A travers la Russie boréale
CHAPITRE XII
LES OSTIAKS
Séjour à Liapine.—Le village ostiak de Chekour-Ia.—Habitations, costumes et vie des indigènes.—A la recherche des idoles.
Depuis Kazan nous avons parcouru, en commençant par la fin, le livre vivant de l'histoire de la civilisation. Pas à pas, en visitant les divers peuples de la Russie orientale, nous avons suivi le cycle de la lente évolution du progrès humain. Sur les bords du Volga, des Finnois encore païens nous ont initiés à la vie d'agriculteurs primitifs. Dans la vallée de la Petchora, nous avons ensuite étudié chez les chasseurs zyrianes une période plus ancienne du développement des sociétés. Maintenant, avec les Ostiaks, nous arrivons au chapitre initial de l'histoire de l'homme. Nous voici au milieu d'une peuplade de chasseurs et de pêcheurs, frustes de civilisation, armés de flèches et d'arcs, image vivante de l'homme des premiers âges. En dégringolant les pentes de l'Oural nous avons sauté dans un passé vieux de centaines de siècles. Nous retrouvons ici les temps préhistoriques avec ces primitifs ignorant l'usage du fer, pareils à nos ancêtres des temps géologiques.
Les Ostiaks sont des Finno-Ougriens, proches parents des Hongrois et des Finlandais, venus comme eux de l'Altaï, mais restés à l'état sauvage, tandis que leurs frères d'Europe sont devenus des peuples civilisés. Leur effectif est d'environ 20 000, dispersés dans le bassin inférieur de l'Obi[127]. Dans le Sud, le 58° de latitude nord marque leur limite, et vers le nord ils se mêlent aux Samoyèdes sur les toundras riveraines de l'océan Glacial. L'habitat des Ostiaks comprend ainsi la plus grande partie du gouvernement de Tobolsk. Du confluent de l'Obi et de l'Irtich à Obdorsk ils constituent l'élément principal de la population. Le long du fleuve ils se trouvent dispersés par clans entremêlés de quelques colonies russes, mais, à droite et à gauche de l'Obi, ils deviennent les seuls habitants. Au sud de Samarovo, dans le district de Sourgout, se rencontre un second groupe d'Ostiaks, moins important. Un petit nombre seulement habite les rives du fleuve, la majorité a été refoulée dans les vallées des affluents de droite. Un troisième groupe, encore moins nombreux, est dispersé dans la partie sud-ouest du gouvernement de Tobolsk et dans le nord du gouvernement de Perm. Les hautes vallées de la Konda, de la Tavda, de la Sosva méridionale et de la Toura renferment quelques centaines d'Ostiaks très russifiés. Dans le volost de Kochousk se trouvent les trois clans les plus méridionaux formés par ces indigènes en Sibérie[128]. Dans le gouvernement de Perm, les districts de Verkotourié et de Tcherdine contiennent également quelques centaines de ces allogènes.
[127] 19 000 Ostiaks et 4 580 Vogoules, d'après Sommier (Un Estate in Siberia). Cette statistique ne comprend pas les Ostiaks du Iénisséi, qui appartiennent à une race différente.
[128] Aug. Ahlqvist, Unter Wogulen und Ostiaken, Helsingfors, 1883.
Comme les Eskimos de l'Alaska, comme les Indiens des États-Unis, et tous les peuples primitifs vivant en contact de populations plus élevées en civilisation, les Ostiaks disparaissent. D'année en année leur effectif décroît. A Midkinskaya iourte, entre Samarovo et Bielagora, en peu de temps la population est descendue de 27 à 12 individus. D'autre part, dans la vallée inférieure de l'Irtich ces indigènes, nombreux lors de l'arrivée des Cosaques d'Iermak, ont aujourd'hui disparu.
Sous la poussée lente et continue de la colonisation russe, les Ostiaks ont été refoulés vers les régions du nord, où le combat pour la vie est plus rude et plus pénible. L'étendue de leur terrain de chasse a été peu à peu restreinte, et peu à peu leurs pêcheries les plus lucratives ont passé aux mains des Russes. Les ressources des indigènes ont ainsi progressivement diminué, et cet appauvrissement a eu pour conséquence naturelle une réceptivité plus grande des maladies.
Déprimés par la misère, les Ostiaks deviennent incapables de résister aux épidémies. La diphtérie et la variole occasionnent parmi eux de nombreux décès, que ne compense point une forte natalité. Les femmes ostiakes sont peu fécondes et une mortalité terrible sévit sur les enfants. D'après Poliakov[129], elle frapperait les deux tiers et même les trois quarts des enfants.
[129] Poliakov, Pisma i ottcheti o poutéchéstvii v dolinou r. Obi. Pétersbourg, 1877.
Enfin, de l'avis de tous les voyageurs, la diminution des Ostiaks est due en grande partie à l'institution du kalym. Dans notre société, les filles, lorsqu'elles se marient, diminuent le patrimoine paternel; chez les indigènes de l'Obi, elles sont, au contraire, un capital pour le chef de famille. L'époux achète la jeune fille à son père, usage évidemment emprunté par les Ostiaks à leurs voisins les Tatars. Le kalym ou prix de la fiancée se paye en argent, en pelleteries ou en rennes. Autrefois les jeunes gens qui ne pouvaient réunir le capital nécessaire à l'acquisition d'une femme, demandaient à l'amour son puissant secours; s'ils réussissaient à inspirer de tendres sentiments à une jeune fille, ils l'enlevaient; le rapt rendait le mariage valable. Depuis quelque temps cette coutume n'est plus suivie; la vente seule opère le mariage; et comme les jeunes gens assez riches pour acheter une femme sont rares, le nombre des unions diminue.
D'après M. Sommier, la valeur du kalym varie de 60 à 250 francs. La plupart des Ostiaks, ne possédant pas une pareille somme, l'empruntent à des Russes dans des conditions très onéreuses. Pour racheter sa dette, le malheureux s'engage, par exemple, à livrer à son créancier les principaux produits de sa chasse ou de sa pêche à moitié prix de leur valeur jusqu'à concurrence de la somme prêtée. Dans l'aristocratie indigène, le kalym atteint parfois un capital relativement considérable. Poliakov cite un kalym comprenant 100 peaux de renards argentés, 2 de castors, 1 de renard noir, 2 marmites en cuivre, 150 rennes, et 11 mètres d'étoffe rouge. En échange, la fiancée recevait en dot 15 traîneaux chargés de poisson et de viande, une tente avec plusieurs couchettes, dont deux garnies de couvertures et draps, 30 clochettes et 15 aunes de courroies en peau d'ours.
Les Ostiaks admettent la polygamie, mais l'institution du kalym en interdit pour ainsi dire la pratique. La misère rend les Ostiaks vertueux.
Les ethnographes partagent cette population sibérienne en deux races distinctes: les Ostiaks et les Vogoules, les premiers habitant les bords de l'Obi, les seconds les pentes de l'Oural.
A mon avis, cette distinction doit être rejetée. Les quelques Slaves établis dans les vallées de la Sygva et de la Sosva du Nord, comme les indigènes eux-mêmes, ignorent le nom de Vogoules. Les naturels, lorsqu'ils parlent russe, se disent Ostiaks, et les pêcheurs russes ne les connaissent que sous ce nom. Dans leur langue, les aborigènes n'admettent pas la classification des ethnographes; de la Sygva à la Tavda, tous se considèrent comme appartenant à un seul et même peuple, et dans leur idiome se donnent le nom commun de Manzi, qu'ils appartiennent aux tribus ostiakes ou vogoules des savants de cabinet[130].
[130] Sommier, loc. cit.
D'autre part, tous les produits de l'industrie des prétendus Vogoules sont identiques à ceux des Ostiaks de l'Obi. Castren, la principale autorité en matière d'ethnographie finnoise, reconnaît que les deux peuples ne sont séparés que par des différences insignifiantes[131]. Enfin, d'après l'anthropologiste russe Maliev, les crânes ostiaks présentent une ressemblance presque complète avec ceux des Vogoules. Entre les deux peuples soi-disant distincts il y a identité complète de type et d'industrie. Rien n'autorise par suite à diviser les indigènes de la Sibérie occidentale en deux races. Les ethnographes en chambre ont inventé une population qui n'existe pas.
[131] Castren, Etnologiska Föreläsningar, Helsingfors, 1857, p. 136.
Tous les voyageurs qui ont parcouru l'Oural septentrional partagent cette opinion. Hoffmann n'hésite pas à affirmer que les Vogoules et les Ostiaks de Liapine ne forment qu'un seul et même peuple[132]. Avant lui, Müller avait démontré que ces noms avaient seulement une valeur locale[133]. Plus récemment, M. Sommier, dont la compétence est absolue, signale également l'identité des Ostiaks et des Vogoules. Enfin un voyageur russe, M. V. J. Kouznetsov, est arrivé à la même conclusion, après avoir étudié les «Vogoules» de la Losva et de la Sosva méridionale.
[132] Hoffmann, Der Nördliche Ural und das Küstengebirge Pae-Choi, p. 50.
[133] «A la fin du moyen âge, après que la Iougrie fut devenue tributaire du grand-duc de Moscou à la suite de l'incorporation de la république de Novgorod à ses États, à côté de l'ancien nom de Iougrie apparurent de nouvelles dénominations telles que celles de Wogoules ou Wogoulitsch et d'Ostiaks. Au début, l'ancien nom se conserva à côté des nouveaux, puis, avec le temps, ne s'appliqua plus qu'à quelques localités. Ainsi s'explique comment les noms de Iougrie, de Vogoules et d'Ostiaks ont été employés les uns pour les autres sans y attacher d'importance.» (Ferdinand-Heinrich Müller, Der Ugrische Volksstamm, vol. I, p. 112.)
«Dans cette région, écrit-il, la population se divise en iassatchny (familles soumises au iassak, tribut en fourrure), Vogoules et Ostiaks. Quelle différence existe-t-il entre ces deux derniers groupes d'indigènes, aucun Russe n'a pu me l'indiquer, et moi-même n'ai pu le découvrir. Les uns comme les autres parlent la même langue, habitent des huttes construites sur le même modèle, portent des vêtements semblables et décorent leurs objets mobiliers des mêmes ornements[134].» De l'avis de M. Kouznetsov, et c'est également le nôtre, la seule différence entre les Vogoules et les Ostiaks est que les premiers ont subi plus profondément l'influence russe que les seconds.
[134] N.-I. Kouznetsov, Priroda i jiteli vostotchnago sklona siévernago Ourala. (Izviestia Imperatorskago rousskago geografitcheskago obchtchestva, t. XXIII, 6, 1887.)
En faveur de la distinction des races, on a invoqué la différence des langues. L'argument est spécieux. D'abord les deux idiomes ostiak et vogoule sont très rapprochés et constituent plutôt deux dialectes que deux langues. En second lieu, toutes les races peu nombreuses, dispersées sur de vastes territoires et fractionnées en groupes isolés, ne maintiennent pas l'unité de leur langue. Ainsi les Lapons méridionaux, ceux de Röraas, par exemple, ne comprennent pas leurs congénères du Finmark, et ces derniers, bien que limitrophes de la presqu'île de Kola, n'entendent pas le dialecte de leurs frères russes. On ne divise pourtant pas les Lapons en races distinctes. Le même fait s'observe dans le bassin de l'Obi. La langue ostiake ne comprend, paraît-il, pas moins de trois dialectes: celui de Liapine, celui de l'Obi et celui de la Sosva méridionale ou des Vogoules.
Comme le montrent les citations, les savants russes sont d'accord avec nous pour reconnaître que la classification des Finnois Ougriens de la Sibérie occidentale en Ostiaks et Vogoules n'est point justifiée.
Après cette discussion, revenons à notre voyage. Nous déjeunons longuement, en gens déshabitués au luxe d'une table, puis nous allons visiter le village ostiak de Chekour-Ia[135].
[135] Sukker-ia-Paoul de l'Atlas Stieler, Schokurje d'Ahlqvist. Paoul, hameau indigène.
Figurez-vous une vingtaine de cahutes en bois éparses dans une clairière. Au centre s'élève un énorme cornet blanc debout sur le sol. C'est une tchioume, le premier abri imaginé par ces primitifs. En Sibérie, où sur des milliers de kilomètres on ne rencontre pas une roche, pas même une pierre, les indigènes n'ont pu trouver un gîte dans des cavernes, comme les habitants préhistoriques de nos pays, et ont dû improviser des huttes de branchages. Pour ces constructions, le bois ne leur faisait pas défaut. Ils ont dressé des cônes de perches, puis les ont recouverts de l'écorce imperméable du bouleau et ont ainsi obtenu la tchioume, le grand cornet dressé au milieu du village. Cet abri est une survivance des temps préhistoriques. Examinez les tentes des Lapons, les vieilles huttes (kota) des Finnois de Finlande, vous serez frappé au premier coup d'œil par la similitude absolue de ces diverses constructions; c'est le même type d'architecture, légèrement modifié par des influences de milieu. Il n'est donc pas téméraire d'affirmer que cet abri date de cette époque, vieille de plus de vingt siècles, où les Finnois, aujourd'hui épars en Europe et en Asie, vivaient réunis dans la Sibérie méridionale.
A côté de cette tente se trouvent des constructions moins primitives, des iourtes. Ces baraques, le type le plus perfectionné de l'architecture ostiake, ne comprennent qu'une seule pièce[136], précédée d'un petit vestibule. La plus grande partie de la chambre est occupée par un lit de camp (paoul), divisé, dans certaines habitations, en trois compartiments: l'un réservé au père de famille, le second au fils aîné, et le troisième aux enfants ou aux pauvres. Dans les sociétés primitives, tout le monde est charitable, et toujours ces païens mettent en pratique les principes de l'Évangile, qu'ils ignorent. Le plus souvent la iourte renferme simplement deux lits de camp, disposés face à face sur les côtés, et au fond de la pièce un banc. Sur ces lits et le long des murs sont placés des paillassons, ornés de dessins géométriques et bordés de peaux de poisson, fabriqués par les femmes avec des plantes palustres[137]. Les Ostiaks emploient ces nattes en guise de tapis; usage évidemment emprunté aux Tatars, lorsque, habitant des contrées plus méridionales, ils se trouvaient en contact avec les musulmans. Par-dessus cette sparterie sont étendues en place de matelas de belles peaux de rennes. Le restant du mobilier se compose d'étagères pour les ustensiles de ménage et de traverses comme portemanteaux.
[136] Cette pièce mesure généralement une longueur de 4 mètres sur une largeur de 3.
[137] Il y a deux espèces de paillassons, l'un tressé avec des roseaux, blanc et parsemé de dessins noirs, l'autre en plantes beaucoup plus fines, jaune et sans ornementation.
De ces iourtes, les unes servent d'abri en été, les autres d'habitations d'hiver, et, par suite, présentent des différences de construction. Dans la iourte d'été, le foyer est placé au centre de la chambre, entre des pierres, et au toit de la baraque est percé un large trou servant tout à la fois au passage de la fumée et à l'éclairage de la maison. Avec une pareille ouverture, la ventilation serait beaucoup trop complète par des froids de 40 degrés: aussi, dans l'habitation d'hiver ce foyer est-il supprimé et remplacé par une cheminée en pisé, dont l'ouverture supérieure peut être fermée par un morceau d'écorce de bouleau. Cette maisonnette, comme la tchioume, est généralement planchéiée; à défaut d'un parquet primitif, le sol est recouvert d'une nappe d'écorce de pin.
Une vingtaine d'indigènes seulement se trouvent à Chekour-Ia; pour le moment, le restant de la population est occupé à la chasse ou à la garde des rennes sur l'Oural et ne reviendra qu'à la fin de l'automne. Chekour-Ia est un village d'hiver. A cette époque, le nombre des habitants s'élève à cent cinquante.
Par suite des nécessités de la pêche et de la chasse, les indigènes sont obligés à de fréquents déplacements. Pour chaque saison ils ont une habitation dans laquelle tous les ans ils viennent passer un certain temps. L'hiver, ils résident dans des hameaux situés au milieu des forêts, et, le reste de l'année, occupent différentes stations sur les bords des cours d'eau, suivant les besoins de leur industrie.
Pendant que nous visitons leurs maisons, les habitants du village se sont assemblés. Dieu! qu'ils sont laids, ces petits bonshommes déguenillés, jaunis par la fumée et par la crasse, avec cela puant le poisson à 10 mètres à la ronde. Ajoutons, pour les anthropologistes, que la plupart des Ostiaks de la Sygva et de la Sosva sont châtain foncé et ont le système pileux peu développé. Un très petit nombre sont blonds.
L'été, les hommes sont habillés de toile grossière; un pantalon, une chemise, une longue blouse (torkyass), forment toute leur garde-robe; de coiffure, point; pour chaussure, des bottes en peau de renne maintenues aux genoux par des cordons attachés à la ceinture comme les jarretières anglaises. La tige de ces mocassins est tannée, la semelle seule est garnie de poils, pour assurer la marche. L'hiver, suivant la rigueur de la température, les indigènes endossent une, deux ou trois robes en peau de renne les unes par-dessus les autres. En place de chemise, ils portent alors une longue pelisse, dont le poil est tourné vers l'intérieur (malitsa), et par-dessus, le gus, vêtement de même forme, mais dont la fourrure est extérieure. Leur vestiaire est complété par la parka, une houppelande, également en peau de renne, plus courte et plus ornée que la malitsa. Dans un pays où la température descend à 50 degrés au-dessous de zéro, les vêtements doivent fermer hermétiquement. Gus et malitsa n'ont par suite d'autre ouverture que celle nécessaire au passage de la tête. Au col est adapté un capuchon et aux manches des gants. Sous sa triple enveloppe de peaux, l'Ostiak ressemble à un ballot de fourrures.
Pas très élégant non plus le costume des femmes: une grande rotonde (sari) en peau d'écureuil ou de jeune renne ouverte sur le devant et laissant voir un pantalon également en peau. Comme les musulmanes, les femmes ostiakes se voilent et à cet effet portent sur la tête un grand châle de cotonnade rouge dont elles ramènent les pans. Devant les étrangers, les femmes peuvent circuler le visage découvert. La coutume n'est sévèrement observée qu'à l'égard des membres de la famille. Pratique bizarre, contradictoire, semble-t-il, puisque dans la société musulmane l'usage du voile a été imposé aux femmes pour protéger leur vertu contre les entreprises des étrangers. Ici, d'ailleurs, aucune aventure à redouter: la laideur des femmes ostiakes est la sauvegarde de leurs maris; sur les deux ou trois cents que nous avons vues, pas une n'était jolie. Leur chevelure est divisée derrière la tête en deux longues tresses, et à ces tresses, en guise d'ornements, est suspendue toute une quincaillerie de vieux boutons en cuivre, de sonnettes sans battant et de clefs hors d'usage. Dans ce pays, un marchand de ferraille ferait d'excellentes affaires. Les femmes ostiakes, tout comme les nôtres, aiment à faire montre d'une belle chevelure, et celles qui ne sont pas favorisées sous ce rapport usent des mêmes artifices que nos élégantes. Par d'ingénieux agencements de rubans et des intercalations de crins, les femmes presque chauves savent donner à leurs tresses une longueur démesurée.
Le costume féminin est complété par une certaine ceinture (vorep) placée directement sur le corps, sur l'utilité de laquelle il est inutile de s'étendre dans ce récit.
Vivant au milieu d'immenses forêts et sur le bord de cours d'eau, les Ostiaks sont un peuple de chasseurs et de pêcheurs très intéressant à observer. La vie de ces pauvres gens est une représentation exacte de l'existence de nos ancêtres préhistoriques. Un très petit nombre d'entre eux, habitant la région à céréales de la Sibérie, ont par suite pu s'élever à la fonction d'agriculteurs[138].
[138] Aux environs de Pelym, Ahlqvist a rencontré un «Vogoule» agriculteur.
En été, la pêche est la principale occupation des Ostiaks.
Très simples sont les engins de ces pauvres gens. Leurs pirogues sont l'enfance de l'art naval: un tronc d'arbre creusé, garni de chaque côté d'une planche fixée par des courroies. Ces frêles embarcations, les indigènes les manient avec une pagaie en restant agenouillés ou en se tenant debout au milieu de l'esquif. Point de bancs: quand le rameur est fatigué, il s'accroupit, le dos appuyé à une traverse établie à cet effet à l'arrière de la pirogue. Le moindre mouvement brusque fait chavirer le canot, mais l'adresse des bateliers est telle que les accidents sont très rares. Pour naviguer sur ces embarcations il faut avoir l'assiette du vélocipédiste ou de l'Eskimo dans son kayak. Les femmes tout comme les hommes rament ces pirogues. Leurs pagaies se distinguent par une certaine recherche d'ornementation. Le manche, peint en rouge, est découpé de losanges et percé de deux fentes traversées de petits morceaux de bois qui s'entre-choquent avec un bruit de castagnettes.
Les indigènes capturent le poisson à l'aide de nattes en osier qu'ils tendent en travers des rivières. Quelques-uns, plus élevés en civilisation, emploient des filets.
La région occupée par les Ostiaks est un des plus riches pays de fourrures de la terre. Du temps de Marco Polo, la réputation de ses pelleteries s'étendait jusqu'à la Chine. En dépit de la guerre acharnée qui leur est faite, zibelines[139], petits-gris, renards abondent dans les forêts vierges de la Sibérie occidentale. La chasse tient par suite, avec la pêche, la principale place dans l'économie domestique des indigènes. Ces produits constituent non seulement la meilleure part de leur alimentation, mais encore leurs moyens d'échange avec leurs voisins. C'est en fourrures précieuses que les Ostiaks acquittent leur tribut (iassak) aux autorités russes et c'est au moyen de pelleteries qu'ils acquièrent de la farine, des cotonnades et surtout de l'eau-de-vie. Dans la vallée de la Sygva, comme sur les bords de la Petchora, la peau de l'écureuil est l'unité monétaire. Dans le dialecte «vogoule», le vocable lin, qui signifie écureuil, est synonyme de kopek. Le mot grivna (10 kopecks) se traduit par lou lin (dix écureuils); un rouble, set lin, cent écureuils. Depuis longtemps la peau de ce petit ruminant a une valeur de beaucoup supérieure au kopek, aussi, pour éviter toute confusion, les indigènes ajoutent au vocable lin celui de doksa, emprunté aux Tatars, pour bien marquer qu'il s'agit d'argent et non réellement de pelleteries[140].
[139] D'après Poliakov, la zibeline a été exterminée dans la région comprise entre Beriosov et Obdorsk.
[140] Ahlqvist, loc. cit.
Le petit-gris est certainement le mammifère le plus prolifique. Chaque mois d'été, un couple donne naissance à une douzaine de petits, qui, à leur tour, deviennent aptes à la reproduction quatre semaines plus tard. Le célèbre naturaliste russe de Baer a calculé qu'au bout de dix ans un seul couple de ces mammifères compterait une descendance de sept milliards d'individus, à condition que tous vécussent pendant ce laps de temps[141].
[141] De Baer, in S. Sommier, loc. cit.
L'armement des indigènes est très rudimentaire. Leur engin le plus perfectionné est le fusil à pierre et tous emploient encore l'arc et les flèches. Cet arc est fait très ingénieusement de deux minces lames de bouleau et de cèdre soigneusement collées. Les flèches présentent plusieurs formes originales; les unes, destinées aux animaux de taille moyenne, sont armées de pointes en fer bifides, les autres présentent une fine pointe garnie de barbes. D'autres portent à l'extrémité une boule en os ou en bois, dont le choc est capable de tuer l'animal sans endommager la fourrure. Pour capturer le petit-gris et l'hermine, ces sauvages ont imaginé des pièges très ingénieux, des espèces d'arbalètes qu'ils fichent en terre sur les pistes suivies par ces animaux. En passant à travers une ouverture, les pauvres petites bêtes déclenchent l'arc et se trouvent prises au cou[142].
[142] Le piège destiné aux hermines se trouve figuré dans plusieurs ouvrages. Celui employé pour les écureuils n'a pas encore été représenté.
Le seul animal féroce de cette partie de la Sibérie est l'ours. Il y a quelques années encore, les Ostiaks n'hésitaient pas à l'attaquer à l'épieu; aujourd'hui ils préfèrent, non sans raison, l'emploi du fusil. Mais malheur au chasseur maladroit, s'il n'est accompagné de bons chiens qui maintiennent l'animal pendant qu'il recharge sa mauvaise arme.
Un autre gros gibier est l'élan, le plus grand quadrupède sauvage du nord de l'ancien continent. Sa taille atteint celle du cheval. Abondant dans nos régions à l'époque quaternaire, il ne se trouve plus aujourd'hui en dehors de la Russie que dans la Prusse orientale et dans les forêts de la Scandinavie méridionale, où il est protégé par des lois spéciales.
Cette région est également très riche en gibier à plume. Partout les coqs de bruyère, les gelinottes, les lagopèdes se rencontrent à chaque pas. Encore plus nombreux sont les palmipèdes. Cygnes, oies, pingouins et canards pullulent sur les cours d'eau, les lacs et les marécages. Ces palmipèdes n'ont pas une grande valeur[143]; à Beriosov, la grande ville de la région, ils se vendent à peine quelques centimes. Ici la poudre est une denrée chère; ce serait donc jeter le plomb aux moineaux que de tirer pareil gibier. Pour le capturer, les Ostiaks dressent sur le bord des cours d'eau des filets dans lesquels les oiseaux viennent s'empêtrer la nuit. Avec un pareil engin, deux hommes peuvent en une séance de guet capturer de 50 à 100 canards[144]. Les plumes et les peaux de ces oiseaux sont un des articles de commerce du pays, particulièrement les dépouilles des Colymbus, dont le plumage gris moucheté est recherché par les fourreurs d'Europe. Avec les ailes des cygnes et des oies, les indigènes confectionnent de grands éventails, qu'ils emploient comme soufflets ou pour écarter les moustiques.
[143] Prix du gibier à Beriosov: lagopède et canard, de 1 à 3 kopeks; oie, 50 kopeks; coq de bruyère, de 8 à 15 kopeks.
[144] Ahlqvist, loc. cit.
Les gens de Chekour-Ia ne possèdent aujourd'hui qu'un très petit nombre de rennes, il y a quelques années une épizootie ayant décimé les troupeaux[145]. Le plus important compte actuellement 180 têtes[146], et plusieurs indigènes ont seulement 7 ou 8 animaux. Ici comme en Laponie, une famille, pour pouvoir vivre entièrement des produits de l'élevage, doit posséder au moins 300 bêtes. Dans les premiers jours d'avril, les rennes sont acheminés vers l'Oural, où ils passent la belle saison sous la garde de pasteurs communaux, si une pareille expression peut être employée dans une société aussi primitive. Comme les rennes des Lapons, ceux des Ostiaks sont marqués par leurs propriétaires d'une entaille à l'oreille.
[145] En 1865, une épizootie ravagea la région comprise entre la Petchora et le Iénisséi, enlevant 150 000 rennes. En 1856, une semblable épizootie avait déjà tué 10 000 animaux dans le seul district d'Obdorsk. (Finsch, Reise nach West-Sibirien im Jahre 1876-1877.)
[146] Les Ostiaks vivant uniquement de l'élevage du renne sont aujourd'hui très peu nombreux. Ils appartiennent pour la plupart au district d'Obdorsk et errent sur les toundras riveraines de l'océan Glacial.
Chez les Ostiaks, comme chez la plupart des peuplades circumpolaires, le renne est un élément important de l'économie domestique. Sa chaude fourrure fournit le vêtement et la chaussure, et sa chair les fins morceaux de l'alimentation. De plus, le renne est l'animal de trait par excellence de ces régions. C'est le chameau des déserts glacés du Nord. Sans lui, ces immenses solitudes seraient pendant neuf mois de l'année complètement fermées à l'homme. L'attelage ostiak se compose de deux rennes attelés de front à un traîneau (narte), et dans cet équipage le voyageur peut parcourir facilement les infinies blancheurs des plaines neigeuses sibériennes. En passant, signalons aux archéologues une pièce curieuse du harnachement: un chevêtre en os qui ressemble singulièrement aux fameux bâtons de commandement préhistoriques.
Cette pièce est un des rares objets en os fabriqués actuellement par les Ostiaks. Tous leurs ustensiles et armes sont en bois ou en écorce. Cette population en est à l'âge du bois.
Dans l'industrie primitive des Ostiaks, l'écorce de bouleau remplace la faïence. C'est la matière première de leur vaisselle. Avec cette écorce souple et imperméable, ils fabriquent des augettes qui leur servent de plats, des assiettes, des cuillers, des seaux[147]. Les différents ustensiles sont ornés de dessins géométriques tracés à la pointe d'un mauvais couteau. Cette décoration consiste en mosaïques jaunes et blanches, d'une régularité parfaite, formant un ensemble agréable à l'œil. Les représentations animales sont rares et toujours d'une exécution inférieure. Un objet mobilier particulièrement artistique est un sac en peau de renne servant de nécessaire aux femmes et décoré d'une mosaïque de fourrures de différentes couleurs. L'art n'est pas le fruit de l'éducation; autant que les civilisés, les simples en ont la conception, et l'expression qu'ils savent donner à la manifestation de leur pensée est plus touchante que celle des gens dont le cerveau a été déformé par les idées reçues.
[147] Le Musée Guimet renferme la série complète des ustensiles ostiaks. Ce musée contient toute la collection ethnographique réunie au cours de notre voyage.
Les Ostiaks ont une notion vague de la propreté. Seuls de tous les peuples sauvages, ils éprouvent le besoin de s'essuyer les mains. N'ayant point de linge, ils le remplacent par des fibres de saules. Soigneusement raclée, cette matière devient souple et floconneuse comme de l'étoupe. A certaines époques, elle est employée par les femmes pour leur toilette intime.
Perdus au milieu des déserts, éloignés de tout centre de civilisation, les Ostiaks vivent heureux dans la plus complète ignorance. La plupart ne parlent point le russe. Seulement sur les bords de l'Obi, où ils sont en relations fréquentes avec les Slaves, l'usage de cette langue leur est familier. Quelques-uns d'entre eux, élevés au monastère de Kondinsk, dont nous aurons occasion de parler plus loin, savent lire et écrire. Ceux-là jouissent à cent lieues à la ronde d'une réputation de savants. Dans leur isolement, les Ostiaks ne sont cependant pas dépourvus de moyens de communiquer leurs pensées. Ces sauvages ont su inventer des signes pour matérialiser leurs idées. Ils gravent, par exemple, des marques de propriété sur leurs engins et ustensiles et ont imaginé des sortes de caractères, analogues aux croix de nos paysans illettrés, qu'ils apposent en place de signatures sur les quelques documents officiels que l'administration exige d'eux[148]. D'autre part, à l'aide de simples incisions tracées sur les arbres ils expriment de longues phrases. Sur une entaille faite à un tronc de pin, raconte M. Kouznetsov, vous distinguez un pied d'élan presque informe, en dessous quelques traits horizontaux, et, à côté, de petites barres obliques. Pareil dessin signifie qu'un élan a été tué à cet endroit; le nombre des traits horizontaux indique le nombre des chasseurs, et les petites barres obliques celui des chiens. Par des hiéroglyphes analogues les indigènes signalent la capture de tout autre animal. Les signes ont une signification constante reconnue de tous et ont par suite la valeur de caractères. C'est l'enfance de l'écriture.
[148] L'ouvrage souvent cité du Dr Ahlqvist reproduit plusieurs spécimens de cette écriture.
Les Ostiaks ont été convertis au catholicisme grec, mais leur conversion est purement nominale. Tous continuent comme par le passé à sacrifier aux faux dieux et à immoler des animaux domestiques dans des bois sacrés (keremetes), devant de grossières idoles.
Dès mon arrivée à Liapine, je me préoccupai de visiter un de ces bois, mais les Ostiaks veillaient avec un soin jaloux sur leurs divinités, le prêtre orthodoxe du village ayant fait récemment en grande pompe un autodafé des idoles qu'il avait pu découvrir.
Dans la journée, après de longues recherches, les guides réussissent enfin à découvrir un keremet absolument intact, et le lendemain nous nous mettons en route.
Nous remontons la Sygva. A quelques centaines de mètres de Liapine elle reçoit une grande rivière dont nos bateliers ignorent le nom. Au confluent est établie une tchioume où nous faisons halte, dans l'espérance de dénicher quelque objet d'ethnographie. Et en effet voici une construction intéressante, une écurie primitive destinée à mettre les rennes à l'abri des moustiques. C'est un abri en clayonnage, (salikol) couvert en écorce de bouleau, dans lequel deux animaux peuvent prendre place[149]. Devant l'entrée, complètement ouverte, sont disposés deux petits feux fumeux destinés à écarter les insectes. La tchioume est habitée par un chaman.
[149] Hauteur de l'abri: 1 m. 10; profondeur: 3 m.
Les chamans ont, dans la société ostiake, la position de prêtres, et sont considérés comme les intermédiaires entre les dieux et les hommes. Comme tels, ce sont de véritables diseurs de bonne aventure. Les naturels leur supposent le don de prédire l'avenir et la capacité de guérir les maladies. Pour entrer en communication avec les esprits, les chamans se servent d'un tambour de basque en peau de renne. Cet instrument sacré et ces croyances sont communs à toutes les populations ouralo-altaïques. Au milieu du siècle dernier, avant leur conversion, les Lapons avaient encore des tambours magiques[150] et des chamans. Aujourd'hui les indigènes de la Sibérie septentrionale ont seuls conservé ces pratiques de sorcellerie.
[150] Les rares tambours magiques lapons conservés dans les musées d'ethnographie sont pour la plupart oblongs et couverts de dessins grossiers représentant les esprits. Ceux des Ostiaks et des Samoyèdes sont ronds et sans ornementation. Les chamans les font résonner à l'aide d'une baguette en os garnie de peau de renne.
Après une courte navigation, les bateliers nous arrêtent brusquement devant un bout de forêt. Nous débarquons, et un sentier embroussaillé nous conduit au keremet. Au milieu d'une clairière, une barricade de pieux surmontés de chiffons, et dans un coin un petit édicule: voilà le temple et les idoles des indigènes.
Aux âges primitifs, les diverses tribus finnoises ont eu de pareils sanctuaires. Ainsi les Esthoniens, qui sont aujourd'hui un peuple civilisé, ont jadis partagé les croyances des Ostiaks. Suivant un traité d'idolâtrie composé en 1517 par le moine allemand Léonard Rubenus, ces Finnois consacraient à leurs divinités des arbres élevés qu'ils décoraient de pièces d'étoffes suspendues aux branches[151].
[151] Baudrillart, Dictionnaire général des eaux et forêts, 1823 t. I, p. 6.
La gravure ci-contre, représentation exacte de ce lieu de sacrifice, dispense de toute description. On dirait un reposoir, avec d'autant plus de vraisemblance qu'il est surmonté d'une croix. Une cabane située à gauche de l'échafaudage de chiffons est construite sur le même modèle que les njalla des Lapons[152]. Elle est juchée sur un tronc d'arbre à 1 m. 40 au-dessus du sol; on y accède par une planche garnie de grossières encoches en guise de marches. Ce cabanon renferme les images des divinités, deux grosses poupées formées de guenilles de diverses couleurs enroulées les unes autour des autres. Le visage du dieu est fait d'un morceau d'étoffe jaune, percé de quatre trous figurant le nez, les yeux et la bouche. A côté de ces idoles sont déposés deux paquets de flèches entourés de mouchoirs rouges, de cordons garnis de bagues en cuivre, et de grelots, un morceau de schiste micacé que ses facettes brillantes ont dû faire prendre pour quelque pierre précieuse, enfin des pieds de chevaux. Dans les idées des Ostiaks, les chevaux sont particulièrement agréables aux divinités, et lors des grandes fêtes, ils en sacrifient toujours à leurs dieux. A leurs yeux, le cheval blanc est un animal sacré.
[152] Petits magasins épars dans les forêts, où ces nomades font des dépôts de vivres et d'approvisionnements.
Généralement les images des dieux ostiaks sont de simples morceaux de bois grossièrement entaillés en forme de figures humaines. De simples incisions indiquent les yeux et la bouche. D'après Ahlqvist, la tête de certaines idoles serait garnie de plaques d'argent ou de plomb. Les indigènes se procureraient ces métaux par l'entremise des marchands russes, qui les achèteraient eux-mêmes à la grande foire d'Irbit.
Dans leurs sanctuaires, les Ostiaks déposent en guise d'ex-voto des fourrures précieuses et des pièces de monnaie. Il y a trois ans, divers objets en argent, d'une très grande valeur archéologique, provenant d'un bois sacré, ont été trouvés chez un indigène de Liapine. C'étaient cinq assiettes, un plat carré et deux tablettes ornées de gravures figurant des scènes de la vie des naturels. L'une des plaques représentait un pêcheur et un archer tirant des rennes. Cette orfèvrerie, d'un fini merveilleux et d'un dessin irréprochable, est, suivant toute vraisemblance, une œuvre permienne. Ces Finnois ont été des ouvriers en métaux d'un goût artistique véritablement étonnant.
La présence de pareilles richesses dans un bois sacré est, croyons-nous, tout à fait accidentelle. Le keremet que nous avons visité ne renfermait pas un seul objet de valeur. En dépit de leurs plus minutieuses recherches, nos compagnons russes n'y ont découvert qu'un vieux kopek. Dans le bois sacré de Mouji, sur les bords de l'Obi, M. Sommier n'a également trouvé qu'une pièce de monnaie. A Liapine, Russes et Zyrianes affirment cependant que les keremets contiennent de véritables fortunes, et plusieurs d'entre eux passent pour avoir gagné une somme rondelette au métier de détrousseurs d'idoles. Que dans ces sanctuaires les Ostiaks déposent des fourrures de prix, la monnaie courante du pays, à cela rien d'extraordinaire, mais ils ne peuvent guère offrir à leurs divinités des pièces d'argent, par l'excellente raison que le numéraire est presque inconnu dans ces régions et que même les roubles-papier ne sont pas communs dans ce pays où tout le commerce se fait par voie d'échange. En cas de besoin les Ostiaks reprennent les offrandes faites à leurs divinités un jour d'abondance. Suivant la pittoresque expression du voyageur russe Poliakov, les idoles sont les caisses d'épargne des indigènes. Pendant leurs déplacements ils confient leur fortune à leurs dieux. Tous les ustensiles et vêtements qu'ils n'emportent pas, ils les déposent sur des traîneaux qu'ils abandonnent dans les keremets.
Les bois sacrés comme celui de Liapine correspondent à nos églises de village. C'est là que tous les membres d'un même hameau viennent faire leurs dévotions. Au-dessus de ces keremets existent des sanctuaires communs à toute la race ostiake, dont la réputation attire de loin une foule de pèlerins. Aux environs de Troïtski, à une cinquantaine de kilomètres en aval du confluent de l'Obi et de l'Irtich, habite un dieu particulièrement vénéré, Tourom-asler, le dieu du confluent de l'Obi et de l'Irtich, d'après Ahlqvist. Tel est le renom de sainteté du lieu, que des Samoyèdes n'hésitent pas à entreprendre des voyages de plus de 1 000 kilomètres pour venir y implorer les esprits.
A côté de ces divinités publiques, chaque famille a en outre ses dieux domestiques. Chez les Ostiaks existe la même hiérarchie religieuse que dans le monde des anciens, et ce n'est pas le seul rapprochement que nous pourrions faire dans cet ordre d'idées. Les dieux lares sont figurés soit par une petite poupée appelée chiongote, soit par un caillou dont la forme rappelle vaguement la silhouette de quelque animal. D'après M. Sommier, les chiongotes sont consacrées aux parents décédés. Ces sauvages incultes vivant au jour le jour ont des sentiments qui ne sont généralement développés que chez les populations plus élevées en civilisation. Ainsi les morts sont de leur part l'objet d'un culte touchant. Après le décès d'un membre de la famille, les survivants fabriquent une poupée qui est censée représenter le défunt et qui est traitée comme le serait le mort de son vivant. Le soir on la couche sous des peaux, le matin on la lève et on la place devant le feu. On met devant elle une tabatière, du tabac à fumer, et, lors des repas, on dépose à ses pieds de la nourriture. D'après Castren, une autre classe de chiongotes aurait, dans les croyances des indigènes, des fonctions différentes; elles seraient les dieux protecteurs du troupeau de rennes, de la santé de la famille du chasseur heureux, et comme telles, bien entendu, recevraient des offrandes.
Chez les Ostiaks comme chez les Finnois du Volga, les grandes cérémonies religieuses consistent en un repas sacré. Les indigènes abattent un animal, un renne ou un cheval, et le mangent devant les idoles après un simulacre d'offrande aux fétiches. Le chamane barbouille la bouche du dieu de viande et de sang, lui verse ensuite de l'eau pour le rafraîchir, et, si les fidèles possèdent du vodka, quelques gouttes du précieux liquide terminent le repas symbolique. La tête et la peau de l'animal sacrifié sont ensuite suspendues aux arbres. Dans le bois sacré de Liapine, à côté du reposoir, se trouvait tout un matériel culinaire: une table, une chaise, une cuve, des écuelles et des cuillers en bois. A un arbre était suspendu un tambour magique.
La plus haute divinité des Ostiaks est le dieu du ciel, Tourom[153], le souverain maître du monde et des hommes, celui qui, à son gré, déchaîne la tempête et fait rouler le tonnerre. Dans les croyances des indigènes ce dieu occupe la même place que Jupiter dans la mythologie grecque et romaine. Bien que le plus élevé dans la hiérarchie religieuse des bords de l'Obi, Tourom n'est point l'objet d'un culte, et en son honneur on ne fait ni sacrifice ni offrande. Un peuple habitant au milieu des forêts et pour qui la pêche est une des principales industries a tout naturellement peuplé d'esprits les bois et les rivières. Meang est le dieu de la forêt, Koulji celui des eaux, et ceux-là sont particulièrement vénérés. Jamais un Ostiak ne part pour la chasse ou pour la pêche sans leur promettre une offrande en cas de succès. L'ours est l'objet d'un culte de la part des indigènes. Les Ostiaks comme tous les autres peuples finnois manifestent à son égard une crainte superstitieuse. L'animal s'offenserait, croient-ils, s'ils l'appelaient de son nom, et pour éviter sa colère ils le désignent sous diverses circonlocutions, comme du reste les Lapons et les Finnois de Finlande. Toujours ils le nomment le vieux fils de Tourom. Lorsqu'un ours a été tué, les Ostiaks célèbrent cet événement par des danses. Cette coutume remonte à une très haute antiquité. Le Kalevala raconte des réjouissances analogues en pareille occasion. Jadis l'ours vivait dans les régions éthérées, mais, bien qu'habitant le «septième ciel», il s'y ennuyait fort. Sur ses instances, son père le laissa partir pour la terre, à condition qu'il n'attaquerait jamais les bons, et qu'il serait ici-bas le représentant de la justice. Vivant ou mort, l'ours voit tout et sait tout. Pour cette raison les indigènes ont l'habitude de jurer sur sa patte ou sur sa dent en prononçant ces paroles sacramentelles: «Si je suis un imposteur, mange-moi». Dans leurs idées ce serment a la plus haute valeur[154]. Comme fétiches tous les Ostiaks portent à la ceinture une dent d'ours. Ce morceau d'os a la vertu de préserver des douleurs dans le dos. En cas de maladie, les naturels raclent la dent et en avalent de petits morceaux.
[153] En langue ostiake, touroum signifie à la fois l'air, l'espace et dieu. En dialecte vogoule, tarom a la même signification. (Ed. Sayous, Des mots communs aux diverses langues finnoises. Mémoire manuscrit que le savant professeur de la Faculté de Besançon a eu l'amabilité de me communiquer.)
[154] Poliakov, loc. cit.
Sur les cours d'eau, les caps et les baies des rivières, habitent des esprits auxquels les Ostiaks ne manquent jamais de sacrifier lorsqu'ils passent.
Ainsi, un promontoire de l'estuaire du Nadyme, dans la baie de l'Obi, est le séjour de la divinité Émane. Dans les nuits obscures de l'hiver, le dieu éclaire d'un feu constant la route suivie par les navigateurs; il a de plus le pouvoir de changer la direction des vents. Lorsque nous arrivâmes devant cette pointe, raconte M. Poliakov, le plus vieil Ostiak de l'équipage remplit une soucoupe d'eau-de-vie, puis regardant le cap d'un air suppliant, la versa dans l'eau, et jeta ensuite deux pièces de 10 kopeks et trois bagues de cuivre. Le sacrifice prit fin après offrande d'une seconde soucoupe jetée avec le même cérémonial que la première. Après quoi je dus régaler d'eau-de-vie les Ostiaks. Tous les environs de ce cap sont considérés comme tabous[155]. Défense d'y chasser, d'y cueillir des fruits, et de boire l'eau du fleuve aux environs.
[155] Les arbres des bois sacrés sont également tabous. Défense d'y couper même une branche sous les peines les plus sévères.
Pour terminer ce long chapitre relatif aux Ostiaks, deux mots sur leur état moral. Étant encore naïfs, ils sont restés sincères, et, demeurés à l'écart de la civilisation, ils ont gardé l'honnêteté primitive. Les Ostiaks ignorent l'usage des serrures. Chez eux tout est ouvert à tout venant et jamais rien n'est pris.
Que de fois dans nos discussions de politique coloniale n'a-t-on pas fait sonner haut le prétendu devoir des races supérieures de porter les lumières de la civilisation aux peuples inférieurs! Ce sont là de pures déclamations. A notre contact les sauvages prennent tous nos vices sans acquérir aucune de nos qualités.