Une maison bien tenue : $b Conseils aux jeunes maîtresses de maison
CHAPITRE III
Le service de table.
Un vieux savant breton me racontait un jour que, pendant une excursion, faite au temps de sa jeunesse, dans les montagnes d’Arrée, il était entré à l’heure du repas chez de pauvres paysans. Toute la famille, occupée à se repaître de la bouillie traditionnelle, entourait un tronc ou plutôt une souche de chêne, contemporaine sans doute du roi Gradlon et de saint Corentin, à en juger par ses dimensions extraordinaires.
Coupée à deux pieds du sol, on l’avait creusée, au centre, d’une vaste cavité destinée à recevoir le bassin contenant la bouillie. Tout autour, des creux plus petits servaient de bols pour le lait écrémé ou le cidre dont on détrempe chaque cuillerée de l’épais mélange avant de le porter à sa bouche.
Entre ce service de table, si étrangement primitif, et celui qui se pratique dans les maisons princières, il y a place pour de nombreuses variantes ; nous choisirons ce qui se fait dans « une maison bien tenue » de condition moyenne.
Dans les intérieurs où règne l’étiquette, il est d’usage que les domestiques qui servent à table ne quittent point la salle à manger. Ils sont ainsi plus à même de satisfaire aux exigences du service et de prévenir les désirs des maîtres et de leurs hôtes. — Il en va de même parfois dans des milieux moins haut placés. — Je conviens que le repas y gagne en promptitude, en correction, en confortable, mais combien la vie de famille y perd en agrément !
Le chef de la maison, retenu toute la journée hors de chez lui, ou absorbé « at home » par ses travaux, ne voit guère les siens réunis qu’à l’heure des repas ; or, la présence de ce témoin, presque toujours indiscret, qu’est un domestique, enlève toute liberté, tout charme à la vie commune. Il entend, comprend à sa façon et répète au dehors tous les propos gros ou menus, les nouvelles, vraies au fausses, qui se débitent pendant qu’il sert les convives, et les choses dites fort innocemment peuvent, en passant par son canal, acquérir une fâcheuse gravité.
Quand on est entre soi, que la simplicité du train de vie ne requiert point un service raffiné, il vaut mieux, selon moi, s’armer d’un peu de patience et ne laisser entrer le domestique qu’au coup de sonnette.
Ai-je besoin d’ajouter ici que, homme ou femme, toute personne qui sert à table doit toujours avoir une tenue correcte, les mains très propres, la coiffure soignée, les vêtements en bon état.
Tout le monde sait que, chez les gens vraiment bien élevés, on ne converse pas avec les domestiques pendant qu’ils servent. On leur adresse, en peu de mots, d’un ton modéré, sans familiarité, les indications nécessaires au service, on leur demande sans brusquerie ce dont on a besoin, on évite les gronderies prolongées, les reproches aigres qui les poussent à répondre des insolences ; en un mot, on maintient la paix et la dignité qui ne doivent jamais être bannies des réunions de famille.
La maîtresse de maison a beaucoup à faire en ceci, car c’est sur elle que retombe le soin de calmer les impatiences du mari, d’empêcher les exigences des enfants, de satisfaire les manies des vieux parents et de ne pas trop peser sur les serviteurs.
Avec du tact, de la bonté, de l’amabilité, de l’abnégation surtout ! elle vient à bout de sa tâche, et elle est bien payée de ses peines par le bonheur de tous et l’absence d’orages.
Qui doit découper et servir les mets pendant le repas de famille, si on n’en laisse pas la charge au domestique ? Est-ce Madame ? Est-ce Monsieur ? Du côté de Madame, on dit : « La maîtresse de maison prend plus de précautions, sait mieux préserver la bonne tournure des restes, s’occupe davantage des goûts de chacun. Et puis, en prenant sur elle cette tâche laborieuse, elle en décharge son mari qui peut ainsi jouir complètement du repos et du repas. »
Du côté de Monsieur, on réplique : « Un homme a tout autant d’adresse et plus de force qu’une femme. Il découpe mieux et plus vite et sait tout aussi bien épargner les pièces. Et puis, la mère de famille a fort à faire pour la surveillance de ses enfants, celle du service en général ; elle doit s’estimer heureuse d’être aidée. Enfin, ce n’est pas un ennui pour beaucoup de messieurs que de découper ; au contraire, ceux qui s’en tirent très bien le font volontiers, y mettent une certaine coquetterie et y trouvent d’honnêtes petites satisfactions de vanité. »
D’ailleurs, qui empêche de partager les labeurs ? Madame ne peut-elle pas se réserver le potage, les légumes et les entremets, et Monsieur tout ce qui se tranche au fil de l’acier ?
Il est prudent, pour ménager la nappe, de glisser devant la personne qui découpe un napperon en toile frangée ou une natte. Le napperon de toile qu’une bonne lessive débarrasse de ses taches de graisse me paraît préférable à la natte qui emmagasine celles-ci.
Tant qu’on est en tête à tête, ou à peu près, et dès que l’on a, ne fût-ce qu’un convive, il est plus correct et plus agréable de faire offrir par le domestique le plat contenant les mets disposés en portions faciles à prendre ; ce service se fait par derrière : on présente le plat à gauche afin que le convive puisse facilement se servir de la main droite. Le plat doit être posé sur une serviette pliée et être muni d’une cuillère et d’une fourchette. Les sauces qu’on sert en saucières, sauce blanche, sauce des rôtis, mayonnaise, etc., sont offertes en même temps si le domestique est assez habile pour tenir de la main droite le plat et de la gauche la saucière ; tout de suite après le service du plat, si l’on se défie de son adresse.
Mais quand la famille compte plusieurs enfants déjà grands, il est à peu près impossible de continuer ce système. Ils n’en finiraient pas de se servir, voudraient choisir les morceaux, éclabousseraient eux et leurs voisins, prendraient trop ou trop peu.
En Angleterre, les enfants, tant qu’ils sont enfants à proprement parler, ne mangent pas avec leurs parents.
La nursery les garde sous son ombre et la governess les maintient sous une austère discipline. Nos petits Français, plus tendrement traités, vérifient le texte biblique et entourent la table comme de jeunes plants d’oliviers ; seulement les parents paient ce bonheur par plus de sollicitude et de labeurs. La mère sert alors dans des assiettes portées aux intéressés par le domestique la part qui revient à chaque enfant.
En découpant et en servant, les maîtres de maison doivent, d’un coup d’œil, se rendre compte de la quantité qu’il faut attribuer à chaque convive afin que les derniers servis ne risquent point de vérifier par trop le proverbe latin : Tarde venientibus ossa.
Voici, à ce propos, l’aventure qui arriva il y a bien longtemps à une de mes bonnes amies.
Toute jeune femme de seize ans, frêle, petite, gracieuse, aussi ignorante que possible des choses du ménage, surtout à la campagne, elle venait d’arriver dans un village où son mari avait été nommé percepteur.
Celui-ci, jovial et hospitalier, n’avait rien trouvé de mieux pour fêter sa bienvenue que d’inviter à un grand festin tous les curés de sa perception et quelques amis. On était une quinzaine à table. La soupière arrive, fumante d’effluves savoureux ; les narines se dilatent pour les mieux aspirer, les appétits aiguisés par les longues courses en pleins champs sentent redoubler leur ardeur… La mignonne épousée plonge solennellement dans le vaste cratère la louche d’argent à manche de bois noir, type de la vénérable argenterie de famille.
Avec l’entrain d’une jeune maîtresse de maison à son début, elle verse le potage dans les grandes assiettes creuses en faïence campagnarde, vrais gouffres où les cuillerées tombent sans les combler. En quelques instants la soupière est vide et la moitié des assiettes reste à remplir… Effarement du mari ; la pauvre petite femme fond en larmes ; on s’empresse pour la consoler et… je ne sais trop comment finit l’histoire ; peut-être qu’on se partagea les portions ; peut-être aussi restait-il du bouillon dans la marmite…
Avant le dessert, le domestique enlève tout ce qui a servi au repas, sauf les verres, c’est-à-dire les assiettes, fourchettes, porte-couteaux, grands couteaux, salières, huilier, hors-d’œuvre, etc., puis, muni d’une brosse spéciale à cet usage, il balaie les mies de pain, les petits croûtons, etc., qu’il fait tomber dans une corbeille ; puis il place devant chaque convive l’assiette à dessert contenant les couteaux à fruit et à fromage, l’un à lame d’argent, l’autre à lame d’acier, et le petit couvert à dessert, cuillère et fourchette. Si dans la vie de famille, on veut simplifier cet étalage un peu encombrant et compliqué lorsqu’on est nombreux, il suffit de faire poser sur l’assiette une petite cuillère et un couteau à dessert.
De même que le beurre doit toujours être accompagné de la pelle à beurre, le fromage le sera d’un couteau spécial, le sucre en poudre de sa cuillère ou passoire.
Aussitôt après le repas, on sert le café au petit salon. On apporte un joli plateau, les tasses, le sucrier, la cafetière, le flacon de cognac, avec les petits verres, un pot minuscule plein de crème.
Le domestique n’a à s’occuper du service du café que pour apporter ce plateau ; il disparaît dès qu’il l’a posé sur une table ou un guéridon, les maîtres se servent eux-mêmes ou se font servir par les jeunes filles de la maison. Le domestique ne viendra reprendre le plateau qu’au coup de sonnette.
L’instant du café est un instant de repos, de loisir, de détente, il ne doit pas être soumis à la réglementation des heures de repas. Cependant, il est dans l’ordre d’une bonne maison que le plateau à café ne traîne pas pendant des heures dans la pièce où se tient la famille. Dès que celle-ci est dispersée pour reprendre ses occupations, on le fait enlever.
Il est entendu que je ne parle ici que de la vie de tous les jours dans une condition moyenne, car si le maître de la maison prend le café au fumoir, il est « seigneur en son logis » et se fait servir et desservir comme bon lui semble.
Le moment du café est aussi celui des liqueurs. Il me paraît inutile de parler de leur service, qu’il se fasse dans les cruchons et bouteilles qui attestent l’authenticité de leur provenance ou dans des cruches, fioles, flacons en cristal plus ou moins ornementés. Je rappellerai seulement qu’il ne faut point laisser envieillir la petite couche de liqueur restant au fond du verre, car elle s’y cristallise en très peu de temps et devient très dure à enlever.
On veillera donc à ce que les verres à liqueur soient nettoyés immédiatement après qu’on s’en est servi. Même observation pour les « gouttes » qui filent le long du carafon ou des bouteilles et poissent aux doigts quand on saisit le goulot.
Toutes ces prescriptions narrées ainsi par le détail semblent minutieuses et taquines à l’excès, mais je prie de remarquer que c’est en somme une affaire de dressage. Cela fait partie du service d’un bon domestique, et quand il a pris ce genre d’habitudes, il les continue d’instinct pour ainsi dire, et il lui paraît tout naturel de ne remettre en place que des objets parfaitement nets.
Dès que la salle à manger est vide, si le service est bien organisé, elle sera promptement débarrassée des traces du repas.
On se sert maintenant pour desservir de plateaux de chêne sur lesquels on pose la vaisselle qui doit être emportée à la cuisine pour le nettoyage. Ces plateaux, en bois massif, sans placage ni vernis, sont d’un entretien facile quant à la propreté et évitent les gaucheries et « la casse ». Je n’ai jamais apprécié l’usage de ces paniers ou corbeilles à argenterie, soit en osier, soit en tôle vernie, etc., employés par nos grands-parents. Fatalement, ils s’imprègnent au contact des cuillères, fourchettes, couteaux, encore enduits d’aliments gras, d’une tenace et détestable odeur de ranci. Les lavages ne font que détériorer le malencontreux récipient.
Le panier à verres est-il bien utile ? Lui aussi, pour peu qu’on y laisse des verres à demi pleins dont le contenu saute au dehors pendant le transport, s’imbibe de vin, de bière, d’odeurs de cabaret, indignes d’une « maison bien tenue ». Ce sont là de ces inutilités qui sous prétexte de simplifier le service le compliquent singulièrement. En somme, pourquoi ne pas se contenter du plateau à desservir qui répond à tous les besoins ?
La vaisselle doit être lavée après chaque repas, et remise en place le plus tôt possible ; rien n’accuse le désordre d’une maison comme des plats chargés de restes, des verres non lavés, des coupes de fruits ou de compotes entamés, des accessoires de table, etc., restant jusqu’à trois heures de l’après-midi sur le desservant.
J’ai dit plus haut que la desserte (à part quelques assiettes de friandises) ne devait point être rangée dans les buffets de salle à manger ; si l’on possède un office, elle y trouve tout naturellement sa place. Enfin, il faut faire prendre aux domestiques l’habitude de compter les couverts et pièces d’argenterie tous les jours, et les compter soi-même souvent. C’est ainsi qu’on s’aperçoit des pertes et larcins et aussi qu’on les prévient.
Il n’y a point à vrai dire de « service de table » compliqué pour le petit déjeuner du matin. Les uns le prennent dans leur chambre, les autres dans la salle à manger, ce qui est plus commode, plus gai et plus hygiénique, surtout si la famille est nombreuse. En ce cas, on emploie une nappe carrée ou rectangulaire frangée ou bordée de grosse guipure et qui couvre la table sans en dépasser les bords. Sur cette nappe on dispose avec symétrie les tasses à déjeuner avec leur soucoupe, la corbeille contenant les petits pains, la beurrière, le sucrier, le pot à lait rempli de lait bouillant, cafetière, théière, chocolatière suivant les goûts et les habitudes de la maison ; pour l’argenterie, couverts et petits couteaux de la taille du service à dessert.
Dans une maison bien tenue, on ne flâne point sur le premier déjeuner, car tout le service de la matinée, très chargé d’ordinaire, s’en ressentirait.
Les membres de la famille qui, pour une raison ou autre, âge, maladie, habitude, fantaisie, ne veulent point se presser, sont servis dans leur chambre, sur un plateau garni d’une petite nappe ornée. Il est bon de choisir pour ces petites nappes un tissu et un mode de garniture qui supportent bien le blanchissage à fond, car elles sont exposées aux taches de beurre, de lait, de café, de chocolat, qui résistent aux savonnages légers.
Pour ce service, une vaisselle spéciale est indispensable : théière, sucrier, assiette à beurre, doivent être de petite dimension, de même que les récipients pour le café, le lait, le chocolat, qui ne doivent contenir que la quantité nécessaire pour une ou deux tasses.
En effet, s’ils étaient plus grands, ils encombreraient le plateau, le chargeraient d’un poids trop lourd et rendraient son transport difficile. Ajouterai-je qu’il ne faut point tomber dans l’excès contraire et mettre les gens à la portion congrue (comme on disait jadis) en servant leur déjeuner dans une vaisselle digne de la poupée ?
Les heures des repas ont beaucoup varié en France. Sans remonter au temps du vieux dicton :
si l’on s’en tient à ce qui se passait il y a cinquante ans dans les familles aisées, on se rappellera qu’on dînait à six heures, parfois à cinq ou cinq et demie, plus rarement à six et demie. Peu à peu, l’on a poussé jusqu’à sept heures, puis à sept et demie, et même maintenant on atteint huit heures. D’autre part, l’heure du déjeuner ayant peu changé et ne dépassant guère midi, il reste un long espace que l’aimable habitude du lunch empruntée aux Anglais est venue partager. La santé y trouve son compte aussi bien que l’agrément, car l’estomac n’a plus à souffrir de tiraillements pénibles, pendant une longue suite d’heures, et le repas du soir, moins copieux, moins prolongé, est plus conforme aux lois d’une bonne hygiène.
Autrefois les enfants seuls goûtaient, leurs parents maintenant font de même, et font bien.
Le « five o’clock tea » élégant, recherché dans son service et ses éléments, trouvera sa place plus loin ; je n’en parle donc ici que pour mémoire ; c’est du lunch de famille que nous nous occupons. Sur une table ad hoc, ni grande, c’est trop solennel, ni petite, ce n’est pas commode, on étend une jolie nappe frangée garnie de guipure, brodée de couleurs vives, ornée de points à jour, agrémentée de cent façons selon le goût et l’habileté des dames du logis.
Cette nappe recevra les tasses à thé avec leur petite cuillère ; les tasses à chocolat, un peu différentes de forme ; la théière accompagnée de la bouilloire à lampe à alcool, ou le samovar, qui, portant un fourneau intérieur, dispense de la bouilloire ; la chocolatière, le sucrier, le pot à crème, le seau à biscuits, le flacon de rhum, une assiette de rôties beurrées, et si l’on a l’habitude de luncher un peu solidement, une assiette de sandwiches au jambon et un gros gâteau : brioche, galette, plum-cake, kugelhof, etc, etc.
En été, les messieurs aiment à voir joindre au lunch de la bière et du vin blanc. On les sert généralement à part sur un guéridon portant le service à bière, c’est-à-dire un plateau avec cruches et verres assortis, carafe à anse et verres à pied pour le vin blanc. A la campagne, on peut, si l’on veut, y ajouter des fruits, de la crème fraîche. On sert alors sous la tente d’une terrasse, sous l’ombrage de quelque bel arbre, au milieu des pelouses, des corbeilles de fleurs ; c’est un des plus délicieux moments de la journée.
Les domestiques n’ont à intervenir dans le service du lunch que pour apporter les plateaux et les remporter ; le reste est fait par les dames de la maison, les jeunes surtout, à qui ce léger office donne l’occasion de déployer beaucoup de grâce, d’amabilité… et de mettre de ravissants tabliers.
Pour terminer, qu’on me permette une petite digression culinaire, on l’excusera en faveur des bons résultats qu’elle peut produire.
Jamais, ou presque jamais (il ne faut pas être trop absolu), les domestiques ne font bien le thé. Ce divin breuvage demande des soins scrupuleux dont ils font fi, le plus souvent, les jugeant inutiles et tyranniques. Avec le samovar ou la bouilloire, il est si facile d’opérer soi-même que les vrais amateurs n’hésitent pas.
Faut-il rappeler aussi que les biscuits anglais doivent être croquants, les sandwiches minces, les rôties dorées également de part et d’autre, le beurre fin et frais, la crème fraîche, et le rhum… du bon coin ?