Une maison bien tenue : $b Conseils aux jeunes maîtresses de maison
AVANT-PROPOS
Il y a trois mille ans, un roi, magnifique et puissant, Salomon, fils de David, grand poète et profond philosophe, s’écriait :
« Qui saura jamais trouver une femme forte ? Elle est plus précieuse que les rares merveilles apportées des confins de l’univers ! »
Alors, cette femme incomparable, il nous la montre dans son intérieur, « où règne une loi de douceur et de justice ». Il dit ce qu’elle est pour son mari, pour ses enfants, pour sa patrie même, car « son époux est illustre quand il siège dans les conseils aux portes de la ville ». Il vante ses riches tentures de tapisserie, ses vêtements de lin et de pourpre et cette main habile et ferme qui « sait mener à bien les rudes tâches et guider le fuseau agile ».
Il nous dit encore, au logis, « sa lampe qui brûle pendant la nuit pour éclairer son labeur », et, au dehors, la vigne qu’elle a plantée, le champ qu’elle a acheté du fruit de son travail ». Il termine enfin ce long et glorieux éloge par ces paroles d’une sublime simplicité :
« Ses enfants se sont levés et l’ont, devant tous, proclamée heureuse ! Son mari s’est levé à son tour, et lui a dit :
« — Beaucoup de filles ont amassé des richesses, mais vous les avez toutes surpassées.
« La grâce est trompeuse et la beauté est vaine. La femme qui craint le Seigneur est celle qui sera louée.
« Que les biens qu’elle a gagnés lui appartiennent et que ses propres œuvres la louent dans l’assemblée des Juges[1] ! »
[1] Salomon, Les Proverbes, chap. XXXI.
Mes lectrices, sans exception, je le suppose du moins, admirent « la femme forte » et voudraient lui ressembler.
Il y a pourtant des natures qui ne se sentent aucune vocation pour le rôle de femme forte.
« La femme forte ! dira Mlle A…, à quoi ça peut-il bien ressembler ? Je ne me l’imagine qu’avec de gros souliers, des mains rouges, un chapeau à la mode d’avant-hier, une robe taillée comme dans un sac.
— Oh ! la femme forte ! s’écrie Mlle B… N’en parlons pas, voulez-vous ? Ni art, ni poésie, ni esthétique, ni musique ! En revanche, des livres de ménage à n’en plus finir, un gros trousseau de clefs en poche et même, horror ! un manche de casserole en main !…
— La femme forte !… soupire Mlle C…, c’est très beau, certainement… mais c’est si difficile !… Et ça doit être si fatigant ! Il faut vraiment une santé à toute épreuve… et puis des aptitudes particulières, et puis… ça n’est pas très féminin. Pas ombre de grâce, de charme, de fantaisie…
— Nous deviendrons « femmes fortes » quand nous serons mariées, disent Mlles D…, E…, F…, mieux intentionnées, mais, au fond, tout aussi rebelles. Vous nous parlez trop tôt de ces choses-là ! Pour l’instant « maman » se charge d’être la femme forte de la maison. Il y en a assez d’une !
« D’ailleurs, comment voulez-vous qu’à nos cours de dessin, de pastel, d’aquarelle, de peinture, de piano, de chant, de diction, etc., etc., etc., qu’aux visites, aux réceptions, aux courses dans les magasins, aux petits chapeaux à chiffonner, aux petites robes à essayer, aux petits corsages à froufrouter, nous ajoutions encore le souci d’être des femmes fortes ? Nous voyez-vous « venant de loin, chargées de provisions comme un vaisseau marchand », ou encore « distribuant les tâches à nos serviteurs », ou encore « observant dans la maison jusqu’à la trace des pas ! »
Et pourquoi non ?
J’en connais qui le font, et ne s’en trouvent point plus mal.
Et puis, ne savez-vous pas voir que « maman » vieillit un peu tous les jours ? Sa taille épaissit, sa démarche s’alourdit, ses yeux se creusent, les soucis dessinent sur son front des lignes fugitives qui, demain, seront des rides. Sa voix sonne moins joyeuse, son geste est moins vif, sa marche moins rapide… N’est-il pas grand temps que vos jeunes épaules se chargent d’une part de son fardeau ?
Tout le monde y gagnera, vous les premières ; le devoir accompli apaise si bien le cœur et l’esprit !
Vous vous sentirez meilleures et serez grandies à vos yeux en devenant un membre utile à la famille.
On vous a répété sur tous les tous que vous étiez le charme du foyer, la fleur qui le parfume, le rayon de soleil qui l’éclaire, l’oiseau chanteur qui l’égaie, etc.
Oui, vous êtes tout cela ; mais vous êtes plus et mieux.
Vous êtes de futures épouses, de futures mères. Un jour — très rapproché peut-être, — reposera sur vous aussi le poids des grands devoirs : un mari à aider dans ses courageux efforts pour fonder une famille, l’honneur du nom à garder, le patrimoine à créer ou à conserver, les enfants à élever, le mal à écarter, le bien à répandre autour de vous. Il vous faut arriver armées pour cette bataille de la vie, et où apprendrez-vous l’usage de vos armes, si ce n’est à la maison, aux côtés de votre mère ?
Les grandes choses sont faites de petites, l’océan de gouttes d’eau, la mine de parcelles de minerai, la moisson d’épis. De combien de petits détails se composent la direction d’une maison bien ordonnée, vous ne vous en doutez peut-être même pas !…
Un exemple… Vous vous asseyez à la table de famille ; vous mangez distraitement, ou du bout des lèvres, ce qu’on vous sert ; vous vous plaignez si les sauces sont trop claires ou la viande un peu coriace. Savez-vous seulement comment on a apprêté les mets, ce qu’ils ont coûté, pourquoi on les a choisis de préférence à d’autres, ce qui fait qu’ils sont manqués ou réussis, ce qu’on a dû prévoir, dépenser, pour cette simple question du repas, depuis le classique pot-au-feu jusqu’aux chatteries du dessert, depuis la serviette qui essuie vos lèvres jusqu’à la lampe qui vous éclaire, au feu qui vous chauffe, à la boisson qui vous rafraîchit ?
Vingt, trente individus ont contribué à votre bien-être ; il a fallu les aller trouver, leur faire des commandes, les payer, les utiliser, en tirer le meilleur parti possible. — Et l’alimentation n’est qu’un des chapitres de l’économie domestique ! Tous les autres ont réclamé leur part de temps, de soins, de préoccupations, pour être menés à bonne fin.
C’est à cet ensemble de travaux qu’une maîtresse de maison vraiment digne de ce beau nom consacre une bonne part de sa vie. C’est de ces choses que je voudrais m’occuper avec vous.
Sous la rubrique Économie domestique, foisonnent maintenant les indications et les recettes de ménage. Les journaux de modes en remplissent leurs colonnes, les almanachs en sont bourrés ; on en trouve même sur les sacs de l’épicier. Mais que de choses autres à dire !
Nous traiterons de la tenue d’une maison en général, de la conduite à suivre dans telle ou telle circonstance : réceptions, déménagements, départ, etc.
Sans nous attacher aux questions de modes, — qui passent, — nous nous occuperons de ce qui demeure et ne varie guère : l’ordre, l’économie bien entendue, les divers approvisionnements, la direction des domestiques, etc.
Ayant habité Paris, la province, les grandes villes, les petites villes, et même la campagne, nous connaissons la vie pratique sous bien des aspects différents et l’expérience nous a enseigné cette vérité que, dans toutes les situations, on se tire d’affaire avec de l’énergie, de la bonne volonté, de l’intelligence et du dévouement.
Ces excellentes qualités, nos lectrices les possèdent, nous n’en doutons pas, et aussi une aimable bienveillance dont l’auteur leur réclame une petite part pour son œuvre.
Château de la Villeneuve-en-Louannec, 23 mars 1901.