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A travers la Russie boréale

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CHAPITRE V

LES TCHOUVACHES

La poussière en Russie.—Architecture tchouvache.—La foire de Tsévilsk.—Costume des Tchouvaches.—Visite à un lieu de sacrifice.—Croyances et superstitions des Tchouvaches.

A quatre heures du matin nous sommes à Kazan. Quelques heures de sommeil et nous voici de nouveau frais et dispos avec le projet de partir le soir même pour le pays des Tchouvaches.

Le principal groupe de ces Finnois est cantonné sur la rive droite du Volga dans les arrondissements de Tsévilsk et de Tchéboksari. En amont de Kazan, sur la rive droite du Volga, derrière une mince ligne de colonies russes, ces Finnois forment un noyau compact de plus de 500 000 individus.

De Kazan à Tchéboksari c'est un petit voyage de 120 verstes par le Volga. A minuit nous sommes au port, mais point de vapeur. Une, deux heures se passent, rien ne vient. En France, les voyageurs pesteraient, interrogeraient les employés et s'emporteraient contre l'administration. Ici tout le monde reste calme et résigné, le Russe a l'habitude d'attendre. La nuit est magnifique, une de ces nuits d'Orient chaudes et lumineuses avec une grosse lune toute jaune. Devant nous s'ouvre le large fossé noir du fleuve, ponctué de fanaux. On dirait une ville flottante. Pas un souffle de vent, un air mort; de la berge sablonneuse sortent des bouffées de chaleur comme d'un feu souterrain. Parfois au milieu du grand silence un clapotement d'eau amorti, fugitif, comme un demi-réveil après un profond sommeil. On a la sensation du repos de toutes choses après la cuisson de la journée. A trois heures le paquebot arrive et de suite nous embarquons.

Dès dix heures du matin la chaleur est accablante, avec un vent desséchant. A 1 heure de l'après-midi, +32° à l'ombre avec une pression de 749. Pendant notre séjour dans cette région le baromètre est resté très bas; la chaleur n'en était que plus sensible. Dans ma cabine, située à l'ombre et bien ventilée, couché sur le sofa, je sue comme une fontaine.

Dans l'après-midi, arrivée à Tchéboksari (5 000 habitants, tous Russes), sans intérêt, comme toutes les petites villes de Russie. A la maison de poste on nous donne un bouge pour déposer nos bagages; nulle part ici il n'existe d'auberge de campagne, comme dans nos pays de l'Europe occidentale. Quand nous sortons, le patron ferme la porte avec un cadenas et nous en remet la clé. On ne se fie pas à l'honnêteté du voisin. Depuis mon arrivée en Russie, que d'histoires de voleurs ne m'a-t-on point racontées: à croire les indigènes, on serait exposé à chaque instant à être dévalisé; en cela comme en beaucoup de choses il faut faire une part très large à l'exagération slave. La Russie vaut mieux que ne le disent les Russes.

Le soir même nous partons en plétionka, conduits par un Tchouvache. Pas brillant notre attelage, deux pauvres biques qui s'en vont trottinant, sans rien de l'allure vive habituelle aux chevaux russes. «Plus vite!» crions-nous à notre cocher tchouvache, et le bonhomme de nous expliquer en mauvais russe que ses chevaux ont déjà fourni une trotte de 85 kilomètres et que pour arriver au gîte il leur reste à parcourir 21 kilomètres. Pour toute nourriture pendant cette longue étape les pauvres bêtes n'ont brouté qu'un peu d'herbe sur les bords de la route. «On n'a faim que lorsqu'on a l'habitude de manger», ajoute philosophiquement notre automédon.

Ici bêtes et gens sont d'une résistance surprenante. Aussi facilement qu'ils absorbent des repas pantagruéliques, les Russes se serrent le ventre. Repus ou à jeun, ils marchent avec une égale endurance. Pendant toute une journée un cavalier galopera; un morceau de pain et quelques verres de thé suffiront à sa nourriture, et sa monture se contentera d'un peu d'herbe. Le cheval russe est le meilleur cheval du monde et le Russe l'Européen le plus endurci à la fatigue et aux privations. Jugez, par suite, de la force de l'armée: c'est le meilleur instrument de guerre existant actuellement.

Aujourd'hui les exploits de nos grands-pères pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire nous sont un sujet d'étonnement. Leurs marches rapides à travers l'Europe, leur résistance à la faim et aux privations de tout genre, donnent l'idée d'une autre virilité que la nôtre. Tout cela nous paraît extraordinaire à nous autres affaiblis par le bien-être. Le peuple russe laisse la même impression. Ce sont des gens d'il y a un siècle, habitués, comme nos grands-pères, dès leur enfance à tous les efforts de la vie physique.

Toujours le même aspect, des plaines largement ondulées, couvertes de moissons. On passe un boursouflement et de l'autre côté c'est le même spectacle. Pays quelconque, sans caractère, qui pourrait aussi bien se trouver en France qu'en Russie. Seule la poussière est spéciale à cette partie de l'Europe. Sur ces terres très légères, le moindre vent soulève des tourbillons de fines particules. Aujourd'hui le ciel en est gris; lorsque ces nuages tombent, on est aveuglé et suffoqué. En Russie, il existe deux éléments supplémentaires: la poussière et la boue. Qui n'a vu que nos pays ne peut se faire une idée de leur importance dans l'Europe orientale.

Le pays est très habité. Comme les Tchérémisses, les Tchouvaches vivent en de petits hameaux épars au milieu des plaines. Quinze, vingt maisons entourées par des plantations de bouleaux, toujours sur le bord d'un ravin où traîne un ruisseau vaseux. En dehors de ces ruisselets, point d'eau dans la plaine.

Notre étape se termine au village tchouvache d'Abachévo. Dans chacune des bourgades situées en dehors des routes postales, il y a une maison dont le propriétaire a charge de loger les voyageurs. Cette hospitalité est très simple, cependant le logement est beaucoup plus propre que dans les affreux cabarets des petites villes. La maison où nous avons pris gîte se distingue même sous ce rapport; les bancs et la table de la chambre principale ont été lavés et les murs grattés. Notre hôte, du reste, a des habitudes de propreté étonnantes pour un Tchouvache: s'étant noirci les mains avec du charbon, il se lave immédiatement.

Très simple l'habitation tchouvache: une maisonnette en bois précédée d'un petit perron couvert d'un toit à deux auvents. Au milieu un couloir ouvrant à gauche sur un magasin à blé, à droite sur la chambre de famille, occupée en grande partie par le poêle russe traditionnel. Devant la maison, une cour rectangulaire bordée de hangars, d'étables, de magasins, et séparée de la rue par une clôture. Derrière chaque habitation s'étend un jardin. C'est en somme la même architecture que chez les Tchérémisses.

Village d'Abachévo.

Le lendemain, en route pour Tsévilsk. A quelques kilomètres d'Abachévo, la plaine verse dans un fond où se trouve Tsévilsk. De loin la ville est signalée par une nuée de poussière produite par le mouvement de la foire. Il y a là 5 à 6 000 Tchouvaches réunis sur un espace de quelques hectares. Chaque matin, des villages environnants arrivent en foule les indigènes; ils s'amusent là toute la journée, et, le soir venu, retournent chez eux pour recommencer le lendemain jusqu'à la fin de la fête. C'est le même spectacle que dans nos pays: des animaux que l'on vend et que l'on achète, des lignes de baraques où l'on débite de la cotonnade, des verroteries, de la ferraille, de l'épicerie, etc., enfin des chevaux de bois.

Autour de l'appareil, foule compacte. Il y a d'abord les gens qui se donnent le luxe de faire un tour sur la mécanique, puis il y a ceux qui, moyennant finance, ont été admis dans l'enceinte d'une palissade au plaisir de contempler les heureux de cette terre montés sur les chevaux de bois, enfin, par derrière, une masse compacte regarde ceux qui voient quelque chose.

Mais bientôt nous faisons concurrence aux saltimbanques. Nous installons les appareils de photographie et invitons les assistants à venir poser. De tous côtés on accourt; pour maintenir l'ordre autour de nous, l'aide de deux agents de police n'est pas de trop.

Comme le montrent les photographies ci-contre, les costumes des Tchouvaches présentent une très grande ressemblance avec ceux des Tchérémisses. Le vêtement des hommes est le même, et celui des femmes ne diffère de ceux que nous avons vus de l'autre côté du Volga que par des détails d'ornementation.

Tchouvaches de Tsévilsk.

Les femmes tchouvaches ont, comme les Tchérémisses, un costume masculin, un petit pantalon et une chemise-jupe en toile, généralement blanche, ornée de broderies en soie rouge et de rubans également rouges, du moins aux environs de Tsévilsk[47]. Toutes portent un tablier bordé dans le bas de broderies multicolores. Très curieuse est leur coiffure. Pour les jeunes filles, c'est une toque en cuir, agrémentée de dessins géométriques formés de perles de verre de différentes couleurs avec une garniture de petits disques d'argent simulant d'anciennes monnaies. Une jugulaire chargée de pièces d'argent maintient la coiffure. Les femmes mariées ont la nuque et le cou enveloppés d'une serviette (sorbane) assez semblable au charpane tchérémisse et dont les deux pans tombent dans le dos comme ceux d'une écharpe. Par-dessus, les riches portent un bonnet cylindrique orné de disques d'argent et de pièces de monnaie, auquel est suspendue par derrière une longue bande d'étoffe garnie aussi de pièces d'argent. Sur certaines de ces coiffures il y a pour 300 francs de numéraire, et les femmes aisées en ont bien pour une somme égale autour du cou et sur la poitrine. Toutes ont un collier de pièces d'argent, et, attachée au col de la chemise, une bande d'étoffe garnie de numéraire, enfin sur la poitrine un ou deux plastrons couverts de petits disques ou de vieilles pièces d'argent. Ajoutez à cela d'autres colliers et des pendeloques de kauris ou de perles de verre, ballottant sur la poitrine et dans le dos. Pour terminer la description des toilettes tchouvaches signalons la ceinture des femmes, ornée sur les côtés de glands en laine rouge, de kauris, et garnie à la chute du dos d'une sorte de croupière. Sur les hanches les élégantes attachent de longs cordonnets chargés de morceaux de cuivre, très bruyants. Lorsque marchent des femmes parées de ces singuliers bijoux, vous croiriez qu'on remue un magasin de vieille ferraille. Jugez de l'aspect pittoresque de la foire avec tous ces costumes bizarres.

[47] Du temps de Pallas, les broderies étaient rouges, bleues ou noires. Aujourd'hui encore les couleurs varient suivant les districts.

Tchouvaches de Tsévilsk.

Hommes et femmes sont grands et vigoureux. Tous laissent l'impression d'une race vivace. Beaucoup de femmes ont conservé le type finnois bien accusé. Ici du moins les Tchouvaches paraissent s'être peu mêlés aux Tatars. On nous montre cependant dans la foule des métis tchouvaches tatars que l'on appelle ici Metchériaks[48]. Des unions ont lieu également entre ces Finnois et les paysans russes. Dans le voisinage des villes, les Tchouvaches abandonnent leurs costumes pour adopter les vêtements de leurs voisins slaves, les différences extérieures s'effacent ainsi peu à peu entre les races, et lentement Russes et Finnois se fondent ensemble au grand dommage du pittoresque. Le jour de la fusion complète est heureusement encore éloigné.

[48] Les Metchériaks sont une petite tribu turque de la Russie orientale.

Dans la soirée nous quittons Tsévilsk pour aller passer la nuit dans un hameau voisin. L'ispravnik, d'une obligeance parfaite, nous fait accompagner par un agent de police parlant tchouvache. Précaution qui n'est point inutile: parmi les indigènes, l'usage du russe n'est pas encore très répandu, beaucoup d'hommes le comprennent à peine et la plupart des femmes n'en entendent pas un mot.

Femmes tchouvaches vues de dos.

Excité par la présence du gendarme, notre cocher enlève ses chevaux et en vingt-cinq minutes nous fait parcourir sept kilomètres. C'est plaisir de galoper à travers ces plaines à la douce fraîcheur du soir. Il semble que vous reveniez à la vie après la prostration de la journée étouffante; cela fait l'effet d'un bain.

Dès notre arrivée au village, s'ouvre un marché très actif. Nous achetons des sorbanes, des chemises de femme, des ceintures, des ornements, des bonnets, bref toute une collection ethnographique. Ces transactions nous permettent de faire connaissance avec les Tchouvaches et nous servent en quelque sorte de préambule pour arriver à la question principale. Aux environs du village se trouve un lieu de sacrifice où les indigènes vont faire leurs dévotions et il s'agit de décider quelque habitant à nous y conduire.

Les Tchouvaches ont été convertis au catholicisme grec. Mais sur eux comme sur les Tchérémisses cette conversion n'a pas produit grand résultat. En fait, le plus grand nombre de ces indigènes sont restés fidèles à leurs anciennes croyances, et sur cette rive du Volga on compte pour le moins encore 500 000 païens.

L'administration civile connaît les pratiques idolâtres des Tchouvaches, mais fort sagement se désintéresse de tout prosélytisme parmi ces païens. Ce serait inutilement exciter des haines et retarder l'assimilation de la population.

La promesse d'un pourboire et les représentations énergiques de l'agent eurent promptement raison des scrupules d'un indigène, et bientôt sous sa conduite nous voici en route pour le sanctuaire. Le guide nous fait marcher à travers un petit bois, afin de dissimuler notre marche aux Tchouvaches qui travaillent dans la plaine. Évidemment il redoute quelque mauvais traitement si ses coreligionnaires viennent à apprendre notre visite. Le bonhomme retrouve seulement son sang-froid lorsqu'il voit que nous nous bornons à photographier le lieu du sacrifice, sans toucher à quoi que ce soit.

Ce lieu de sacrifice est situé à un kilomètre et demi du village, dans un large et profond ravin parsemé de taillis de chênes[49]. C'est une réunion de cuisines en plein vent. Il y a d'abord un grand échafaudage long de 10 mètres, garni de 29 crochets en bois pour suspendre les marmites; en dessous, on voit les traces encore fraîches de 41 foyers. A côté se trouvent deux autres échafaudages beaucoup moins longs, l'un garni de deux crochets, l'autre d'un seul, sans doute des autels particuliers.

[49] D'après Pallas, les lieux de sacrifice des Tchouvaches seraient toujours situés au milieu de bouquets d'arbres et dans le voisinage d'une source ou d'un ruisseau.

Les femmes, nous a-t-on dit, n'assistent pas aux grands sacrifices, à moins qu'elles ne soient veuves et qu'elles n'aient point de fils âgé pour les représenter à la cérémonie. Si le renseignement est vrai, ce serait un emprunt aux idées musulmanes.

Comme leurs voisins tchérémisses, les Tchouvaches sont animistes, leur imagination peuple le monde extérieur d'esprits dont l'homme doit s'assurer le concours pour vivre heureux et dans l'abondance, et le moyen employé pour se concilier la faveur de ces êtres surnaturels est de leur faire des sacrifices.

Nous n'avons vu aucune représentation anthropomorphe de ces divinités et nous ignorons s'il en existe. Au congrès archéologique de Kazan en 1878 fut présentée une idole tchouvache, «une simple planchette de bois, grossièrement taillée à la hache, sans aucune trace de dessin». C'était la représentation du dieu Melym-Khousia, adoré aux environs de Tchéboksari. Melym-Khousia habitait jadis chez les Tchérémisses sur la «montagne qui produit du miel», raconte M. A. Rambaud[50]. Un beau jour il quitta sa demeure pour aller s'établir sur la rive droite du Volga, au village de Masslovoya, chez un Tchouvache ancien soldat, nommé Ivan. En homme avisé, Ivan tira un fructueux parti de l'honneur que lui faisait le dieu. Il lui accorda l'hospitalité, et aussitôt de tous les environs les indigènes vinrent implorer Melym-Khousia. Pour s'assurer son secours, les uns lui offraient de l'argent, les autres de la volaille, toutes offrandes qu'Ivan n'avait garde de laisser perdre, c'était autant de boni pour lui. Quand le zèle des fidèles devenait moins ardent, le rusé compère s'en allait faire des tournées aux environs, menaçant les habitants de la colère de Melym-Khousia, s'ils ne le traitaient pas mieux. Et les Tchouvaches d'accourir et Ivan de faire de bonnes affaires. Le dieu indigène faisait ainsi une concurrence très préjudiciable à un sanctuaire orthodoxe voisin dédié à saint Nicolas. Personne ne venait plus implorer le saint grec, et un beau jour la police avertie vint saisir le dieu tchouvache et le transporta de son sanctuaire au musée ethnographique de Kazan. L'histoire date de la fin de 1870.

[50] Le Congrès de Kazan, in Revue scientifique.

Lieu de sacrifice tchouvache.

La religion des Tchouvaches comporte des fêtes publiques[51] et des cérémonies privées; toutes consistent en ripailles. Dans les grandes solennités ou pour obtenir la réalisation d'un désir qui leur tient au cœur, les indigènes immolent des chevaux et du gros bétail; pour les petits sacrifices ils tuent des volailles, principalement des oies. Jamais ils n'immolent de porcs; à leurs yeux c'est un animal impur. Avant de procéder au sacrifice, raconte Pallas[52], les fidèles soumettent l'animal à plusieurs épreuves pareilles à celles en usage chez les Tchérémisses, pour s'assurer que le dieu accepte l'offrande.

[51] D'après Pallas, en septembre a lieu un sacrifice pour remercier les dieux de la récolte.

[52] Voyages de M. P. S. Pallas en différentes provinces de l'Empire russe et dans l'Asie septentrionale, traduits de l'allemand par M. Gauthier de la Peyrence. Paris, 1789.

Les Tchouvaches mettent en pratique le dicton: charité bien ordonnée commence par soi-même. Ils mangent la chair des victimes sacrifiées et en l'honneur des dieux se contentent de faire brûler les os. Dans les cérémonies publiques la direction du culte, si l'on peut s'exprimer ainsi, et la charge d'immoler les animaux appartiennent à des prêtres appelés iomzi, dont la situation paraît équivalente à celle des kartes chez les Tchérémisses. En tous temps le iomzi jouit d'un certain prestige auprès de ses compatriotes, joignant au sacerdoce les professions de rebouteur et de charlatan.

Les fêtes publiques portent le nom de simik; elles durent généralement plusieurs jours. Un jour les habitants d'un village sacrifient et de tous les environs on vient prendre part à l'agape sacrée, puis le lendemain c'est au tour d'un autre hameau de régaler les hommes en l'honneur des dieux. Les différents villages s'offrent ainsi une série de tournées.

Pendant toute la durée des fêtes, les Tchouvaches ne doivent pas travailler, même en cas d'urgence. Ceux qui transgressent cette défense risquent une correction; il y a quelques années, un indigène aurait été tué pour n'avoir point respecté cette coutume. Du 24 au 29 juin les indigènes célèbrent une grande fête. Quelque temps auparavant, le jeudi qui précède la Trinité du calendrier russe, a lieu la commémoration des morts. La cérémonie consiste en ripailles et beuveries; ce jour-là, nous disait l'ispravnik de Tsévilsk, le cimetière devient un cabaret.

Chaise tchouvache.

Les sacrifices privés sont faits en vue d'obtenir la guérison d'un malade ou à l'occasion des principaux événements de la vie domestique, naissance, mariage. Ainsi, après que la demande du jeune homme a été agréée par la jeune fille, celui-ci rend grâce aux dieux, en faisant un petit sacrifice à la première bifurcation qu'il rencontre sur sa route. Il répand, par exemple, sur le sol de l'eau-de-vie.

Voici maintenant une recette de médecine populaire qui nous a été communiquée par les Tchouvaches. Elle remplace pour eux les pastilles Géraudel. Si elle n'est pas efficace, elle se recommande par sa simplicité. Êtes-vous enrhumé, vous n'avez qu'à jeter des œufs dans un puits et vous êtes débarrassé de votre toux.

Tous les peuples d'origine finnoise ont pour l'ours une sorte de vénération et supposent à cet animal un pouvoir surnaturel. Les Tchouvaches partagent ces superstitions et attribuent aux excréments de maître Martin le pouvoir de purifier l'endroit où il les dépose. Aussi, lorsque des saltimbanques promènent dans la campagne quelques-uns de ces animaux, ne manquent-ils pas de les faire entrer dans la cour de leurs habitations.

Chez les Tchouvaches nous n'avons observé qu'un seul instrument de musique, une cithare pareille à celle des Tchérémisses. Leur danse consiste en sautillements accompagnés de battements de mains.

Le 7 juillet, nous revenons sur le Volga à Soundéri, ou Marjinskii, petite ville située en aval de Tchéboksari. En attendant le vapeur qui doit nous transporter à Kazan, nous allons visiter Kakchamar, village habité par des Tchérémisses de montagnes, bien qu'il soit situé sur la rive des prairies.

On traverse en bac le Volga, divisé en deux bras par un îlot constitué de fines particules sablonneuses, puis on court à travers une riante campagne fraîche et ombreuse. Les habitants de Kakchamar ne présentent aucune différence appréciable avec les Tchérémisses que nous avons vus jusqu'ici, ils nous semblent seulement avoir plus subi l'influence russe que leurs congénères des environs de Tsarévokoktchaïsk. Les broderies qui ornent les vêtements des femmes sont sans art et sans caractère.

Nous passons une partie de la nuit sur le ponton de Soundéri à attendre le vapeur. C'est demain grande fête à Kazan. Tous les ans à pareille époque, on transporte la célèbre image de Notre-Dame de Kazan d'un couvent situé aux environs de la ville, dans l'une des églises du Kremlin, où elle demeure quelque temps. Cette icone jouit d'une grande réputation dans toute la Russie, et de très loin une foule de fidèles vient assister à la procession. Lorsque le paquebot arrive à Soundéri, il est déjà bondé d'une foule de pèlerins.

Le lendemain, à notre arrivée à Kazan, une foule compacte garnit les talus des remparts du Kremlin le long desquels doit passer la procession. De loin la masse rouge des femmes fait l'effet d'un immense champ de coquelicots. Il est neuf heures du matin et le cortège ne passera qu'à midi, néanmoins tout le monde attend calme et résigné, sous un soleil ardent de 35° à 40° et sous une pluie de poussière!

Aujourd'hui nous voyons Kazan sous un de ses mauvais côtés. La poussière tombe dru, comme une ondée; au lieu d'eau c'est du sable qui tombe du ciel.

J'aurais vivement désiré voir le défilé de la procession, mais pour cela il eût fallu rester tête nue sous un soleil flamboyant. Je n'assistai qu'à la fin de la cérémonie, et bien m'en prit: à plus de 200 mètres de la procession il fallait se découvrir, et à l'ombre le thermomètre s'élevait à +27°. Néanmoins aucun des pieux assistants ne paraissait s'apercevoir de la chaleur. La foi protège de tout!

Avec cette foule de fidèles, impossible de trouver un coin dans un hôtel. Le bon Latif, le préparateur de M. Mislavsky, m'offrit l'hospitalité dans son sous-sol de l'Université sur un canapé en bois. Ce fut ma première bonne nuit en Russie et le lendemain j'étais frais et dispos pour le voyage de Perm.

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