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A travers la Russie boréale

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CHAPITRE XIII

LA SYGVA ET LA SOSVA

Descente de la Sygva.—Un clan zyriane.—Un prince ostiak.—Danse des indigènes.—Arrivée à Beriosov.

La traversée de l'Oural était la grosse difficulté de l'expédition. Cette chaîne de montagnes franchie, tout devient désormais facile. La route s'ouvre maintenant aisée et sans fatigue, tracée par de larges rivières. Dans les régions du nord, en Europe, en Asie comme en Amérique, les seules voies de communication sont les cours d'eau. La Sygva et la Sosva nous conduiront à Beriosov, puis l'Obi nous amènera à Samorovo, au confluent de ce fleuve et de l'Irtich. Au total, une navigation à la rame d'environ 1 200 kilomètres.

Notre première étape sera Beriosov, et le 17 août, dans l'après-midi, nous quittons la factorerie de Liapine. Nous sommes confortablement installés dans une spacieuse lodka et nous avons des vivres à discrétion. Pour obéir aux instructions de M. Sibiriakov, ses employés ont mis à notre disposition toutes les ressources des magasins, et au gré de ces braves gens nous usons avec trop de discrétion de cette hospitalité si généreusement offerte. Ils voudraient nous charger de farine, de sucre, de thé; si nous n'y mettions bon ordre, notre embarcation deviendrait un entrepôt. Désormais sans souci du vivre ni du couvert, le voyage sera une partie de plaisir. Boyanus, notre brave Popov et moi, prenons place dans la lodka; une seconde transporte un ouriadnik de Beriosov et un interprète ostiak envoyés à notre rencontre par les autorités impériales. Fonctionnaires et simples particuliers rivalisent pour rendre facile notre exploration.

A deux heures, l'escadrille appareille et, à une demi-heure de Liapine, s'arrête pour prendre des rameurs au village de Sarompaoul. Nous irons ainsi jusqu'à Beriosov de station en station, changeant chaque fois d'équipe. Les hameaux (paoul) sont échelonnés le long de la rivière à 15, 20, 30 kilomètres les uns des autres. Ce sont les seules localités habitées; à droite, à gauche, s'étend la solitude absolue, la grande forêt inutile et déserte.

A un kilomètre en aval de Liapine, sur la rive gauche de la Sygva, se trouvent les ruines très bien conservées d'une forteresse russe. Dès la fin du XVe siècle, Liapine était une localité importante, et elle se trouve mentionnée dans les Notes sur la Russie d'Herberstein. La carte de Sibérie publiée par Strahlenberg[156] (1730) indique très exactement à Liapine un poste russe sous le nom de Gorodok Liapinski. Les murailles du fort sont encore debout, c'est un blockhaus en bois, surmonté d'une terrasse d'où les défenseurs pouvaient répondre aux assaillants.

[156] Nova Descriptio Geographica Tattariæ Magnæ tam orientalis quam occidentalis in particularibus et generalibus territoriis una cum delineatione totius imperii Russici imprimis Siberiæ accurate ostensa. (Reproduction photolithographique publiée par la Société suédoise d'anthropologie et de géographie. Svenska sällskapet för Antropologi och Geografi. Geografiska Sektionens Tidskrift, 1879, vol. I, no 6.)

A notre grand regret, le manque d'instruments ne nous permit aucune fouille. L'exploration de ces ruines eût présenté du reste de grosses difficultés. Dans cette région sibérienne le sol reste éternellement gelé; à une profondeur de 60 centimètres, le sable est glacé et prend la consistance de la pierre. Cette zone, constituée uniquement par des formations arénacées, forme sur des milliers de kilomètres une gigantesque glacière souterraine, et dans cette couche se sont conservés presque intacts les débris du mammouth et du rhinocéros à narines cloisonnées de la période quaternaire. Quelques exemplaires ont été trouvés encore garnis de chair, dont les chiens des indigènes se sont régalés.

Le musée de l'Académie Impériale des Sciences à Saint-Pétersbourg renferme un squelette entier de mammouth. Cet animal, très voisin de l'éléphant actuel, armé comme lui de deux longues défenses, abondait dans la Sibérie septentrionale. Aujourd'hui la recherche de l'ivoire fossile est une des industries les plus lucratives des indigènes riverains de l'océan Glacial. En moyenne, les Toungouses de la Léna recueillent annuellement 16 000 kilogrammes d'ivoire fossile, représentant environ 200 individus; en 1840, Middendorf estimait déjà à 20 000 le nombre des mammouths dont les dépouilles avaient déjà été exploitées[157]. A la foire d'Obdorsk, en 1881, furent vendus 570 kilogrammes de dents de mammouth pour la somme de 1 400 roubles[158]. Les déserts de Sibérie ont ainsi gardé dans une intégrité absolue les documents les plus précieux pour l'histoire de la terre.

[157] Lapparent, les Anciens Glaciers, Paris, 1892.

[158] Sommier, loc. cit.

Par un contraste bizarre, ce sol éternellement gelé porte la plus belle végétation qui puisse s'épanouir sous le cercle polaire. Partout la forêt est touffue, les arbres grands et élancés. Une terre vivante repose sur cette terre morte.

Cette couche glacée exerce une influence considérable sur la nature de la Sibérie. Imperméable, elle maintient marécageuses les strates superficielles du sol, et produit ainsi les immenses marais de l'Asie septentrionale. Cette immense glacière située à quelques centimètres de profondeur est, de plus, une des causes de la rigueur du climat sibérien. Durant notre séjour à Liapine, la température était pendant la journée très agréable avec des maximums de 14°; mais, dès le coucher du soleil, le thermomètre descendait brusquement à 5 ou 6 au-dessus de zéro. Un air glacial semblait sortir de terre.


A 4 kilomètres de Liapine, arrêt au village de Sarompaoul, habité par des Zyrianes.

De l'Oural à l'Obi sont essaimées de petites colonies de ces Finnois attirés en Sibérie par la richesse des pêcheries et l'appât de gains commerciaux. Le village de Muji, situé à moitié route entre Obdorsk et Beriosov, est l'établissement zyriane fixe le plus septentrional en Sibérie. Ces indigènes ont su monopoliser à leur profit les transactions de la région; aux Ostiaks ils achètent le produit de leur chasse et de leur pêche et leur cèdent en échange de la farine et des objets manufacturés de mauvaise qualité. Intelligents et par conséquent peu honnêtes, ils réalisent facilement des profits considérables; ils vendent, par exemple, aux pauvres pêcheurs ostiaks 1 fr. 50 ou 2 francs de mauvais boutons en cuivre qui ne valent pas 2 sous. Grâce à ces procédés peu scrupuleux, les troupeaux de rennes, la principale source de richesse du pays, ont passé peu à peu des mains des Ostiaks dans celles des Zyrianes. Les indigènes se sont appauvris, et les immigrés enrichis. Ainsi un des Zyrianes de Chekour-Ia nous a avoué posséder 3 000 rennes, un bon petit capital, cet animal valant de 8 à 28 francs.

Sarampaoul compte une centaine d'habitants, une grande ville dans ce pays désert! Quelques-uns sont pasteurs de rennes; le plus grand nombre vit du produit de la pêche, auquel ils ajoutent les ressources de l'élevage du bétail. Les habitants possèdent un troupeau d'environ 70 vaches. Ces Zyrianes habitent des maisons en bois disposées comme celles de leurs congénères de la Petchora: un vestibule et des pièces divisées en trois compartiments par des séparations en bois.

Nous prenons une équipe de rameurs et aussitôt après en route. A quelques kilomètres en aval nous apercevons une dernière fois l'Oural. Sur l'horizon jaune du couchant les montagnes bleuâtres se détachent avec une netteté parfaite. On dirait des découpures bleues collées sur du papier jaune.

A dix heures du soir, nous arrivons à Kossilok, paoul ostiak, et dans la matinée du 18, à Lokmouspaoul. A peine débarqués, un Ostiak vient nous serrer la main avec force démonstrations amicales. Étonnés d'un pareil sans-gêne de la part d'un indigène, nous allions le repousser, lorsque l'ouriadnik Reif, faisant office pour la circonstance de chambellan, nous présente le personnage, Son Altesse Seigneuriale Dmitri Tcheskine, prince des Ostiaks de la Sygva. Parmi ces sauvages habillés de peaux se trouvent, comme dans toutes les sociétés, des familles de noble origine, descendants des anciens souverains du pays. Aujourd'hui cette aristocratie est bien déchue: les princes ostiaks ne sont plus que des collecteurs d'impôts, et, d'après M. Sommier, n'auraient conservé de leurs privilèges politiques que le droit de jugement pour certains délits commis par les indigènes. Mais, toujours avisé, le gouvernement de Saint-Pétersbourg a eu soin de s'attacher ces personnages en leur confirmant leurs titres. Un bout de papier noirci de caractères indéchiffrables et quelques cachets ont fait l'affaire.

Son Altesse nous conduit immédiatement dans sa iourte et nous fait asseoir à ses côtés sur le lit de camp placé à gauche de la porte. Chaque fois que nous entrons dans une hutte en sa compagnie, toujours le bonhomme s'installe de ce côté: c'est probablement la place d'honneur dans le cérémonial ostiak. Le prince ne tarde pas à devenir très communicatif; il nous tape amicalement sur les genoux, et nous sourit, tout en se mouchant dans ses doigts. Pour le remercier de cet excellent accueil, nous lui faisons présent d'un grand foulard de soie rouge; désireux de ne pas être en reste de politesse avec nous, immédiatement Son Altesse m'offre une boîte à allumettes en corne de renne avec son monogramme.

Le prince est vêtu d'une belle parka en peau de renne blanc; pour le reste, il était aussi sale que ses congénères. Son habitation ne diffère pas non plus de toutes celles que nous avons visitées jusqu'ici. Dans le coin de la hutte se trouve une malle russe, que Dmitri s'empresse d'ouvrir pour en extraire des parchemins. C'est la chancellerie seigneuriale renfermant les titres nobiliaires. A côté sont suspendus un vieux sabre de gendarme et une défroque de laquais de cour, présents du gouvernement impérial.

Dmitri Tcheskine.

L'aimable accueil du prince n'était pas absolument désintéressé. Son Altesse ne tarda pas à nous faire part des doléances des indigènes et à solliciter notre protection. Comme les habitants de tous les pays du monde, les Ostiaks se plaignent de la lourdeur des impôts, et le prince nous demande notre appui auprès du gouverneur de Tobolsk afin d'obtenir une diminution des charges qui pèsent sur ses sujets.

Dans la circonscription de Liapine, 380 Ostiaks sont soumis au iassak; par suite d'une erreur de scribe, les pièces officielles portent leur nombre à 480, d'où surcroît d'impôt, et Son Altesse serait très désireuse de soulager les maux de son peuple.

Le prince étant complètement illettré, le brave Popov s'occupe de rédiger une supplique. La rédaction en est laborieuse, elle dure deux heures pour le moins; après quoi, Dmitri appose cérémonieusement son sceau sur la requête.

Pendant ce travail, Boyanus recueille d'intéressants renseignements sur le commerce des fourrures. Ici la peau de petit-gris vaut de 25 à 50 centimes, celle de zibeline de 10 à 20 francs en moyenne. Dans cette région le petit-gris est relativement rare; un indigène en capture au maximum une centaine par an. Sur les bords de la Sosva il est beaucoup plus abondant; dans cette vallée un bon chasseur peut en tuer annuellement un millier.

La rédaction de la supplique terminée, nous nous remettons en route. Pour nous faire honneur, le prince tient absolument à nous accompagner. Nous avons eu l'imprudence de lui offrir de l'eau-de-vie, et dans l'espoir de recevoir de nouvelles rasades il désire rester en notre compagnie le plus longtemps possible. Redoutant la ménagerie qui grouille sur ses vêtements, nous faisons asseoir le personnage à la porte de notre petite cabine: mais cette place ne satisfait pas sa vanité. Pour marquer son rang aux yeux des rameurs et leur prouver que nous le traitons d'égal à égal, le prince Dmitri rapproche lentement son siège de l'entrée de la cahute, puis allonge un pied dans l'intérieur: il n'a pas ainsi l'air d'être à la porte. Peu à peu il passe une jambe puis une autre, ensuite la tête; finalement le sire trouve moyen de s'installer complètement dans la pièce. Dmitri, tout fier de sa ruse, rit sous cape. Lorsque à sa mine réjouie nous éclatons de rire, le bonhomme ne peut retenir sa joie. Pour lui faire place je suis obligé de monter sur le toit de l'embarcation.

En passant, signalons la présence sur la rivière de nombreuses mouettes tridactyles et de guillemots de Brunnich.

Vers cinq heures du soir nous arrivons à une station où nous débarquons notre compagnon. Avant de nous débarrasser du personnage, nous lui offrons une collation servie dans des assiettes en fer-blanc et avec des couverts. Ces ustensiles ne laissent pas d'embarrasser singulièrement le prince; évidemment la fourchette du père Adam lui paraît plus commode, mais Son Altesse tient absolument à prendre les belles manières. Elle a du reste une bien meilleure éducation que les membres de l'aristocratie ostiake rencontrés par d'autres voyageurs sur l'Obi. Avant de nous quitter, Dmitri recommande aux indigènes de nous conduire rapidement, et en fidèles sujets ceux-ci rament avec une vigueur qui fait notre étonnement.

Dans la soirée nous atteignons Rakmatia Paoul, ayant parcouru environ 60 kilomètres en huit heures. Une bonne étape! Le temps de prendre de nouveaux rameurs et nous repartons. Le ciel est suffisamment clair la nuit pour nous permettre de relever le cours de la rivière. En nous relayant, nous pouvons travailler tout en marchant. C'est, du reste, plaisir de veiller par ces belles nuits d'automne. Dans le ciel clair du Nord les étoiles brillent d'un éclat extraordinaire, et au milieu de l'obscurité les troncs blancs des bouleaux ont l'air d'une assemblée de fantômes devant lesquels nous défilons. Tout est silencieux. C'est le calme des choses mortes, et tout l'être est pénétré d'une sensation infinie de repos.

Comme tous les primitifs, les Ostiaks ont quelques notions d'astronomie. Ils connaissent la Polaire, l'étoile qui ne bouge pas, comme ils l'appellent, et sur elle ils se guident lorsque la nuit les surprend dans ces forêts où il est si facile de s'égarer.

Les Ostiaks divisent l'année en treize mois, qui portent des noms rappelant les phénomènes naturels ou leurs diverses occupations. D'après les uns, elle commencerait à l'équinoxe du printemps; d'après les autres, à celui d'automne[159]. C'est en somme le calendrier révolutionnaire.

[159] Ahlqvist, loc. cit.

Maintenant les nuits sont devenues très fraîches. Les indigènes ne sentent pas cependant cet abaissement de la température. Tous sont simplement vêtus de toile. Habitués à des froids de quarante degrés, ils éprouvent sans doute une sensation de chaleur tant que le thermomètre reste au-dessus de zéro.

DE LA PETCHORA A L'OB
Feuille 3
Croquis à la Boussole du Cours de la Sosva par Ch. RABOT
1890.

Quelques rameurs portent une longue chevelure flottante sur les épaules comme les tout jeunes misses anglaises. La plupart la divisent au contraire derrière la tête en deux nattes entourées d'une cordelière rouge et ornées à leur extrémité de morceaux d'étoffe. Ces tresses sont en outre attachées l'une à l'autre sur l'occiput par un cordon également rouge. Certains indigènes ont des nattes très longues qui leur descendent parfois jusqu'à la ceinture. Avec cette coiffure et leur figure imberbe les hommes ne sont pas toujours faciles à distinguer des femmes. Des jeunes gens surtout ont l'air de jeunes filles. Tous ont les doigts couverts de bagues en cuivre. A propos de la parure, signalons un détail intéressant. D'après Ahlqvist, les femmes «vogoules» se tatoueraient les pieds et les mains de traits géométriques. Cette ornementation n'est pas en usage dans la région que nous avons visitée[160].

[160] Finsch a observé des tatouages sur une jeune Ostiake pendant son voyage de Tomsk à Samarovo. (Finsch, loc. cit.)

Le lendemain matin, 19 août, nous atteignons la Sosva, grande rivière qui dans tout autre pays que la Sibérie serait un fleuve important.

Sur la Sosva comme sur la Sygva, toujours le même paysage: une plaine boisée. Pas d'horizon, la vue est limitée aux deux berges couvertes de forêts. Si, toutes les trois ou quatre heures, on n'était intéressé par le spectacle amusant et curieux des stations indigènes, le voyage serait terrible d'ennui. Ici c'est le grand désert du Nord, triste et monotone, une terre inutile, fermée à l'homme. Avec cela, l'air est lourd, on sent un continent derrière soi. Tout est uniforme, le sol comme l'aspect du pays. Nulle part un rocher, une pierre, partout des terrasses sablonneuses couronnées de tourbières.

Au delà du confluent de la Sosva et de la Sygva est situé Saxoun Paoul[161], l'agglomération ostiake la plus importante rencontrée jusqu'ici: 60 habitants et 12 tchioumes. Les paouls des bords de la Sygva contiennent deux formes particulières d'habitation, la tchioume carrée et le sasskol. Le sasskol forme le passage entre le simple abri en écorce de bouleau et la maison, entre la tchioume mobile et la iourte fixe. C'est une hutte rectangulaire couverte d'un toit à deux auvents, faite de perches et de pieux et entièrement garnie d'écorce. La disposition interne est semblable à celle de la iourte. Cette habitation légère n'est occupée qu'en été. Elle est spéciale aux Ostiaks de la région ouralienne. Au delà de Sartynia nous ne l'avons pas observée.

[161] Glossaire topographique ostiak: Saxoun, embouchure; Toump, île; Ia, rivière ou ruisseau.

A chaque station nous nous arrêtons une ou deux heures. Il faut d'abord manger; puis, pendant que les indigènes font leurs préparatifs de départ, nous examinons le mobilier des huttes et étudions la vie des naturels, si curieuse et si suggestive. Nous avons sous les yeux un passé vieux de centaines de siècles, l'enfance de l'humanité, alors que l'homme tirait toutes ses ressources de la chasse et de la pêche.

Une scène amusante est le repas des naturels. Le couvert se compose de deux augettes en écorce remplies, l'une de poisson bouilli, l'autre d'huile de poisson et d'un gros pain noir que dédaigneraient les chiens délicats. Cette huile remplace le beurre dans la cuisine des indigènes. Autour des deux plats déposés par terre la famille s'accroupit, et aussitôt commence la pêche des morceaux. Après chaque bouchée, les convives boivent un petit coup d'huile en guise de rafraîchissement. Entre temps les indigènes se mouchent avec les doigts, puis, après cette opération, sans même s'essuyer, attrapent dans le plat un filet de poisson. Le morceau ainsi assaisonné n'en est que meilleur. Durant l'été, cette soupe forme pour ainsi dire toute la nourriture des indigènes. Telle est son importance dans l'économie domestique que le temps nécessaire à sa cuisson est l'unité de temps la plus courte des Ostiaks[162].

[162] Ahlqvist.

En hiver, le poisson est également un élément important de l'alimentation des Ostiaks. A cette époque, ils le mangent soit sec, soit fumé ou salé, et ils en absorbent d'énormes quantités. Les indigènes ont un estomac dont la capacité rivalise avec celui des Eskimos. Ils peuvent avaler jusqu'à vingt ou vingt-cinq livres de poisson par jour, et dans un seul repas quatre ou cinq coqs de bruyère avec une bonne portion de poisson sec[163]! Le poisson cru est très apprécié des indigènes. C'est, paraît-il, un excellent remède contre le scorbut. A chaque station notre interprète se faisait donner quelques corégones, qu'il engloutissait incontinent. En un tour de main il dégageait les filets, s'en remplissait la bouche, puis au ras des lèvres coupait le morceau.

[163] Poliakov et Ahlqvist.

Jadis la farine était une denrée rare et chère. Depuis l'établissement des magasins de M. Sibiriakov à Liapine, son prix a subi une baisse considérable, et maintenant elle entre dans l'ordinaire de chaque famille. Les ménagères boulangent grossièrement, et dans les grands jours préparent une bouillie de farine de seigle et de poisson qui est, paraît-il, excellente.

Comme tous les peuples sauvages, les Ostiaks sont omnivores. Ils mangent tous les animaux et oiseaux qu'ils abattent, même le renard et l'écureuil. Un pâté de farine et d'écureuil est considéré comme un fin morceau. Dans la gastronomie indigène, les deux gibiers les plus appréciés sont l'élan et le renne. La boisson la plus recherchée est naturellement l'eau-de-vie, mais sur les bords de la Sygva et de la haute Sosva elle est rare, heureusement pour la santé des indigènes. Des Russes les Ostiaks ont pris l'usage du thé, mais, ne pouvant s'en procurer, le remplacent par des infusions de Spiræa ulmaria.

Une fois tout notre monde lesté, en route. Nous voulons arriver ce soir à Sartynia, le seul village russe de la région, la Capoue de la Sosva aux yeux des indigènes.

Dans la journée, arrêt à Kokane. Grand mouvement dans le paoul. Les hommes reviennent de la pêche et toutes les femmes sont occupées à préparer la provision d'hiver. Avec une omoplate de renne en guise de couteau, elles ouvrent le poisson, puis d'un tour de main rapide enlèvent l'intérieur, le déposent dans un vase, pour en extraire l'huile, et enfilent ensuite les deux filets du poisson sur une baguette. Des échafaudages hauts de plusieurs mètres sont entièrement chargés de petits poissons brillants[164] comme de l'argent; de loin, agité par la brise, tout cela scintille comme un énorme miroir à alouettes.

[164] Coregonus Merkii Gün. Les autres espèces de poissons abondantes dans la Sosva sont le C. Muksun, le C. Syrok, le C. Cavaretus Polj et le brochet.

Omoplate de renne, servant de couteau.

Encore une station et, à la nuit tombante, nous arrivons à Sartynia, le premier hameau russe rencontré depuis la Petchora. En quarante-huit heures nous avons parcouru à la rame 290 kilomètres, d'après les évaluations des indigènes. Le starost ostiak nous souhaite la bienvenue et nous conduit dans une excellente maison. Pour la circonstance, cet Ostiak a revêtu une redingote noire ornée d'une médaille, cadeau des autorités russes en récompense du zèle avec lequel il s'est acquitté de ses fonctions pendant je ne sais combien d'années.

Une église, six ou sept maisons, quelques tchioumes dispersés sur le bord de la rivière au milieu d'une clairière, forment la capitale de la vallée de la Sosva.

Le lendemain, c'est grande réjouissance parmi les indigènes. Moyennant une bonne régalade d'eau-de-vie, les habitants nous ont promis une représentation des danses qu'ils exécutent après la mort de l'ours. De larges distributions ont mis tout le monde de belle humeur.

Une fois rapporté au village, l'ours, nous raconte-t-on, est placé sur un banc, après quoi tous les habitants viennent l'embrasser et déposer sur le cadavre des ornements comme sur une relique vénérée. On passe des anneaux à ses griffes et on lui entre des pièces de monnaie dans les yeux. Après cette cérémonie commencent les danses, exécutées par des hommes la figure couverte d'un masque grossier en écorce de bouleau.

Pas très élégantes, ni très variées ces danses. Un saut rythmé accompagné de mouvements de bras, de véritables contorsions d'aliénés: le lecteur en jugera par la photographie instantanée reproduite pages 258 et 259[165].

[165] Le personnage de droite est le starost, qui, prenant part à la danse en qualité de dilettante, n'avait pas mis le masque.

Les naturels exécutent devant nous plusieurs divertissements chorégraphiques. C'est d'abord la danse de l'homme et du diable. Deux Ostiaks se poursuivent en sautillant, le diable cherchant à saisir l'homme. Après commence la danse du bouleau. Au milieu de la pelouse, un homme qui figure le bouleau se plante immobile, tandis que son acolyte se trémousse en le battant et en essayant de le renverser. A la fin, l'arbre s'anime, le danseur recule étonné, puis tombe dans les bras de son partenaire, en criant: «C'est un homme!» et le divertissement prend fin. C'est l'art de l'enfance. La représentation se termine par la danse des chiffons. Comme dans les exercices précédents, elle ne comporte que deux danseurs, et la seule différence est qu'ils sautent en agitant des châles[166].

[166] Ahlqvist a assisté à une danse de l'ours moins primitive. Elle débuta par un monologue improvisé par un indigène masqué. Le bonhomme exalta son courage et son habileté de chasseur, puis se glorifia d'avoir abattu nombre d'animaux autrement dangereux que celui qu'il venait de tuer. Par des contorsions grotesques il mima ensuite, aux rires de l'assistance, l'attitude du chasseur peureux. Après ce prélude les acteurs représentèrent des scènes de la vie des indigènes.

Pendant la durée de la pantomime, un artiste indigène joue de la dombra, cithare à cinq cordes. Ces pauvres gens ont su inventer des instruments de musique et composer des airs d'une mélancolie profonde!

Danse ostiake.
Danse ostiake.

Mises en gaîté par l'absorption de nombreux petits verres, les femmes consentirent, elles aussi, à nous montrer leurs talents chorégraphiques. Tout d'abord, elles enfilent les gants de fourrures adaptés aux manches de leurs robes, puis se couvrent la tête de leurs châles. Elles semblent prendre à tâche de ne laisser voir aucune partie de leur visage ou de leur corps. Ainsi attifées, elles ont tout l'air de grossiers mannequins. Les ballerines commencent par agiter les bras et le corps, lentement et avec des mouvements langoureux qui nous rappellent ceux des fameuses danseuses javanaises de l'Exposition de 1889. Puis, s'animant peu à peu, elles exécutent un pas saccadé analogue à celui des hommes, toujours en prenant des poses orientales. Cette danse est accompagnée de chants peu harmonieux dont les paroles sont improvisées. Les femmes célèbrent ainsi le généreux étranger qui est venu visiter Sartynia et qui les a libéralement régalées d'eau-de-vie. Un autre chant est l'éternelle histoire de la femme délaissée. Un étranger s'était épris d'une jeune indigène, il l'aimait follement, passionnément; de cet amour naquit un enfant, puis, un beau jour, le père prit la fuite. Pourquoi s'est-il sauvé? Sur ces mots finit le chant.

Les femmes ostiakes ne sont pas aussi naïves que pourraient le faire croire ces dernières paroles. Sur ce sujet, la femme de notre interprète Siméon nous fit les aveux les plus significatifs. Cette Ostiake, digne d'une société civilisée, proclamait la liberté des amours. Elle prenait pour un temps un mari dans un paoul, et, lorsque l'ennui arrivait, elle le quittait pour partir à la recherche d'un nouvel époux temporaire. L'enfant né de ses relations avec Siméon était très malade: «S'il meurt, nous dit-elle très naturellement, j'abandonne mon mari; c'est un propre à rien.»

En voyage la tâche de l'explorateur est aussi variée qu'étendue. En marche il relève sa route, note toutes les particularités topographiques et économiques. Aux haltes ne croyez pas qu'il puisse se reposer. Il doit faire des collections d'histoire naturelle, acheter des objets d'ethnographie, recueillir des renseignements sur la vie des indigènes, et tous ces renseignements sont longs à obtenir, et combien divers!

Ce matin nous observions les divertissements des indigènes, l'après-midi nous étudions le cimetière. A quelques pas de l'église, dans le calme éternel de la forêt vierge, sont éparses de petites caisses en bois, toutes pareilles. Quelques-unes tombent de vétusté, et l'entre-bâillement des planches laisse apercevoir des armes et des ustensiles déposés sur la fosse. Les Ostiaks croient à une autre vie, dans un monde souterrain où les morts mèneraient la même existence qu'ici-bas. Pénétrés de cette idée, ils placent sur les tombes tous les objets nécessaires au défunt pour assurer sa subsistance. Le cadavre est enseveli complètement habillé, avec un arc, des flèches, une pipe, une tabatière, une cuiller, etc. Dans les idées des indigènes, l'entrée du monde éternel serait située très loin au nord, au delà de l'embouchure de l'Obi, en plein océan Glacial. D'ici là le voyage est long. Pour que le mort puisse effectuer rapidement ce parcours et puisse ensuite circuler à travers le monde souterrain, on dépose à côté de la tombe un traîneau, et, après l'ensevelissement, on tue dans le cimetière le renne favori du défunt. La tête de l'animal est abandonnée à côté du véhicule[167].

[167] Poliakov, loc. cit.

Dans la soirée, départ de Sartynia.

21 août.—Dans la matinée, arrivée à Olé-Toump Paoul. Nous y faisons l'acquisition d'un jouet indigène: un oiseau en bois articulé. Le mouvement d'un contrepoids abaisse ou relève alternativement la tête ou la queue. Sur les boulevards les camelots en vendent de pareils. Après cela niez donc l'ingéniosité et l'intelligence des primitifs.

La Sosva est maintenant divisée en plusieurs bras par de longues îles couvertes de saulaies. Derrière ces rideaux d'arbres, la rivière s'épanche en larges marécages boisés. De loin en loin apparaît la berge sablonneuse. En certains endroits elle est coupée par une passe étroite donnant accès dans une sorte de lac[168] greffé comme une fistule sur le tronc de la rivière. Ces nappes d'eau, peu profondes, sont particulièrement favorables au développement de la tourbe. Beaucoup de ces kouria sont même déjà séparées de la rivière par des cordons littoraux constitués par des dépôts végétaux.

[168] Kouria en langue indigène; sor en russe.

Jouet ostiak (d'après
une photographie exécutée
sur l'original et
communiquée par la
Revue Encyclopédique).

22 août.—Un temps brumeux, froid, pluvieux, le crachin du nord. Nous sommes au milieu d'immenses marais. La Sosva proprement dite est large de 500 à 600 mètres, et derrière des lignes d'oseraies s'étendent des marécages larges de 8 à 10 kilomètres[169]. Souvent la rangée d'îles présente une solution de continuité, et c'est à perte de vue une plaine de bois inondés. Sur ces marais s'ébattent des milliers de palmipèdes; si l'on en avait le temps, quelle belle chasse au canard on ferait!

[169] Profondeur moyenne, 16 mètres.

A sept heures du soir nous atteignons la station de Chaïtanskaya, la dernière avant Bériosov. Déjà on sent le voisinage de la civilisation: il y a ici des meubles russes et des ustensiles de ménage en métal, du bétail et des chats.

La pluie cesse, le vent souffle grand frais, et de suite nous établissons la voilure. La rivière, large de plusieurs kilomètres, se hérisse de grosses vagues lourdes; lorsque nous nous éloignons de l'abri protecteur des îles, le canot roule comme en pleine mer, il faut alors ouvrir l'œil, avec une embarcation pareille à notre lodka et des mariniers du genre des Ostiaks. Vers onze heures du soir, dans le lointain apparaissent des lumières: voici Bériosov.

Le débarquement n'est pas facile. La Sosva, soulevée par la tempête, déferle sur la rive en hautes volutes, et menace de briser les embarcations. On se croirait en mer. Bientôt des agents de police arrivent à notre secours et nous conduisent chez le maître d'école, où un logement nous a été préparé. Le pédagogue nous reçoit en uniforme, et cérémonieusement nous introduit dans un gentil salon superbement éclairé. Des lampes, des bougies, comme tout cela paraît drôle après plusieurs semaines de désert! On étend par terre des matelas, un luxe inouï pour nous, et pour la première fois depuis quarante-cinq jours nous nous déshabillons et dormons en gens civilisés.

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