Une maison bien tenue : $b Conseils aux jeunes maîtresses de maison
CHAPITRE V
Approvisionnement.
« Semblable à un vaisseau chargé de marchandises précieuses, elle vient vers nous. »
Salomon, Les Proverbes.
C’est de la femme forte que l’Écriture parle ainsi, et si on la comprend au sens littéral, elle prouve que, de tous temps, la femme, maîtresse du logis, a eu la charge d’en assurer l’approvisionnement.
Dans les intérieurs modestes, où l’on n’a que peu ou point de serviteurs, la mère de famille va au marché et souvent, se conformant jusqu’au bout au texte biblique, rapporte elle-même ses achats.
Les Parisiennes mettent à cela une grâce toute particulière ; petit paquet de-ci, petite boîte de-là, soutenus par un nœud de ficelle ou enfouis dans le coquet « ridicule », elles trouvent moyen de transporter une invraisemblable quantité de choses, sans que la prestesse de l’allure, le dégagé des mouvements, la finesse des lignes, en soient atteints, et quand, arrivées « at home », elles ont couvert une table de ce qu’elles avaient en main, en fait d’articles variés, une provinciale resterait ébahie devant ce spectacle. (En province il est convenu que, du moment qu’on appartient à une certaine classe, on ne peut décemment porter un paquet.)
Mais ceci n’est qu’une digression, et dans cette causerie nous avons à nous occuper de la façon d’approvisionner une maison, beaucoup plus que de celle d’y faire entrer les provisions.
Nous allons traiter la question de l’approvisionnement sous le seul point de vue de l’achat des denrées et objets, leur utilisation, leur conservation, rentrant dans la spécialité des manuels d’économie domestique.
Les conditions d’achat doivent satisfaire les goûts et les convenances de la famille et aussi la sage économie habituelle dans une maison « bien tenue ».
Cette question d’économie est un des gros soucis budgétaires, aussi bien chez les particuliers que dans le gouvernement de l’État. Elle dépend presque uniquement de la maîtresse de maison qui, étant beaucoup plus à même que son mari d’apprécier les besoins réels, impérieux, de la consommation en toutes choses, possède seule des données sérieuses comme base de la dépense.
C’est à elle qu’appartient le soin de choisir, de commander, de régler avec les domestiques et les fournisseurs et de tirer le meilleur parti possible des sommes mises à sa disposition par le mari, chef de la communauté. C’est à elle qu’incombe la tâche ardue d’empêcher le gaspillage, les détériorations, les excès d’emplettes ou d’emploi, enfin tout ce qu’on entend par le terme si expressif de « coulage ».
En ceci, comme sur bien d’autres points, c’est l’ensemble de bonnes habitudes, sévèrement maintenues, bien plus que la fréquence d’une surveillance taquine et tracassière, qui assure le bon fonctionnement du service.
La tenue d’une maison comporte divers genres d’approvisionnements.
Il y a d’abord l’approvisionnement quotidien assuré par les achats au marché et chez certains fournisseurs, puis les approvisionnements proprement dits.
Ceux-ci n’ont plus guère de raison d’être qu’à la campagne, où il faut se trouver sur place en mesure de faire face à toutes les éventualités.
A la ville, avec les facilités de toutes sortes que l’on rencontre à chaque pas, pour ainsi dire, les provisions sont choses tout à fait contraires au confortable et à l’économie.
Au confortable d’abord ; parce que, pour ne pas laisser perdre les denrées entassées, on les consomme, sinon avariées, au moins défraîchies. On fait ainsi gronder le mari, grogner les enfants, murmurer les domestiques qui se voient condamnés aux restes à perpétuité. L’agrément de la vie y perd considérablement, et l’économie encore plus.
Il y a en effet des altérations sur lesquelles la volonté, la plus édifiante abnégation, ne peuvent faire passer : du beurre ultra-rance, des confitures fermentées, du fromage moisi, des biscuits émiettés, des sirops aigris, du vin tourné, ne sont plus bons qu’à jeter ; on perd donc la somme qu’ils ont coûté aussi complètement que si elle était volée ou anéantie.
J’entends déjà s’élever l’objection : « Mais si l’on prend les précautions voulues pour conserver les denrées, les accidents de ce genre ne se produisent pas. » A cela je répondrai que, si bien que l’on s’y prenne, si parfaitement outillé que l’on soit, si assidûment que l’on surveille, il y a des artisans de malheur auxquels on n’échappe pas. Le temps est le principal ; l’humidité, la chaleur, la gelée, la poussière, viennent lui apporter leur aide et le résultat est… une cargaison à jeter à la mer. Il est si simple de laisser ce déchet à la charge des commerçants spéciaux ! chez qui d’ailleurs il ne se produit guère, en raison du grand débit qu’ils ont, surtout s’ils ont une maison importante.
Enfin les approvisionnements, très copieux comme quantité et variété, exigent un emplacement qui n’existe guère dans les appartements de ville ; de plus ils obligent à des frais de transport qui réduisent l’économie sur l’achat, car la fameuse phrase « envoyé franco à partir de… » n’est souvent qu’un leurre. Il y a toujours les menus frais de factage, les pourboires, etc., et de plus, pour arriver au franco promis, on majore la commande et la consommation est augmentée. Il n’y a d’intérêt réel à faire des provisions que si le train de maison est assez considérable comme personnel, comme réceptions, pour que la provision faite soit promptement consommée, ce qui permet d’abord de n’en rien perdre par altérations, et puis de faire les achats en quantités assez considérables pour obtenir des prix de gros ou au moins de demi-gros.
Mais, vont me dire des lectrices qui se piquent d’être très ferrées sur le chapitre de l’économie domestique, on peut assurer cette forte consommation en se réunissant à plusieurs pour faire venir les envois.
C’est le principe des syndicats d’alimentation, excellent quand il est appliqué sur une grande échelle, beaucoup moins efficace quand il s’agit de petits groupes.
Je veux supposer que tout ira pour le mieux dans votre association ; que les cinq, six, dix personnes qui la composent seront toutes des modèles de prudence, de douceur, de loyauté, d’esprit conciliant ; qu’il n’y aura ni défiances, ni susceptibilités, ni soupçons chez les associés ; que la personne chargée de la répartition sera toujours comblée de louanges et de remercîments par ses copartageantes ; qu’on ne réclamera jamais sur le poids du chocolat, la blancheur des bougies, la grosseur des oranges, le parfum des mandarines, le bon aspect des fruits confits, etc., que les rentrées pécuniaires se feront avec une touchante régularité, que personne n’aura « oublié sa bourse », ou ne sera « un peu gênée », ou « étonnée que l’on règle si tôt »… C’est accorder beaucoup, car, pour bien des femmes, le brevet de maîtresse de maison capable implique une forte dose de combativité. Mais, enfin, admettons, comme je l’ai dit, que tout aille pour le mieux, il n’en restera pas moins l’aléa auquel sont soumis tous les ménages.
Pour une raison ou une autre, deuil, maladie, voyages, changements de résidence, il y aura toujours un membre de l’association qui refusera sa part de telle ou telle commande, la laissant retomber sur les autres qui n’en ont que faire. Une bonne partie de l’économie se trouve ainsi annihilée ; et d’ailleurs, est-elle bien notable ?
Les grands fournisseurs se contentent maintenant d’un gain si minime, qu’on se fait une illusion complète quand on s’imagine qu’on pourra « gagner sur eux » en évitant leur intermédiaire.
J’ai dit : « les grands fournisseurs » ; ceux-là seuls sont à même de faire face à toutes les nécessités de l’approvisionnement : bon marché, variété, quantité, fraîcheur.
Il semble assurément cruel de se ranger de leur côté contre les marchands de détail qui ont tant de peine à vivre. Le cœur saigne quand on pense aux misères de ceux-ci, à leur acharnement dans une lutte inégale où ils sont sûrs de succomber, mais dans ces pages, où la confiance de mes lectrices veut bien me suivre, malgré l’aridité du sujet, — et je leur en suis infiniment reconnaissante — je leur dois avant tout la vérité.
Eh bien ! cette vérité, c’est que pour tous les genres d’approvisionnement, il n’y a d’économie sage et de succès assuré qu’en s’adressant aux bonnes maisons, non pas à celles qui font le plus de bruit, de réclame et d’étalage, mais à celles que la notoriété publique entoure et désigne à l’estime de tous.
Ces maisons-là puisent elles-mêmes aux meilleures sources de production ; leur grand débit, leur crédit solide, leur assurent la fidélité de leurs fournisseurs pour le plus grand profit de leurs clients ; enfin pour les règlements de compte, pour les relations avec la domesticité, il n’y a point à craindre les indélicatesses ou les petites traîtrises auxquelles auront recours les commerçants aux abois.
Quand vous avez eu la chance de trouver des fournisseurs sûrs et capables, tenez-vous-y, vous avez tout avantage à leur rester attachés.
Il y a des personnes qui se vantent de n’avoir aucun lien de cette sorte.
« Moi ! je vais n’importe où, chez n’importe qui. Les marchands vous servent bien mieux les premières fois pour tâcher d’avoir votre pratique, etc. »
Qui ce raisonnement absurde peut-il persuader ? Est-ce que les marchands ne sont pas en nombre limité ? Et passât-on sa vie à parcourir tous les quartiers de la ville, est-ce qu’on ne retomberait pas fatalement sur les mêmes au bout d’un certain temps ?
Les « bonnes familles » ne connaissent pas ces méthodes fantaisistes pour le gouvernement des choses de la vie. On s’y fait gloire des liens de fidélité réciproque qui unissent le négociant à sa clientèle, liens qui, parfois, par un touchant usage, deviennent héréditaires.
Un côté épineux des rapports avec les fournisseurs, c’est leurs relations pécuniaires avec les domestiques.
Il est excessivement rare que, sous une forme ou sous une autre, la cuisinière ne reçoive pas une prime sur ses achats, et il est impossible aux maîtres d’intervenir en ce cas, rien ne leur en donnant le droit. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est d’exiger impérieusement qu’on n’aille pas confier la fourniture de la maison à tel ou tel commerçant, grand ou petit, n’ayant obtenu cet avantage qu’à grands renforts de « pots de vin » donnés aux serviteurs.
C’est une tradition fort en honneur dans les intérieurs modestes, que la maîtresse de maison doit elle-même « faire son marché ».
Il y a, selon moi, beaucoup à dire sur le bien-fondé de cette prescription, car si l’on évalue la perte de temps, très considérable, le dommage causé aux vêtements, aux chaussures, les graves inconvénients du manque de surveillance « at home » pendant les heures de la matinée, on est bien forcée de convenir qu’en restant chez elle, en travaillant aux effets de la famille ou à la réparation du linge, en s’occupant du rangement de ses armoires ou de la mise en état de l’appartement, la maîtresse de maison gagne bien plus que les quelques centimes d’économie réalisés sur le marché.
Il y a toujours profit à éviter la vie errante, même quand on déambule pour les motifs les plus légitimes. Cela ne veut pas dire assurément qu’il faille s’en remettre en aveugle à la gérance de la domestique, mais il suffit pour la maintenir dans la bonne voie :
1o De se faire rendre compte des achats et de les examiner après son retour ;
2o De faire de temps à autre son petit tour de marché pour connaître le prix moyen des choses ;
3o De passer chez les principaux fournisseurs, au moins une fois par mois.
Cette tournée d’inspection tient les gens en haleine et fait sentir le frein.
Dans les maisons de plus haut style, la cuisinière est toujours chargée des achats sous sa responsabilité, mais l’action de l’« œil du maître », ou plutôt de la maîtresse, doit se faire sentir là aussi, et le contrôle sur la quotité et la qualité des achats s’exercer sans faiblesse, si l’on veut tenir à distance le gaspillage, les larcins et le désordre.
Il ne faut jamais laisser entrer dans la maison poisson ou volaille défraîchis, gibier plus que mûr, beurre rance, fruits gâtés, etc. Cela est moins difficile à obtenir qu’on ne croirait. En stimulant l’amour-propre d’une fille intelligente et honnête, on lui fait faire des prodiges en ce sens. Elle prend à cœur l’intérêt de la maison, elle met sa gloire à avoir du beau et du bon et à ne pas le payer trop cher ; elle se fait ainsi au marché une réputation de fille capable dont elle aime l’auréole.
Si l’on a affaire à une imbécile ou à une nonchalante, il est évident qu’on n’arrivera pas à les dresser ; mieux vaut s’en défaire.
Un autre point délicat de l’achat par les domestiques est la question de quantité. Là aussi, la surveillance de la maîtresse est indispensable, surtout dans les premiers mois du service, car c’est là un des canaux par lequel le coulage est le plus facile et le plus dommageable. Les notes d’épicerie, de boucherie surtout, s’enflent rapidement et démesurément, et quand, au règlement du livre, la maîtresse s’effraye du nombre des kilos de viande engouffrés pendant le mois, la cuisinière ne manque pas de dire, en pleurnichant ou avec insolence, suivant son humeur :
« Je ne sais pas comment ça se fait, je n’ai pris que ce qu’il fallait ; Madame sait bien que Monsieur ne veut pas qu’on lui serve deux fois de suite le même plat de viande, et François fait la grimace ou me dit des sottises quand je veux lui faire manger le bouilli ! »
Résultat : un formidable chiffre pour la viande de boucherie dans un mois où l’on n’a eu que trois ou quatre petits dîners et où l’on a consommé, en outre, de la volaille, du gibier, du poisson et de la charcuterie fine pour une somme fort appréciable.
Des tracasseries, des reproches aigres, des menaces de renvoi, n’améliorent point la situation, et quant à l’espoir de convertir François aux charmes du bouilli et d’empêcher la femme de chambre d’apprécier les tranches de filet, il est tout à fait vain.
Il faut tâcher avec mesure et fermeté de faire prendre à la cuisinière la bonne habitude de refuser les morceaux trop volumineux et de ne pas encombrer ses buffets de victuailles par des achats inutiles.
Je ne fais pas entrer ici en ligne de compte le manque de probité, le forcement de l’approvisionnement pour rendre plus lucrative la vente des « arlequins », des graisses, etc. Dans une maison bien tenue, on ne garde pas de domestique se livrant à de telles pratiques, mais c’est si difficile à saisir sur le fait !
« Madame se plaint parce que j’emploie trop de beurre, me disait une cuisinière bretonne ; que dirait-elle si je faisais comme Corentine, qui en use treize livres par semaine chez Mme X…, où il n’y a que quatre maîtres !
— Eh bien, Corentine est une voleuse.
— Pas du tout, elle emploie tout le beurre dans la sauce, mais quand le plat est revenu de la table des maîtres, elle remet le beurre dans un pot et le vend toutes les semaines à la petite auberge du coin. Puisque c’est un reste, elle ne le vole pas ! »
Cette casuistique mène loin, et, sous prétexte de restes, que de choses disparaissent ainsi !
Une maîtresse de maison entendue qui sait se rendre compte de ce qu’exige la consommation normale de sa maison, supputer ce qu’y ajoute l’extraordinaire : dîners, réceptions, etc., et ne craint pas de faire l’enquête journalière et nécessaire sur l’emploi des denrées, arrive à beaucoup diminuer le mal de « coulage ». Le supprimer entièrement est, hélas ! à peu près impossible. On tâche de faire la part du feu aussi petite qu’il se peut, mais à moins de se servir soi-même on n’évitera pas cette part du feu.
En Angleterre la house keeper a la clef de l’office où sont enfermées, sous bonne garde, les provisions ; elle les distribue aux domestiques et règle la consommation.
Mais en France, nos maisons, si mal combinées pour l’économie domestique, n’ont le plus souvent point d’office ; la « house keeper » (femme de charge) ne se voit que dans les familles très riches où il y a une nombreuse domesticité, et là même, elle ne pourrait apporter à l’accomplissement de ses fonctions la rigidité pointilleuse de la ménagère d’outre-mer.
Dans le Nord, les maîtresses de maison se rapprochent des mœurs anglaises ; mais dans tout le reste de la France !…
Je ne veux pas prétendre que les Françaises n’entendent rien au ménage, mais il est certain qu’elles n’en ont point la passion. On ne peut exiger d’elles la stricte et froide régularité des races du Nord ; mais, après tout, combien d’elles savent bien gouverner leur intérieur, se rendre agréables à leur mari, à leurs enfants, à leurs amis, et ne point trop dépenser !
Que mes lectrices ne se fassent point d’illusions : pour arriver à cet heureux résultat, il a toujours fallu, il faut encore, bien plus maintenant qu’autrefois, que la maîtresse de maison suive de près, non seulement l’achat des provisions, mais leur utilisation.
Quand la cuisinière revient du marché et que « Madame » assiste au déballage du panier, c’est une occasion tout indiquée de faire les observations utilement ; j’ai dit observations et non critiques, car la louange doit y trouver place aussi bien que le blâme, la justice et la vérité devant toujours garder leurs droits. Les compliments mérités sont un bon mode de gouvernement ; ils permettent les reproches, mérités aussi.
Cette revue des achats de ménage a de plus l’avantage d’assurer leur bon emploi. D’accord avec la cuisinière on décide que telle ou telle pièce sera apprêtée de telle ou telle façon, que celle-ci sera réservée, que celle-là presse ou peut attendre.
Tout cela ne demande pas un quart d’heure, et c’est ainsi que dans une « maison bien tenue » s’établit la coutume si profitable à l’hygiène morale et physique d’avoir une « bonne table » sans dépense exagérée.
L’homme n’est ni ange ni bête[6], dit le plus grand de nos philosophes ; n’étant point un ange, il lui faut manger, boire et se chauffer, s’éclairer, se vêtir ; mais, n’étant pas une bête, il veut qu’à ces diverses fonctions s’ajoute la somme de confortable, de sécurité, d’agrément même, que peuvent lui offrir son rang et sa condition de fortune ; c’est, je ne crains pas de le répéter jusqu’à en radoter (n’en déplaise au clan des revendications féministes), c’est sur la femme, sur sa femme quand il est marié, sur ses filles quand elles sont élevées, que le chef de famille doit pouvoir compter pour que chacun, sous son toit, ait sa part légitime du bien-être payé par son travail.
[6] Pascal, Pensées.