A travers la Russie boréale
CHAPITRE XV
LA GRANDE ROUTE DE SIBÉRIE
Samarovo.—L'Irtich.—Tobolsk.—En tarentass.—Le chemin de fer Transouralien. A travers la Russie.
Quel jour passera un vapeur à destination de Tobolsk? Telle est notre première question en débarquant. Peut-être aujourd'hui, peut-être demain, peut-être dans cinq jours. En tout cas, nous devons nous armer de patience, d'autant que la localité est absolument dépourvue de charme. Pour abri nous avons une baraque dont le seul défaut est le manque absolu de fenêtres. A cela près on y est à couvert; de plus mauvais gîtes ne sont pas rares. Une seule chose, et d'importance, nous inquiète: nos provisions sont épuisées, le cabaretier établi au pristane ne vend que de l'eau-de-vie; d'autre part, le village de Samarovo est éloigné de plus de 2 kilomètres. Aux portes de la civilisation nous risquons de mourir de faim.
Les bagages débarqués, nous nous acheminons prestement vers Samarovo pour aller demander un peu de nourriture à Semtzov. Semtzov, qui est un simple paysan enrichi, est la providence des voyageurs dans ces parages. A tous, à Poliakov comme à Finsch, à Ahlqvist comme à Sommier, il a libéralement prêté les embarcations nécessaires pour le voyage de l'Obi. Il suffit d'expliquer à ce brave homme notre embarras, et de suite il nous offre de prendre tous nos repas chez lui. Cette cordiale et franche hospitalité est un des traits du caractère russe, et chez ces simples paysans elle vaut d'autant plus par la sûreté des relations.
Enfin, après trois longues journées d'attente, le vapeur arrive, mais au moment de la délivrance la maladresse du capitaine nous fait craindre une nouvelle détention. La brise souffle en bourrasques du nord; incapable de manœuvrer dans de pareilles conditions, le capitaine approche simplement de la rive et détache un canot à terre. Boyanus saute aussitôt à bord pendant que je fais embarquer nos nombreux colis dans une lodka. Mais dès que l'embarcation a rallié, le paquebot se remet en marche, me laissant sur la rive avec les bagages et avec les deux ouriadniks.
Me voilà condamné à attendre je ne sais combien de temps le passage d'un nouveau steamer dans cette bourgade sans intérêt. Le vapeur file toujours, il va disparaître lorsque soudain il s'arrête, vire de bord et se dirige de nouveau vers le pristane, où il accoste bientôt sans la moindre difficulté. Je suis sauvé grâce à l'énergie de Boyanus. Cet excellent ami a tenu rigoureusement tête au capitaine et l'a obligé à revenir en arrière. Ce moment d'émoi passé, nous pouvons goûter en toute quiétude les avantages de la civilisation. Après deux mois passés dans la cahute d'une lodka, on éprouve une agréable sensation à se trouver dans un salon confortable, bien éclairé, et après deux mois d'un régime de tapioca, de poisson et de conserves une table passable semble un luxe oriental. Et pourtant nous regrettons notre vie sauvage.
Sur les bords de l'Irtich le paysage est aussi ennuyeux que sur l'Obi. A droite une haute plaine sablonneuse, et partout la forêt. A partir de Démiansk l'aspect de la vallée devient moins sévère. Nous entrons dans la région des céréales; autour des villages s'étendent des champs cultivés, mais les villages sont rares et, partant, les cultures peu étendues.
Après trois jours de navigation voici enfin Tobolsk. A ce nom sonore plein de souvenirs historiques vous vous représentez une grande et belle ville, quelque chose comme une merveilleuse cité asiatique des contes des Mille et une Nuits. Et de fait Tobolsk a fort bon air. Sur une hauteur, un fouillis de remparts et d'églises s'élève en masse architecturale et pittoresque dominant une plaine de baraques. Nous débarquons et ici, comme à Vologda, comme à Iaroslav, comme dans toutes les villes russes, ce bel aspect masque un grand village. Dans le chef-lieu de la Sibérie occidentale les voyageurs ne trouvent pas même une auberge, rien que des bouges infects aussi repoussants que les iourtes ostiakes! Un hôtel, à qui servirait-il? nous répond-on. Seuls s'arrêtent à Tobolsk les voyageurs qui ont des parents et des amis dans la ville, et ils logent chez ces parents et ces amis. Pendant notre séjour, l'aimable gouverneur, le général Troïnitsky, nous installa dans l'appartement d'un de ses amis absent pour le moment et nous offrit l'hospitalité de sa table. Sans cela nous aurions été forcés de dresser notre tente dans quelque coin de prairie et de faire la popote en plein vent comme des Bohémiens.
En toutes occasions, le général Troïnitsky s'efforçait d'aplanir toutes les difficultés devant nous, et son accueil chaud et cordial restera un de nos meilleurs souvenirs de Sibérie.
Comme presque toutes les cités bâties sur le bord d'un fleuve, Tobolsk est divisée en haute et basse ville. En haut est le Kremlin, gardant dans son enceinte de remparts la cathédrale et les bâtisses administratives. A ce quartier perché sur la falaise élevée de l'Irtich conduit une large avenue planchéiée, ouvrage des prisonniers suédois du temps des guerres de Charles XII. Elle conduit à un petit square orné d'une statue de Iermak. Le morceau est plus que médiocre, mais la pensée qui a présidé à son érection n'est pas banale. Le conquérant de la Sibérie est placé en face de l'immense plaine de l'Irtich, et le paysage grandiose donne la vie à ce bronze sans expression. Cette terre infinie, dont l'extrémité se perd dans la brume de l'horizon, ce continent illimité, voilà son apport à la patrie, à lui ce brigand qui, s'il n'avait assuré un empire à son tsar, aurait été pendu haut et court. Combien elle est suggestive l'histoire du conquérant sibérien! Ici, comme en Australie, une bande d'écumeurs et de détrousseurs de grands chemins a agrandi leur patrie d'un des plus vastes empires du monde. Examinez, du reste, toutes les importantes entreprises coloniales: presque toutes n'ont-elles pas été conduites par des gens qui aujourd'hui n'auraient pu être candidats au prix Montyon? Pour de pareilles expéditions il faut le goût des aventures et l'esprit d'initiative. Les vagabonds ne sont-ils pas des gens qui ont ces qualités à un degré incompatible avec les lois de la société?
A Tobolsk nous apprenons une nouvelle désagréable: par suite de la baisse des eaux la navigation est interrompue sur la haute Tobol, affluent de l'Irtich, conduisant à Tioumen, tête de ligne du chemin de fer transouralien.
Pour gagner cette ville nous devrons faire le trajet en tarentass. Ce sera pour nous l'occasion d'expérimenter ce mode de locomotion. Le tarentass et la Russie! l'un évoque l'autre, et notre voyage serait incomplet sans une excursion dans cette fameuse voiture. Avec son obligeance habituelle, le général Troïnitsky organise notre course, et, pour nous épargner l'ennui d'un changement de véhicule à chaque station, nous prête aimablement le sien. Représentez-vous une sorte de barque solidement fixée à un chariot non moins solide monté sur quatre roues. En avant, un siège pour deux personnes; dans la barque, point de banquettes, simplement, comme dans la plétionka, une épaisse couche de foin pour remplacer les ressorts et sur laquelle s'allongent les voyageurs. Le véhicule n'est pas précisément léger; pour le traîner à une allure rapide, quatre chevaux sont nécessaires.
Le 8 septembre, à dix heures trente du matin, nous quittons Tobolsk; les dernières maisons de la ville dépassées, les chevaux partent à fond de train. Sur la route excellente et absolument plate, le tarentass vole pour ainsi dire. En une heure trois quarts nous parcourons 27 kilomètres et demi, encore avons-nous perdu pour le moins dix bonnes minutes à la traversée de l'Irtich en bac. A midi quinze, nous arrivons à la station de Karatchine; en vingt minutes les chevaux sont changés, et maintenant au triple galop. En une heure quarante-cinq nous franchissons une distance de 31 kilomètres, soit près de 18 kilomètres à l'heure: c'est le record de vitesse dans notre course de Tobolsk à Tioumen.
Partout le pays est constitué de terres noires très fertiles. Seulement autour des villages, le sol est cultivé pour la consommation locale. Le manque de débouchés rend inutile de plus abondantes récoltes.
Toute la journée et toute la nuit nous galopons ainsi, mais, à mesure que nous avançons, les voyageurs deviennent plus nombreux et, partant, les haltes plus longues. A une station nous attendons les chevaux pendant deux heures. Enfin, à trois heures de l'après-midi, nous faisons notre entrée à Tioumen, ayant ainsi parcouru 277 kilomètres en vingt-neuf heures.
Tioumen est une gentille petite ville de 15 000 habitants environ, très importante au point de vue commercial. C'est le lieu de transit entre l'Europe et la Sibérie. Située sur la Toura, à l'extrémité ouest du réseau des voies fluviales de la Sibérie occidentale, elle est en même temps en communications faciles avec le bassin du Volga et de la Kama par le chemin de fer transouralien. Malheureusement, souvent en automne, comme cette année, la baisse des eaux interrompt la navigation sur la Tobol et oblige le commerce à de coûteux transbordements et transports par terre. D'autre part, le chemin de fer Ouralien débouchant dans la vallée de la Kama qui est sans voie ferrée, cette route n'est pratique qu'en été. Lorsque le Transsibérien sera construit, il est donc probable, pour ces raisons, que le chemin de Tobolsk à Perm par Tioumen sera abandonné pour un autre plus avantageux, déjà en partie existant. A travers l'Oural méridional vient d'être construite une ligne débouchant en Sibérie à Slata-Oust. Cette voie est reliée par Samara et le pont de Sizerane au restant du réseau russe. Lorsqu'elle aura été poussée d'autre part jusqu'à l'Irtich, en toutes saisons, la Sibérie se trouvera en relations constantes et rapides avec la Russie d'Europe. Ce sera l'embranchement européen du Transasiatique. A Tioumen existe un petit musée très intéressant par sa collection d'objets chinois et hindous découverts dans l'Oural.
Le soir même, nous prenons le chemin de fer, et le lendemain à midi nous arrivons à Iékaterinebourg. Cette ville est le chef-lieu d'un important district minier. Dans un rayon de trente ou quarante lieues à la ronde, c'est-à-dire aux environs, comme disent les Sibériens, se trouvent de très riches gisements de minerais et de minéraux précieux. A Iékaterinebourg sont installés une fonderie d'or et un atelier de polissage des marbres appartenant à la couronne. A notre point de vue, beaucoup plus intéressant est le musée très riche en objets préhistoriques provenant de tumuli attribués aux Tchoudes énigmatiques. Dans cette belle collection je remarque une pierre enveloppée d'écorce de bouleau identique à celles que les Ostiaks emploient encore aujourd'hui comme pesons pour leurs filets. Elle a été trouvée à une profondeur de 7 à 10 mètres dans les sables aurifères recouverts d'une couche de tourbe épaisse d'une dizaine de mètres. C'est généralement entre ces deux formations que se rencontrent les objets préhistoriques. Tous ces matériaux ont été réunis par les soins de la Société ouralienne d'amateurs des sciences naturelles. Cette société locale rend de grands services à la science, et son bulletin contient une foule de documents intéressants sur cette région ouralienne. Le succès de cette publication appartient en grande partie au zèle de son secrétaire, M. Clerc. Le nom de ce modeste savant est très connu des voyageurs sibériens; tous ont pu apprécier la cordialité de son hospitalité et l'étendue de son savoir.
Nous aurions bien voulu accepter l'aimable offre de M. Clerc de faire en sa compagnie une excursion archéologique aux environs, mais le temps presse, et le lendemain nous reprenons le chemin de fer. La voie ferrée suit la base de l'Oural. Rien dans le paysage n'indique le voisinage d'une chaîne de montagnes; le terrain est doucement mamelonné avec de belles forêts et de frais vallons; cela me rappelle la Suède centrale. Voici Nijni-Tagilsk, les fameux établissements métallurgiques et miniers du prince Demidov, puis la station Asiatskaya, suivie de celle d'Ouralskaya, située au point culminant du seuil: 600 mètres seulement. Le train descend ensuite à Européiskaya. La chaîne est traversée sans que, pour ainsi dire, nous nous en soyons aperçus. L'Oural est simplement ici un large renflement entre l'Europe et l'Asie.
Le 12 au matin, nous arrivons à Perm, et aussitôt nous poursuivons notre route vers Pétersbourg.
Le 27 septembre, enfin, nous arrivons à Abo, à l'extrémité occidentale de la Finlande, pour nous embarquer à destination de Stockholm. En deux semaines j'ai traversé la Russie dans toute sa largeur, encore la lenteur de la navigation sur les rivières à moitié asséchées m'a-t-elle fait perdre pas mal de temps et ai-je dû m'arrêter plusieurs jours à Kazan et à Pétersbourg pour remercier les autorités russes de leur constant appui si bienveillant.
Me voici maintenant sur la Baltique. Avec quelle volupté j'aspire ses effluves salins forts et tonifiants. Après trois mois de vie dans l'intérieur du continent, j'ai soif de la mer. Là-bas, en Sibérie, il me semblait respirer un air pourri, vicié par tous les milliers de poitrines qui l'avaient goûté avant moi. J'étais asphyxié et la fraîcheur de la brise marine me fait renaître. Dans cet air vivifiant je repasse tous les incidents du voyage, toutes les impressions fortes de la vie sauvage, et le souvenir donne à ces réalités d'hier le charme de la vision. Les voyages ne sont-ils pas des rêves vécus?