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A travers la Russie boréale

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CHAPITRE I

DE PÉTERSBOURG A KAZAN

Routes conduisant à la Petchora.—Le Volga.—Mouvement de la navigation.—Iaroslav.—Vologda.—Nijni-Novgorod.—Les populations finnoises du Volga.—Les Bulgares.—Lutte des Finnois contre les Russes.—La colonisation slave.—Les Tatars.

Qui a bu boira, affirme un proverbe; qui a voyagé voyagera, pourrait-on dire non moins justement. Revenu depuis dix mois du Grönland, l'inaction me pesait. La nostalgie des pays du Nord m'avait pris, de ces pays où j'ai passé heureux tant d'étés dans le désert des montagnes et dans le silence des forêts. Elles sont si belles, si grandioses, ces solitudes mortes, si étranges dans leur fugitive parure d'éclatantes colorations, qu'elles laissent toujours l'envie cuisante de les revoir.

Après avoir exploré la Laponie, mes recherches m'avaient conduit en 1885 sur les bords de la mer Blanche. Pour continuer les études d'histoire naturelle et d'ethnographie commencées dans ces voyages, il me restait à aborder les régions situées à l'est de cette mer: le bassin de la Petchora, l'Oural septentrional et la Sibérie.

Avant la relation de notre exploration, indiquons rapidement l'aspect de ces pays.

La Petchora, que nous proposons de descendre jusqu'aux abords du cercle polaire, est un des fleuves les plus grandioses d'Europe. La longueur de son cours est évaluée à 1 483 kilomètres[1] et la superficie de son bassin aux deux tiers de celle de la France. Seuls le Volga, le Don et le Dnièpr ont un développement supérieur. Ce vaste territoire, comme toute la zone boréale de l'ancien continent, présente deux aspects très différents. Le long de la côte de l'océan Glacial s'étend l'immense solitude des toundras, vastes plaines dépouillées d'arbres, marécageuses, continuant dans l'intérieur du continent l'uniformité de la mer qu'elles bordent. En arrière de ce désert commence la grande forêt de la Russie septentrionale. Sur des milliers de kilomètres s'étend une futaie ininterrompue d'arbres verts. A la monotonie aride de la toundra fait suite une uniformité verte, non moins triste et non moins poignante. Par le paysage, par la nature de ses produits et par la rigueur de son climat, le bassin de la Petchora appartient déjà au nord asiatique, et avec juste raison un naturaliste anglais a donné à cette région le surnom de Sibérie européenne. Vous passez l'Oural, un instant le pays devient intéressant par le spectacle de montagnes pittoresques, puis, de l'autre côté de la chaîne, vous retombez dans une plaine pareille à celle du versant européen, avec la même forêt et de mêmes grands fleuves. Dans le bassin de l'Obi comme dans celui de la Petchora, partout c'est le même aspect. Vous parcourez des centaines de kilomètres et il vous semble toujours être au même endroit. C'est l'infini en monotonie. Tout l'intérêt du voyage est dans l'étude des habitants.

[1] Strelbitzky.

N'ayant rien appris de la civilisation, les indigènes de ces régions boréales offrent le spectacle de l'existence menée par nos ancêtres préhistoriques. En examinant les instruments en os qu'ils fabriquent, on comprend ceux que les fouilles mettent au jour dans nos pays, et à la lumière de cette comparaison les objets de l'âge de la pierre perdent leur anonyme. Pour mieux comprendre l'homme des temps géologiques, nous irons une fois de plus étudier les primitifs, les Zyrianes de la Petchora et les Ostiaks de l'Oural. Dans la nature, tout se modifie, les animaux, les pierres, les plantes; l'homme sauvage seul ne change pas.

Une fois le plan de l'exploration approuvé par le Ministre de l'instruction publique, je sollicitai les bons offices du gouvernement impérial. Le succès d'une expédition en Russie dépend de la qualité de vos recommandations; avec l'appui des fonctionnaires tout devient aisé, sans leur concours les difficultés restent invincibles. A la demande du service des missions scientifiques toujours soucieux d'assurer le succès de ses collaborateurs, le gouvernement impérial voulut bien m'accorder son appui. En même temps, la Société de Géographie de Saint-Pétersbourg me promit son puissant patronage avec une amabilité dont je lui garde une profonde reconnaissance. Que MM. de Séménov et Gregoriev, président et secrétaire général de cette importante association scientifique, veuillent bien agréer ici l'expression de mes remerciements. A leurs judicieux conseils et à leur bienveillante intervention je dois la réalisation de mon programme.

Pour atteindre la Petchora, trois routes s'offrent au choix du voyageur.

La première part d'Arkhangelsk, passe par Pinéga, Mézène, et débouche dans la Petchora à Oust-Zylma. D'Arkhangelsk à Oust-Zylma, le pays et les indigènes sont peu intéressants, et à partir de cette dernière ville on doit remonter la Petchora à contre-courant pour atteindre l'Oural: d'où fatigues et perte de temps.

La seconde route a pour point de départ Vologda; elle suit la Soukona, puis la Vytchégda jusqu'à Oust-Syssoltsk, traverse ensuite une région marécageuse sur une mauvaise chaussée. Avec les lourds bagages que l'on traîne avec soi au début d'un voyage, cet itinéraire n'est guère pratique.

La troisième route est tracée par le Volga[2], puis par la Kama et ses affluents jusqu'à Tcherdine. Ces rivières forment une partie de la grande artère commerciale de la Russie et amènent le plus aisément du monde à 300 kilomètres seulement de la vallée supérieure de la Petchora. Et cette dernière distance est facilement parcourue sur des cours d'eau, puis sur un étroit portage. Cette route est la plus facile et en même temps la plus intéressante de toutes celles aboutissant à la Petchora. Vous traversez la partie active de la Russie et au milieu de ce mouvement vous rencontrez des populations figées dans un passé vieux de plusieurs siècles. Les indigènes de la Russie orientale ont conservé leurs costumes archaïques, leurs usages particuliers, même leurs pratiques païennes. Il y a là des gens intéressants, dont l'étude est une introduction nécessaire à celle des Zyrianes et des Ostiaks, leurs cousins germains. Pour toutes ces raisons, je me décidai à prendre la route du Volga, et le 19 juin 1890 je quittai Saint-Pétersbourg, à destination de Rybinsk, par le chemin de fer de Moscou.

[2] Suivant l'usage français nous écrivons le Volga. En russe, on sait que le nom de ce fleuve est, au contraire, féminin.

Après vingt-trois heures de route, nous arrivons à destination. Autour de la gare une grande plaine mélancolique; pas un mouvement de terrain indiquant le voisinage d'un fleuve. Nous montons en voiture, traversons au galop la ville, puis tout à coup nous voici sur le bord d'un énorme trou rempli d'eau. La terre est fendue là brusquement en une large crevasse au fond de laquelle traîne une rivière. C'est le Volga.

Le fleuve est tout obstrué d'énormes chalands et le bleu du ciel rayé de centaines de mâts. On dirait une forêt ébranchée poussée au milieu de l'eau. Nous nous embarquons, le vapeur part et la file des bateaux s'allonge toujours; on la croit terminée et un peu plus loin elle recommence. Au delà du port le paquebot croise des remorqueurs tirant une escadrille de pesantes barques; après apparaissent de longs trains de bois avec de petites maisonnettes et une nombreuse population, hameaux flottant à la surface du fleuve, puis ce sont des barges aux formes lourdes et massives comme devait en avoir l'arche de Noé. Sans cesse, jour et nuit, la procession de bateaux monte le Volga, apportant les blés de la Russie centrale, le sel et les poissons de la Caspienne, les fers de l'Oural, les denrées de la Sibérie et de la Perse, les marchandises du Nord et du Midi. En moyenne, chaque année, 14 000 bateaux montés par 300 000 hommes circulent sur le haut fleuve pendant les six mois de navigation. Comme une marée montante, l'Asie pénètre par le Volga à travers la Russie jusqu'à 300 kilomètres de Pétersbourg. Spectacle absolument nouveau pour nous autres Occidentaux; la vue de ce mouvement donne la sensation d'une autre partie du monde, vous devinez l'approche de l'Asie.

Quelques heures après avoir quitté Rybinsk, je débarquai à Iaroslav pour me rendre le lendemain à Vologda. Mon itinéraire sur la Petchora traversant la partie orientale de l'immense gouvernement dont cette ville est le chef-lieu, on m'avait recommandé d'aller présenter mes devoirs au gouverneur. De Iaroslav à Vologda c'est un voyage de 300 kilomètres, une simple excursion pour les Russes, habitués à ne compter les distances que par 1 000 kilomètres.

Le trajet se fait par un chemin de fer à voie étroite. Un seul train par jour circule dans chaque sens, la vitesse du convoi est de 19 kilomètres à l'heure, jugez du trafic du pays et de l'agrément du voyage.

Après avoir roulé pendant onze heures avec une lenteur de sommeil, j'aperçois tout à coup au bout d'une plaine trente-cinq tours, dômes et minarets qui émergent du sol comme de la pleine mer. C'est Vologda. Pour 18 000 habitants la ville compte 54 églises. C'est une des plus fortes proportions que l'on trouve en Russie, où Dieu sait si les églises sont nombreuses.

Les villes russes, il faudrait toujours les regarder de loin, et ne jamais y entrer. A distance, leur panorama d'églises multicolores les fait paraître magnifiques; lorsque vous y pénétrez, vous n'y trouvez qu'un grand village.

Vologda est située sur les bords de la Vologda, affluent de la Soukona qui se jette elle-même dans la Dvina du Nord. De Vologda à Arkhangelsk, ces rivières forment une voie fluviale parcourue par des paquebots pendant la belle saison. Souvent la baisse des eaux arrête la navigation; aux personnes qui voudraient entreprendre ce voyage on doit par suite conseiller de le faire au plus tard dans la première quinzaine de juillet.

Le gouverneur de Vologda me fit un fort aimable accueil. Il eut la bonté de me remettre un otkrytyilist, c'est-à-dire une lettre générale de recommandation pour les autorités de la province, et de prescrire l'envoi d'un ouriadnik (gendarme de campagne) à ma rencontre sur la Petchora. La présence de ce soldat aurait pour effet d'aplanir toutes difficultés s'il s'en présentait.

De retour à Iaroslav, je continuai ma route sur le Volga. Jusqu'à Nijni-Novgorod la navigation dure trente-cinq heures.

Toujours la même impression. Le paysage n'est pas grandiose, il ne frappe pas, mais à chaque instant, l'attention est attirée par une scène amusante ou par un motif de croquis gai ou curieux.

Au coucher du soleil le panorama devient extraordinaire. Sur un ciel pourpre s'enlèvent en vigueur les églises éparses dans la campagne. Les dorures des dômes semblent en feu, et à travers les croisillons des campaniles apparaissent des pans de ciel rouge comme de gros cierges allumés appliqués sur les murailles blanches.

Le 25 juin au matin, voici Nijni-Novgorod, cette ville fameuse dont le nom éveille dans l'imagination une fantasmagorie de scènes pittoresques.

Le soleil est de feu, le ciel d'un bleu éclatant, et partout des blancheurs vibrantes. Devant nous se dresse une colline de remparts, de tours, de clochetons et de minarets, tout cela d'un relief extraordinaire sous la lumière éblouissante. A droite c'est une plaine de maisons basses, dominée par une énorme cathédrale rouge, étincelante d'or et de reflets métalliques; autour, deux fleuves, le Volga et l'Oka, larges chacun d'un kilomètre, et peuplés de bateaux.

Devant le port, les rues sont sales, mal pavées, bordées de constructions en briques badigeonnées à la chaux. Nulle part un magasin de quelque apparence, nulle part un restaurant ayant bon air; rien que des échoppes et des cabarets. Ici nous sommes dans la partie active de Nijni et l'on pourrait se croire dans un faubourg. A part les luxueux étalages de Pétersbourg et de Moscou, je n'ai vu en Russie aucun magasin comparable à ceux de nos plus modestes villes de province. Ne croyez pas pourtant ces boutiques mal approvisionnées: telle échoppe d'aspect misérable renferme pour des centaines de mille francs de marchandises.

Partout l'animation est grande. Dans la foule, peu ou point de chapeaux, rien que des casquettes. Voici des marchands, tout de noir vêtus, avec une grande et ample lévite, des moujiks avec la traditionnelle chemise rouge, des Tatars coiffés de bonnets en peau de mouton, des marchands de poissons secs, d'autres chargés de chapelets de biscuits, des mendiants déguenillés, des nonnes, et au milieu de cette cohue un va-et-vient incessant de drochki et de véhicules bizarres. En Russie, quiconque a quelques sous en poche va en voiture.

Sur la presqu'île entre le Volga et l'Oka, est située la ville de la foire. A ce mot de foire, ne vous représentez pas un fouillis pittoresque de baraques, d'échoppes et de cirques en plein vent. Rien de plus banal que cette ville, un vaste damier de maisons basses disposées au rez-de-chaussée en magasins, avec des églises, des hôtels, des restaurants de toute catégorie, des théâtres, des cafés-concerts et le reste. Pour le moment, tout est désert. C'est un quartier habité seulement quelques semaines, et le reste du temps abandonné.

La foire est ouverte le 25 juillet, par un service divin, et close officiellement le 6 septembre; mais l'évacuation des marchandises n'est guère achevée avant le 20.

Le chiffre des affaires qui se traitent à Nijni pendant cette période d'un mois et demi varie de 625 à 750 millions de francs. C'est, comme on le sait, le principal événement dans la vie économique de la Russie. A Irbit, dans la Sibérie occidentale, au mois de février, se tient une seconde foire, moins importante, mais encore très fréquentée.

De Nijni rayonnent de nombreuses lignes de navigation sur le Volga et ses affluents. Quatre compagnies font le service jusqu'à Astrakane; trois vont à Perm par la Kama, une à Oufa par la Kama et la Bielaya, une également à Viatka par la Kama et la Viatka. Enfin, de Nijni des vapeurs remontent l'Oka jusqu'à Riazane. Ces différentes rivières qui s'embranchent sur le Volga, comme des rameaux sur un tronc, portent la vie à un territoire dont la superficie est triple de celle de la France. Sans le Volga, la Russie aurait été un désert fermé à la colonisation.

Tous les vapeurs du Volga et de la Kama font escale à Kazan; j'avais donc le choix. La meilleure compagnie est celle de Caucase et Mercure. Ses steamers du type américain offrent le luxe et le confort des grands paquebots. Ces superbes vapeurs sont commandés, m'a-t-on dit, par des officiers de la marine impériale, un gage de sécurité dont les gens prudents ne doivent pas faire fi. La navigation sur le Volga est souvent dangereuse en automne lorsque les eaux sont basses. Pendant mon séjour en Russie, plusieurs naufrages suivis de morts d'hommes ont eu lieu sur ce fleuve.

Pour me rendre à Kazan, je pris la compagnie Samoliote qui a le service de la poste.

Le prix du passage de Nijni à Kazan, pour une distance de 400 kilomètres, est seulement de 6 roubles; en payant le prix de deux billets, j'ai la jouissance exclusive d'une spacieuse cabine établie sur le pont. En Russie les tarifs des transports sont très bas et calculés en raison inverse des distances. Ainsi de Nijni à Perm, pour un voyage de 1 700 kilomètres, il n'en coûte en troisième que 3 roubles, 9 francs au cours d'alors.

A partir de Nijni-Novgorod le paysage est indifférent. Le Volga devient large de 1 000 à 1 500 mètres, avec des eaux jaune sale. La rive droite présente généralement des escarpements, rebords du ravin creusé par le fleuve; à gauche, ce ne sont qu'îles de sable, prairies et terres basses.

Aux environs de Nijni commence la région finnoise. Le bassin moyen du Volga est une mosaïque de races. Grande route ouverte entre la Russie centrale et l'Asie, ce fleuve a été suivi par les peuples qui marchaient vers l'Occident et ceux qui voulaient s'ouvrir le chemin de l'Orient. Chaque invasion a amené dans le pays une race nouvelle, et chaque race s'est ensuite établie au milieu de ses voisins. Vous trouvez ainsi côte à côte des Finnois, des Tatars et des Russes. Chacun de ces différents peuples n'est point cantonné dans un territoire nettement délimité: à côté d'un groupe finnois vous rencontrez un village tatar et au milieu des Musulmans des Russes. Comme de puissants torrents, les grands courants des invasions passées par la vallée du Volga ont rompu la masse compacte des populations primitives, et de l'ancien niveau humain il ne reste que des témoins pareils à ces collines isolées au milieu des plaines, vestiges d'antiques formations géologiques.

Dans la région que nous traversons, le substratum ethnique a été formé par les Finnois et par les Bulgares. Ce dernier peuple a aujourd'hui disparu; mais grand a été son rôle, et durable a été son influence sur les populations. Il a constitué le premier centre de civilisation dans la Russie orientale.

Les Bulgares habitaient la région de Kazan et probablement s'étendaient dans la vallée inférieure de la Kama. Les ruines de Bolgar, leur capitale, se trouvent près du village Ousspenskoyé, sur la rive gauche du Volga, à 7 kilomètres du fleuve, un peu en aval de son confluent avec la Kama.

Le moine Nestor, le Grégoire de Tours de la Russie, mentionne simplement les Bulgares. Tous les renseignements que nous possédons sur ces anciens habitants de la vallée du Volga viennent des Arabes, avec lesquels il a été en contact dès le Xe siècle.

Les Bulgares étaient un peuple commerçant, en possession du monopole des échanges entre l'Europe et l'Asie centrale, comme l'ont aujourd'hui les Russes. Aux Arabes ils fournissaient les marchandises du Nord, et aux Finnois celles d'Asie, que ceux-ci transportaient ensuite en Occident.

Du pays des Bulgares pour parvenir dans l'Europe occidentale, les marchandises d'Orient suivaient deux routes différentes. Une partie remontait la Kama, puis, par l'intermédiaire des Permiens, descendait la Dvina ou la Petchora et atteignait l'océan Glacial, d'où les Normands les transportaient par mer en Occident. La découverte de monnaies sassanides, indo-bactrianes, koufiques, anglo-saxonnes, germaniques, et d'objets indous ou chinois dans la vallée de la Kama a permis de jalonner cet ancien itinéraire du commerce de l'Orient. La seconde route était tracée par le haut Volga et exploitée par les Mériens, les ancêtres des Tchérémisses. Par cette voie les produits de l'Asie parvenaient à Novgorod.

Les Normands sont venus jusqu'à Bolgar. Heyd n'hésite pas à reconnaître des Scandinaves dans de prétendus marchands russes descendus en bateaux par le Volga[3].

[3] «Ce nom (de Russe), qu'ils se donnaient eux-mêmes, leur stature haute et élancée, leurs usages singuliers que décrit Ibn Fosslan pour les avoir vus lui-même en 920, tout cela démontre suffisamment, écrit le savant historien, qu'il ne s'agit pas ici de ces tribus slaves auxquelles le nom de Russes n'a été donné que par la suite des temps, mais de tribus scandinaves.» Heyd, Histoire du commerce du Levant au moyen âge. Leipzig. Harrassowitz.

Des traces d'influence scandinave sont encore aujourd'hui reconnaissables chez les Tchérémisses, comme nous l'expliquerons plus loin. Il faut donc agrandir considérablement vers l'est la zone de pénétration des anciens Normands.

Les Bulgares vendaient aux Arabes des nattes en écorce de tilleul, industrie encore actuellement répandue dans la vallée du Volga, du miel et de la cire fournis par les Finnois, grands éleveurs d'abeilles, de l'ambre venu des bords de la Baltique par l'intermédiaire des Scandinaves et des Mériens, enfin de l'ivoire de mammouth et des fourrures du Nord apportés par les Permiens. Ce dernier commerce prit une très grande importance après que Zobeïda, femme d'Aroun al-Raschid, eut mis à la mode en Orient les pelisses de zibeline et d'hermine. Il y a dix siècles, comme aujourd'hui, la mode était souveraine. Les Arabes achetaient en outre des peaux de loutres, de castors, de martes et de renards noirs. Ce dernier article était expédié jusqu'en Espagne. En échange de ces pelleteries, les Asiatiques apportaient à Bolgar des pierres précieuses, des perles de verre, des étoffes de soie, des bijoux et probablement aussi des kauris (Cypræa moneta) qui leur venaient des Indes par caravanes. Dès cette époque les Finnois du Volga employaient ce coquillage comme bijoux[4]. Enfin, les habitants de la vallée moyenne du Volga expédiaient du blé dans le nord-ouest de la Russie. En 1229, les Bulgares sauvèrent la Russie sousdalienne d'une famine terrible par leurs envois de céréales.

[4] Dans les tombes des Mériens, le comte Ouvarov a trouvé des kauris.

Le commerce n'attirait pas seul les Arabes sur le Volga; les curieux y venaient aussi pour jouir du spectacle, absolument étrange pour les Orientaux, d'un pays où, durant l'été, une pâle clarté prolonge le crépuscule jusqu'à l'aurore. La longueur du jour en été et sa brièveté en hiver sont mentionnés par tous les auteurs arabes comme des phénomènes absolument extraordinaires[5]. Suivant la pittoresque expression du savant colonel Yule, Bolgar était pour le monde arabe ce qu'est Hammerfest pour les touristes du XIXe siècle.

[5] Voir la Géographie d'Edrisi, traduite par Jaubert, 1840, et Voyages d'Ibn Batoutah.

Frappé par la haute civilisation des Arabes, Almas, fils de Silkah, roi de Bolgar, envoya à Bagdad en 921 des ambassadeurs chargés de lui amener des savants versés dans l'étude du Coran et des architectes pour élever des mosquées et des forteresses. Le khalife répondit à sa demande en lui envoyant Sohoussen el-Rassi et Akmed ibn Fosslan, celui-là même qui nous a laissé de précieux renseignements sur Bolgar.

Almas se convertit[6] à l'islamisme, ses sujets suivirent son exemple, et jusqu'en 1573 la vallée moyenne du Volga fit partie du monde musulman. C'est la région la plus septentrionale où ait pénétré l'influence arabe. Avec le zèle des néophytes, les Bulgares essayèrent de faire des prosélytes parmi les Slaves, et tentèrent de convertir à leur foi Vladimir, qui devait introduire parmi ses sujets le christianisme byzantin.

[6] D'après la chronique de Kaswing, la conversion des Bulgares à l'islamisme n'aurait eu lieu que dans la première moitié du XIIe siècle; suivant Ibn Fosslan, elle remonterait à 922. Cette dernière date nous paraît la plus vraisemblable. Edrisi, qui vécut dans la première moitié du XIIe siècle, mentionne déjà à cette époque l'existence d'une grande mosquée à Bolgar.

D'après les historiens arabes, Bolgar est restée une bourgade, une sorte de station de nomades[7] jusqu'en 1236, époque à laquelle elle fut prise par les Tatars, conduits par Souboudaï Bagadour. Alors commence une période tatare dans l'histoire du pays. Elle ne fut pas dépourvue de prospérité, et de cette époque datent peut-être les édifices dont les ruines subsistent aujourd'hui. A cette date les Bulgares semblent être arrivés à un degré de civilisation supérieur à celui auquel étaient parvenus les Russes. Sous la direction des Arabes ils étaient devenus des architectes habiles et les princes de Sousdalie les appelaient dans leurs États pour y construire des palais et des églises. En 1300 Bolgar fut de nouveau prise par les Tatars. Pour punir les habitants d'avoir oublié les préceptes du Coran, les envahisseurs saccagèrent la ville et massacrèrent en partie la population. Ce fut le coup de grâce; désormais Kazan, fondé au milieu du XIIIe siècle par un neveu de Gengis Khan, allait prendre dans la vallée du Volga la place de Bolgar.

[7] Saveljew, Ueber den Handel der Wolgaischen Bulgaren im neunten und zehnten Jahrhundert. Erman's Archiv, VI.

A quelle race appartenaient ces Bulgares? C'est une question très controversée. D'après certains auteurs, les Bulgares seraient des Finnois; une nombreuse population appartenant à cette race ne se trouve-t-elle pas encore dans le pays; suivant d'autres, ils seraient les ancêtres des Slaves. Les crânes découverts à Bolgar présentent une grande analogie avec ceux des tumuli du gouvernement de Moscou datant du VIIIe au Xe siècle et qui sont attribués aux Slaves[8]. M. Chpilevsky voit au contraire dans les Tatars de Kazan et les Tchouvaches les descendants des Bulgares, les uns avec le caractère plus spécialement turc, les autres avec le caractère plus particulièrement finnois[9].

[8] Maliev.

[9] Rambaud, le Congrès de Kazan, in Revue scientifique, 1879. A cet excellent article nous avons fait de nombreux emprunts pour ce résumé historique.

Profonde a été l'influence exercée par les Bulgares sur les populations finnoises. Ils leur ont appris l'art de construire des maisons, l'agriculture et l'industrie pastorale. Ils ont été les premiers éducateurs des Tchérémisses.

Si les Bulgares ont aujourd'hui disparu, fondus dans les autres races, en revanche très nombreuses sont restées les populations finnoises dans la région du Volga. Leur effectif peut être évalué à 1 500 000, et sur ce nombre 594 000 appartiennent au gouvernement de Kazan. Ces Finnois sont désignés sous le nom de Finnois du Volga, pour les distinguer de ceux de la Baltique et du groupe permien. On les divise en trois races: les Mordvines, les Tchérémisses et les Tchouvaches, ces derniers plus ou moins métissés suivant les régions.

Sur la rive droite du Volga sont établis les Mordva ou Mordvines, dans les gouvernements de Nijni-Novgorod, Penza, Simbirsk et Saratov. Rittich évalue leur nombre à 791 954, Maïnov à 1 148 800. Ils ont été profondément modifiés par l'influence russe. Au témoignage de Maïnov, pas moins de 300 000 Mordvines ont complètement oublié leur langue maternelle et ne parlent plus aujourd'hui que le russe[10].

[10] Ignatius, les Peuples Finno-Ougriens. Journal de la Société de statistique de Paris, 1886, no 2.

Au nord et au nord-est des Mordvines habitent les Tchérémisses. Leur nombre est également assez difficile à fixer, les évaluations présentent des différences de 70 000. Certains documents évaluent le chiffre de ces Finnois à 329 364[11], d'autres à 259 745[12].

[11] Kalendar Voljskago Viestnika na 1883 god. Kazan, 1888.

[12] Ignatius, loc. cit. Ce chiffre est également adopté par M. Sommier (Note di viaggio, Florence, 1889).

A notre avis, leur effectif doit être au moins de 300 000.

Cette population est fractionnée en trois groupes d'inégale importance. Sur la rive droite du Volga, autour de Kosmodémiansk et de Tchéboksari, se trouve, à côté des Tchouvaches, un îlot comptant 42 000 individus[13]. Ce sont les Tchérémisses de montagnes, ainsi appelés en raison de la nature élevée de la rive qu'ils habitent, par opposition aux Tchérémisses des prairies, établis sur la rive gauche ordinairement basse. Au nord-est, dans le triangle dessiné par le Volga, la Vétlouga et la Viatka, à cheval sur les gouvernements de Kazan, de Kostroma et de Viatka, se rencontre le groupe le plus compact de ces Finnois. Ils sont là environ 183 000[14]. 5 460 habitent en outre le gouvernement de Nijni-Novgorod. Le troisième groupe tchérémisse se trouve plus à l'est, complètement isolé, dans l'Oural et le gouvernement d'Oufa. Il compte de 50 000 à 70 000 individus.

[13] J.-N. Smirnov, Tchérémissis, Kazan, 1889.

[14] Id. ibid.

La dispersion actuelle des Tchérémisses est le résultat d'un exode de ce peuple vers le nord-est.

La vallée moyenne de l'Oka et la rive droite du Volga jusqu'à la Soura ont été le berceau primitif des Tchérémisses[15]. L'arrondissement de Sousdal (gouvernement de Vladimir) est le territoire le plus occidental où des traces de ces Finnois aient été constatées[16]. Dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, de nombreux noms de lieu dont le sens ne peut être expliqué que par la langue tchérémisse témoignent de l'ancienne occupation du pays par ce peuple. Au XVIe siècle, des Tchérémisses étaient encore établis dans les limites de cette province.

[15] Id. ibid.

[16] Dans le gouvernement de Vladimir se trouvent deux villages portant le nom caractéristique de Tchérémisk.

Sous la poussée des Mordvines, ces Finnois quittèrent les vallées de l'Oka et de la Soura et partirent à la recherche de nouvelles terres. Un groupe, passant le Volga, remonta la Vétlouga, pour se diriger vers la Viatka. Une autre fraction du peuple tchérémisse longea la rive droite du Volga, puis traversa le fleuve et alla s'établir dans le nord du gouvernement actuel de Kazan.

A la fin du XVe siècle, les Tchérémisses avaient atteint la région qu'ils occupent actuellement, laissant sur la rive droite du Volga une arrière-garde, aujourd'hui fortement entamée.

Cette migration s'est effectuée par étapes, et dans chaque étape les émigrants ont séjourné longtemps.

Les traditions des Tchérémisses ont conservé le souvenir de ces déplacements. Les habitants du district de Tsarévokoktchaïsk racontent que leurs ancêtres étaient originaires de la vallée de la Soura, et ceux du district de Kosmodémiansk que leurs pères habitaient jadis à l'ouest de cette rivière dans le gouvernement de Nijni-Novgorod. Très caractéristique est la prière des Tchérémisses du gouvernement de Kostroma dans laquelle ils demandent aux dieux de leur donner autant de blé qu'il y a de sable dans le Volga. Cette invocation remonte sans aucun doute au temps reculé où les ancêtres de la population actuelle habitaient les bords du fleuve[17].

[17] Cet historique des migrations de peuple tchérémisse est résumé d'après l'excellent ouvrage de M. Smirnov, Tchérémissis, que nous aurons souvent l'occasion de citer.

Du noyau tchérémisse refoulé au nord du Volga se détacha au XVIIe siècle un groupe nombreux envoyé par le gouvernement russe pour coloniser le pays des Bachkirs. Telle a été l'origine de l'îlot tchérémisse du gouvernement d'Oufa.

Dans la vallée du Volga, sur la rive droite du fleuve, à côté des Tchérémisses, habitent les Tchouvaches. Les auteurs ne sont pas d'accord sur la place de cette race dans les classifications ethnologiques; les uns la regardent comme un rameau turc modifié par l'influence finnoise; les autres, comme des Finnois tatarisés. Comme nous le dirons plus loin en détail, autour de Tsevilsk les Tchouvaches ont assez bien conservé le caractère finnois; ceux qui habitent plus au sud ont, au contraire, adopté la civilisation turque. L'effectif de cette race est évalué à 550 000, disséminés dans les gouvernements de Kazan, Simbirsk et Saratov. Le groupe le plus important massé autour de Tsevilsk compte environ 450 000 individus.

En bloc les Finnois du Volga peuvent être évalués actuellement à 1 500 000. A cet effectif, si on ajoute le groupe permien, c'est-à-dire les Votiaks, les Permiaks et les Zyrianes, puis les Caréliens et les Lapons du gouvernement d'Arkhangelsk, enfin les Finnois de Finlande et ceux des provinces Baltiques, on arrive à un total de 4 millions et demi de Finnois établis dans la Russie septentrionale. Au milieu de la grande masse slave, ces différentes races sont aujourd'hui éparses comme des îlots témoins d'un continent disparu, mais aux premiers âges de l'histoire elles formaient un groupe compact et continu de l'Oural à la Baltique.

Au nord, les Tchoudes Zavolotskaïens, les ancêtres des Caréliens actuels, reliaient le groupe permien à celui de Finlande. D'un autre côté, dans le bassin du haut Volga, les Finnois étaient rattachés à leurs congénères des bords de la Baltique par des peuples aujourd'hui disparus, les Vesses, les Muroniens et les Mériens dont l'origine finnoise a été mise en lumière par les belles recherches des savants russes, notamment du comte Ouvarov. Les Vesses étaient établis autour du Bielozero, dans cette région aux eaux indécises, qui commande l'accès du bassin du Volga et de celui de la Dvina. Les Muroniens, dont le nom s'est conservé jusqu'à nos jours dans celui de la ville de Murom, occupaient la vallée de l'Oka; entre ces deux peuples habitaient les Mériens, les ancêtres des Tchérémisses[18] dans les gouvernements de Iaroslav et de Vladimir, autour du lac de Péréslav et de Rostov; de ce centre ils rayonnaient dans les gouvernements de Moscou, de Tver, de Kostroma, de Nijni-Novgorod, de Riazane et de Toula. Ainsi, toute la Russie septentrionale et une grande partie de la Russie centrale, notamment la région voisine de Moscou, le centre actuel du monde slave, ont été occupées par des races finnoises, à une époque relativement rapprochée[19].

[18] Dans un fort intéressant mémoire (Sur la parenté ou les rapports des Mériens et des Tchérémisses, en russe) M. T. Smirnov démontre l'étroite parenté des deux peuples à l'aide de la philologie, ainsi que l'avait déjà indiqué Castren. Comme les Tchérémisses actuels, les anciens Mériens portaient des vêtements ornés de galons et en guise de bijoux des colliers de monnaie (Ouvarov).

[19] Veské, Slaviano-finskiia koultournyia otnochéniia po dannim yazika, Kazan, 1890.

Dans cette partie de l'Empire des tsars s'est produit un phénomène ethnologique semblable à celui dont l'Allemagne du Nord a été le théâtre. De même que les Slaves, habitants primitifs du Brandebourg et de la Prusse, ont été absorbés par les Allemands, de même les Finnois d'une partie de la Russie ont disparu sous la pression des Slaves. Longtemps on a pensé que cette substitution d'une race à une autre s'était produite pacifiquement, qu'il y avait eu lente infiltration d'un peuple dans l'autre. L'étude des anciens documents montre, au contraire, que les premiers rapports des Slaves et des Finnois furent loin d'être pacifiques. Entre les envahisseurs et les envahis, les luttes furent très vives. Lorsque les Novgorodiens pénétrèrent dans le pays des Tchoudes Zavolotskaïens, ils rencontrèrent une résistance acharnée des indigènes. En 1078, Gleb Sviatolovitch, prince de Novgorod, fut tué dans une rencontre avec ces Finnois. Le peuple a conservé dans ses légendes le souvenir des combats soutenus par les indigènes contre les envahisseurs[20].

[20] Dans le gouvernement de Vologda, des excavations portent le nom caractéristique de poghibelnitsy (mot à mot: endroit où l'on meurt). Au-dessus de ces trous les Tchoudes élevaient, au moyen de troncs d'arbres, des terre-pleins et du haut de ces forteresses se défendaient énergiquement. La lutte devenait-elle inégale, ils coupaient les pieux qui soutenaient l'édifice et s'ensevelissaient sous les décombres, préférant la mort à l'esclavage, absolument comme des héros de l'antiquité. Annuaire du gouvernement de Vologda. Lieux dits. Livre très intéressant.

Les Mériens résistèrent également aux Novgorodiens. Les noms de localités dont les racines évoquent des idées de guerre et de carnage, très nombreux dans la région occupée jadis par ce peuple, témoignent de ces luttes. Leurs descendants les Tchérémisses, aujourd'hui si paisibles, alliés aux Tatars, ont vigoureusement résisté aux Russes. Après la chute de Kazan ils reconnurent la suprématie de Moscou; mais cette soumission fut de courte durée. En 1572 eut lieu un premier soulèvement. La répression énergique qui suivit ne découragea pas les Finnois; dix ans, puis vingt ans plus tard, ils se révoltèrent de nouveau. Un demi-siècle seulement après la prise de Kazan, les Tchérémisses acceptèrent définitivement la domination russe. Encore, de temps à autre, des séditions éclatèrent-elles. En 1609 par exemple, ils incendièrent le ville de Tsévilsk[21].

[21] J.-N. Smirnov, loc. cit.

Une fois la résistance des populations finnoises brisée, les colons russes arrivèrent; à leur contact les allogènes se fondirent et perdirent jusqu'au souvenir de leur origine et de leur nationalité.

Deux conditions particulières ont favorisé la colonisation russe en pays finnois. Tout d'abord la nature même de la région. Les peuples qui habitent des plaines résistent moins que les montagnards à l'assimilation. D'autre part, le paysan russe est un merveilleux colon. Il n'a pas grandes prétentions, le brave moujik, il ne se présente pas comme le représentant orgueilleux d'une race supérieure, il n'affiche aucun mépris pour les races inférieures au milieu desquelles il vit. Son état social diffère peu de celui de ses voisins: autant de conditions qui facilitent la fusion. Avec quelle rapidité s'est faite cette fusion, une fois les premières luttes terminées, une légende mordvine en témoigne dans une histoire naïve. Le grand-prince de Sousdal, Georges II, le fondateur de Nijni-Novgorod, descendait le Volga, racontent les Mordvines, lorsqu'il vit sur une montagne de la rive droite les indigènes occupés à sacrifier à leurs dieux. A la vue du cortège princier, les anciens de la peuplade envoyèrent de suite des jeunes gens offrir au maître de la viande et de la bière. En route, les envoyés mangèrent et burent l'offrande destinée au grand-prince et en place lui présentèrent de la terre et de l'eau. Georges considéra ce présent comme le signe de la soumission des indigènes et continua sa route. Dans les endroits où il jetait une pincée de cette terre, il naissait un bourg russe; là où il en jetait une poignée, surgissait une ville. Ainsi, conclut la légende, la terre des Mordvines fut soumise aux Russes[22].

[22] A. Rambaud, d'après M. Melnikov, loc. cit., in Revue scientifique, 17 mai 1879.

La fusion des deux races slave et finnoise a marqué les Russes d'une empreinte profonde, indélébile, à la fois physique et morale. Les Scythes, les ancêtres des Slaves, d'après le professeur Bogdanov, avaient le crâne allongé. A mesure que l'on approche de l'époque actuelle, cette forme se modifie, et aujourd'hui les crânes courts dominent parmi les Russes. D'après M. Sommier, le savant voyageur italien, dont les travaux sur l'ethnologie de la Russie font autorité, cette modification ostéologique provient en partie de l'union des Slaves aux Finnois[23].

[23] S. Sommier, Un Estate in Siberia. Lœscher, Florence, 1885.

Tous les voyageurs sont d'accord pour reconnaître aux Finnois un entêtement invincible. Quand ils ont dit non, inutile d'insister, on perdrait son temps[24]. Dans l'amalgame des deux races les Slaves ont hérité de cette ténacité dans les entreprises qui fait leur gloire et leur force sur les champs de bataille.

[24] S. Sommier, Note di viaggio. Florence.

A côté des Finnois, les Tatars forment un élément important dans la population du gouvernement de Kazan. Sous le nom de Tatar, les Russes désignent les différentes tribus de race turque et de religion musulmane établies sur le territoire européen de l'empire. Dans leur bouche, Tatar est synonyme de Mahométan. Actuellement l'effectif de ces croyants dans la Russie d'Europe est d'environ deux millions et demi, un million et demi dans le bassin du Volga et le reste en Crimée.

Les Tatars sont les débris des invasions mongoles restés sur le sol russe. Séparés de leurs vainqueurs par la religion et par l'organisation de la famille, les vaincus ne se sont point fondus avec leurs nouveaux maîtres et dans la formation de la nationalité russe n'ont point constitué un élément aussi important que les Finnois.

Cependant leur influence n'a pas été sans importance sur les Slaves. Sur les populations finnoises du Volga, elle a été beaucoup plus marquée. Dans cette partie de l'Europe s'est produit un phénomène d'assimilation semblable à celui qui se passe aujourd'hui en Afrique, où les Musulmans élèvent les peuplades fétichistes à un état de civilisation relativement supérieur. Les Tatars ont été les premiers éducateurs des populations finnoises.

Les différentes tribus de race turque éparses dans la Russie ont des origines très diverses; aussi pour les reconnaître a-t-on l'habitude de joindre à la dénomination générique de Tatars le nom de la région où ils sont établis. On distingue ainsi les Tatars de Riazane, d'Astrakane, de Kazan, etc.

Les Tatars de Kazan sont des Turcs mélangés d'éléments mongols. On observe surtout des yeux bridés et des pommettes saillantes dans les classes inférieures; les gens aisés ont, au contraire, un type aryen assez marqué, dû à des unions fréquentes avec des coreligionnaires boukhares[25]. Ces musulmans se donnent le nom de Bourgarliks; dans leur pensée ils seraient les descendants des anciens Bulgares. Ce sont, pour la plupart, des gens intelligents, sobres, honnêtes, économes et de relations sûres. Leur force musculaire est très grande, et sous ce rapport plusieurs portefaix tatars jouissent d'une réputation légendaire. Tous ont les oreilles très écartées de la tête, déformation produite par l'usage de lourds bonnets en peau de mouton.

[25] Sommier, Note di viaggio.

Le gouvernement de Kazan ne renferme pas moins de 638 000 Tatars, la plupart établis dans la partie nord-est de la province. Dans les arrondissements de Mamadyche, Tétiouche et Tsarévokoktchaïsk, ils se trouvent en nombre supérieur aux Russes.

Mieux que toute description, une courte statistique fait ressortir le kaléidoscope des races établies autour de Kazan. A côté des 638 000 Tatars vous rencontrez 850 000 Russes et 594 400 Finnois appartenant à trois tribus distinctes. Ajoutez à cela quelques milliers d'Allemands, de Polonais et de Juifs. Il y a là comme un résumé vivant des principales populations de l'Empire.

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