Une maison bien tenue : $b Conseils aux jeunes maîtresses de maison
CHAPITRE IV
Les domestiques.
On dit que les femmes, — y compris les jeunes filles, — sont… causeuses… Hélas ! je ne puis le nier, une existence qui a beaucoup dépassé le demi-siècle ne m’ayant laissé aucune illusion sur ce point, et j’ai toujours été frappée du petit, du très petit nombre de sujets sur lesquels s’exerce leur loquacité.
En compterons-nous une douzaine ?
La santé, les enfants, robes et chapeaux, bals et théâtres, prochain ou prochaine, mariages faits ou à faire, histoires lamentables, talents artistiques, les domestiques…
Je ne suis pas encore à douze… Si j’ai mis en dernier les domestiques, ce n’est pas que ce soit l’un des moindres, grand Dieu ! Il y a des personnes qui vous racontent les méfaits de tous leurs serviteurs, de tous ceux de leur mère, de leur belle-mère, de leurs tantes, de leurs cousines, de leurs amies intimes et des amies de leurs amies.
De leur côté, les domestiques font de même. Ah ! si les maîtres entendaient tout ce qui se débite sur leur compte à la fontaine, chez l’épicier, le boucher, la fruitière !
« Madame en dit long sur moi quand elle est avec ses amies, mais j’en pourrais dire aussi long sur elle ! » Et, la machine à médisance une fois en branle, elle ne s’arrête pas facilement. Les maîtresses qui s’en irritent sont, à mon avis, parfaitement injustes.
Ont-elles donc le privilège de se soustraire au jugement de leur semblable ? Et quand ce semblable est un témoin continuel de leur vie intime, qu’il souffre de leurs défauts, qu’il pâtit de leurs erreurs, qu’il ronge le frein que sa pauvreté lui impose et que leur orgueil rend plus dur, pourquoi se refuserait-il le soulagement de confier ses peines à une oreille sympathique ?
Assurément, les plaintes sont souvent exagérées, et les médisances vont trop souvent jusqu’à la calomnie. D’ailleurs, s’il y a de mauvais domestiques, il y en a aussi de vraiment bons. J’en ai eu à plusieurs reprises, j’en ai connu chez mes parents, chez des amis. Ceux-là ne disaient point de mal de leurs maîtres, au contraire ! Portant haut « l’honneur de la famille », ils prenaient part à toutes ses joies, à toutes ses peines ; ils se multipliaient dans les temps difficiles, au moment des coups de feu, et, humbles et fidèles amis, savaient toujours apporter « le pot de fleurs » du jour de la fête ou celui, hélas ! du dernier adieu…
La nature humaine, faite de bien et de mal, n’est point si rebelle aux bons sentiments que le prétendent les esprits moroses, aigris par des épreuves dont ils sont les premiers artisans.
Les bons maîtres font les bons serviteurs, dit le vieux dicton — il ne se trompe pas. Si vous avez la chance de tomber sur de bons sujets, des cœurs droits, des esprits intelligents, eussent-ils même été mal commencés, vous en tirerez, si vous savez les prendre, à la longue ou en peu de temps, suivant les dispositions, de « bons serviteurs ».
D’ailleurs, je l’ai remarqué bien des fois, la force des choses finit par amener une sélection naturelle. Le « bon serviteur » qui a trouvé le bon maître qu’il lui faut s’attache solidement à la maison et ne la quitte plus ; le mauvais serviteur est renvoyé ou s’éloigne de lui-même.
Il y a des moments dans les familles où, sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi ni comment, les mauvais domestiques défilent en série. Il semble que tous les vices, tous les défauts sur deux pieds se soient donné rendez-vous chez une infortunée maîtresse de maison. Mais, comme je le disais plus haut, dans les intérieurs bien réglés, bien tenus, la fatale série s’épuise assez promptement, et l’on finit par trouver son affaire, heureuse chance qui semble bannie à tout jamais de certaines maisons ; bons ou mauvais, les serviteurs n’y restent pas.
Malgré tout ce qu’on pourra m’opposer de dénégations passionnées, — car c’est un sujet sur lequel beaucoup de femmes se passionnent, — je soutiendrai, je maintiendrai que le blâme dû à ces mœurs regrettables doit porter principalement, uniquement même, sur la maîtresse de la maison.
J’ai connu des familles où le maître avait un caractère terrible, des défauts sans nombre, des infirmités, des vices même, où cependant quelque domestique, quelque humble « bonne » fidèle et dévouée, restait auprès de sa maîtresse, l’aidait à soutenir l’épreuve, à élever les enfants, à maintenir la famille à son rang. Il est excessivement rare que le cas contraire se produise et que l’on voie l’attachement à un bon maître tenir contre les misères infligées par une mauvaise maîtresse ; car il y a de mauvaises maîtresses, le cas est indéniable. Des femmes capricieuses, névrosées, irritables, égoïstes, ou bien dures, exigeantes, criardes, querelleuses, etc., etc… La liste dont les etc. tiennent la place pourrait être longue si j’y faisais figurer tous les types défectueux que l’on rencontre en ce genre…
J’avoue d’ailleurs que je suis peu portée à l’indulgence envers les maîtres impitoyables. La condition des domestiques est si pénible, neuf fois sur dix, qu’ils ont droit à toute notre charité.
Tous les hommes sont égaux devant Dieu, nous dit la religion.
Tous les Français sont égaux devant la loi, dit le Code.
« De quel droit, pourrait-on dire à ces maîtresses impérieuses, de quel droit vous arrogez-vous donc le pouvoir d’injurier, de tyranniser votre égale, votre sœur ? Est-ce parce qu’elle est pauvre, ignorante, isolée, sans défense ? Mais n’avez-vous donc dans le cœur ni générosité ni justice ? Elle a des défauts — vous en avez aussi. — Pourquoi ne les corrige-t-elle pas ? — Corrigez-vous les vôtres ? — Je la paie pour me servir. — Assurément, mais supporter vos injures, est-ce une part de service ? — Si elle ne les supporte pas, je la jetterai à la porte ! — Vous en êtes bien la maîtresse, mais alors servez-vous vous-même ! »
Le contrat qui vous lie oblige votre serviteur à vous donner une certaine part de sa vie, — la part du lion, — son travail en ce qui concerne sa spécialité et une soumission polie à vos désirs raisonnables. Rien de plus.
Vous ne voulez pas faire de rudes besognes qui ne conviennent ni à votre rang social ni à vos habitudes, vous employez votre argent à payer la façon de ces besognes ; outre votre argent, vous donnez à celui qui les accomplit un certain nombre d’avantages matériels qu’il paie de son côté par l’abandon de sa liberté. Mais je ne vois rien dans ce contrat qui vous autorise à traiter votre servante de sotte, d’imbécile, de maladroite, de malapprise, etc. Et si elle vous répondait sur le même ton, vous jetant à la tête les épithètes de criarde, méchante, tracassière, fantasque, etc. ? Elle me manquerait de respect, direz-vous. Mais qu’avez-vous fait pour mériter ce respect ? Si elle le conserve, montrant en cela une force d’âme bien supérieure à la vôtre, c’est un respect de commande, un respect menteur, un masque de respect qui tombe dès que vous avez le dos tourné.
Sans doute il vous est permis de la reprendre, de la blâmer, de lui reprocher même ses erreurs, mais vous pouvez vous acquitter de cette tâche sans perdre votre dignité, sans fouler aux pieds celle de votre servante ou de votre serviteur.
Combien plus noble, plus charitable, et plus efficace aussi, est la réprimande juste dans le fond, mesurée dans les termes, dite d’une voix calme avec une attitude et une physionomie sérieuses ! Justice et charité : entre ces deux termes est comprise toute la conduite à tenir envers les domestiques. La justice implique vigilance et fermeté ; la charité, tolérance et bonté.
Dans les classes modestes, sinon inférieures, de la société, la domestique est beaucoup plus de la famille que dans les classes supérieures. Malmenée, mal logée, peu payée et souvent mal nourrie, elle a cependant une compensation dans sa rude existence ; c’est la sorte d’égalité qui s’établit forcément entre elle et ses maîtres, et la liberté d’allures qui en résulte pour elle. Elle n’a point à se gêner pour cultiver les belles manières ou le beau langage ; parler à la troisième personne n’entre pas dans son répertoire, elle interpelle bruyamment ses « patrons », vient la bouche pleine prendre part à la conversation pendant les repas, fait avec sa maîtresse d’interminables bavardages sur les histoires du quartier, des voisins, des voisines, etc.
Dans une « maison bien tenue » la domesticité, plus payée, mieux nourrie, traitée plus doucement, doit en revanche se soumettre à un genre de vie beaucoup plus contraint. Il faut apprendre à peu parler et d’une voix modérée, à ne pas interpeller ses maîtres, à marcher à pas discrets, à ménager ses gestes, à fermer les portes tranquillement et sans bruit, à déplacer les meubles sans fracas, à manier avec précaution la vaisselle, les ustensiles, les objets, à répondre au coup de sonnette, à dire « Monsieur veut-il ?… Madame veut-elle ?… » en un mot à se rompre aux habitudes correctes d’un bon service.
Il y a des maîtresses de maison qui possèdent le génie du dressage des domestiques ; elles sont fort à admirer, mais il leur faut, outre une patience à toute épreuve, des qualités spéciales d’ordre, de minutie, de sévérité. C’est de l’une d’elles que j’ai entendu citer ce trait héroïque.
« Ma tante de X… est très souffrante en ce moment, disait devant moi une jeune femme, et elle se fait apporter tous les jours son café au lait à six heures et demie du matin.
— En plein hiver ! à la lumière alors ?
— Oui, à la lumière.
— Et pourquoi faire, grand Dieu ?
— Pour ne pas laisser la petite femme de chambre qu’elle dresse prendre de mauvaises habitudes !!! »
J’ajoute, pour mes lectrices parisiennes, que la chose se passait en Bretagne, à la campagne, où les châtelaines vont à la messe de sept heures tous les jours.
Quand on ne se sent pas la force de pousser l’immolation de soi-même à un tel degré, ni celle de poursuivre de pièce en pièce, de besogne en besogne, le serviteur qu’on veut former, il vaut cent fois mieux ne pas tenter l’impossible, ne pas essayer l’irréalisable et s’assurer le concours d’un domestique bien « commencé ».
Après nous être occupés de la question de domesticité à un point de vue général, entrons dans le particulier, comme on disait au XVIIe siècle, et serrons de près les rapports entre maîtres et serviteurs.
Le serviteur à gages, homme ou femme, à la ville, doit à son maître l’emploi de presque tout son temps et aliène même une notable part de sa liberté. Il ne peut s’absenter sans autorisation, exercer un métier ou une profession en dehors de son service, recevoir ses parents ou ses amis de façon habituelle.
Il a droit à des jours et heures de sortie réglés par les conditions de louage et reçoit comme salaire : 1o ses gages ; 2o la nourriture et la boisson ; 3o le logement, le chauffage, l’éclairage et le blanchissage, et même dans certains cas une partie du vêtement, — tout ce qui est de la livrée, par exemple, pour les domestiques hommes : tenue de travail, tenue de maison et tenue d’extérieur. Les usages de certains pays, les conditions d’existence de certaines familles, modifient plus ou moins ces coutumes ; j’ai donné ici celles qui sont généralement adoptées à Paris.
Il faut avoir grand soin, quand on engage un domestique, de s’entendre avec lui sur tous ces points, car négliger cette entente préalable, c’est ouvrir la porte à beaucoup d’occasions de mécontentement et de reproches de part et d’autre.
C’est un rigoureux devoir pour les maîtres de rester fidèles à leurs engagements ; non seulement l’honneur les y oblige, mais c’est la seule manière d’obtenir des serviteurs une fidélité réciproque.
Exemple : vous avez promis à vos domestiques que leurs gages seraient payés tous les mois, le dernier jour du mois ; — ne manquez jamais, sous aucun prétexte, à faire ce paiement à l’échéance.
Autre exemple : un dimanche de sortie par quinzaine leur est accordé ; ne les empêchez pas d’en profiter, et si quelque événement imprévu vous force à ne pas diminuer pour ce jour-là le nombre de vos serviteurs, faites-les remplacer par une aide extérieure.
On ne saurait croire combien cette loyauté, cette honnêteté à remplir les engagements pris est d’une salutaire influence sur les gens de service. C’est d’en haut que doit toujours venir le bon exemple.
Je n’ai point à traiter ici la question de la quotité du gage ; je vois, dans la province que j’habite, des servantes à 5 francs, à 10 francs par mois ; ces 10 francs sont même une concession aux idées modernes, car il n’y a pas bien longtemps mourait une vieille Périne, qui pendant trente ans de bons et loyaux services n’avait jamais eu que soixante francs par an, deux paires de sabots et deux chemises. Elle n’avait jamais demandé d’augmentation.
En revanche, j’ai vu, dans le Nord, des cuisinières pour lesquelles gages et bonnes mains arrivaient à cent francs par mois ! C’est affaire à chacun de savoir ce qu’il peut donner. Cependant, comme indication générale, je dirai que la justice, la convenance et la prudence demandent qu’on ne s’obstine pas à vouloir payer ses domestiques moins qu’ils ne valent ou qu’ils ne trouveraient dans les maisons analogues à la vôtre. Il m’a toujours semblé odieux qu’on spéculât sur l’attachement d’une servante ou sur le plus ou moins de facilité qu’elle aurait à se placer ailleurs pour l’empêcher de recevoir la rémunération légitime de son labeur.
D’autre part, il est absolument déloyal d’abuser de sa fortune pour enlever, à coup de pièces d’or, les serviteurs bien dressés. Il y a là une question fort délicate, car les personnes qui ont pris la peine (peine très ardue) de former une domestique sont parfaitement dans leur droit en considérant cette peine comme un supplément de gages et en ne donnant qu’un prix modique au sujet à dégrossir ; et d’un autre côté, le domestique, devenu habile dans son métier et capable de tirer un plus grand profit de cette habileté, n’est pas le moins du monde à blâmer s’il cherche à augmenter son salaire, qui est non seulement son gagne-pain, mais l’espoir de quelques économies. Se plaindre de son ingratitude n’est pas selon l’équité, car si on a eu de lui, pendant plus ou moins longtemps, un médiocre service, on lui donnait de médiocres gages, et la balance s’équilibrait.
Il me paraît plus conforme à la justice et à la prudence de payer tout d’abord au serviteur novice un gage relativement faible avec promesse d’augmentation successive, et, au serviteur capable, le gage dû à sa capacité.
Le chapitre des cadeaux, en nature et en argent, offre une marge très suffisante pour leur témoigner qu’on est content d’eux et qu’on apprécie leur fidélité ; à certaines époques de l’année, dans certaines circonstances de famille, un vêtement neuf, un coupon d’étoffe, un objet de toilette, une pièce d’argent pour payer la place au théâtre, au cirque, au chemin de fer, un petit subside en cas de deuil, de noce, de baptême dans leurs familles, une bouteille de vin, une livre de chocolat pour quelque parente vieille ou malade, telles sont les générosités envers les serviteurs, bien préférables à de froids calculs arithmétiques, parce que, partis du cœur des plus favorisés de la fortune, elles vont au cœur de leurs humbles frères.
Les cadeaux en nature, au moment des étrennes, sont dans beaucoup de maisons une louable coutume qui presque toujours fait grand plaisir aux serviteurs et les attache par ces mêmes liens de reconnaissance intime, qui créent un réciproque attachement. On ne saurait trop insister sur ce point qu’il les faut choisir judicieusement, neufs et de bonne qualité.
L’abandon de vieux vêtements, de chaussures fatiguées, ne peut être considéré comme cadeau. Les objets donnés ne peuvent faire un bon service étant déjà à demi usés. Les étoffes, la coupe, la garniture, ne conviennent pas à une domestique. D’autre part, il n’est pas convenable que la cuisinière ou la femme de chambre porte les vêtements qu’on a vus à la maîtresse ; enfin, dans l’espoir de posséder un jour la robe ou le vêtement convoités, leur décadence peut se trouver hâtée par des procédés plus ingénieux que délicats. Il ne manque pas de vestiaires charitables où la démise peut être utilisée, et, une fois le pli pris par les domestiques de n’en rien attendre, ils s’y feront d’autant plus facilement que la générosité des maîtres aura compensé largement par un cadeau utile et pratique une perte plus apparente que réelle.
La question des étrennes en argent est toujours traitée comme celle du contrat de louage. Les maîtres ne doivent rien changer à sa quotité, c’est somme due. S’ils veulent à cette époque témoigner leur satisfaction ou leur mécontentement à un serviteur, c’est la valeur du cadeau en nature qui en fournira les moyens. Quelques paroles bien choisies, dites d’un ton bienveillant ou un peu froid, suivant la circonstance, soulignent l’intention.
Il y a des pays où le gage se paie une fois l’an. La coutume parisienne de paiement par mois me paraît préférable sous tous les rapports. J’ai vu, dans des provinces reculées, des abus inouïs à ce sujet : les fidèles domestiques, ne recevant pas de gages pendant vingt ou trente ans, touchant l’arriéré d’un coup et perdant ainsi l’intérêt de leur argent de façon à être lésés d’une somme considérable. Le gage des serviteurs est considéré par les lois même comme une dette si rigoureuse qu’il fait partie des créances privilégiées, c’est-à-dire qu’en cas de faillite il n’entre pas dans la répartition proportionnelle du fonds restant, mais est payé intégralement.
A ces deux éléments de salaire : le gage, la nourriture, viennent s’ajouter le logement, le blanchissage, le chauffage et l’éclairage. De ceux-ci nous n’aurons rien à dire, puisque le domestique, passant sa vie presque tout entière dans l’appartement des maîtres, se trouve éclairé et chauffé tout naturellement. Nous rappellerons cependant qu’il est inhumain de faire travailler une femme de chambre l’hiver dans une pièce sans feu. Que de fois une pauvre fille, prédisposée par atavisme ou par débilité constitutionnelle aux maladies de poitrine, a pris dans ces conditions un rhume, bientôt lancé sur la pente fatale de la phtisie pulmonaire !
Dans le même ordre d’idées, ajoutons que les lits doivent toujours avoir un nombre suffisant de couvertures pour l’hiver.
Le blanchissage est un point important pour l’hygiène. Il ne faut pas se prêter aux fantaisies des domestiques femmes qui veulent, on ne sait pour quelle raison, faire leur savonnage. A la campagne passe encore, mais à la ville on n’a ni le temps ni l’espace voulus pour cette opération, — le séchage à lui seul est toute une affaire.
Il faut exiger que tout le linge de corps au moins passe à la lessive de façon régulière, et faire la chasse aux entassements de linge souillé dans les coins.
Une maîtresse de maison soucieuse de ses devoirs veille à ce que le linge de ses domestiques revienne au complet de chez le blanchisseur et se fait l’arbitre des contestations qui s’élèvent sur ce point.
Bien qu’elle tende à tomber en désuétude, la vieille coutume qui faisait du maître le protecteur, le tuteur de « son domestique », existe encore dans les bonnes familles. On n’a point cessé d’y penser que là où sont la force et l’autorité, le devoir de protection envers les inférieurs est inéluctable.
Le logement comprend la possession d’une chambre saine, close et suffisamment meublée.
A ce sujet, pages sur pages pourraient se dérouler ici, mais que n’a-t-on pas dit déjà sur la fatale, l’horrible promiscuité des chambres de domestiques reléguées sous les toits dans nos demeures modernes !… Si j’effleure en passant cette question, c’est pour appeler la pitié de mes jeunes lectrices sur leurs humbles sœurs, et leur mettre au cœur le désir de remédier, autant qu’il leur sera possible, aux lamentables suites d’un si grand mal.
On peut parfois, en se gênant un peu, faire coucher dans une lingerie, dans un cabinet de débarras, une toute jeune femme de chambre : un lit pliant, houssé dans la journée, tient peu de place. En tout cas, la chambre octroyée doit être propre et saine. L’ameublement d’une chambre de domestique doit comprendre :
Un lit de fer avec sommier, matelas, traversin, couverture de laine, couverture piquée pour les grands froids ;
Une descente de lit ;
Un lavabo ou une petite table avec cuvette et pot à eau ;
Une armoire avec rayons et penderie, ou bien une commode et un porte-manteau, deux chaises, — une petite glace, — la vaisselle nécessaire ;
Rideaux à la fenêtre.
Dans une bonne maison, on ne meuble pas les chambres des domestiques avec des armoires défoncées, des chaises dépaillées, des tables boiteuses, de la faïence ébréchée, etc.
L’ordre qui doit y régner, de la cave au grenier, ne permet point ces irrégularités. Il faut respecter dans le serviteur son semblable moins heureux, et relever en lui le sentiment de la dignité humaine, si difficile à garder pour lui dans son humble situation. Et puis il est bon que tout, dans la maison où il sert, lui rappelle les habitudes de correction qu’on exige de lui.
La question de savoir si un domestique est rigoureusement chez lui dans sa chambre est assez délicate.
Certains maîtres et surtout certaines maîtresses de maison, mus par un sentiment où une curiosité tyrannique a peut-être autant de part que le désir de l’ordre au logis, prétendent avoir le droit de pénétrer dans la chambre de leurs serviteurs à toute heure, en leur absence, et sans les prévenir. Il y a dans ce procédé une certaine brutalité ou simplement un manque de délicatesse.
Assurément, le chef de la famille, ou sa femme qui le remplace, ont un droit strict de surveillance sur tout ce qui constitue le « home », — mais summum jus, summa injuria, dit le légiste antique, et n’est-ce pas le comble de l’offense que d’enlever à un être humain jusqu’à la possession paisible de sa chambre ?
Comment donc faire ? diront mes lectrices, car il faut bien s’assurer si la chambre est bien tenue, si la literie est en bon état, si rien ne révèle des larcins ou de mauvaises habitudes.
Cette surveillance nécessaire, indispensable, peut et doit s’exercer sans aucun doute, mais de loin en loin, et il est facile de trouver un prétexte (en est-il même besoin ?) pour dire : « Ouvrez-moi votre chambre », et faire, devant l’intéressé, l’inspection générale. S’il n’a rien à redouter de l’œil du maître, ce sera pour lui une occasion de triompher et de recevoir des éloges ; dans le cas contraire, la leçon sera rude et peut-être efficace.
Nous avons vu ce que le maître doit au serviteur, — les devoirs du serviteur envers le maître sont plus faciles à définir ; ils se résument en ces mots : travail, probité, déférence et soumission aux ordres raisonnables des maîtres.
Le service de chaque domestique devra être réglé d’avance assez minutieusement pour que son temps soit employé utilement et de façon coordonnée. — A telle heure, dira la maîtresse de maison, vous vous lèverez, — puis vous ferez ceci, ensuite cela, après telle autre chose. Tel jour doit s’accomplir telle ou telle besogne, à tel ou tel moment. Point d’empiètement surtout d’un service sur l’autre.
La cuisinière, la femme de chambre, le valet de chambre, feront chacun ceci, cela, dans telles et telles conditions.
Il faut absolument éviter les entre-croisements de besognes, et les prétextes pour se rejeter les reproches de l’un à l’autre.
Les serviteurs doivent avoir un langage correct, s’exprimer en bons termes, sans verbiage, avec l’appellation à la troisième personne. Une tenue extérieure convenable, des vêtements propres, décents, sans trous ni taches, des chaussures en bon état, une coiffure soignée, des mains irréprochables, sont de rigueur. La fontaine de la cuisine toujours fournie d’eau, de savon, de brosses, de linge, facilite l’accomplissement de cette loi.
Pour les femmes, point de robes trop à la mode, de bijoux faux ou vrais, de coiffures à prétention. Un tablier blanc pour le service, pour le dehors un chapeau et une confection peu voyants.
Les bonnes évaporées avec des cheveux crêpés, des chignons extravagants, des blouses à sensation, ne se voient que dans les intérieurs… incorrects, très incorrects.
Il faut veiller aussi à la tenue et aux manières des serviteurs en ce qui concerne le service de la porte, c’est-à-dire l’introduction des visiteurs et clients.
Dans « une maison bien tenue », dès que le seuil est franchi, on doit se sentir dans une atmosphère de convenance, de calme, de dignité sans prétention.
Le ou la domestique qui répond à la sonnette du dehors doit d’abord ne pas faire attendre, puis répondre d’un ton poli à la personne qui se présente, escorter le visiteur ou la visiteuse jusqu’à la porte du salon ou du cabinet, annoncer son nom sans l’aboyer ; au départ, le précéder pour lui éviter la peine d’ouvrir la porte, et la refermer derrière lui, sans hâte et sans bruit.
Rien ne dispose défavorablement envers les maîtres du logis comme l’accueil maussade, la figure grognon, l’air et la voix désagréables d’un serviteur malappris. La politesse, cette menue vertu si charmante, si nécessaire à la joie du foyer, descend tout naturellement des chefs de la famille à leurs serviteurs, et l’exemple, en ceci comme en beaucoup d’autres choses, doit partir de haut.
C’est une des grandes vexations que le service impose aux domestiques, et aussi une des causes de reproches le plus souvent renouvelés, que la réponse au coup de sonnette. Il y a des maîtres qui en abusent, c’est certain, des femmes qui dérangeront dix fois, sans cause suffisante, la cuisinière ou la femme de chambre et ensuite entasseront les plaintes et les gronderies parce que le rôti est brûlé ou que le repassage n’en finit pas.
Mais, je dois en convenir, bien souvent les domestiques justifient le proverbe : « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre », et laissent la sonnette carillonner ou le timbre électrique continuer son incessant et irritant appel sans en tenir compte le moins du monde.
On achève de siroter son café, on écoute l’histoire à sensation contée par une commère, on finit le feuilleton du Petit Journal… Trim, trim, trim, trim !!!… « C’est Madame qui sonne, Joséphine ! — Eh bien ! laisse-la sonner !! » Ces choses-là arrivent à tout le monde, mais surtout, avouons-le, à ces maîtres exigeants et tracassiers dont nous parlions ci-dessus. On ne se presse pas d’obéir à leurs ordres parce qu’on en a trop souvent constaté le peu d’importance. Dans une maison bien tenue le personnel bien stylé tient à honneur d’être exact dans le devoir professionnel et les incartades sont rares.
Il dépend surtout des maîtres de n’y laisser aucun prétexte.
J’ai parlé plus haut de la soumission aux ordres et aux désirs raisonnables des maîtres. C’est à ceux-ci de se maintenir dans les limites de la raison, puisqu’on ne peut admettre de discussion avec les serviteurs. Ceci ne s’applique point aux échanges d’idées qui sont nécessaires au bon fonctionnement du service. — La maîtresse de maison doit s’entendre avec la cuisinière sur l’achat des denrées, l’emploi des restes, la préparation et le choix des menus, — avec la femme de chambre pour les divers travaux qui sont du ressort de celle-ci ; ce genre de discussion est justement le meilleur moyen d’éviter que les ordres donnés se heurtent à des impossibilités et d’arriver à leur bonne et prompte exécution.
C’est être déraisonnable que de déranger à chaque instant un domestique de son ouvrage pour lui faire faire « tout de suite » une course qu’on peut remettre, ou l’atteler à quelque subite fantaisie.
C’est être déraisonnable que de le harceler pour qu’il ait fini en un quart d’heure une besogne qui demande une heure ou deux.
C’est être déraisonnable que de le mettre aux ordres, pour ainsi dire, d’animaux favoris, chiens, chats, oiseaux, etc., d’exiger de lui pour eux une tendresse et des soins exagérés, de l’accabler de reproches amers si « Love » a les pattes crottées, si « Moumoute » n’a pas trouvé sa soupe à son goût, ou si la provision de graines pour la volière est un peu courte.
C’est être déraisonnable que de le faire veiller nuit après nuit pour vos plaisirs et de s’irriter si l’activité de son service s’en ressent pendant la journée.
Les rapports pécuniaires avec les domestiques demandent une grande exactitude et un contrôle fréquent.
Il est impossible, dans un intérieur où la maîtresse de maison ne fait pas ses achats elle-même, de ne pas confier journellement une somme d’argent de quelque importance à la cuisinière.
Le système des livres chez les fournisseurs ne répond pas à tous les besoins ; — il a d’ailleurs ses avantages et ses inconvénients. Le courant du marché, les dépenses diverses, demandent un stock d’argent courant à la main. Que l’on donne cet argent par petites sommes rondes, 20, 30, 50 francs, ou à échéances fixes, tous les trois jours, toutes les semaines, il faut toujours que la maîtresse de maison en arrive à compter avec sa cuisinière. D’ordinaire, celle-ci tient un livre qui est réglé au moins tous les huit jours. Attendre plus longtemps, c’est rendre le contrôle plus difficile et s’exposer à des erreurs, volontaires ou non. Les paniers ont des aptitudes chorégraphiques aussi tenaces que fâcheuses ; il faut une main ferme pour les tenir au repos.
Ai-je besoin de dire ici que, jamais, sous aucun prétexte, dans une famille honorable, on ne laisse les domestiques faire des avances, et que toute la dépense de la maison passant par leurs mains doit, avant même d’être effectuée, être assurée par la « bourse du marché ».
Dans les hôtels, les cafés, les pensions, on fait payer la casse aux domestiques, c’est-à-dire le prix des objets ou pièces de vaisselle qu’ils brisent.
Je ne saurais approuver l’introduction de cet usage dans les bonnes maisons ; il est injuste et inhumain de leur infliger cette réduction de salaire, puisque, par la nature même de leur travail, ils sont continuellement exposés à de semblables accidents. Cependant si, par suite d’étourderie, d’incapacité, d’insouciance notoire, les dommages se multipliaient, il serait de toute justice d’en faire supporter une part notable à l’auteur du délit.
Un domestique qui s’entête à empiler la vaisselle de desserte sur les plateaux en équilibre instable, une femme de chambre qui brûle pièce sur pièce de linge parce qu’elle n’essaie pas le degré de chaleur de son fer, doivent être absolument responsables des malheurs dus à leur obstination, et l’on a le droit de retenir sur leurs gages une petite somme comme compensation. Je dis « petite » parce que la dignité des maîtres perd toujours à un marchandage en pareil cas et que la somme retenue est plutôt à considérer comme une amende que comme une restitution.
Parmi les devoirs du serviteur envers le maître figure, il faut bien le reconnaître, l’aliénation d’une part notable de la liberté du premier.
Le maître a le droit d’interdire telle ou telle sortie, telle ou telle fréquentation à son personnel, mais il est tenu par toutes les lois de l’honneur et de l’équité à ne jamais abuser de ce droit. Au seuil du domaine de la conscience, cesse son pouvoir.
Il lui est interdit de rendre son serviteur complice, non seulement d’une mauvaise action, mais même d’un acte douteux.
Il lui doit rigoureusement la facilité d’accomplir les prescriptions de sa religion ; — catholiques, protestants ou juifs auront la facilité de se rendre à l’église, au temple ou à la synagogue. Du reste, il y a dans tous les cultes des offices à des heures commodes pour les domestiques, et, dans les familles où l’on a des habitudes régulières à cet égard, on s’arrange toujours de manière que la domesticité ne soit point entravée pour l’accomplissement de ses devoirs religieux.
On ne peut leur refuser de voir les membres de leur famille, mais on peut exiger d’eux qu’ils n’abusent point de cette permission.
Il faut se montrer sévère sur certaines fréquentations, empêcher autant qu’on peut les mauvaises connaissances, et, dans tous les cas, faire respecter l’intérieur et interdire les visites des amis et amies venant s’installer dans la cuisine, bavarder et consommer.
Il est presque toujours très pénible de donner congé à un domestique ; c’est une nécessité qui, hélas ! peut se reproduire plus d’une fois, même dans les maisons les mieux gouvernées. Pour assurer aux domestiques une garantie contre les caprices injustifiables des maîtres, l’usage, qui fait loi en pareil cas, a créé le terme « donner ses huit jours ».
On se donne huit jours de part et d’autre, le maître pour chercher un serviteur, le serviteur pour trouver une condition.
A moins de faute très grave contre les mœurs, la probité, les convenances, ce qui implique le renvoi immédiat, sur l’heure même, le domestique congédié a droit pendant cette semaine de grâce aux avantages dont il a joui jusqu’alors, et le maître, au service du domestique, à condition toutefois de laisser à celui-ci une liberté relative et raisonnable pour se procurer un nouvel emploi.
Le maître peut visiter la malle du serviteur qui part, mais c’est là une cérémonie dont il vaut mieux se dispenser, car elle est inutile et dérisoire.
Il est évident que les gens qui vous volent ne cachent pas ce qu’ils ont volé dans la malle qu’ils vous donnent complaisamment à inspecter. Il ne manque pas de receleurs en d’autres lieux.
Tous les comptes doivent être réglés et il faut s’assurer chez les fournisseurs, surtout s’il s’agit d’une cuisinière, qu’il n’y a eu ni prêts au domestique congédié, ni retard dans ses paiements pour la maison.
Le certificat est une grosse pierre d’achoppement et j’ai le regret de constater que bien des gens y butent.
Il y a de bons cœurs qui se disent : « Pourquoi nuire à un pauvre diable et l’empêcher de se placer ? »
Il y a des… prudents qui craignent les vengeances, les calomnies, la mise en quarantaine de la maison.
Il y a des insouciants qui pratiquent la doctrine du laisser-faire et du laisser-aller, haussant les épaules avec un : « Qu’il aille se faire pendre ailleurs ! » et signent des certificats de complaisance.
Les honnêtes gens, ceux qui veulent la loyauté et la charité, sont parfois très embarrassés. Nous croyons pouvoir donner quelques conseils précis à cet égard.
Quand il y a vice constaté, n’hésitez pas et refusez tout certificat qui puisse aider le requérant à faire du mal ailleurs.
Quand il y a incapacité, paresse, gourmandise, etc., ou simplement mauvais caractère, passez une éponge sur les souvenirs fâcheux et formulez le certificat de telle sorte qu’il demeure neutre pour ainsi dire.
Exemple : « Je certifie que la nommée X… est entrée à mon service tel jour, en est sortie tel jour, et que durant ce laps de temps je n’ai pas eu à me plaindre d’elle sous le rapport de la probité et des mœurs. »
On peut varier cette formule. Mais le fond restera toujours une attestation négative qui n’engage en rien la responsabilité du signataire.
Quant au certificat élogieux, il est aisé à faire et point n’est besoin d’en donner le modèle.
A ce propos de certificat, je conterai ici une anecdote qui m’est personnelle et dont les jeunes maîtresses de maison qui me font l’honneur de me lire pourront tirer une utile leçon.
J’habitais depuis peu de temps une petite ville manufacturière et militaire où il était excessivement difficile de se procurer de bons serviteurs.
J’avais dû laisser les anciens dans le pays éloigné d’où je venais, et me trouvais dans un grand embarras.
Après plusieurs essais, tous plus malheureux les uns que les autres, je finis par arrêter une fille de trente-cinq à quarante ans, parfaite cuisinière, ayant servi dans des maisons fort honorables, de bonne façon d’ailleurs, quoique d’un air un peu sombre.
Elle avait les certificats les plus élogieux, signés par des personnes du pays ou des environs que je connaissais de nom.
Les premiers jours, son service me parut répondre de tous points à ces promesses favorables, mais peu à peu son caractère devint bizarre, irascible, violent… Au bout de six semaines, je dus la renvoyer, et il me fallut l’intervention de la police pour la forcer à partir.
En me quittant, elle entra dans une très bonne maison du pays pour en sortir quelques semaines plus tard… elle avait voulu larder le valet de chambre à coups de couteau ! J’appris alors ce qu’on aurait bien pu et dû me dire plus tôt : la malheureuse sortait d’une maison de folles !
Elle avait en effet été une excellente domestique jusqu’au jour où une absurde histoire d’amour avait tourné sa pauvre tête. Les certificats étaient authentiques, mais elle avait changé leur date !
Et voilà comment, même ce que l’on voit, il ne faut pas toujours le croire.
Le gouvernement moral des serviteurs est une tâche délicate, malaisée, épineuse entre toutes, je dirais même ingrate si elle n’avait pour résultat immédiat la paix et le confort dans la vie de famille.
Il y faut une discipline exacte et pourtant large, une tolérance sans faiblesse, une vigilance sans tyrannie. La maîtresse de maison doit avoir la main souple, légère et ferme, les yeux ouverts… sauf à baisser parfois les paupières, l’oreille au guet… mais souvent un peu dure.
En effet, s’il fallait reprendre de façon acerbe ou pédante nos serviteurs chaque fois qu’ils sont dans leur tort, on leur rendrait la vie insoutenable, à soi aussi d’ailleurs.
En thèse générale, dans « une maison bien tenue », il y a un ensemble de lois, de règles, de coutumes, auxquelles la domesticité doit se soumettre pour que le service marche sans à-coups.
C’est à leur maintien que doit veiller la maîtresse de maison, mais, pour le menu détail, c’est harasser les domestiques de tracasseries inutiles que de les poursuivre de pièce en pièce, de minute en minute, surtout quand on n’a pas à les former.
Qu’ils nettoient les chaussures en commençant par telle ou telle paire, qu’ils balaient la salle à manger de gauche à droite ou de droite à gauche, qu’importe ? l’essentiel étant que les chaussures soient nettoyées et mises en place, les appartements propres et en ordre à l’heure voulue.
Je l’ai déjà dit, et je le répète pour en bien persuader mes lectrices, ce qui fait le bon service, ce sont les bonnes habitudes prises et conservées, grâce à la surveillance de la maîtresse de maison, mais cette surveillance, pour aboutir à un bon résultat, doit s’exercer en grand, de haut, sans minutie tracassière.
On ouvre les portes d’une armoire de cuisine :
« Catherine, votre armoire est en désordre ; voilà des planches graisseuses, des assiettes mal lavées, etc.
— Madame, je n’ai pas eu le temps, avec tout ce qu’il y a à faire ici !
— Je sais que cette semaine, vous avez eu plus d’ouvrage qu’à l’ordinaire, mais aujourd’hui, il n’y a que très peu de cuisine à faire, Monsieur ne dînant pas à la maison ; profitez-en pour faire votre nettoyage et que demain je n’aie que des compliments à vous faire. »
Et si Catherine est une bonne domestique, elle se mettra en quatre pour réparer sa négligence.
Les compliments ! C’est un grand moyen de dressage, comme les carottes pour les chevaux savants.
Quand ils sont justes, sincères sans exagération et appliqués au bon moment, ils stimulent le zèle des domestiques capables à un point incroyable.
J’ai obtenu des merveilles, de sujets réputés indomptables, avec des compliments ou plutôt des éloges ; — leur privation était à elle seule un moyen de gouvernement, J’en dirai autant quant à la façon de commander, de parler même aux domestiques.
Il y faut mettre une grande bienveillance, sans familiarité, — j’insiste sur ce point, — c’est plutôt dans le son de la voix, dans le regard, dans l’air de toute la personne, que se traduit cette bienveillance. Elle est très chère aux bons serviteurs. Que de fois il m’a suffi d’une certaine froideur dans le ton ou la physionomie pour empêcher les écarts de se manifester ou de se continuer !
La nature humaine étant par essence imparfaite, il y a des moments où, même dans le meilleur service, la machine se détraque et tout va de travers. Il faut bien alors gronder et parfois aller jusqu’à une menace d’expulsion, — c’est ce que ma grand’mère appelait « remonter l’horloge ».
Les gens sages et prudents prennent sur eux et font cette besogne froidement, d’une manière austère et doctrinaire ; les gens vifs se laissent aller à leur indignation, crient et tempêtent… Ceux-ci ne font pas grand’peur aux domestiques, mais faut-il l’avouer ? ils sont bien plus aimés que les premiers.
D’abord, se mettre en colère est un tort que se donne le maître, ce qui diminue la distance entre le domestique et lui, et puis un petit orage éclaircit l’air et chasse les nuages.
Parler haut, vite, bref, de la part du maître, n’est pas grand péché ; ce qu’il faut éviter à tout prix, ce sont les querelles, les injures personnelles de maître à serviteur, et vice versa. Les femmes très impressionnables sont sujettes à tomber dans ce fâcheux travers. Servante et maîtresse s’exaltent réciproquement et le drame va son train, au grand mécontentement du mari, au grand effroi des bébés et… parfois à la grande risée du voisinage.
En cas de reproches graves ou de congé à donner, ne laissez donc jamais la discussion dégénérer en dispute, ces choses-là ne se voient ni ne s’entendent dans « une maison bien tenue ».
Les jeunes maîtresses de maison, encore novices dans la notion de l’emploi du temps, ou les personnes d’esprit brouillon, de cervelle frivole, d’intelligence confuse, ont souvent le tort très grave de donner des ordres contradictoires ou mal placés. Rien ne déconcerte, ne décourage, n’agace, n’irrite même les domestiques comme ce défaut qui a le grave inconvénient de rendre leur service non seulement difficile, mais presque impossible.
Tiraillés en tous sens, ne sachant à qui entendre, que commencer, que continuer, que finir, ils courent au plus pressé, laissent leurs besognes à moitié faites, sont grondés, malmenés, répondent avec humeur et… c’est le chaos at home ! Une maîtresse de maison sérieuse et entendue doit être à même de se rendre compte exactement du temps que réclament toutes ou presque toutes les tâches imposées à ses domestiques.
Comment en effet conserver ce prestige qui est la base de l’autorité, lorsqu’on commet de grosses erreurs quant à la durée ou à la qualité du travail, lorsque, dans ses ordres, on met, suivant le dicton populaire, « la charrue avant les bœufs » et qu’on prête à rire de ses inepties à un personnel irrévérencieux par nature et par situation ?
Les jeunes femmes qui entrent dans la vie de ménage en ce XXe siècle doivent bien se persuader de cette vérité, à peine entrevue par leurs mères, et à peine soupçonnée par leurs grand’mères : les idées ont marché à pas de géant sur la route démocratique, les vieilles traditions de hiérarchie sociale, de respect des classes supérieures, s’en vont peu à peu vers le sac aux vieilles lunes, où elles rejoindront pas mal de leurs compagnes d’antan.
Le « struggle for life », voilà le grand ressort qui met la machine en branle !… Sous son impulsion, chacun se case à sa place ou à peu près, fait ce qu’il a à faire, reçoit en échange son salaire et ne se croit tenu ni au respect ni même à la déférence envers ceux qui l’emploient. C’est donc uniquement par l’élévation du caractère, la continuité du bon exemple, par la justice, la bienveillance, la force morale, que le maître acquiert sur le serviteur une autorité incontestée.
Et quand à ces qualités de « maistrance » s’ajoutent la bonté compatissante, le dévouement aux intérêts des humbles, la vraie fraternité comprise selon l’Évangile, alors, maîtres et serviteurs peuvent, quelquefois, former réellement la « famille ».