansit, lanam fecit[10], disait la belle épitaphe d’une femme romaine. Je l’ai admirée bien souvent. Quand on reste chez soi aussi, on surveille mieux ses domestiques, on peut même en diminuer le nombre en se chargeant d’une partie du service. Que de femmes savent demeurer gracieuses, fines, distinguées, qui le matin ont fait leur lit, balayé et épousseté leur chambre, examiné et repassé une pile de linge d’enfant et donné un coup d’œil, un coup de main au déjeuner, pour que « Monsieur » ne s’aperçoive pas des erreurs coutumières à une cuisinière novice !

[10] Elle vécut chez elle et fila de la laine.

Elles ne sont pas à plaindre cependant, car la conscience du devoir rempli donne au cœur et à l’esprit une paix qui est presque du bonheur.

Celles que nous plaindrons, ce sont les incapables, les frivoles, les nonchalantes, les timides, les empêtrées, qui, en face du « budget insuffisant », ne savent que geindre, récriminer, se fâcher ou tomber dans un marasme découragé et décourageant.

Ah ! les pauvres maris ! les pauvres enfants ! c’est eux surtout qui ont droit à notre commisération ! Imagine-t-on ce qu’il y a de cruel pour un honnête homme, forcé de lutter contre les duretés de l’existence, à ne trouver chez lui ni support, ni tendresse, ni bon sens, ni force d’âme, mais seulement des reproches, des regrets inutiles pour ce qui n’est plus, un parti pris de laisser tout aller à la dérive…

Je ne veux pas laisser mes lectrices sur une si pénible impression ; j’aime mieux offrir à leur admiration la courageuse épouse, qui, le soir venu, accueille avec un bon sourire le cher compagnon du struggle for life, toujours prête à l’encourager, à le soutenir, à faire luire devant lui l’espoir d’un temps meilleur, à inventer des raisons d’espérer, que peut-être, au fond du cœur, elle n’ose point partager… L’aimable amie qui, pour ne pas laisser s’installer au foyer la tristesse ennemie des efforts vaillants, sait encore, malgré une journée de labeur, ouvrir son piano, appeler à son aide les œuvres des grands maîtres, les divines inspirations qui battent de l’aile autour des fronts fatigués et leur donnent la force de se relever ! Ou bien, c’est quelque lecture attrayante, quelque causerie où l’on dit : « Te souviens-tu ? » où l’on hasarde un : « Quand nous serons plus riches… », et alors on fait de beaux projets, on pense, non plus seulement au lendemain qui va ramener son lot de travaux et de soucis, mais aussi au surlendemain qui verra disparaître, s’il plaît à Dieu ! le budget insuffisant.

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