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A travers la Russie boréale

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CHAPITRE VIII

LA PETCHORA

Description générale du fleuve.—Importance historique de cette région.—La Permie et la Iougrie.—Commerce des Arabes et des Byzantins dans ces régions.—La Petchora route d'exportation pour le commerce de l'Orient.—Les Normands.—Traces d'influence scandinave relevées chez les Permiaks et les Zyrianes.—Arrivée des Novgorodiens.—Les Anglais à l'embouchure de la Petchora.—Avenir de la région de la Petchora.

La Petchora, que nous allons descendre jusqu'aux abords du cercle polaire, prend sa source dans l'Oural par 62° 11, de lat. N. Jusqu'au confluent de la Volosnitsa elle coule torrentueuse entre des berges percées de grottes: d'où son nom de Petchora. Petchora est la forme slavone du vocable russe Pechtchéra (caverne)[92]. Cette partie du fleuve, appelée Petite Petchora, n'est point navigable[93].

[92] Schrenk, loc. cit.

[93] D'après J.-Ch. Stuckenberg (Hydrographie des russischen Reichs, IIe vol. Saint-Pétersbourg, 1884), la Petite Petchora s'étendrait jusqu'au confluent de la Mouïlva.

Au delà de la Volosnitsa commence la Grande Petchora. Dans sa partie supérieure elle n'est accessible aux barges que lors des hautes eaux du printemps. Plus en aval, en été, la navigation n'est pas non plus toujours facile. Entre Troïtskoïé Petchorskoïé et Oust-Chtchougor, notre vapeur échoua à différentes reprises, bien qu'il fût à fond plat. Le milieu d'août est l'époque des plus basses eaux; dans les premiers jours de septembre, le niveau remonte sous l'influence des pluies d'automne.

Durant cinq mois, dans la partie méridionale du bassin et seulement pendant quatre dans la région nord, la navigation est possible. A Iaktchinskaya Pristane, la débâcle se produit à la fin d'avril ou au commencement de mai, et dès les premiers jours d'octobre le fleuve se recouvre de glace. Sept mois d'hiver, deux mois et demi de froid, et dix semaines d'été, tel est le climat de cette région. Certaines années le thermomètre ne reste toujours au-dessus de zéro que pendant deux mois, en juillet et août. Durant la courte période estivale la chaleur s'élève à + 26°, et en hiver le froid atteint - 44°. L'écart entre les températures extrêmes est de 70°!

A la fonte des neiges la Petchora éprouve une crue considérable. A Iaktchinskaya Pristane, le niveau des eaux resserrées entre de hautes berges s'élève d'une quinzaine de mètres; à Oust-Pojeg, où la rivière est très large, la hauteur de la crue ne dépasse guère 6 à 7 mètres et à Troïtskoïé Petchorskoïé 5 à 8 m. 50.

A la fin de l'époque quaternaire la Petchora a eu, comme les autres rivières du nord, un débit beaucoup plus considérable qu'aujourd'hui. Sur tout le cours du fleuve une ligne presque continue de deux terrasses marque les variations de niveau subies par le fleuve depuis cette période géologique[94]. La position et la hauteur de ces anciennes berges sont très variables. A Iaktchinskaya Pristane, sur la rive gauche, à 10 mètres au-dessous de la surface normale de la plaine, est située une terrasse dominant d'une dizaine de mètres la berge actuelle du fleuve. A Oust-Pojeg, sur la rive droite, la plus haute terrasse atteint 35 mètres, la plus basse s'élève seulement de 6 à 7 mètres au-dessus des eaux. A Troïtskoïé Petchorskoïé, la première ligne d'ancien niveau sur laquelle est bâti le village se trouve à une douzaine de mètres au-dessus du fleuve; la seconde, surmontée par l'église, est plus élevée d'une vingtaine de mètres. A Podcherem, les deux terrasses se trouvent respectivement à 10 et 20 mètres au-dessus du niveau actuel. La hauteur des terrasses semble donc croître à mesure que l'on avance vers le nord.

[94] Sur la Kolva et la Poza, Schrenk signale également l'existence de deux terrasses très nettes situées de 100 à 200 ou 300 «brasses» l'une de l'autre.

Dans la région de la Petchora que nous avons parcourue, nous n'avons point observé la prédominance d'une berge élevée sur la rive droite, comme dans les vallées des grands fleuves de Sibérie coulant dans une direction voisine du méridien. En maints endroits la rive droite de la Petchora est basse tandis que sur le bord opposé s'élèvent de hautes terrasses. Sur la berge basse s'étend généralement à une petite distance du fleuve une suite de nappes d'eau marécageuses formant une ligne de fausses rivières.

Depuis Iaktchinskaya Pristane jusqu'à Oust-Chtchougor, nulle part nous n'avons reconnu la présence de la roche en place. Partout les berges sont constituées par des sables renfermant des strates de graviers. Par endroits ces sables plus ou moins agglutinés par un ciment ferrugineux prennent l'aspect de grès.

Aujourd'hui inutile et à l'écart du grand mouvement des échanges, le bassin de la Petchora a été jadis un des centres commerciaux les plus importants de l'Europe et une des principales voies historiques de la Russie. Dans cette région actuellement délaissée ont passé les peuples les plus divers. Par le sud sont venus les Arabes, par le nord les Normands, et plus tard ce grand fleuve et ses affluents de droite ont conduit les Slaves en Sibérie avant la conquête de Iermak.

A ces mouvements de peuples la nature avait elle-même tracé la route. Examinez une carte, et au premier coup d'œil vous êtes frappé par l'enchevêtrement des divers bassins fluviaux de la Russie orientale. Entre les affluents du Volga et ceux de la Dvina ou de la Petchora, nulle part une colline, nulle part un relief du sol; partout des terres basses à travers lesquelles il est facile de traîner un canot d'une rivière à l'autre, partout des isthmes étroits, de ces portages qui ont été les voies historiques de la Russie. Dans le Nord russe comme au Canada, les portages ont tracé les voies à la colonisation. A l'existence de ces isthmes les régions inclinées vers l'océan Glacial doivent leur union au grand empire slave. Sans cette particularité topographique, les immensités du gouvernement d'Arkhangelsk auraient été fermées à l'influence russe et seraient restées un désert pareil aux parties les plus reculées de la Sibérie.

Dans le nord du gouvernement de Perm, entre le bassin de la Caspienne et les grands fleuves tributaires de l'océan Glacial, trois portages établissent des communications: celui entre la Vogoulka et la Petchora, que nous avons suivi, celui des Keltma, aboutissant à la Dvina[95], et l'isthme séparant un affluent de la Bérésovka d'un tributaire de la Vitchegda. D'autre part, en de nombreux points, les affluents de la Petchora et de la Dvina se rejoignent presque et permettent de passer sans trop de difficultés d'un bassin dans l'autre.

[95] Sous le règne de la grande Catherine fut décidé et sous celui d'Alexandre Ier fut creusé un canal unissant ces deux cours d'eau. L'exécution de ce travail a été particulièrement importante pour l'histoire naturelle en permettant le mélange de la faune du Volga à celle du nord. Par cette voie les sterlets ont pénétré dans le bassin de la Dvina. (Schrenk, loc. cit.)

Si bien desservie qu'elle fût par des routes naturelles, la région de la Petchora n'aurait point eu d'histoire sans sa prodigieuse richesse en animaux à fourrure. Dans l'immense forêt qui couvre le pays, zibelines, loutres, martres, petit-gris, renards noirs, blancs ou bleus, pullulaient jadis plus nombreux alors qu'aujourd'hui et Dieu sait pourtant s'ils y sont encore abondants. Ces animaux, les indigènes les poursuivaient avec acharnement, comme le font de nos jours les Zyrianes, pour se procurer les pelleteries, qu'ils vendaient ensuite aux peuples du nord et du midi. Aux produits de la chasse les habitants de la région de la Petchora ajoutaient d'autres fourrures, qu'ils se procuraient chez les peuplades établies plus au nord et à l'est de l'Oural. De très bonne heure les Finnois de la Petchora ont traversé l'Oural septentrional et sont allés commercer dans le bassin de l'Obi.

Dans les premiers documents de l'histoire russe les régions septentrionales d'Europe et d'Asie portent les noms de Permie et de Iougrie.

Durant le moyen âge et même durant une partie des temps modernes, ces contrées passaient pour un Eldorado septentrional. C'était le pays des fourrures comme, il y a quelques années, les territoires voisins de la baie d'Hudson, et, de tous les côtés, les peuples les plus divers venaient y chercher de précieuses pelleteries: les Arabes, les Mongols, les Byzantins, les Normands, les Novgorodiens.

Du temps de la splendeur de Bolgar les marchands arabes qui venaient trafiquer sur le Volga pénétrèrent dans la Permie[96]. Les renseignements contenus dans les géographes musulmans montrent qu'ils ont eu connaissance de la région de la Petchora et même de la partie la plus septentrionale. Le pays des Ténèbres, d'Ibn Batoutah, situé à quarante jours de Bolgar, est évidemment cette contrée.

[96] Près de Perm, des monnaies arabes et koufiques ont été découvertes.

La réputation de la Permie devint rapidement universelle. Les annalistes byzantins et slaves comme les géographes arabes relatent tous la prodigieuse richesse de ces pays du Nord en fourrures précieuses. Le récit de Marco Polo montre d'autre part les relations des Mongols avec les peuples de la Iougrie.

Par l'intermédiaire des Novgorodiens les riches pelleteries de la Permie et de la Iougrie arrivaient jusqu'à Byzance, et d'autre part de magnifiques produits de l'art grec parvenaient aux Permiens[97].

[97] Dans le gouvernement de Perm, des fouilles ont mis à jour de superbes vases en argent du style byzantin le plus pur. (Aspelin, loc. cit.)

En même temps que les Permiens commerçaient avec les pays d'Orient, ils entretenaient des relations suivies avec les Normands que leur humeur aventureuse avait conduits jusqu'à la mer Blanche. Dans les sagas scandinaves ces Finnois sont désignés sous le nom de Bjarmes et leur pays sous celui de Bjarmland. Le Bjarmland comprenait tout le nord-est de la Russie, le littoral de la mer Blanche, le bassin de la Dvina et de la Petchora et une partie de la vallée de la Kama. Sous un même nom, les Norvégiens désignaient le pays des Tchoudes Zavolotskaïens et la Permie des annalistes slaves. Dans les anciens documents scandinaves, la mer Blanche porte le nom de Gandvig et la Dvina celui de Wimr.

Les Normands remontèrent la Dvina et, soit par les portages de la Poza, soit par ceux de la Vitchegda, atteignirent la Petchora et la région avoisinant la Kama. Eux aussi étaient attirés dans cette région lointaine de la Russie par le désir de se procurer de belles fourrures. Outre les pelleteries, les Scandinaves achetaient dans le Bjarmland des marchandises d'Orient que les Permiens recevaient des Arabes et des Bulgares. Bientôt à travers ces solitudes s'ouvrit une route d'exportation pour le commerce de l'Asie. Les Permiens transportaient les marchandises à travers la région des portages, puis descendaient la Petchora ou la Dvina pour les remettre aux Scandinaves, qui les portaient ensuite dans l'Europe occidentale[98]. La plus grande partie de ce trafic devait se faire par la Dvina en empruntant le portage des Keltma et celui entre la Bérésovka et le Nem, de préférence à la route beaucoup plus longue de la Petchora. Alors comme aujourd'hui, c'était de Tcherdine que partaient les caravanes de marchandises destinées aux Normands. Sur la Dvina l'entrepôt de ce commerce était Kolmogor[99], l'Holmgaard des Scandinaves, situé à 47 milles de la mer Blanche, à une petite distance en aval du confluent de la Pinéga.

[98] Rasmussen, Essai historique et géographique sur le commerce et les relations des Arabes et des Persans avec la Russie et la Scandinavie durant le moyen âge. Journal de la Société asiatique, t. V, 1824. «Les marchandises, en remontant le Volga et la Kama, étaient transportées de la Bulgarie à Tcherdine, ancienne ville commerciale sur la Kolva. Les Bjarmiens apportaient les produits de l'Asie méridionale et ceux de leur propre pays à la Petchora et à la mer Glaciale; ils recevaient en échange des fourrures pour les habitants de l'Asie méridionale. Là ils trouvaient les Scandinaves qui faisaient voile pour le Bjarmland, c'est-à-dire la Permie, maintenant le pays d'Arkhangel.»

[99] Le premier document faisant mention de cette localité est une lettre du grand-duc Ivan Ivanovitch (1355-1359) au poradnik (gouverneur de la Dvina), mais, bien avant l'arrivée des Russes dans cette région, il y avait là un établissement florissant fréquenté par les Scandinaves et les Permiens. Early Voyages and Travels to Russia and Persia by Anthony Jenkinson, etc. Printed for the Hakluyt Society, vol. I, p. 23, n. 1.

Le premier texte relatif aux incursions des Normands dans la mer Blanche est le récit du voyage d'Othère, accompli au IXe siècle, que nous a conservé le roi d'Angleterre Alfred dans sa version du livre de Paul Orose, De miseria mundi. Mais bien avant cette date, dès le IIIe siècle, les Scandinaves auraient atteint la mer Blanche[100]. Si Othère a eu l'honneur d'être considéré comme le découvreur de cette région, cela tient à ce que, plus heureux que d'autres aventuriers, la relation de son expédition a été préservée de l'oubli grâce au roi Alfred.

[100] J.-Ch. Stuckenberg, loc. cit.

Les voyages des Normands au Bjarmland n'eurent pas toujours un caractère pacifique. Sur les bords de la mer Blanche comme ailleurs, les Scandinaves se comportèrent souvent en pirates et rançonnèrent les populations. La saga d'Harald Haarfager (IXe siècle) mentionne, par exemple, une grande victoire remportée par Eirik Haraldson sur les Bjarmes, et sous Olaf le Saint un certain Thore pilla l'idole de Iumala, la divinité des Bjarmes, statue couverte d'or et d'argent, racontent les légendes.

A partir de 1217 les Scandinaves cessèrent leurs voyages dans le Bjarmland, et, de cette époque jusqu'au voyage de l'Anglais Chancelor en 1553, la mer Blanche et la Dvina cessèrent d'être une des routes d'exportation de la Russie.

Les expéditions des Normands sur les bords de la mer Blanche sont un fait historique certain, attesté par de nombreux documents, mais aucun texte ne mentionne leur pénétration jusqu'au centre de la Permie et l'existence d'une ancienne route de commerce entre Tcherdine et Kolmogor. Tchoulkov, Storch, Strahlenberg, Rasmussen, H. Muller, Sjögren, pour ne citer que les principaux historiens, relatent tous les relations des Permiens avec les Scandinaves par la Dvina ou la Petchora, sans citer, il est vrai, aucune preuve[101]. Récemment l'archéologue finlandais Aspelin a révoqué en doute ce fait qui semblait acquis, sans, lui aussi, fournir la démonstration de son opinion. Dans cette discussion l'ethnographie vient au secours de l'histoire; en l'absence de documents écrits, les traces d'influence scandinave relevées par nous chez les Permiaks et les Zyrianes permettent d'affirmer que les Normands ont pénétré jusque dans la Permie méridionale. Les Permiens ont eu avec eux des relations assez fréquentes pour que des unions aient pu se produire et qu'ils aient adopté une partie de la civilisation scandinave.

[101] Tchoulkov, Geschichte des Russischen Commerzes, IV, 6, p. 405, 407.

Les Permiaks, par exemple, ont des salières en bois, en forme d'oiseau, présentant une grande analogie de forme avec des ustensiles du même genre que fabriquent encore aujourd'hui les paysans scandinaves. D'autre part, chez les Zyrianes on trouve des bâtons couverts de signes géométriques servant de calendriers, offrant une grande similitude avec les anciens calendriers norvégiens. Sur celui figuré ci-contre d'après la gravure insérée dans le travail de M. Kouznetzov[102], les jours de la semaine sont indiqués par un trait horizontal, les dimanches par une croix, les jours de jeûne par un trait oblique, les dimanches pour lesquels le jeûne est prescrit par une croix oblique, et les fêtes par des points[103].

[102] H.-J. Kouznetsov, Priroda i jiteli vostotchnago sklona sievernago Ourala, in Izviéstia imperatorskago rousskago geografitcheskago obchtchestva, t. XXII, 1887. Saint-Pétersbourg.

[103] Le calendrier reproduit ci-contre indique les fêtes suivantes: 1er août (jour du Sauveur), 6 août (Transfiguration), 15 août (l'Assomption), 29 août (la Décapitation de saint Jean-Baptiste), 1er septembre (fête de saint Simon le Stylite), 8 septembre (Nativité de la Vierge), 14 septembre (Érection de la Croix) (les dates sont celles du vieux style). Les autres mois sont tracés sur les différentes faces du bâton. Les jours écoulés sont indiqués par une entaille.

Salière permiake.—D'après une photographie exécutée sur l'original (Mus. Guimet) et communiquée par la
Revue Encyclopédique
Calendrier zyriane.

Enfin les affinités anthropologiques des Zyrianes actuels et des Norvégiens[104] ont été mises en évidence par M. Sommier. De l'avis de ce savant voyageur les Zyrianes sont des Finnois germanisés par l'influence normande.

[104] S. Sommier, Un Estate in Siberia. Florence, 1883.

Les portages qui relient le bassin de la Dvina à celui de la Petchora ont conduit les Slaves dans cette dernière région.

A la fin du IXe siècle ou au commencement du Xe, les Novgorodiens pénétrèrent dans le bassin de la Dvina, habité par les Tchoudes Zavolotchskaïens, et de là s'avancèrent vers le pays des fourrures situé plus à l'est, dont l'existence leur avait été révélée par les Finnois du Volga. Pour se procurer de précieuses pelleteries ils avaient été jusque-là obligés de les acheter aux Bolgares; en gens avisés, ils préféraient les obtenir eux-mêmes.

Dès le commencement du XIe siècle les Slaves atteignirent la Petchora et tentèrent de traverser l'Oural pour atteindre la fameuse Iougrie. En 1032, ils essayèrent de franchir les «Portes de Fer», mais furent battus par les Iougriens. Parmi les historiens, l'identification de ce passage a fait l'objet de longues discussions ennuyeuses, comme toutes les dissertations de ce genre. Suivant les uns, ce nom s'appliquerait au détroit de Vaïgatche, qui sépare l'île de ce nom du continent, d'après les autres, et c'est l'explication la plus plausible, il désigne une passe de l'Oural, peut-être celle formée par la vallée de Chtchougor[105].

[105] A une petite distance du confluent de la Petchora et de la Chtchougor, se rencontre un défilé appelé encore aujourd'hui les Portes de Fer (Ouldor-Kyrta en zyriane). D'après Sjögren, le passage dont il est question ici serait situé, au contraire, beaucoup plus à l'ouest, entre la Syssola et la Vodtcha.

A la fin du XIe siècle, en 1096, la région de la Petchora était tributaire de Novgorod; quelques années plus tard la Iougrie le devint également; mais cet établissement fut de courte durée. Moins d'un siècle plus tard, en 1187, les indigènes se soulevèrent et massacrèrent les représentants de la grande république non seulement dans la Iougrie, mais encore dans les pays à l'ouest de l'Oural septentrional, jusque dans le Zavolotche. Désormais, pendant bien des années, ces régions furent perdues pour Novgorod. En 1193, la république fit une nouvelle tentative infructueuse pour rétablir son autorité dans ces pays. Cet insuccès ne découragea pas les Novgorodiens, et, en 1264, la Iougrie et le «volost de la Petchora» étaient redevenus leurs tributaires[106].

[106] S. Sommier, Sirieni, Ostiacchi e Samoiedi dell'Ob. Florence, 1887.

Après la soumission de Novgorod à Ivan le Grand, la Iougrie dut payer tribut aux princes de Moscou, mais ce ne fut pas sans résistance de la part des indigènes. En 1465 et 1483, Ivan envoya des armées au delà de l'Oural. La seconde expédition passa les monts, probablement par le seuil d'Iékatérinebourg, prit la ville de Sibir, descendit l'Irtich, puis l'Ob et ne se retira qu'après avoir obtenu la soumission des Ostiaks. L'année suivante, les princes iougriens vinrent à Moscou présenter leurs hommages au Grand-Prince[107]. Cette armée fraya la route que devait suivre Iermak un siècle plus tard.

[107] S. Sommier, ibid.

En 1499 eut lieu une troisième expédition en Iougrie. L'armée, forte de 4 000 hommes, tous montés sur des patins, partit des bouches de la Petchora, le 21 novembre, et, après deux semaines de marche, atteignit l'Oural. Au passage des monts elle culbuta une troupe de Samoyèdes et atteignit bientôt sur la haute Sygva la place forte de Liapine, dont elle s'empara. Divisés en deux corps, les envahisseurs se rendirent maîtres successivement de plus de quarante places fortifiées en faisant un grand nombre de prisonniers. L'autorité du grand-prince de Moscou était définitivement établie dans la Iougrie.

Pour arriver à Liapine, l'armée russe remonta la vallée de la Chtchougor. Pendant le moyen âge cette route a été très fréquentée; c'est le seul passage de l'Oural mentionné par Herberstein. Par cette voie passait le commerce entre la Moscovie et la Iougrie, et les Slaves pénétraient en Sibérie jusqu'à l'Obi. A la fin du XVIe siècle, une fois que Iermak eut franchi l'Oural central, la vallée de la Chtchougor fut peu à peu abandonnée. La dépression par laquelle passe aujourd'hui le chemin de fer de Perm à Tioumen devint la grande route de Sibérie, et les passages du nord ne servirent plus qu'aux chasseurs indigènes et aux nomades. La région de la Petchora cessa d'être la voie du transit entre la Russie et les pays à fourrures de l'Asie septentrionale.

A cette époque, une nouvelle période d'activité s'ouvre pour la Russie septentrionale. En 1553, l'Anglais Chancelor atteignait la mer Blanche et par la Dvina arrivait à la cour d'Ivan le Grand. Des relations commerciales et diplomatiques s'établirent bientôt par cette voie entre le tsar et la reine d'Angleterre. Comme au temps des Normands, la Dvina devint la grande route du commerce entre le nord de l'Europe et les pays d'Orient. Par cette voie septentrionale les premiers Anglais pénétrèrent en Asie centrale. En 1557, Jenkinson, employé de la Muscovy Company, compagnie anglaise fondée pour exploiter le commerce de la Russie, gagna la mer Blanche, de là, par la Dvina, le Volga et la Caspienne parvint à Samarcande.

Des Français prirent également part au commerce de la mer Blanche. En 1580, un certain Jehan Sauvage, marchand de Dieppe, visita Vardö en Norvège et les ports de la mer Blanche, Kolmogor et Saint-Nicolas[108]. Six ans plus tard, le tsar Féodor, successeur d'Ivan le Terrible, dans une lettre à Henri III[109], concède aux marchands français le droit de «fréquenter avec toute espèce de marchandise le havre de Colmagret (Kolmogor)». L'année suivante fut signé un traité de commerce entre le tsar et des marchands parisiens, très avantageux pour ces derniers. Nos compatriotes avaient le droit de venir commercer «avecq navires à Colmogrote (Kolmogor), à Neufchateau de Arconge (Arkhangelsk), Volgueda (Vologda)», etc., «en payant seullement la moitiée des droicz moinz de ce que payent les austres estrangers en toutes noz villes susdites».

[108] Monastère situé sur l'emplacement actuel d'Arkhangelsk.

[109] Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu'à la Révolution française.—Russie, avec une introduction et des notes, par Alfred Rambaud, t. I. Paris, 1890.

Une fois en possession de la majeure partie du commerce de la mer Blanche, la Muscovy Company voulut pousser plus loin et atteindre le pays à fourrures dont ses agents entendaient parler à Kolmogor et à Arkhangelsk.

En 1611, elle envoya un navire commandé par le capitaine James Vadun à l'embouchure de la Petchora.

Le commerce du pays parut aux marins anglais plein de promesses. «Que n'avons-nous des représentants à Poustosersk, à Oust-Zylma, à Perm, écrivait Richard Finch, agent de la Compagnie à Thomas Smith, président de cette association, nous ferions d'excellentes affaires en achetant en hiver des pelleteries[110].» Deux membres de l'expédition, Josias Logan et William Persglove, hivernèrent à Poustosersk; trois ans plus tard, William Goosden, second du navire, y passa également un hiver.

[110] Reise und Aufenthalt den Engländer im Petchora-Lande, in den Jahren 1611-1615, in Alexander G. Schrenk, loc. cit. vol. II.

Les renseignements recueillis par les représentants de la Muscovy Company sont très intéressants. Ils nous montrent qu'à cette époque la navigation était très active sur la Petchora et sur l'océan Glacial. Chaque été, un grand nombre de bateaux partaient de Kolmogor, Mezen, Poustosersk à destination de Mangazeï, situé dans l'estuaire de l'Obi. Tous ces bâtiments se rendaient dans la baie de Kara, puis de là atteignaient l'Obi, en traversant la presqu'île de Ialmal par des portages.

Une fois que les Russes furent parvenus à la Baltique et à la mer Noire, la Russie septentrionale perdit toute importance économique. La route de la Dvina fut délaissée et la Petchora ne servit plus qu'au commerce local. Grâce à l'heureuse initiative de M. Souslov, ce beau fleuve redeviendra bientôt une des voies d'exportation de la Russie orientale comme aux temps des Normands. Sous la direction de cet homme intelligent, un chemin de fer à voie étroite sera, dans quelques années, construit à travers l'étroite langue de terre séparant les affluents de la Kama de la Petchora. Une fois sur ce dernier fleuve, les marchandises seront transportées par des vapeurs jusqu'à l'océan Glacial. M. Souslov possède déjà trois steamers sur la Petchora, un sur la Kolva et un navire de mer qui, en 1889, a transporté à Pétersbourg des marchandises de cette région.

Le gouvernement russe, comprenant toute l'importance de l'entreprise, fait approfondir les tributaires de la Kama aboutissant au chemin de fer projeté, la Vitcherka et la Bérésovka. Lorsque ces travaux seront terminés, la Petchora, cette belle artère fluviale jusqu'ici inutile, servira à transporter à peu de frais une partie des blés du Volga et des produits de l'Asie centrale jusqu'à l'océan Glacial, où pendant quatre mois et demi la navigation est ouverte avec le reste de l'Europe. En même temps, comme nous l'expliquerons plus loin en détail, M. Sibiriakov a fait ouvrir une route à travers l'Oural pour exporter en Europe les produits du bassin de l'Obi. C'est bien à tort que l'on n'attribue aucune importance économique à la Russie septentrionale. On croit toujours cette région couverte de neiges éternelles et la mer qui la borde encombrée de glaces. Dans l'état actuel, la Russie n'a pas, au contraire, de meilleure côte que celle de la Laponie, toujours ouverte à la navigation, et la Petchora est le seul fleuve permettant de conduire facilement les produits de la Russie orientale à la mer.

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