Une maison bien tenue : $b Conseils aux jeunes maîtresses de maison
UNE MAISON BIEN TENUE
CHAPITRE I
La maison
En ce début de siècle, beaucoup de locutions qu’employaient nos parents ont disparu, si démodées que lorsqu’on s’en sert il semble que l’on porte le chapeau de sa grand’mère.
D’autres ont résisté au courant : on dit encore — espérons que l’on dira toujours : — une bonne famille, une bonne maison, une maison bien tenue.
Les trois termes, d’ailleurs, ne vont pas l’un sans l’autre. Les « bonnes familles » font les « bonnes maisons », et les « bonnes maisons » sont des « maisons bien tenues ».
Toutes les femmes, à peu près, grandes dames ou petites bourgeoises, mères de famille, filles ou sœurs dévouées dirigeant l’intérieur d’un frère veuf ou de vieux parents, sont appelées à « tenir une maison ». Vécût-on seule, dans deux chambres, et sans domestique, encore faut-il créer et maintenir autour de soi cette netteté, cet ordre, qui contribuent pour une si large part à la dignité de la vie.
Je ne crains donc pas d’aborder avec mes lectrices une série de causeries qui nous entraîneront dans des détails très familiers, très inélégants. Les femmes éthérées de 1830 sont, Dieu merci ! passées de mode, elles aussi. Les femmes, les jeunes filles de notre temps se font une idée plus haute de leur mission en ce monde.
L’esprit ouvert par une éducation plus large, elles savent que rien n’est à dédaigner de ce qui fait le bien-être de la famille, la paix de l’intérieur, la prospérité et l’honneur de « la maison ».
Elles me suivront donc — je voudrais l’espérer — sans trop d’impatience ou d’ennui dans la tâche ardue que j’ai entreprise pour elles…
Une maison bien tenue demande tous les jours, toutes les semaines, tous les mois, tous les trimestres, une certaine série de travaux, concernant la mise en ordre, la propreté, etc.
Ils sont nombreux, ces travaux, et — ayez le courage de l’entendre, puisque j’ai celui de vous le dire — incessants.
Se lancer de loin en loin dans des rangements éperdus, dans des nettoyages à grand orchestre, crier après ses domestiques, remplir le logis de fracas et de poussière pendant vingt-quatre heures, sauf à tout laisser retomber ensuite dans le désordre et la négligence, ce n’est pas là le chemin qui mène à « une maison bien tenue ».
En quelques jours, les habitudes d’incurie ont fait leur néfaste besogne : chiffons, livres, ustensiles de travail, menus objets de toilette, s’entassent à nouveau dans tous les coins, et même hors des coins, et l’on geint, et l’on récrimine, et l’on répète avec l’accent du plus profond découragement, ou de la plus véhémente indignation, suivant les caractères et les tempéraments : « Il est impossible de tenir cette maison propre ! »
Si la ménagère, riche ou pauvre, jeune ou vieille, qui s’exclame ainsi, réfléchissait un peu, elle remarquerait que « cette maison » est mal dit ; c’est « ma maison » qui serait le terme approprié. Or, s’écrier : « Il est impossible de tenir ma maison propre », c’est faire un humiliant aveu.
Les femmes qui s’occupent de leur intérieur journellement, de façon continue, exacte, réglée, n’ont point de reproches de ce genre à se faire, et si la maladie, hôte douloureux et encombrant, un voyage imprévu, un événement de famille, viennent momentanément troubler l’ordre établi, quand le pli est pris, quand le fond est bon, quelques jours suffisent pour ramener la maison à sa bonne tenue coutumière.
Avant d’entrer dans le détail des labeurs domestiques, j’ouvre une courte parenthèse.
Mes lectrices appartiennent à des milieux fort divers. Les unes vivent à la ville, dans des appartements étroits, avec un service plus ou moins nombreux ; d’autres mènent la large vie de campagne, avec beaucoup d’espace, mais un personnel moins bien stylé et des arrangements d’intérieur tout différents. Telle famille n’a qu’une « bonne à tout faire », telle autre a trois, quatre, cinq, dix serviteurs ; les dernières étant en nombre très restreint, nous n’avons à nous en occuper que d’une manière générale. Nous supposerons donc une condition moyenne, à la ville, sauf à ajouter pour les ruraux un supplément d’informations.
Les soins d’hygiène et de propreté doivent entrer en première ligne dans la bonne tenue de la maison. Malheureusement dans bien des intérieurs, ils sont mal compris ou négligés. Il faut en faire le triste aveu : trop de provinces en France sont encore vouées, sous ce rapport, à la plus lamentable ignorance, et comme c’est, pour la très grande majorité, à la campagne que se recrute le personnel des serviteurs, hommes et femmes, ils apportent avec eux des habitudes prises dès l’enfance et tellement invétérées qu’on ne parvient presque jamais à les extirper. Pour peu que la maîtresse de maison soit molle ou insouciante, les domestiques retombent dans leur péché d’accoutumance : la poussière, les détritus, s’amassent partout, les taches de graisse étendent leur lèpre sur tous les meubles, une crasse noirâtre s’attache à tous les ustensiles, et cette odeur écœurante qui est le parfum des maisons mal tenues nous prend à la gorge dès l’antichambre.
Parfois, j’en conviens, la jeune maîtresse de maison a des excuses à faire valoir pour son défaut de surveillance : une vie très occupée, une santé détraquée, des enfants malades, ou tout simplement la crainte des changements de domestiques, la peur de mécontenter une fille, capable d’ailleurs, qui ne vole point, ne boit point, ne court point, et, fière de ces vertus négatives, tient la dragée haute à une jeune femme timide.
La pratique de la vie exige assurément nombre de compromis de ce genre. Le dicton « entre deux maux il faut choisir le moindre » y trouve bien souvent son application, mais — et c’est là la grande affaire des chefs de famille — comment discerner « le moindre mal » ?
Le « moindre mal », dans le cas présent, est celui qui entraîne le moins de conséquences fâcheuses pour la maisonnée. Avant tout, quand il s’agit de tenue de maison, doivent passer l’hygiène et l’ordre. L’une et l’autre sont mis en péril quotidien par l’excès de saleté et de négligence ; quand une domestique est absolument incorrigible sur ce point, ayez le courage de vous en défaire.
Il est rare qu’on parvienne à dresser complètement une domestique novice, si elle n’a pas l’instinct de la propreté ; en revanche, si elle le possède, il est étonnant combien il faut peu de temps et de peines pour lui faire prendre de bonnes habitudes. Nous reviendrons sur ce point au chapitre du « service ».
Il ne faut pas se le dissimuler, le maintien de la propreté dans tout le logis exige beaucoup d’activité de la part de la maîtresse de maison, non seulement comme surveillance, mais comme action directe. Elle ne doit pas craindre de manier souvent le plumeau et la serviette à essuyer, que ce soit pour réparer une négligence ou pour diminuer la besogne d’une domestique surchargée.
J’ai connu — il y a bien longtemps ! — une vieille dame qui, lorsqu’une couche de poussière sur la tablette d’un meuble offensait son regard, y traçait du bout du doigt le mot malpropre. Alors, ses petites filles se hâtaient d’effacer l’inscription qui les avait fait rougir de dépit… et aussi d’un peu de honte.
Il y a en toutes choses un plus et un moins qu’on ne peut dépasser, sous peine de tomber dans l’abus.
Sans aucun doute, quand il s’agit de propreté, le plus n’est point à redouter. On ne saurait être trop propre, mais on peut trop sacrifier à la propreté.
C’est lui trop sacrifier, par exemple, que de tracasser à outrance les domestiques par de méticuleuses recherches, de les accabler de reproches, de multiplier les criailleries, pour une négligence plus ou moins passagère.
Les pères et les maris sont excédés par ce qu’ils appellent des « piailleries de femmes », et ils fuient un intérieur dont la paix est bannie.
Ils sont fort ennuyés aussi quand on veut les astreindre à des habitudes minutieuses et taquines sous prétexte de « ne pas salir » ou de « ne pas déranger ».
Sans doute, il serait plus facile de tenir la maison en ordre s’ils voulaient bien ne pas jeter de-ci de-là mouchoirs, gants, cravates, etc., s’ils étaient assez gentils pour faire toujours tomber dans le cendrier la cendre de leur cigare, si la corbeille à papier recevait toutes les enveloppes déchirées et les bandes roulées en boule ; s’ils étaient rangés, exacts, attentifs, tranquilles comme de vieilles nonnes ; mais cela ils ne le sont pas, et ne le seront jamais, et (puisque nous sommes entre nous et qu’ils ne me liront pas, je me risque) ils ne sont pas tenus de l’être…
Poussés, tirés, entraînés, absorbés par leurs affaires, leurs travaux, leurs grands devoirs, est-ce qu’ils peuvent, est-ce qu’ils doivent s’enfermer dans le cercle étroit de ces petits soins matériels qui sont exclusivement du domaine de la femme ?
Je ne voudrais pas que sous prétexte de propreté on se crût en droit de les taquiner, de les gronder.
Un parquet ciré, des meubles luisants, des tapis bien brossés, sont certainement une belle chose, mais la joie du foyer en est une bien meilleure…
Du domaine des généralités, passons maintenant à celui de la pratique, du « tous les jours ». C’est ici que je fais appel au courage de mes lectrices, car je n’ai rien d’amusant à leur conter et l’utile n’est pas toujours l’agréable.
Dès l’aube, même avant l’aube en hiver, le service de propreté commence. On balaie, on époussète, on range l’antichambre, les couloirs, le bureau ou le cabinet du maître de la maison, afin qu’aussitôt levé il puisse s’y installer sans être dérangé dans son travail.
Il faut accoutumer le ou la domestique chargé de ce service à ne jamais détruire ni jeter les papiers qui sont à terre. Un courant d’air peut avoir enlevé des documents importants laissés par distraction sur le bureau ou sur une table sans la protection du serre-papiers. La corbeille de bureau est là pour recevoir tout, absolument tout ce qu’on trouve en ce genre.
En province, où l’on n’a pas de concierges, s’ajoutent à ces travaux le balayage du trottoir, le nettoyage du seuil, celui de la porte, sur laquelle on passe un chiffon mouillé pour enlever les traces laissées par des gamins malfaisants, et le frottage du cuivre des boutons de porte, plaque, sonnette, etc.
On aère largement, en ouvrant toutes les fenêtres ; les courants d’air ne sont pas à redouter on pareil cas : leur action salubre débarrasse l’appartement des miasmes et des poussières qui s’y sont accumulés pendant le jour précédent et la nuit.
C’est aussi parmi les nettoyages du matin qu’il convient de placer ceux des vêtements : on bat et on brosse les effets d’homme, on secoue et on brosse les jupons et les robes portés la veille, on cire les chaussures, etc. A la campagne et en province, les larges espaces permettent de faire ces opérations presque à l’air libre sous des hangars ou dans des décharges. Dans les villes, il faut s’ingénier pour que la boue sèche et la poussière ne remplissent pas l’appartement. Ce sont encore les fenêtres ouvertes qui offrent le meilleur moyen de parer à cet inconvénient.
La salle à manger est l’une des pièces à nettoyer en première ligne. Dans beaucoup de familles on a la louable habitude d’y prendre le petit déjeuner du matin, café, thé, ou chocolat : l’hygiène y trouve son compte, car il n’est pas sain ni agréable de manger dans une chambre où l’on a passé la nuit.
Un peu de paresse, le goût du confortable, le désir de diminuer le travail des domestiques, engagent, je le sais, nombre de personnes à se faire apporter le déjeuner sur un plateau dans leur chambre.
Je ne les blâme ni ne les approuve, je constate ; — mais, dans tous les cas, qu’on y déjeune ou non, la salle à manger sera nettoyée et mise en ordre dès le matin.
Pendant que ces diverses besognes s’accomplissaient, les maîtres se sont levés, ont fini leur toilette ; les chambres sont vacantes : c’est le moment de les « faire » — suivant le terme consacré.
Il semble inutile de dire que tous les jours les lits doivent être faits à fond. C’est à peine si j’ose avouer que j’ai connu des maisons où l’on ne faisait les lits que de loin en loin, se contentant de donner un coup de poing au matelas, de tirer tant bien que mal les couvertures et de jeter dessus le couvre-lit.
Faire le lit à fond, c’est enlever et retourner les matelas, tirer hors du lit les draps et les couvertures, puis les replacer en bon ordre sans plis, sans grimaces.
Tous les jours aussi, les chambres sont balayées, les rideaux secoués ; puis on laisse tomber la poussière, et dix minutes après le balayage on essuie les meubles avec un linge fin et doux. Les vieilles housses sont très bonnes pour cet usage ; les vieilles serviettes ont l’inconvénient de semer de peluches les endroits où elles passent. Du reste, on fait maintenant à très bon marché des torchons minces en une sorte de canevas de coton, destinés à l’essuyage des meubles. Le plumeau, qui éparpille la poussière au lieu de l’enlever, n’a sa raison d’être que pour les glaces, les cadres, les tableaux, les statues, les livres.
Un domestique bien dressé ne tape pas des coups de plumeau à tort et à travers, au risque de casser ou de renverser les objets. Est-il besoin d’ajouter que lorsque la chambre est faite, toute trace de la nuit et de la matinée doivent en avoir disparu ? Tout aura été mis en place dans le cabinet de toilette si la chambre en possède un ; dans les placards et les tables de toilette, si cet utile local manque à l’appartement. Toute la vaisselle de ces tables est soigneusement nettoyée et essuyée, les serviettes pendues au séchoir, etc.
Beaucoup de jeunes filles, même dans les intérieurs où règne une certaine aisance, font elles-mêmes leur chambre.
C’est là une excellente pratique, aussi hygiénique au moral qu’au physique. Au sortir de la douilletterie du lit, après les ablutions d’eau froide, pour amener la réaction, assouplir et vivifier les muscles engourdis, activer la circulation, développer la poitrine et les hanches, il n’est pas de meilleure gymnastique. La fenêtre ouverte en tout temps laisse entrer un air pur, les poumons se dilatent pour le recevoir, le sang prend une course plus rapide dans les vaisseaux, et le système nerveux, mis en jeu par une action saine, se calme et se fortifie.
Quand une jeune fille de vingt ans a une bonne constitution, c’est un jeu pour elle que de remuer un petit matelas et une brassée de couvertures. En cinq minutes le lit est fait, et bien fait ; cinq autres minutes pour les rangements, cinq minutes pour balayer et essuyer, et voilà un quart d’heure très bien employé. Un petit conseil en passant : il vaut mieux, pour tous ces exercices, ne pas avoir mis son corset, qui vous gêne et qu’on déforme. Mais, aussitôt le dernier coup de balai donné, vite ! le corset ! — c’est un crime de lèse-convenance pour une jeune fille que de sortir de sa chambre en négligé, et la bonne tenue de la maison ne va pas sans celle de ses habitants.
J’ai dit que l’hygiène morale profitait aussi de la louable coutume de « faire sa chambre ». D’abord le petit effort que l’on fait sur soi est autant de pris sur l’ennemi — je veux dire la paresse ; — ensuite l’exercice forcé auquel on se livre ainsi, en chassant les brouillards dont la nuit a encombré le cerveau, ramène la bonne humeur ; et puis le vieux proverbe « comme on fait son lit on se couche » se justifie aisément. Plus de plaintes contre une domestique négligente, plus de récriminations à propos d’objets de toilette égarés ou hors de leur place, plus de retard dans la mise en état de la chambre. On n’aurait à s’en prendre qu’à soi-même si quelque chose allait de travers et c’est une bonne discipline morale : on apprend ainsi à mieux apprécier le travail des domestiques, le temps qu’il leur faut y consacrer, la multiplicité des détails dont ils sont chargés, et les occasions de gronderies et de conflits diminuent.
Maintenant nous allons vous entretenir du salon.
La cuisine trouvera sa place au chapitre du service de la table, auquel elle se rattache étroitement.
Quant au reste du logis, greniers, caves, décharges, cabinets noirs, lingerie, etc., ils feront partie de la série des grands nettoyages, car il est évident que l’on ne peut, quand on n’a pas un nombreux personnel, et même quand on l’a, fourbir sans cesse la maison du haut en bas et faire promener brosse, balai et torchon dans tous les coins et recoins ; ce serait en bannir la paix et le confortable.
Les pièces habitées tous les jours doivent être nettoyées tous les jours, c’est un précepte de rigueur. C’est là un premier fond sur lequel s’établit cette bonne tenue de la maison dont nous parlions en commençant et que toutes les jeunes femmes ont à cœur si elles tiennent à la dignité, au bon renom et à la prospérité de la famille.
Le nom de salon, donné à une pièce vaste et élégante où l’on reçoit les visiteurs en dehors de l’intimité, est d’emploi relativement récent en France. Ce n’est que vers le milieu du XVIIe siècle qu’on le voit figurer dans la littérature. Un appartement, au temps jadis, ne comprenait guère, en fait de pièces habitées, que des chambres et des salles. S’il s’agissait d’un palais ou d’un château, il s’y trouvait, de plus, des galeries.
Avec la construction des premiers hôtels, de ces belles demeures, aussi éloignées de la rudesse un peu barbare des habitations féodales que de la mesquinerie prétentieuse des maisons modernes, on voit apparaître le salon, moins en longueur que la galerie, plus soigné que la salle ou la chambre.
Le Dictionnaire de Trévoux[2] (édition de 1756) dit :
Salon, grande salle élevée et couverte en cintre, ordinairement enrichie d’ornements d’architecture et de sculpture. Grande pièce au milieu d’un corps de logis, ou à la tête d’une galerie, ou d’un grand appartement, lequel doit être de symétrie en toutes ses faces. Et, comme sa hauteur comprend d’ordinaire deux étages et deux rangs de croisées, l’enfoncement de son plafond doit être cintré, ainsi qu’on le pratique dans les palais d’Italie.
[2] Dictionnaire de Trévoux, 8 vol. in-folio publiés au XVIIIe siècle par les pères Jésuites du collège de Trévoux. C’est une curieuse et intéressante compilation, abrégé des connaissances humaines de l’époque. On y trouve de l’histoire, de la géographie, de la mythologie, de la théologie, de la rhétorique, des sciences naturelles, de l’alchimie, de la médecine et même des pièces de vers !
Le mot de salon, en effet, est la forme française du mot italien salone, dérivé de sala (salle), avec la particule augmentative « one » usitée dans cette langue pour indiquer l’extension au point de vue matériel.
Qu’il y a loin de ces beaux salons, dessinés par de savants architectes, ornés des plus charmantes merveilles que l’art décoratif ait pu produire, éclairés par de hautes et larges fenêtres versant à flots l’air et la lumière, aux petites cages qu’une Française de nos jours encombre de bibelots et enfouit sous de triples rideaux ! Tout y était à admirer : plafonds et voussures, dessus de porte à médaillons, peints par Boucher, Fragonard, Coypel, Vanloo, grands panneaux de bois délicieusement sculptés, consoles dorées supportant, sur d’adorables enroulements, les marbres d’Italie les plus précieux, tapisseries d’Aubusson, de Beauvais, des Gobelins, tombant en lourdes portières ou couvrant les murs de leur splendide décor, girandoles de cristal de Venise, torchères en cuivre émaillé, colonnes de porphyre ou de marbre noir portant des bustes de Coustou, de Coysevox, et enfin leurs parquets : luxe évanoui, aujourd’hui disparu avec tant d’autres belles choses que le progrès a balayées sur sa route semée de ruines.
O vieux parquets ! fils des chênes centenaires, qui vous connaîtra dans un siècle d’ici ? Vos madriers solides, d’un si beau ton brun foncé, s’entre-croisaient en dessins géométriques, amusement du regard et repos de la pensée. Vos lignes correctes et savantes forçaient l’esprit à une sorte de rectitude et, pour ne pas tomber sur votre surface polie, il fallait savoir marcher, savoir se tenir, savoir aussi offrir la main à une dame en s’inclinant gracieusement sans perdre l’équilibre.
Comme ils nous semblent appartenir à un autre monde, ces nobles intérieurs reproduits par Moreau jeune[3] ! Est-il possible qu’on ait pu entrer et sortir par ces belles portes ornées de pilastres corinthiens, se chauffer devant ces vastes cheminées à volutes de marbre, se mirer devant ces trumeaux longs et étroits ! Oui, les glaces étaient petites, mais quels cadres les entouraient ! Parisiens de nos jours, si fiers du rectangle de vingt mètres carrés que vous appelez « le grand salon du premier », allez, si l’occasion s’en présente, visiter quelque vieil hôtel des Flandres ou de Belgique, quelqu’une de ces vastes demeures où une richesse héréditaire a permis de conserver le large bien-être des temps jadis, et, en revenant, mettez une sourdine à votre orgueil !
[3] Dessinateur célèbre de la fin du XVIIIe siècle.
Dans tous les intérieurs — je ne parle que de ceux où règnent la convenance et la régularité, — le salon est une pièce « bien tenue ».
Cela est dû à plusieurs causes. D’abord, il est peu ou point habité ; ensuite, il est réservé spécialement à la « montre », au décorum. On n’y reçoit que les visiteurs de marque, on n’y travaille guère qu’à des ouvrages de fantaisie, on ne s’y tient pas — au moins dans la grande majorité des familles bourgeoises, — car la raison et l’économie interdisent d’exposer aux fatigues et aux hasards de l’usage journalier des meubles fins, des tentures plus ou moins soyeuses, des tapis aux couleurs fraîches. Un mobilier de salon est une grosse dépense. Elle ne se renouvelle pas souvent dans une famille sensée. J’en sais où le même meuble sert depuis cinquante ans ou à peu près, point ridicule, parce qu’il était de bon style et de bonne qualité quand on le fit faire ; point trop fané, juste assez pour être en harmonie avec ses propriétaires. Il n’eût pas fait telle campagne si deux générations eussent pris leurs ébats sur son vénérable velours grenat foncé.
Ici j’implore d’avance la bienveillance de mes lectrices pour une incursion dans le domaine des théories familiales, car celles que je vais émettre choqueront peut-être bien des idées reçues, — non seulement reçues, mais ancrées, cramponnées dans les cervelles des maîtresses de maison.
Je n’ai point la prétention de changer les mœurs domestiques de mon pays — il y en a d’ailleurs que je trouve excellentes, — mais il y en a d’autres fâcheuses et dommageables au bien-être matériel et moral du foyer. Telle est, par exemple, la nécessité où l’on croit être d’avoir « un salon ! » du moment que l’on appartient aux classes bourgeoises, à la petite, très petite bourgeoisie même.
C’est la pièce la plus grande, la plus éclairée, la mieux décorée de la maison, que l’on consacre à cet usage. On y entasse des meubles tout battant neufs (qui sont d’ailleurs couverts de housses pendant trois cents jours par an), des bibelots à bon marché, des plantes vertes qui y meurent d’asphyxie et qu’on ne peut renouveler à cause de la dépense, ou de hideuses imitations de ces mêmes plantes qui sont fanées et déteintes en quinze jours. On n’entre dans ce sanctuaire qu’avec mille précautions. Les enfants en sont tenus à distance, le mari ne peut y fumer, ni s’étendre sur un fauteuil. Tous les huit jours, durant quelques heures, Madame, en toilette pimpante ou prétentieuse, se morfond à attendre les visiteurs qui ne viennent pas, ou ne viennent qu’en courant, harassés d’avoir eu à se montrer dans dix salons tout pareils, comptant les minutes, pour reprendre ensuite leur course haletante à travers les « jours ». Si Madame n’a pas eu grand monde, elle est de mauvaise humeur, et son entourage s’en ressent ; si elle a eu de nombreuses visites, elle est radieuse, et, la dernière partie, en soufflant les bougies, en baissant la lampe, en éteignant le feu, elle se dit : « Que mon salon est joli ! » Et, pour ces quelques secondes d’un plaisir qui lui est tout personnel, la famille, tous les jours, prend ses repas dans une salle à manger étroite et sombre, où l’air et le jour n’arrivent que par une cour intérieure ; les enfants sont entassés dans de petits coins où ils peuvent à peine remuer, et, dans la chambre des parents, on a juste la place de se retourner entre le lit, l’armoire et la table de toilette ; mais on a « un salon ! »
Je sais que mes récriminations sont vaines et feront hausser les épaules à bien des gens ; je sais que jamais le parlour anglais n’aura sa place dans nos intérieurs français ; je sais qu’on ne refait pas en un trait de plume des habitudes séculaires ; je sais que la race gauloise aime le panache, le décor, la simili-magnificence ; je sais que, dans une nation fortement hiérarchisée depuis des milliers d’années, tout a pris et gardé l’empreinte de ce hiérarchisme : le langage, les vêtements, l’habitation. N’avoir point de salon, c’est descendre — socialement parlant, — et l’on aime tant à monter !… sur le dos des autres.
Et pourtant !… Si l’on pouvait, si l’on voulait connaître quel agrément, quel confortable, quelle aide dans les travaux, donne à la vie de famille l’installation, pour toute la journée, dès l’aube matinale, dans une grande pièce, bien éclairée, sans draperies aux fenêtres, mais non sans ornements — remplie de meubles simples et commodes, une place où le fauteuil de « papa » l’attend au coin du feu quand il a endossé sa robe de chambre et enfilé ses pantoufles, — où la table à ouvrage de « maman » et la machine à coudre fraternisent avec le vieux piano, ami de jeunesse des parents, où le tableau noir, — oui, le tableau noir du polytechnicien en herbe — trouve sa place auprès de la bonne bibliothèque sans prétention, toute chargée de volumes que chacun peut feuilleter quand l’envie lui en prend !
La corbeille aux raccommodages, voilée sous une housse de cretonne fleurie, et les jouets de Toto et de Totote savent s’abriter dans un coin discret, et dans l’après-midi, quand tout est dans un bel ordre, que le beau tapis a remplacé sur la grande table son frère aîné, encore solide en dépit des ans, qu’un bon feu brille dans la cheminée, que le robuste aralia étale ses palmes vertes et l’anthericum ses rubans satinés, dans la lumière claire, le parlour fait très passable figure et les bons amis qu’on y laisse entrer s’écrient : « Ah ! qu’on est donc bien et gaiement ici ! »
Dans le nord de la France où les choses de l’intérieur sont très bien comprises, c’est la salle à manger qui sert de parlour. C’est toujours, même dans les habitations modestes, une pièce vaste, bien disposée pour remplir cet usage. On lui réserve d’ailleurs, avec grande raison, le côté ensoleillé de la maison. Le salon, froid, guindé, d’un ordre et d’une propreté rigoureusement maintenus, est rarement ouvert.
En province, comme à Paris, et surtout dans les grandes villes, les appartements sont maintenant trop restreints pour que, dans un intérieur modeste, on puisse avoir salon, petit salon, salle à manger et parlour. On doit forcément sacrifier une ou plusieurs de ces quatre pièces. Chacun en ceci arrange sa vie comme il lui convient et fait pour le mieux. Mais je ne crois pas qu’au-dessus d’un certain niveau social il existe une seule famille se passant de salon.
J’ai vu, en ce genre, chez de petits fonctionnaires, des prodiges d’ingéniosité, de bon goût et… de savante économie. Ici, je ne critique plus, je m’incline et j’admire. Oui, j’admire tous ces braves gens qui s’imposent de réelles privations pour remplir ce qu’ils croient être un devoir professionnel.
« Il faut bien tenir son rang », disent-ils. Et après tout, pourquoi les plaindre ! Ils sont heureux à leur manière — pas bien sagement peut-être, mais un peu de sagesse de plus ou de moins n’importe pas toujours au bonheur.
Le jour où, après de longs et patients efforts, ils ont ajouté une petite chaise ou une petite table au mobilier maigrelet, rempli un vide désastreux par une encoignure à bon marché, ou accroché une glace de pacotille sur la muraille nue, ils se sentent grandis dans leur estime, et Madame, en pensant à ses folies somptuaires, reprise ses vieux bas avec une indomptable énergie.
Nous voilà donc en face d’un salon, grand ou petit, luxueux ou modeste, mais, dans tous les cas, considéré comme un sanctuaire réclamant des soins particuliers.
Quand on possède assez d’aisance pour avoir un appartement comprenant deux salons, on a, nécessairement, un personnel de domestiques assez nombreux pour que l’entretien d’une pièce de plus ne soit pas une grosse affaire. Le petit salon sera donc fait tous les jours, cela va sans dire, puisque la poussière amenée par la marche des allants et venants, les traces de travail, les bouts de fil et de laine, les chiffons, etc., s’y renouvellent journellement. Le domestique homme ou la femme de chambre, suivant les arrangements de l’intérieur, se livre à cette besogne avant le lever de « Madame », afin qu’elle puisse se tenir dans son salon pendant que l’on fait sa chambre.
Le grand salon est épousseté tous les jours, mais fait à fond, c’est-à-dire balayé, brossé, ciré, nettoyé, une fois la semaine. On choisit d’ordinaire pour cette opération la veille ou la matinée du « jour de Madame ».
Nous parlerons dans un autre chapitre des grands branlebas aux changements de saison.
Pour « faire le salon » il faut : ouvrir les fenêtres, relever le bas des rideaux d’étoffe ou draperies tombantes pour ne pas balayer dessus, enlever les tapis non cloués, qui seront battus, brossés ailleurs, réunir au milieu de la pièce les chaises, fauteuils, tables, etc., enfin tous les meubles « volants ». On détache alors les embrasses des rideaux, on secoue ceux-ci légèrement, on époussète leurs plis, leurs draperies, en un mot, on fait partout la chasse à la poussière. Quand elle est tombée, on balaye doucement et soigneusement, en évitant les coups de balai aux soubassements des meubles et dans les glaces des vitrines.
Après ce balayage minutieux et prolongé, car il ne faut pas « mettre la cire sur la poussière », on cire et on frotte le parquet. Un grand tapis cloué donne beaucoup de confortable et d’élégance à un salon et évite l’entretien onéreux d’un parquet, mais il a l’inconvénient d’emmagasiner la poussière. Un simple balayage ne suffit pas pour l’en débarrasser ; il faut un brossage au balai de chiendent.
Avant de remettre les meubles en place, on époussète les glaces, les cadres des tableaux, on essuie les moulures des boiseries et les plinthes, les châssis des fenêtres, les marbres des cheminées.
Dans le nord, où la propreté est une religion qui a son culte, les boiseries, surtout dans les vieux hôtels, sont des chefs-d’œuvre de menuiserie et toujours peintes en gris très clair ou même en blanc pur ! On prend des soins inimaginables pour leur conserver une fraîcheur immaculée.
Je sais une maison (la tradition s’y est-elle gardée ?) où, il y a vingt ans, on frottait avec une brosse à ongles bien douce, imbibée d’eau de savon, les moulures des portes et des panneaux. Il est vrai que l’envahissement continuel des fumées de houille et de cette odieuse poussière grasse qu’on appelle à Lille du nom expressif de noirets rend l’entretien des maisons particulièrement difficile ; à Paris et dans beaucoup de villes de France, il n’en est pas de même, heureusement ; un essuyage consciencieux au torchon doux suffit pour éviter aux boiseries la nécessité des lavages. L’usage excellent des plaques de glace à toutes les portes prévient aussi le dépôt d’une hideuse crasse aux endroits où les mains se posent pour ouvrir la porte ou la fermer. J’ai vu, dans de vieilles maisons de province où l’on était plus soucieux d’un semblant de propreté que d’une coûteuse (?) élégance, remplacer ces plaques par de larges et laides bandes de peinture noire.
Le salon bien nettoyé, bien rafraîchi dans tous ses coins et recoins, il faut procéder à l’essuyage des meubles avant de les remettre en place ; on passe légèrement une brosse douce sur les sièges et dossiers des meubles garnis d’étoffe, une brosse de chiendent (pas trop rude) sur les velours, velours d’Utrecht, peluches, tapisseries, etc. ; on essuie avec soin les pieds, les bras, les panneaux des sièges, les tables, les bahuts, etc. Recommander tout particulièrement l’essuyage du piano, meuble compliqué dont les formes, les ornements sont des nids à poussière. Il en est de même des pieds et bras sculptés des fauteuils, des escabeaux, socles, colonnes, etc.
C’est une besogne qui ne peut être bien faite à la dépêche, en coup de vent, car on manie des meubles fins, des objets fragiles, qu’une maladroite brusquerie peut gravement détériorer.
Une des plus minutieuses et périlleuses tâches de celui qui fait le salon, c’est le nettoyage des bibelots. La plupart sont, suivant la vieille expression, des ramasse-poussière. Comment exiger d’un serviteur pressé d’ouvrage qu’il passe un temps considérable à essuyer ces hochets délicats, à les déplacer, à les replacer en bon ordre, au risque de les briser ? Il est très rare d’avoir une femme de chambre ou un domestique assez patients, assez sûrs, pour qu’on puisse les charger de ce service sans inconvénients graves.
Les maîtresses de maison qui ont le goût des bibelots doivent se résoudre à sacrifier une part de leur temps au culte de leurs idoles et se réserver complètement le soin de leurs vitrines, de leurs étagères, de tout ce qui encombre les tables, les murs, la cheminée, le piano.
A elles aussi appartient le soin des plantes vertes, charmant luxe qui jette une note si aimable dans le concert des élégances modernes, mais qui se paye, comme tous les luxes, avec du temps et de l’argent.
Ces pauvres plantes, passant de l’atmosphère tiède et humide des serres dans l’air chaud et poussiéreux de nos salons, y sont bien vite asphyxiées. Le balayage augmente encore leurs infortunes ; il faut donc, sous peine de les voir périr, les soustraire à son influence néfaste, si elles sont transportables, ou ne pas attendre trop longtemps pour les débarrasser de leur poussière.
Ai-je besoin de rappeler qu’on lave, avec une éponge douce imbibée d’eau, les plantes à feuillage lisse et dur : palmiers, aralia, aspidistra, anthericum, dracœna, caoutchouc, etc., mais que les bégonias, coleus, géraniums, etc., ne supportent pas le contact de l’eau quand ils ne sont pas à l’air libre ; on les époussète avec un plumeau très léger, et on bassine leur feuillage à l’aide d’un pulvérisateur.
Il y a des maisons où, le salon une fois fait, on couvre de housses tous les sièges grands et petits, pour ne les déshabiller qu’au « jour de Madame ». C’est une méthode qui a ses avantages et ses inconvénients, il n’y a rien d’absolu dans son emploi.
Si le mobilier est très fin, très frais, en bois doré ou laqué, couvert de broderies, de soieries aux teintes claires, et que vous habitiez une ville où il y a beaucoup de poussière ou de fumée de houille, évidemment vos meubles se trouveront bien d’être couverts — et l’on fait de si jolies housses que l’aspect du salon pourra rester encore presque élégant, — mais si le mobilier est fané ou de teinte sombre, recouvert d’étoffes résistantes, à quoi bon faire la dépense de housses, surtout si vous avez la précaution de ne pas laisser les enfants s’ébattre au salon et poser sur les fauteuils leurs doigts englués de confitures ?
Les mobiliers en tapisserie, si répandus aujourd’hui, et avec grande raison, car ils sont d’un excellent effet décoratif, craignent les housses. Sous l’abri de celles-ci, les mites déposent en paix leurs larves meurtrières. Quand on a employé des laines grand teint et de bonne qualité, il vaut mieux ne pas les couvrir.
Pour terminer enfin, disons qu’en hiver le feu doit toujours être préparé de façon correcte dans la cheminée et tout prêt à flamber avec une allumette.
Un feu préparé « correctement » présente — si l’on se chauffe au bois — une bûche de fond, un peu grosse, deux ou trois rondins légers pour le devant, et une poignée de branches sèches disposées sur l’allume-feu ; si l’on se chauffe à la houille, l’arrangement en pyramide de gaillette et de gailleterie[4] sur du petit bois entre-croisé.
[4] Charbon cassé en morceaux de moyenne et de petite taille.
Dans tous les cas, le foyer doit être net de cendres et de débris.
En été, on baisse le tablier de tôle qui cache l’âtre. En province il n’y a guère que les maisons neuves et bien construites qui aient cet utile accessoire. Dans le plus grand nombre des appartements, les cheminées restent béantes ou sont fermées par de hideux « devants de cheminée ». On peut les remplacer par des devants drapés pareils aux rideaux, ou, ce qui est plus joli, remplir la cheminée avec de la mousse, des plantes vertes, des fleurs en pot, formant un massif de verdure.