Une maison bien tenue : $b Conseils aux jeunes maîtresses de maison
CHAPITRE XI
Ouvrages d’agrément.
Parmi les louanges que Salomon donne à la femme forte, nous trouvons celle-ci : « Sa maison ne craint pas le froid et les intempéries, car elle l’a revêtue à l’intérieur de tentures de tapisseries. »
L’art de tisser des nattes et des tapis pour en garnir le sol ou en orner les murailles est certainement l’un des premiers qu’ait connus l’humanité, car il se retrouve chez les peuples les moins civilisés. Son origine remonte aux temps les plus reculés ; une tradition constante l’attribue à Noëma, sœur de Tubalcaïn et de Jubal, arrière-petits-fils d’Hénoch, fils de Caïn.
En tous pays, à toute époque, on voit les femmes occupées à ce genre de travaux.
Pénélope passe de longues heures devant le haut métier où s’enroule « la toile », tissu délicat d’une grandeur immense[11], où chaque nuit elle défait le travail du jour.
[11] Odyssée, chant VI.
Ulysse chez les Phéaciens, secouru par la gracieuse princesse Nausicaa, reçoit d’elle ces instructions : « Dès que vous aurez atteint le palais et la cour, traversez aussitôt les appartements pour arriver jusqu’à ma mère ; vous la trouverez assise près du foyer, à la lueur de la flamme, filant, appuyée contre une colonne, des laines de pourpre d’une admirable beauté[12] » et plus loin : « Dans le vestibule du palais se trouvent des sièges affermis le long de la muraille. On les avait recouverts de tapis fins et bien tissés, c’était l’ouvrage des femmes. »
[12] Odyssée, chant VII.
Les tapisseries, les voiles brodés, les vêtements ornés de riches bordures, tiennent une grande place dans le luxe romain et plus tard dans le luxe byzantin.
En Gaule, avec l’invasion des Barbares disparaissent momentanément tous les raffinements de la vie et surtout ceux qui se rattachent à l’ornementation de l’intérieur.
Les grossières demeures des rois mérovingiens, demi-fermes, demi-forteresses, ne prêtent point aux somptueux décors. Clotilde, la princesse bourguignonne, et Brunehaut, élevée à la cour noble et fastueuse de son père, le roi des Visigoths, durent cependant apporter avec elles des tissus précieux et des tentures artistiques.
Sous Charlemagne, les relations avec l’Orient ramènent le goût des belles étoffes qui va toujours croissant ; pendant tout le moyen âge les châtelaines, les religieuses, s’efforcent de remplir leurs loisirs par des travaux d’aiguille.
Mes lectrices connaissent toutes, je pense, la touchante histoire de la tapisserie de Bayeux, exécutée, dit-on, par Mathilde, femme de Guillaume le Conquérant, pendant l’expédition qui devait donner à son mari le royaume d’Angleterre.
C’est plutôt une broderie qu’une tapisserie, et le travail est si colossal qu’il semble au moins douteux qu’il ait pu être accompli pendant la vie de la princesse, et même avec l’aide de ses femmes.
Qu’on en juge par ces chiffres dont le simple énoncé parle avec une singulière éloquence.
L’immense toile de soixante-dix mètres de longueur sur cinquante centimètres de largeur porte soixante-douze scènes.
On compte, tant dans ces scènes que dans la bordure, 623 personnages divers, 202 chevaux et mulets, 55 chiens, 505 autres animaux, poissons, oiseaux, etc., 37 édifices, 41 barques et vaisseaux, 49 arbres, plus des inscriptions latines et une foule d’ornements.
Au siècle suivant, le progrès est si rapide, qu’au temps de saint Louis, l’art des broderies en or et argent, des tapisseries, sait déjà produire de véritables chefs-d’œuvre.
Dès lors il va toujours en augmentant et les merveilles créées par l’industrie féminine n’ont plus de limites.
Points de toute sorte, guipures, dentelles, tapisseries, broderies, atteignent un si haut degré de perfection, que nous en sommes réduits encore à les copier servilement.
La Flandre, la Hollande, l’Italie, rivalisent de génie inventif. Dans les couvents, chez les grandes dames, d’infatigables travailleuses penchées sur les métiers, sur les carreaux à dentelles, font naître des prodiges de goût, de patience, de délicatesse d’exécution.
On peut s’en faire une idée en admirant les broderies en relief faites par les demoiselles de Saint-Cyr pour la chambre de Louis XIV à Fontainebleau.
J’ai vu, il y a trente ans, dans un vieux château de Savoie un mobilier de salon à la famille C. de B…; il avait dû user plusieurs vies de femmes : qu’on en juge !
Il comptait deux grands canapés, douze fauteuils, autant de chaises, couverts de tapisseries au petit point, en soie.
Le dessin, exécuté en brun, terre de Sienne, sur un fond blanc (maintenant d’un beau ton d’ivoire jauni), représentait des paysages, des ruines antiques, dans le goût de la fin du XVIIIe siècle.
L’effet général semblerait aujourd’hui un peu sec et mesquin, mais la perfection du travail, le bon goût et la correction artistique des sujets, imposaient une admiration sans mélange.
Que de jours, que de mois, que d’années, avaient passé dans l’accomplissement de cette immense tâche ! Que de fois les châtelaines pensives, l’aïeule au front couronné de cheveux blancs, la mère au visage soucieux, les jeunes filles souriant à la vie, avaient vu le soleil couchant empourprer la neige des Alpes, ou réveiller lentement la vallée au voile de brume !
Il n’y avait pas de chemins de fer en ces temps-là, ni de billets de parcours !
La cour de Piémont était bien loin, la traversée du mont Cenis ou du Petit Saint-Bernard, hérissée de dangers. On naissait, on vivait, on mourait, à l’ombre des tours du château paternel ; la toilette ne demandait pas beaucoup de temps ni de soins ; le lawn-tennis, la bicyclette, n’étaient même pas soupçonnés ; la messe de grand matin, quelques visites de charité, quelques lectures dans les bouquins de la bibliothèque, de loin en loin une excursion à Chambéry ou chez les nobles alliés ou parents, un tel plan de vie laissait bien des espaces vides… et bien des heures à passer devant le grand métier à pieds tournés en bois de noyer !
Les bouleversements amenés par la Révolution, l’émigration des vieilles familles et leur ruine, la dispersion des foyers, et, plus tard, les folies héroïques, la vie enfiévrée du Premier Empire, n’étaient guère propices à un genre de travaux qui demande du calme et de la liberté d’esprit.
L’impératrice Joséphine cependant, créole élégante et raffinée, remit en honneur les jolies broderies sur tulle et sur mousseline des Indes. Il reste de cette époque aussi de très belles broderies en soie et en fil d’or sur drap, pour sièges et tapis de table.
La Restauration vit commencer la vogue des interminables broderies au plumetis sur mousseline et batiste avec des « rivières » de fil tirés, des points à jour faits avec du fil à dentelle…
On employait des aiguilles no 10, du coton no 11 ou 12, chaque point demandait avant de s’aligner d’infinies précautions ; tout était une affaire : le calque du dessin qu’on achetait imprimé en traits épais sur du papier jaune, le « montage » de l’ouvrage sur un papier bleuté (remplacé plus tard par la toile cirée verte), le « tracé et le bourrage » d’où dépendaient la bonne tournure du motif.
Les moralistes et les médecins du temps déploraient en vain « les longues heures passées à compter les fils d’un point à jour, ou à aligner les points d’un feston » au grand détriment de la vue, de la santé et du développement intellectuel.
Les anciens ouvrages d’art, la guipure, la dentelle aux fuseaux, les applications de galons, de paillettes sur étoffes, étaient délaissés comme « antiquailles ». La tapisserie même, livrée au plus complet désordre, et en même temps à une rare pauvreté d’invention, ne comptait plus que de rares adeptes, et quelles œuvres elle enfantait !
C’était un chat ou un chien (quel chien et quel chat !) accroupi sur un coussin vert ou un coussin rouge, un bouquet de roses, un bouquet de pensées, une corbeille de fleurs, un berger et sa bergère, inouïs, fabuleux de forme et de couleur !
Et cela dura une bonne quarantaine d’années, car il fallut, pour ramener les saines traditions en fait d’ouvrages féminins, cet engouement réel et durable pour les antiquités qui aura marqué les dernières années du XIXe siècle.
Mes contemporaines, mères ou grand’mères de mes lectrices, se rappellent certainement les hideux chefs-d’œuvre perpétrés par nous et nos pareilles dans notre jeunesse sous le nom générique de petits ouvrages.
C’était des abat-jour en percale effilée ou en papier découpé, chiffonné, frisotté, bons à jeter au panier au bout de quinze jours, des allumettes en saule, d’un joli effet décoratif, mais vouées comme les abat-jour à la poussière et aux mouches !
Dans le même ordre d’idées, des fleurs en papier, dahlias, reines-marguerites, œillets, raides comme des aiguilles à tricoter, des tapisseries à tons crus, hurlant de se trouver ensemble, sautant aux yeux, vous poursuivant d’impitoyables lignes géométriques, des ouvrages au crochet avec d’immenses trous et du coton molasse…
Et la potichomanie !… Je me félicite, je me glorifie, ce sera un baume pour ma vieillesse d’avoir échappé à la potichomanie.
Je l’ai vue sévir avec rage autour de moi, mais le fléau a respecté ma jeunesse et mon innocence, et je ne suis pas même coupable d’un porte-allumettes !
Une paire de potiches grand modèle et d’un beau dessin coûtait, une fois terminée, de quarante à quatre-vingts francs ! oui, vous avez bien lu, quatre-vingts francs pour un objet fragile que le moindre choc pouvait briser, et dont la lumière du jour avait fait peu à peu disparaître toutes les teintes, au bout de quelques mois !
Il y avait assurément des objets moins chers, et pour une dizaine de francs on pouvait poticher, mais c’était misérable !
La potiche était en verre blanc, assez large d’embouchure pour que l’on pût y passer la main, voire même le bras.
Les fournitures consistaient en feuilles de chromo-lithographies, fort chères à cette époque, et représentant, sans la moindre fantaisie ni couleur locale, des chinoiseries, personnages, paysages, fleurs, oiseaux, etc… Il y avait aussi des sujets étrusques et pompéiens.
On découpait les motifs, on les enduisait sur l’endroit d’eau gommée, puis on les appliquait à l’intérieur du vase en appuyant fortement, de façon à ce que le verre adhérât sans lacune au papier.
On les disposait en motifs plus ou moins rapprochés et groupés avec art autant que possible.
Quand le tout était sec, on posait un enduit, sorte d’émail épais, bleuâtre ou verdâtre, destiné à figurer la porcelaine.
Cette opération fort difficile effrayait les novices ou les timides qui envoyaient leurs potiches chez les professionnels pour faire poser les fonds.
La manie, que dis-je ? la frénésie des « ouvrages d’agrément » sévit dans certains intérieurs, surtout en provinces, où les journées sont longues et les distractions peu nombreuses.
L’art assurément n’y gagne guère et le confortable non plus, car cette ornementation compliquée, ces nœuds, ces pompons, ces franges, ces broderies, ces fleurs, ces dentelles, brisent les lignes et arrêtent le regard déjà agacé par l’abus des bibelots.
Les meubles couverts de tentures, de draperies, de coussins, finissent par ressembler à un étalage de grand magasin, on craint de faner, d’écraser, de froisser toutes ces jolies (?) inventions, et l’on cherche des yeux, sans les trouver, quelque bon fauteuil, quelque simple chaise, où s’installer commodément ne soit pas un crime de lèse-fanfreluches.
Le temps, le soleil, la poussière, ont d’ailleurs assez vite raison de ces puérils décors ; les rubans passent, les dentelles se salissent, emmagasinent tous les atomes volants ; si on essaye de les en dégager, la brosse effiloche laines et soie, et au bout de peu de temps, de quelques mois à peine, un ouvrage, qui a demandé beaucoup de travail et coûté pas mal d’argent, n’est plus bon qu’à alimenter le panier aux chiffons.
C’est là une perte appréciable, surtout pour les personnes peu habiles qui, incapables de « lire » correctement un dessin, ou de copier un modèle, se servent de travaux échantillonnés, toujours vendus fort chers.
Comme toute médaille a sa face aussi bien que son revers, ceci a l’avantage de faire vivre beaucoup de femmes, très méritantes, ouvrières ou dames du monde tombées dans le malheur, qui trouvent des ressources sérieuses dans le travail d’échantillonnage ; mais, d’un autre côté, le budget de ménage, à l’article Divers, est grevé plus lourdement qu’on ne pourrait le croire par ces achats sans cesse renouvelés de « fournitures pour travaux d’agrément ».
Voilà pourquoi je vais tenter d’indiquer à mes lectrices, d’abord la sélection raisonnable, la sélection artistique et pratique à la fois, à faire entre les genres de travaux d’agrément, puis, ce point établi, la manière de les conduire, de les exécuter de façon à ce que la dépense faite soit en proportion avec le résultat obtenu.
Je n’hésite pas à le proclamer tout de suite : sont à bannir « d’une maison bien tenue » tous les ouvrages à bon marché imitant plus ou moins les beaux modèles des maisons renommées en ce genre.
Le dilemme est là qui vous tient dans ses pinces : Si une large aisance vous permet les fantaisies, pourquoi déshonorer votre intérieur par de hideux ou ridicules objets ?
Si vous n’avez ni assez de temps ni assez d’argent pour vous donner des choses jolies et durables, sachez vous en priver ou du moins en diminuer le nombre.
Il y a beaucoup de choses dont on ne peut se passer, du moment que l’on a une certaine situation dans le monde, mais on peut toujours ne pas encombrer son appartement de colifichets inutiles.
Je dirai donc : étant donnée la somme que vous pouvez consacrer aux ouvrages d’agrément, employez-la à de beaux objets faits d’après de beaux modèles et avec des fournitures de qualité supérieure.
Ne vous laissez pas séduire par des idées d’économie mal entendue, qui vont juste au rebours de leur but.
Un exemple : Il y a des personnes qui, pour épargner le temps et la laine, font de la tapisserie, non pas au point croisé, mais au point lancé en dessous, c’est-à-dire en tendant un fil sur lequel on croise la rangée supérieure des points.
Ceci donne mauvaise grâce à l’ouvrage qui se tire tout de biais dans un sens, et, inconvénient plus grave, le fil de dessous s’use très vite, et au bout de peu de temps le blanc du canevas apparaît. C’est de la besogne de pacotille.
Quelles leçons nous donnent sur ce point nos aïeules ! Il faut voir ces tapisseries d’il y a un siècle, à points serrés sur canevas toile, à envers noué solidement, pour se rendre compte de ce que doit être un ouvrage destiné à braver les ans !
Autre exemple : Les roues ou rosaces au crochet eurent leur vogue, mes contemporaines s’en souviennent.
Que de couvre-lits, que de dessus d’édredons, de dessus de fauteuils, furent exécutés en ce temps-là ! Les bien avisées employaient de beau cordonnet de coton, d’un numéro moyen avec un crochet soigneusement assorti. Les pressées de jouir, les économes, prenaient du gros coton pas cher, un gros crochet, un modèle à grands trous, avaient fini bien avant les autres, mais, au premier blanchissage, quel spectacle d’horreur que leurs hâtifs chefs-d’œuvre !
Les femmes sensées et qui entendent l’économie avec intelligence ne tombent point dans ces erreurs. Elles savent la vérité de l’adage : « Le temps ne respecte que ce qui a été fait avec lui » et accordent à leurs travaux d’agrément « time and money », le temps et l’argent nécessaires pour exécuter une œuvre belle et solide.
Elles proscrivent aussi ces ouvrages de fantaisie qui, par leur genre même, sont voués à une destruction prompte et inévitable.
Tels sont, entre autres, ces travaux en tricot de laine dont les teintes passent si vite, et dont les vers font leurs délices.
Il y a cinquante ans, ils étaient en grande faveur ; point de salon bourgeois qui n’eût son ou ses tapis de mousse en laine verte détricotée,… ils étaient émaillés de fleurs ! oui de fleurs en laine, marguerites, coquelicots, boutons d’or, posés avec une impeccable symétrie.
Au même ordre appartiennent les poufs, les brioches, les coussins au crochet ou au tricot, nids à poussière, couveuses à mites.
Tous les paniers, corbeilles, porte-allumettes, pelotes, etc., en petits rubans, en papier froissé, rentrent dans cette catégorie d’objets qui ne sont jolis qu’au moment où l’on vient de les faire et ne sont utiles qu’à amuser les fillettes.
Il y a des ouvrages que je n’hésite pas à qualifier carrément, brutalement, d’ouvrages bêtes. Tels sont ceux qui exigent une dépense quelconque de temps ou d’argent pour n’arriver qu’à un résultat éphémère et sans valeur artistique. Plus ils sont coûteux, plus ils sont absurdes, puisqu’ils constituent un véritable gaspillage de forces vives.
Tout ouvrage qui n’a en lui-même aucune source de beauté durable doit être proscrit par les gens de goût.
OUVRAGES DE TAPISSERIE
Ils sont au premier rang parmi les travaux féminins ; j’en ai vu qui étaient de véritables œuvres d’art, mais, hélas ! on n’en peut dire autant de tous !
Le discernement des styles, la science des couleurs, le sentiment de la ligne, font trop souvent défaut aux travailleurs, surtout en province. On copie d’exécrables modèles conçus en dépit de toute esthétique, on s’acharne à reproduire des nuances criardes, des effets violents de tons qui se heurtent, un décor grotesque où l’on a ainsi employé en pure perte beaucoup de temps et d’argent.
On peut m’objecter que le goût du beau, l’art de bien choisir, ne sont le fait que d’une élite, appelée, soit par des dispositions naturelles, soit par une éducation artistique soignée, à reconnaître promptement la bonne voie. J’admets ceci sans contestation, et, comme cet article ne doit point trop s’éloigner des sentiers pratiques, nous supposerons que l’on a fait un choix judicieux, que le dessin, les nuances, le style adopté, conviennent au genre du meuble, à sa forme, à l’endroit qu’il doit occuper, à l’emploi auquel on le destine ; qu’on n’a pas pris, pour couvrir un fauteuil Louis XV, les majestueuses fleurs du style Louis XIV ou les guirlandes un peu raides du style Empire ; qu’on ne mettra pas un fond bleu pâle ou vert tendre à une fumeuse, ou des tons passés à un pouf oriental, qu’en un mot on se sera gardé de tout barbarisme, de tout solécisme même.
Reste la question d’exécution.
Je ne saurais trop engager mes lectrices à ne prendre pour ces grands ouvrages qui dévoreront une part de leur vie que des fournitures de premier ordre : laines de teintes fines et solides, canevas renforcé, soies sans mélange de coton. La bonne qualité des matériaux employés assure la durée de l’œuvre.
On est obligé de prendre une assez grosse provision de laine d’un coup quand il s’agit d’un ouvrage considérable, fauteuil, chaise ou longue bande, car il ne faut pas s’exposer à se trouver à court d’une nuance qu’on ne pourra plus trouver dans le commerce. Or ces provisions de laines sont vouées à plus d’un danger. L’air passe les nuances et feutre les fils, les mites causent de terribles ravages.
Les écheveaux seront donc laissés en bloc, enveloppés dans un papier épais, bien ficelés, tels qu’ils sont livrés par les marchands, on n’en prendra que deux ou trois petits pour le courant du travail ; on dévide ceux-ci très légèrement sur de petits cartons carrés.
La vieille coutume usitée pour la laine de Saxe, de couper un écheveau en deux et de l’insérer dans une sorte d’étui de papier, est inapplicable à la laine de Hambourg, toujours prête, comme je viens de le dire, à se feutrer et à se gripper.
Il est bon de consacrer à ses ouvrages de tapisserie un tiroir spécial, ou même une caisse à couvercle emboîtant, doublée de papier pour empêcher la poussière et les insectes d’y pénétrer. On y range les ouvrages finis et non montés, les ouvrages en train, les modèles, les paquets de laine, et on y glisse quelques boules de naphtol. De temps en temps d’ailleurs, il est prudent de visiter ses tapisseries.
Les bouts de laine, les pelotons entamés, auront aussi leur petite boîte, établie avec les mêmes précautions que la grande ; le tout sera rangé dans une chambre au nord et à l’abri de l’humidité.
Bien que je ne veuille point faire un article « d’ouvrages à l’aiguille », je crois que quelques observations sur l’emploi des ouvrages de tapisseries seront de mise ici.
Il est un peu restreint maintenant, et certains ouvrages, qui faisaient les délices de nos mères, tels que pantoufles, calottes, bretelles, ronds de serviettes, vide-poches, etc., sont totalement passés de mode, mais on trouve encore dans l’ameublement de nombreuses occasions d’exercer son goût et son habileté.
Les coussins, les bandeaux de cheminée, brise-bise, cordons de sonnette (une bien vieille mode qui revient), petits tapis avec points variés, pochettes à ouvrage, etc., etc., offrent un champ varié a la fantaisie et à l’imagination.
Les bandes de tapisserie au bord des rideaux sont un très bel ornement. Elles ont été très à la mode pour des sièges, on en a même abusé. On est revenu maintenant à des idées plus saines, on ne les prodigue plus à tort et à travers, on les réserve pour les sièges sans bois apparent ; pour les autres, on emploie des pleins : guirlandes, sujets ou semis, dont il faut soigneusement assortir le style à celui du bois, chaise, fauteuil ou tabouret.
Les tapis de table et les tapis de pieds, foyers ou carpettes, ne sont point une heureuse invention. Ils sont très longs à faire, coûtent fort cher, et l’on est tout étonné de voir qu’après tant de peine et de frais, on n’a obtenu en somme qu’un résultat mesquin au point de vue décoratif. Le point carré est trop lisse, trop tiré, rien ne vaut sur le sol le velouté, le moelleux d’une belle moquette (ceci ne s’applique pas toutefois aux tapis de chapelles et d’oratoires faits par carrés séparés avec de la laine et du canevas très gros, et qui constituent un fort bel ouvrage).
Pour les tables au contraire, l’épaisseur de la laine et du canevas donne un effet lourd et disgracieux. Néanmoins il y a une combinaison qui concilie toutes les discordances pour ce dernier emploi, c’est de faire le dessus de la table en étoffe unie, drap, velours ou peluche, et le bord du tapis en tapisserie ; soit que l’on adapte la forme emboîtante, la meilleure à mon avis, soit qu’on s’en tienne au classique carré, on obtiendra toujours un bon résultat,
Les soies pour broderies ou tapisseries sont aussi difficiles à conserver que les laines. Si elles n’ont rien à craindre des mites, elles sont exposées à cette très fâcheuse maladie que l’on appelle « piqûre ». C’est une sorte de moisissure qui enlève la couleur et sème de taches blanchâtres ou noirâtres les objets qu’elle atteint.
Pour en défendre les soies, il faut envelopper écheveaux et cartes dans du papier très fin et les serrer dans une boîte bien fermée, placée dans une armoire bien sèche en toute saison.
La petite provision destinée à servir immédiatement doit être mise dans un sac ou une corbeille à l’abri de la lumière qui fait passer les teintes.
Ce dernier mot amené sous ma plume me remet en mémoire un phénomène d’optique que j’ai vu se renouveler plus d’une fois, et que je veux signaler à mes lectrices pour leur éviter l’ennui d’avoir à défaire un grand bout d’ouvrage.
Il arrive que deux laines qui semblent exactement de la même couleur à la lumière du jour soient absolument dissemblables à la lumière artificielle.
C’est surtout dans les tons gris et beige que ce fait se produit ; de sorte que vous pouvez avoir travaillé toute une journée à un fond, par exemple, croyant vous être servie de la même laine, et que, le soir venu, vous vous apercevez avec stupeur qu’un de vos gris est fauve et l’autre violacé. Le seul moyen de parer à cet inconvénient, c’est, comme je l’ai dit plus haut, et pour les fonds surtout où la moindre nuance fait tache, de prendre d’un coup une forte provision de laine ou de soie.
Les soies et laines blanches, ou de teintes très claires et très fines, doivent, pour éviter les altérations, être enveloppées soigneusement et « à part », même pour celles destinées à un emploi immédiat.
OUVRAGES EN FIL
Un des avantages des ouvrages en fil, c’est qu’ils coûtent assez peu comme matières premières. C’est, va-t-on me dire, prendre la question par un petit côté : il a son grand mérite, ce petit côté ; supposons un intérieur où il y ait trois femmes, la mère et deux filles, ayant toutes trois la passion des ouvrages d’agrément. Il est certain que si cette passion se cantonne dans les broderies d’art, ou même dans la tapisserie de haut style, le prix des fournitures atteindra promptement un chiffre très élevé, tandis que les guipures, dentelles au fuseau et au crochet, filets brodés, etc., ne réclament que quelques écheveaux de fil ou quelques pelotes de coton.
Les soins d’ordre à prendre en ce qui les concerne sont d’employer des matériaux de première qualité, de les tenir enfermés à l’abri de l’air dans des boîtes ad hoc, de réunir dans un carton les échantillons exécutés, dans un autre les dessins et indications. J’en dirai autant pour les ouvrages au point de croix, charmants travaux qui apportent une large contribution à l’embellissement de la demeure et à celui des vêtements.
OUVRAGES DE LAINE AU TRICOT ET AU CROCHET
Mêmes soins, mêmes rangements que ci-dessus ; mais employer de préférence des petites caisses garnies de papier bleu à l’intérieur, et fermant par un couvert bien clos, soit à coulisse, soit emboîtant. Y mettre du naphtol ou du camphre pour éviter les mites.
Les outils de travail, aiguilles, navettes, crochets, ont pour principal ennemi l’humidité qui rouille l’acier et fait « jouer » le bois.
Si l’on veut les conserver en bon état, il faut donc les tenir dans un tiroir ou un coffre bien sec ; les aiguilles à tricoter réunies en faisceau lié solidement, les crochets dans des boîtes ou des étuis à leur taille… les moules, il y en a de tant de sortes ! mis ensemble dans un carton.
Toutes ces précautions coûtent fort peu de temps et en épargnent beaucoup.
L’économie y trouve aussi son compte puisqu’il faudrait renouveler les objets détériorés ou perdus.
BRODERIES D’ART
Le goût est fort heureusement revenu à ces splendides travaux que l’on appelle broderies d’art. Ils sont coûteux et laborieux, mais pour les personnes qui peuvent se l’accorder sans dépasser les limites de leur budget, ils sont un très beau luxe.
Répéterai-je pour la centième fois (je suis vieille et j’ai un peu le droit de radoter) que là surtout, il ne faut pas viser aux petites économies ; drap, velours, satin, étoffes brochées, galons, fils d’or fin, cordonnets de soie, chenilles, etc., que tout soit non seulement bon mais excellent ; c’est une condition absolue pour le succès et la durée.
Je n’ai point à revenir sur le choix des teintes, des dessins, des styles, etc., tout ce que j’ai dit plus haut à propos de la tapisserie trouve son application ici.
Il en est de même des soins à prendre pour l’emploi et la conservation des matériaux et des ouvrages ; j’ajouterai seulement que j’engage les travailleuses à conserver, étendus bien à plat dans un carton ou une boîte, les moindres bouts des chiffons précieux qu’elles ont mis en œuvre. Cela sert toujours de façon ou d’autre. Il y a une foule de jolies babioles, pelotes, sachets, couvre-livres, etc., qui utilisent les plus petits morceaux.
Il est bon d’avoir des boîtes ou au moins des compartiments séparés, pour les morceaux de laine, drap ou velours et peluche, ceux de soie, les galons métalliques, les franges, rubans, etc., car tout mettre pêle-mêle est aussi dommageable à la conservation des objets qu’au bel ordre d’« une maison bien tenue ».
Et pour finir, au risque d’allonger ce chapitre, déjà bien long, je veux donner à mes lectrices le régal d’un petit morceau très peu connu et qui les intéressera, je l’espère, autant qu’il m’a intéressée moi-même.
Je l’extrais d’un curieux recueil d’anecdotes publié à Bruxelles en 1785 sous les initiales : M. D. L. P.
« On a remarqué depuis peu au château de Maintenon un écran dont on va donner la description :
« Il est rond et couvert d’une étoffe d’or sur laquelle est brodé un soleil d’où partent seize rayons, et on lit sur chacun d’eux les mots suivants aussi brodés sur l’étoffe :
« A l’extrémité sont des petites cases couvertes d’une feuille de talc ; elles sont au nombre de seize et renferment chacune quatre vers :
La lecture des seize quatrains pourrait sembler fastidieuse, ils sont tous du type des trois premiers que nous donnons ci-dessus et contiennent la glose d’un des mots brodés sur les rayons.
« Enfin, autour de cet écran, sont encore brodés ces vers qui forment une espèce d’exergue :
Et voilà comment, il y a trois siècles, l’adoration quelque peu fanatique inspirée par un grand roi se traduisait sous toutes les formes, même celle bien inattendue d’un « ouvrage d’agrément ».