A travers la Russie boréale
CHAPITRE XIV
L'OBI
Bériosov.—Les marais.—L'Obi.—L'Obi route commerciale.—Arrivée à Samarovo.
Bériosov, la grande métropole de cette partie de la Sibérie, est une pauvre petite ville de 1 800 habitants. Sans commerce, elle doit toute son importance à la résidence des fonctionnaires. C'est le centre administratif de ces solitudes, le chef-lieu de l'arrondissement septentrional du gouvernement de Tobolsk. Cet arrondissement plus étendu que la France ne compte cependant que 8 000 habitants. Jugez par ces chiffres de l'immensité de la Sibérie et de la faible densité de sa population.
La ville est sans intérêt, comme toutes les bourgades russes. Des rues boueuses découpent en rectangles des pâtés de maisons basses et de cours enceintes de palissades; en avant, un large dépotoir parsemé de pans de murs et de moellons; au bout, isolées comme des îles, deux églises. Ces décombres sont les dernières traces d'un incendie qui, il y a quelques années, a détruit en partie Bériosov. De pareilles catastrophes sont habituelles dans ces pays: à part quelques édifices publics, toutes les maisons sont en bois. Les villes sibériennes flambent comme des boîtes d'allumettes.
Bériosov[170] est situé au confluent de la Vogoulka et de la Sosva, sur la haute berge de cette dernière rivière. De cette éminence le coup d'œil est extraordinaire.
[170] Liste des stations de poste de Bériosov à Samarovo.
| Nom des stations | Distance en verstes | Nombre des habitations | Population | |||
| Hommes | Femmes | Enfants | Total | |||
| Chaïtanskaya | 23 | 4 | 16 | 5 | 21 | |
| Niérémo | 15 | 4 | 6 | 25 | ||
| Novaia-Iourta | 23 | 7 | 10 | 10 | ||
| Lapolevskia (Lapilski de Sommier) | 25 | 9 | 10 | 10 | 15 | 35 |
| Argninskaya | 15 | 10 | 14 | 15 | 10 | 39 |
| Narikarskaya | 15 | 15 | 34 | 30 | 27 | 91 |
| Pérégriobnaya-Strelka | 28 | 26 | 70 | 40 | 30 | 140 |
| Kalapanskaia | 23 | 16 | 4 | 6 | 26 | |
| Tcharkali (sielo) | 22 | » | » | » | » | » |
| Aliechinskaya[A] | 20 | 15 | 30 | 20 | 15 | 65 |
| Niziamskaya | 10 | 19 | 46 | 37 | 30 | 113 |
| Kondinsk (sielo) | 15 | » | » | » | » | » |
| Noviniskaya | 25 | |||||
| Bolchoï-Atlim | 20 | 65 | 172 | 183 | 355 | |
| Malo-Atlim | 20 | 29 | 95 | 97 | 192 | |
| Léoutchinskié | 15 | 9 | 19 | 14 | 33 | |
| Karimkar | 20 | 18 | 25 | 22 | 47 | |
| Sosnovskaya | 15 | 11 | 23 | 23 | 46 | |
| Kéontchinskaya | 15 | 17 | 36 | 36 | 72 | |
| Vorono | 15 | » | » | » | » | |
| Soukoroukovskaya-Iourta | 15 | 10 | 29 | 23 | 52 | |
| Soukoroukova (sielo) | 10 | » | » | » | » | |
| Iélisarova (sielo) | 20 | » | » | » | » | |
| Bogadaski | 25 | » | » | » | » | |
| Troïtski | 15 | |||||
| Bielogora | 20 | |||||
| Samarovo (sielo) | 35 | |||||
| --- | ||||||
| Total | 516 | |||||
[A] Jusqu'à Kondinsk la statistique de la population a été dressée d'après les renseignements oraux fournis par les indigènes à Boyanus. A partir de Kondinsk, les chiffres indiqués sont extraits des documents officiels.
Ici, à quelques centaines de kilomètres de l'Europe, on est plus loin que dans une île perdue de l'Océanie; on est séparé de notre Occident par une largeur de continent. La terre isole, tandis que la mer unit. Tous les quinze jours seulement la poste apporte à Bériosov des nouvelles vieilles de plus d'un mois! Ajoutez à cela la rigueur du climat et vous vous rendrez compte des agréments qu'offre le séjour de Bériosov.
Les premières gelées se produisent à la fin d'août et les rivières ne sont dégagées de glace que dans les derniers jours de mai. En décembre, janvier et février, la température moyenne est de -21°,4 C.; parfois le thermomètre descend à -56°. Au total, dix mois de froid; en revanche, pendant le court été sibérien, la chaleur est parfois pénible. A Bériosov la température peut s'élever à +34°. Vous figurez-vous une vie avec neuf mois de neige dans le silence le plus absolu du monde extérieur!
Dans ces conditions, cette localité était désignée d'avance comme lieu de détention. Actuellement quelques nihilistes y sont internés; mais au siècle précédent, cette triste bourgade a abrité l'exil de deux grands personnages de l'histoire de Russie, Mentchikov et Ostermann. Mentchikov, le favori de Pierre le Grand, devenu régent de l'Empire pendant la minorité de Pierre II, avait mécontenté la cour par son ambition et sa hauteur. Il ne rêvait rien moins que de marier sa fille au jeune tsar, et d'entrer dans la famille impériale, lorsqu'il fut renversé par une conspiration de palais. Le puissant favori fut exilé d'abord dans ses terres, puis à Bériosov, où il mourut en 1729. Par une vicissitude du sort dont l'histoire offre de fréquents exemples, le comte Ostermann, le président de la commission d'enquête qui avait condamné Mentchikov, fut à son tour banni dans la même localité où il avait exilé son rival.
Nous séjournons quarante-huit heures à Bériosov. Après être resté cinq jours dans une étroite cabine encombrée, on aime à remuer et à se dégourdir les jambes. Comme partout, les fonctionnaires nous ménagent la plus cordiale réception. Dès notre arrivée, l'ispravnik et le docteur viennent nous faire visite et nous invitent à dîner; tout le monde nous comble de prévenances. Notre estomac proteste bien un peu contre ces politesses. Dans ces pays glacés, les habitants absorbent, sans en être incommodés, des quantités considérables d'alcool. Dès que vous arrivez dans une maison, vite le maître de céans vous offre de l'eau-de-vie, et à Bériosov les usages de la société vous obligent à en avaler trois verres. Dans la journée de notre départ nous n'avons pas bu moins de dix-sept petits verres. En ce pays un voyageur doit pouvoir porter la toile, comme disent nos marins.
Le 25 août, à une heure du matin, nous quittons Bériosov pour remonter l'Obi jusqu'à Samarovo, situé près du confluent de ce fleuve et de l'Irtich. Là nous rejoindrons la grande route postale de Sibérie, et un vapeur venant de Tomsk nous conduira à Tobolsk. C'est une nouvelle navigation à la rame de plus de 530 kilomètres, à contre-courant: au total, huit jours de route au moins.
Pour ce voyage, l'ispravnik a l'amabilité de nous prêter sa lodka, grande embarcation dans laquelle nous sommes très bien installés. La barque contient deux cabines: dans l'une, située à l'arrière, le fidèle Popov trouve place au milieu des bagages; la seconde, longue de 2 mètres, est notre habitation. Le mobilier se compose d'un étroit lit de camp, où nous couchons tête-bêche, de deux bancs et de deux étagères; enfin, luxe inouï, la cabine est éclairée par deux petites fenêtres. Lorsqu'il fera mauvais temps, nous ne serons pas condamnés à vivre dans un trou noir.
A une heure du matin, nous appareillons. L'air est tiède, le ciel pur brille d'étoiles, et c'est plaisir de rêver sur le rouf de la cabine.
Dans la matinée, nous nous trouvons dans les protoks[171]; de tous côtés, des saulaies et des oseraies inondées. Aucune vue; on navigue au milieu de broussailles et d'îles basses qui semblent flotter. On dirait une terre qui n'a pas été séparée d'avec les eaux. Les cartes placent le confluent de la Sosva et de l'Obi au nord de Bériosov, mais bien au sud de ce point les deux fleuves sont déjà réunis et ne forment qu'une même nappe d'eau divisée par des îles en bras innombrables. Pour atteindre l'Obi nous remontons ainsi la Sosva jusqu'à la station de Chaïtanskaya, et de là faisons route à travers les protoks. De cette station à celle de Tcharkali, où nous atteindrons la rive droite du grand fleuve, nous traversons une inondation large de 125 kilomètres.
[171] Petits bras du fleuve.
Dans l'après-midi nous arrivons au petit Obi, large de 300 à 400 mètres. Nous le suivons pendant quelque temps, puis nous rentrons dans les marais. Un archipel de terres basses occupe le milieu du courant, bordé par deux grands bras, le petit Obi, le long de la rive gauche, et le grand Obi à droite. Au printemps l'inondation couvre toutes les îles, et le fleuve devient une mer d'eau douce. A cette époque, en certains endroits, la largeur de la nappe dépasse 45 kilomètres[172].
[172] Sommier, loc. cit.
L'Obi est un des fleuves les plus magnifiques de la terre. Issu de l'Altaï chinois à peu près sous la même latitude que Prague, il se jette dans l'océan Glacial au-dessus du cercle polaire. D'après Latkine, la longueur de son cours serait de 3 200 verstes; suivant d'autres auteurs, elle atteindrait 5 000 kilomètres. A Samarovo, ses dimensions, déjà considérables, sont doublées par les apports de l'Irtich, affluent aussi important que le fleuve lui-même. Ce n'est donc pas sans raison que des géographes considèrent cette dernière rivière comme le rameau fluvial le plus important du bassin. Ces deux grandes artères collectent les eaux d'une région dont la superficie est égale au tiers de celle de l'Europe. Sur toute la terre, seul le bassin de l'Amazone dépasse en étendue celui de l'Obi.
Comme tous les fleuves russes, l'Obi subit une crue très forte à la fonte des neiges. A Samarovo, sa hauteur atteint 6 mètres, à Bériosov 5, et à Obdorsk, situé dans le voisinage de l'estuaire, 6,50 d'après les renseignements fournis à M. Sommier. A cette époque, le volume d'eau roulé par l'Obi est énorme. D'après Finsch, une seconde crue se produit à Barnaul en juin et en juillet dans le bas fleuve.
Situé dans la zone boréale, débouchant dans une mer dont le régime des glaces est encore peu connu, ce fleuve grandiose est resté jusqu'ici inutile au mouvement des échanges. En moyenne, pendant cent cinquante jours[173] seulement il est ouvert à la navigation. A Barnaul, l'Obi est pris par les glaces de la première quinzaine de novembre au commencement de mai; à Bériosov, durant sept mois.
[173] Finsch, loc. cit.
Un jour peut-être, malgré la brièveté de sa période de navigabilité, l'Obi sera une grande route commerciale, et deviendra la voie d'exportation de la Sibérie Occidentale. La mer de Kara, qui reçoit les eaux de ce grand fleuve, a eu longtemps la réputation d'une des plus dangereuses régions de l'océan Glacial. Séparée de la mer de Barents[174] par la longue digue de la Nouvelle-Zemble et de l'île Vaïgatch, soustraite par suite à l'influence réchauffante du Gulf-Stream et des vents du sud-ouest, cette mer était, croyait-on, toujours obstruée par d'épaisses banquises. D'autre part, les passes donnant accès dans la mer de Kara, le Matotchkin Char, la Porte de Kara et le Chougor Char, passaient pour être presque toujours fermées par les glaces.
[174] On donne ce nom à la partie de l'océan Glacial comprise entre le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble et la Norvège septentrionale.
Les célèbres expéditions de Nordenskiöld ont prouvé cette erreur, et l'étude des documents antérieurs à confirmé l'expérience de l'illustre explorateur suédois. La navigation sur la mer de Kara n'est certes pas aussi facile que sur la Méditerranée, mais elle ne présente pas d'obstacles insurmontables pour de bons marins, comme on le croyait encore récemment. Certaines années, cette mer est complètement libre en été, et dès la fin de juillet des navires ont pu traverser les détroits sans apercevoir une glace. Très rares sont les étés où les banquises ont fermé la navigation. En moyenne, d'après les documents que nous possédons, la traversée de la mer de Kara paraît assurée à partir du commencement d'août. En 1876, un navire allemand, le Neptune, exécuta en deux mois et demi le voyage aller et retour de Hambourg à l'embouchure de l'Obi. La même année, un vapeur anglais accomplissait la même traversée en partant de Newcastle. Dans ces quinze dernières années, plusieurs bâtiments ont effectué sans encombre le trajet d'un port d'Europe à l'embouchure de l'Obi. Les quelques accidents arrivés ont malheureusement eu pour effet de discréditer les entreprises, et actuellement les négociants de la Sibérie occidentale semblent avoir renoncé à l'exportation de leurs marchandises par cette voie. Cet abandon ne nous paraît pas justifié. Les succès obtenus auraient dû faire oublier les accidents et encourager les efforts. Si cette navigation doit être reprise, il est absolument indispensable d'établir dans l'île de Vaïgatch un poste de veilleurs chargés de surveiller les mouvements des glaces dans la mer de Kara. Moyennant quelques sacrifices pécuniaires, il ne sera pas difficile de décider de hardis marins, quelques chasseurs de phoques norvégiens par exemple, à hiverner sur cette terre. Leurs observations fourniraient aux capitaines des navires des indications utiles sur la position des banquises; grâce à ces renseignements la navigation deviendrait moins hasardeuse. En tous cas, les communications entre l'Obi et l'Europe ne peuvent être entretenues que par des vapeurs dirigés par de bons marins habitués aux glaces. Un des grands avantages de cette route commerciale est l'assurance d'un fret à l'aller et au retour. La Sibérie manque d'objets manufacturés; toutes les importations y trouvent donc un débouché rémunérateur. Pour le fret de retour, les capitaines n'auront que l'embarras du choix. La Sibérie n'est pas du tout ce désert éternellement glacé et neigeux qu'évoque son nom. C'est au contraire un pays admirablement fécond. Au sud de Tobolsk s'étend une région agricole d'une fertilité comparable à celle des fameuses Terres-Noires de la Russie méridionale, et cette zone s'étend sur des milliers de kilomètres. Il y a là un immense grenier à blé jusqu'à présent demeuré inutile. Le jour encore lointain où la Sibérie sera peuplée, elle deviendra au point de vue agricole les États-Unis de l'ancien continent et inondera de ses blés notre vieille Europe. Dans un avenir que l'initiative russe peut singulièrement rapprocher, notre agriculture sera menacée d'une nouvelle et terrible concurrence par les blés de Sibérie. Aujourd'hui, bien qu'une très infime portion du pays seulement soit défrichée, la production de la Sibérie occidentale en céréales est de beaucoup supérieure à la consommation locale. Transportés par voie fluviale à l'estuaire de l'Obi, les blés formeraient le principal fret des navires et dans des conditions de prix très avantageuses. Ajoutez à cela les produits des forêts vierges, les cuirs, etc.
Pour éviter aux navires de doubler la longue presqu'île de Ialmal qui proémine comme un long doigt au milieu de la mer de Kara, divers projets ont été mis en avant. Au XVIe siècle, des bateaux russes partaient de la Petchora, gagnaient l'extrémité supérieure de la baie de Kara et, de là, par des rivières et des portages, atteignaient l'Obi, puis l'embouchure du Tas. Il y a quelques années, on a proposé le creusement d'un canal entre l'Obi et la baie de Kara. Après étude du terrain, ce projet a été abandonné. Plus récemment, il a été question de la construction d'un chemin de fer à travers cet isthme. Ne connaissant pas la région, je ne puis me prononcer sur sa possibilité, mais, d'après les renseignements que nous possédons sur la nature du sol dans ces pays, le terrain n'est guère propice à l'établissement d'une voie ferrée. D'autre part, la traversée de l'Oural septentrional nécessiterait le creusement de tunnel ou tout au moins de tranchées. Enfin les marchandises devraient subir deux transbordements, d'où une élévation des prix. Or le bon marché est une des conditions essentielles de la vente des produits de Sibérie sur les marchés européens.
Les Sibériens fondent aujourd'hui de grandes espérances sur le Transsibérien, je crains bien qu'ils ne nourrissent de dangereuses illusions à ce sujet. Le chemin de fer projeté et déjà commencé est, avant tout, politique et stratégique. Il augmentera et facilitera dans une singulière mesure les relations entre la Russie et la Chine. Si un conflit éclatait avec cette puissance, il permettrait de rapides mouvements de troupes, et cet avantage est de la plus haute importance.
En cas de guerre européenne, la frontière sibérienne-chinoise, longue de plusieurs milliers de kilomètres, devra être soigneusement observée. Peut-être les Célestes voudraient-ils profiter de complications européennes pour créer à la Russie des embarras. Le prince de Bismarck avait compris avec sa haute intelligence politique l'importance de la Chine comme facteur dans les luttes entre les diverses nations occidentales. Le Ministre d'Allemagne à Péking, M. Brandt, avait employé au service de cette idée sa longue connaissance du pays et des hommes. Son autorité était grande auprès du Tsong-li-yamen, et, à tort ou à raison, les Européens établis en Extrême-Orient attribuaient à son influence une longue portée.
Depuis le traité de Kouldja, les rapports entre la Russie et la Chine sont bons; mais la sûreté des relations n'est pas précisément la qualité dominante des Célestes. La construction du Transsibérien enlèvera à la Russie toute préoccupation de ce côté. A la première démonstration hostile des Chinois, en quelques jours pourront être effectués des transports de troupes qui auparavant auraient exigé des mois. Gouverner, c'est prévoir, dit-on; les hommes d'État russes sont prévoyants.
D'autre part, considérable sera l'importance économique du Transsibérien. Les relations commerciales entre la Russie et la Chine, déjà si suivies, augmenteront dans une large mesure. Le transport des thés de Kiakhta, qui se fait actuellement par caravanes à travers la Sibérie, s'effectuera désormais par voie ferrée. Enfin, le chemin de fer sera la grande route de la colonisation et de la pénétration européenne en Sibérie. Il agrandira le champ d'exportation des manufactures russes et élargira le débouché de l'industrie moscovite. Mais les Sibériens se font illusions s'ils comptent sur cette route pour expédier en Europe les produits de leurs terres. Le Transsibérien ne sera jamais une voie d'exportation pour la Sibérie. Il transportera en Europe l'or et les pierres précieuses; de pareilles marchandises peuvent supporter sans perte d'énormes taxes de transport. Mais la principale production du sol, les céréales, sera grevée de frais beaucoup trop considérables pour une vente avantageuse en Europe. D'autre part, en admettant même des tarifs très bas, les blés de Sibérie arriveraient dans la région du Volga et, venant faire concurrence à ceux de Russie, amèneraient fatalement une baisse. Le résultat le plus clair de l'opération serait l'appauvrissement du cultivateur russe.
Le débouché des céréales sibériennes est l'Europe septentrionale: la péninsule Scandinave, la Finlande, le Danemark, l'Allemagne du Nord, etc. La condition essentielle de leur placement sur ces marchés est leur bas prix. Les frais de transport doivent donc être réduits au minimum et par suite être effectués par eau. Par l'Obi, puis par l'Oural, la Petchora et la mer Blanche, le blé de Sibérie arrive déjà en Norvège par la voie d'Arkhangelsk. La route de M. Sibiriakov augmentera ce mouvement. Mais, longue et nécessitant deux transbordements, cette voie reste inférieure à celle de la mer de Kara. De ce côté devraient se tourner les efforts des hommes d'initiative si nombreux en Russie et en Sibérie. Ils sont habitués à vaincre la nature. La persévérance aidée de sacrifices pécuniaires triompherait sans aucun doute des difficultés de navigation dans la mer de Kara.
Après cette longue digression, revenons maintenant au récit de notre voyage. Dans l'après-midi nous arrivons à la station de Novaïa-Iourta, située en plein marais: trois ou quatre cassines entourées d'eau. Depuis quelques jours seulement l'inondation a baissé, et le sol est resté détrempé et fangeux. Pour arriver aux maisons on avance jusqu'à mi-jambes dans une boue épaisse et tenace. On dirait une habitation lacustre des temps préhistoriques.
Les Ostiaks de Novaïa-Iourta, comme ceux de la station précédente de Niérémo, ont un type mongol accusé. Ils sont noirs, ont la peau bistre et les yeux fendus obliquement. Des neuf rameurs de Niérémo, sept présentent des caractères nettement mongoloïdes. Sur la basse Sosva, dans les paouls voisins de Bériosov, ce type est également fréquent. Chez les indigènes des bords de l'Obi la couleur noire paraît dominante, et nous l'observerons jusqu'à la station de Soukoroukovskaya, la dernière occupée par les Ostiaks. Les Samoyèdes ont évidemment remonté par la grande route du fleuve et se sont mêlés aux naturels. Depuis Bériosov une observation même superficielle révèle des modifications sensibles chez les indigènes. A mesure que nous avançons vers le sud, les traces d'une influence tatare se révèlent fréquentes et précises. Les Ostiaks, pendant longtemps en relations constantes et directes avec les Musulmans, leur ont emprunté de nombreux usages, tels que celui du voile chez les femmes et la coutume du kalym. Cette influence devient très apparente dans l'ornementation du vêtement des femmes. Les Ostiakes ont pris de leurs voisines musulmanes un goût très prononcé pour les parures en verroterie de couleur. Sur les bords de l'Obi, la perle de verre a une importance égale à celle du jais en Europe, et les femmes indigènes savent l'employer à des passementeries aussi chatoyantes de coloris que régulières de dessin. Rare dans la région de la Sygva et de la haute Sosva, cette ornementation devient générale dans la vallée de l'Obi. Presque toutes les femmes portent aux manches et au col de leurs tuniques de larges garnitures de perles de verre. A leurs tresses pendent des rubans couverts de cette verroterie, et leurs sandales comme leurs gants sont ornés de broderies de ce genre.
Depuis Bériosov les Ostiaks sont également profondément modifiés par le contact des Slaves. Maintenant les tchioumes deviennent rares et les iourtes moins primitives. Quelques-unes sont des maisons avec deux pièces garnies de chaises et de tables. D'autre part, les vêtements en peau de renne sont remplacés par des blouses et des pantalons de grosse toile en fibres d'ortie. A Novaïa-Iourta, les hommes portent des chemises par-dessus le pantalon à la mode russe, des kaftans en guenilles, et bientôt nous verrons des gilets et des casquettes. Comme chaussures, en place des pimouï, des souliers en cuir de cheval, et un peu plus bas des bottes. Encore quelques années et les Ostiaks de cette région seront tous vêtus de défroques russes. Dans les iourtes, beaucoup d'ustensiles en métal; l'importance de l'écorce de bouleau comme matière première diminue. En 1872, le voyageur russe Poliakov avait trouvé des instruments en pierre chez les indigènes des bords de l'Obi; en 1882, d'après la description de M. Sommier, les Ostiaks avaient encore conservé en grande partie leur civilisation primitive; depuis, la russification a fait des progrès très rapides. En dix ans, l'état des habitants s'est modifié complètement, et il est à craindre, pour les ethnographes comme pour les amateurs de pittoresque, que les Ostiaks de l'Obi n'aient bientôt adopté la civilisation russe. Les Slaves sont de merveilleux agents d'assimilation; à leur contact, les races indigènes fondent rapidement. C'est le peuple colonisateur par excellence.
Les Ostiaks de cette région tirent toutes leurs ressources de la pêche. La chasse est pour eux une occupation secondaire. A mesure que l'on avance vers le sud, les animaux à fourrures deviennent rares[175]. Ces indigènes élèvent du bétail et des chevaux[176]. La récolte de foin étant insuffisante pour l'alimentation de ces animaux durant l'hiver, pendant cette saison leur nourriture consiste en feuillage desséché de bouleaux et de saules. A Novaïa-Iourta, la grande curiosité est un lièvre (Lepus borealis) apprivoisé que les indigènes nourrissent avec du poisson.
[175] Dans le volost Kotskaya, au sud de Kondinsk, en 1889, le rendement de la pêche était de 156 tonnes métriques, pour une population de 2 280 individus (hommes, femmes et enfants). Celui de la chasse avait une valeur de 5 000 francs.
[176] Dans le volost de Kondinsk, les indigènes possèdent 535 bêtes à cornes et 850 chevaux; dans celui de Kotskaya, on compte 720 bêtes à cornes et 1140 chevaux.
Au moment du départ, le ciel gris fond en bruine, la brise se lève mouillée avec un crachin froid et pénétrant; une tristesse de mort enveloppe un paysage lugubre. Depuis des semaines nous parcourons une terre partout pareille; jamais une découverte de pays imposante, jamais un moment d'admiration, jamais une vue soulevant l'enthousiasme, jamais une sensation forte, vibrante qui reste dans la mémoire comme un point lumineux. Toujours une monotonie exaspérante, toujours une même plaine basse, à moitié submergée. La Sibérie ne laisse aucun souvenir, rien qu'une impression d'ennui. Sur ce point tous les voyageurs sont d'accord. «Si vous n'êtes animé par un enthousiasme scientifique, n'y allez pas», s'écrient en terminant leurs relations deux auteurs, l'un simple touriste, l'autre savant distingué.
La nuit venue, l'obscurité est profonde, le temps absolument bouché, comme disent les marins. Le jour, la facilité avec laquelle les Ostiaks reconnaissent la route au milieu de ce dédale de canaux et d'îles m'est toujours un sujet d'étonnement. Pour se guider sans boussole à travers ces terres basses, ces gens doivent posséder la plus merveilleuse mémoire des localités. Ce soir, la vue dépasse à peine un rayon de quelques mètres, et pourtant jamais notre barreur ne fait fausse route. Le bonhomme trouve son chemin sans y voir.
Par un temps pareil, qu'il semble bon et agréable le cabanon de la lodka! Notre habitation mesure 2 mètres de long et 1m,10 de haut. Mais là nous sommes à l'abri, et, éclairé par deux bougies enfoncées dans des bouteilles, notre chenil prend un aspect chaud et gai. Tout à coup, dans le grand silence de la nuit, les rameurs roulent une plainte rythmée; puis soudain éclate un hurlement furieux, un beuglement de fauves comme un formidable cri de guerre. En même temps, des branches battent la muraille de la cabine. Sommes-nous échoués? Mais non, nous avançons toujours. Et un second cri part plus terrible encore que le premier. Du coup, Boyanus ouvre la porte de la cabine. Qu'y a-t-il? Oh rien. Tout le monde rit aux éclats. Le courant est rapide, et pour se donner du courage et aussi pour s'amuser, les rameurs poussent ces hurlements! Point de plaisir sans bruit. Toute la nuit notre sommeil est ponctué de ces rugissements de bêtes.
Le mauvais temps est heureusement de courte durée; le lendemain, le soleil luit gai et brillant, emplissant l'air d'une douce tiédeur. Ce sont les derniers sourires de l'été.
Toute la journée du 26, continuation de la navigation au milieu des protoks. Dans la soirée nous atteignons le grand Obi. A lui seul il forme un fleuve magnifique, large de 2 kilomètres. Après un voyage de deux jours à travers une uniforme forêt inondée, voici enfin un paysage nouveau. Au bout de la nappe d'eau, derrière un premier plan de marécages boisés, blanchit sur la rive droite une haute terrasse couronnée de forêts. Taillée à pic, elle se dresse en une falaise de sable et d'argile à une quarantaine de mètres au-dessus de l'eau. Dans cette platitude, pareil monticule fait l'effet d'une haute cime, et telle est l'impression générale, que les Russes donnent à cette terrasse le nom de montagne (gora). Gravissez cet escarpement de sable: au sommet vous trouvez une immense plaine s'étendant sur des centaines de kilomètres. Cette plaine est le niveau normal du pays, le fleuve un large fossé creusé dans l'épaisseur du sol, et la gora, le talus de ce fossé. L'escarpement est produit par l'érosion constante que le fleuve fait subir à la berge. D'après les observations du célèbre naturaliste russe de Baer, les cours d'eau de notre hémisphère coulant dans le sens du méridien entament leur rive orientale et alluvionnent leur rive occidentale par l'effet de la rotation terrestre. «Une molécule d'eau qui se dirige du sud au nord, écrit M. de Lapparent qui d'ailleurs ne paraît guère accepter la théorie de Baer, rencontre, dans sa descente, des régions où la vitesse de rotation est de moins en moins prononcée; elle doit donc conserver un excès de vitesse dans le sens où s'accomplit le mouvement diurne de la terre, c'est-à-dire de l'ouest à l'est, et ce serait cet excès qui entraînerait de préférence la dégradation des berges orientales.»
Ainsi se produit un lent déplacement vers l'est des fleuves sibériens coulant du sud au nord. Venant sans cesse frapper la rive droite, les eaux entament d'une manière continue cette berge, en même temps qu'elles abandonnent le bord opposé. La grande masse de l'Obi coule ainsi directement à la base de la haute terrasse, tandis qu'à gauche la berge se trouve partout précédée d'une large zone de terres basses, produit de l'alluvionnement. Le déplacement de l'Obi vers l'est est un fait reconnu par les indigènes, comme le prouve le nom de Vieil-Obi (Staraïa Obi) qu'ils donnent concurremment avec celui de Petit-Obi au bras gauche du fleuve. Cette branche est en effet la plus anciennement creusée et à une époque antérieure a servi de lit au Grand-Obi.
La berge droite du fleuve, constituée par des terrains détritiques quaternaires comme toute la Sibérie septentrionale, est très facilement entamable. Nulle part affleure une assise rocheuse. Partout, de bas en haut, la gora présente des couches de sable, de graviers et d'argile empâtant des blocs de pierres[177]. Sur un terrain d'une aussi faible consistance, l'érosion se produit naturellement avec des proportions grandioses, et détermine d'énormes éboulements. Poliakov évalue à 256 000 mètres cubes le volume d'une chute de falaise survenue sur la rive droite de l'Irtich. A 5 verstes au nord de Malo-Atlim, lors de notre passage, la berge portait les traces d'une rupture fraîche dont la masse avait dû être considérable.
[177] Les assises ne sont pas partout horizontales. En plusieurs localités, j'ai observé un pendage des couches et des stratifications entre-croisées.
Outre le courant du fleuve, les eaux pluviales, les glaces et le vent contribuent à la dégradation de la falaise. Le ruissellement des eaux pluviales détermine la formation de profonds ravins. Sur ce terrain il produit les mêmes effets dévastateurs que les torrents sauvages dans les Alpes. Au moment de la débâcle, poussés violemment par les pressions, des blocs battent la terrasse sablonneuse, l'attaquent à coups de bélier, l'ébranlent; la terre se trouve ainsi préparée à céder à l'action du courant, lorsqu'elle ne s'éboule pas déjà sous le choc de ces assauts. L'été, l'air est un agent d'érosion non moins actif que l'eau. Si ses effets se manifestent dans des proportions moins grandioses, ils n'en sont pas moins continus. En passant sur ces falaises, le moindre vent enlève d'énormes quantités de particules sablonneuses. Par une forte brise un pulvérin s'élève de la gora, et remplit le ciel d'une fumée de poussière. A Samarovo, pendant une tempête, nous respirâmes du sable. Par les fentes des fenêtres pénétraient des particules terreuses, et dans l'intérieur des maisons tous les objets étaient couverts d'une couche arénacée. C'était une réduction du simoun.
Sous les actions réunies de ces différentes érosions la dégradation des falaises des fleuves sibériens est très rapide. Depuis la période historique, qui commence pour la Sibérie au XVIe siècle, le déplacement des fleuves vers l'est est parfaitement reconnaissable. Ainsi, à Démiansk, village russe en amont de Samarovo, l'emplacement de la première église, situé, lors de la construction, sur la rive droite de l'Irtich, se trouve actuellement sur la rive gauche, et à la place où fut élevée la seconde, coule maintenant le fleuve. Certaines années, dans cette localité, la rive droite est rongée sur une largeur de 40 mètres[178].
[178] Sommier, loc. cit.
Ces diverses érosions jettent dans l'Obi une quantité énorme de particules arénacées. Pour le thé nous employions l'eau du fleuve, et chaque fois le fond de nos tasses était rempli d'une couche de sédiments. La présence de ces sables en suspension donne au fleuve une couleur jaune très accentuée. Une partie de ces sables sert à constituer les terres basses comprises entre le Grand et le Petit-Obi. La formation de ces dépôts est singulièrement facilitée par les saulaies dont les îles sont couvertes. Au moment de l'inondation, ces taillis seuls émergent et permettent par suite la fixation rapide des sédiments.
Le long de la rive droite, à la base de la falaise, on observe une ligne de blocs que les éboulements ont dégagés des couches arénacées. La formation de cette murette est due à l'action des glaces au moment de la débâcle. Sur les bords de tous les cours d'eau et de tous les lacs de Laponie existent de semblables alignements constitués dans les mêmes conditions. Lorsque la carapace cristalline se rompt au printemps, sous la poussée des glaces venant d'amont les glaçons empiètent sur la rive, repoussent les pierres disséminées et les accumulent en murettes.
Une autre conséquence de la dégradation de la berge, et celle-là très importante, est la chute dans le fleuve de masses considérables d'arbres. Les glissements de la falaise entraînent dans l'Obi des pans de forêts que les eaux emportent jusqu'à l'océan Glacial et que les courants marins dispersent ensuite sur les terres polaires sous forme de bois flotté. Cette destruction des forêts par les fleuves est un des phénomènes les plus actifs de la zone boréale russe. Nous l'avons observé sur tous les nombreux cours d'eau parcourus pendant cette exploration, mais sur aucun il ne se produit avec une amplitude plus grande que sur l'Obi. Je ne crois pas donner un chiffre exagéré en évaluant en moyenne le volume des débris ligneux épars sur la berge droite à un mètre cube par 10 mètres courants de rive. La distance de Bériosov à Samarovo est de 546 kilomètres. Par suite, le cube des bois jonchant la rive droite sur cette distance sera de 534 063 mètres cubes, et ce chiffre est un minimum. Toutes les îles sont parsemées de bois flotté; il n'est pas un point des rives où l'on n'en trouve.
D'autre part, le Iénisséi, la Léna et toutes les autres rivières de Sibérie apportent dans l'océan Glacial un volume de bois non moins considérable. Jugez, par suite, de l'énorme masse de bois flotté fournie par les fleuves sibériens. Une fois en mer, les troncs sont poussés vers l'est par un courant côtier le long du littoral nord de l'Asie. Arrivés dans les parages de la Terre de Wrangel, ces bois sont ensuite chassés par un autre courant vers le nord-ouest, c'est-à-dire en sens inverse de la direction qu'ils ont suivie jusque-là. L'existence de ce courant a été révélée par la dérive de la Jeannette. Pendant deux ans le bâtiment, retenu prisonnier dans une banquise, fut entraîné au nord des îles de la Nouvelle-Sibérie par un mouvement des eaux constant analogue à celui qui porta le Tegetthoff vers la Terre François-Joseph. Au delà des îles de la Nouvelle-Sibérie la marche de ce courant a été mise en lumière par un curieux cas de flottage. En 1881, la Jeannette se perdit à soixante milles au nord de l'archipel de la Nouvelle-Sibérie. Quel ne fut pas l'étonnement deux ans et demi plus tard, lorsque des épaves authentiques de ce bâtiment furent retrouvées sur un glaçon à l'extrémité sud-ouest du Grönland. Le bloc avait été apporté là par le grand courant polaire qui, après avoir longé la côte orientale du Grönland et doublé le cap Farvel, vient se perdre dans le détroit de Davis. Depuis longtemps ce courant avait été constaté, mais son origine était toujours demeuré inconnue. Le flottage des épaves de la Jeannette permet d'établir son trajet en quelque sorte expérimentalement. Complétée par les renseignements que l'on possédait déjà sur le mouvement des eaux autour de la Nouvelle-Zemble et du Spitzberg, cette découverte révélait le point de départ du courant polaire grönlandais. Sans aucun doute il est la continuation du courant des îles de la Nouvelle-Sibérie. Au delà de cet archipel les eaux poursuivent leur marche vers le nord-ouest, passent au nord de la Terre François-Joseph et du Spitzberg, dans le voisinage du pôle, puis redescendent vers le sud le long de la côte est du Grönland[179]. Les bois flottés suivent cet itinéraire. Par des dérivations du courant une partie est poussée vers le Spitzberg et la Terre François-Joseph; la plus grande partie arrive au Grönland où elle échoue; le restant, chassé au sud du cap Farvel par les vents est ensuite entraîné par le Gulf-Stream de nouveau vers le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble. Les troncs échoués sur les côtes du Grönland sont soigneusement recueillis par les indigènes pour la fabrication de leurs armes et de leurs embarcations. Ce sont les seuls bois qu'ils puissent se procurer. Ainsi finalement les produits des forêts de Sibérie servent à l'industrie des Eskimos.
[179] C'est sur l'existence de ce courant que compte M. Nansen pour atteindre le Pôle. Le célèbre voyageur norvégien a, comme on sait, quitté l'Europe, il y a quelques mois, en route pour les îles de la Nouvelle-Sibérie. De là il pense gagner le Pôle, poussé par le courant.
Nous voici maintenant sur le Grand Obi. Représentez-vous une large plaine d'eau bordée à l'est par une muraille verte égratignée de larges taches jaunes. De distance en distance, de profonds ravins déchirent la gora comme des entailles au couteau, et par toutes ces coupures la forêt descend pareille à une inondation verte au-dessus de l'inondation bleue des eaux. Poussée par six vigoureux rameurs, la lodka avance rapidement sous la pâleur jaunâtre du couchant. Dans le grand calme enveloppant du soir, une sensation d'infini vous pénètre. Vers l'ouest, à perte de vue, les terres confondues avec les eaux deviennent une immensité océanique. A l'horizon apparaît simplement une petite raie verte toute basse. On a une illusion de mer.
Désormais nous suivrons la rive droite du fleuve. De ce côté notre première étape est le village de Tcherkali (siélo), où un artiste indigène nous donne un concert. Les Ostiaks de l'Obi ont imaginé une harpe à neuf cordes métalliques dont la forme rappelle grossièrement celle d'un oiseau. La caisse résonnante forme le corps, la hampe le cou, et le sommet figure la tête. D'où le nom de liebed (cygne) donné par les Russes à cet instrument. La harpe de David devait être aussi primitive. A la tête de l'instrument pendent de petites guenilles, cadeaux des danseuses à l'artiste; le nombre de ces morceaux de drap permet de juger à l'avance la virtuosité du harpiste. Aux premiers accords tous les indigènes se rassemblent autour de notre canot, leur figure s'illumine, pour quelques minutes ils semblent oublier leur pénible existence. L'air est triste, poignant; dans le calme du soir il monte comme une plainte de ces pauvres gens dont la vie est faite tout entière de souffrances et de privations.
Le lendemain, à travers la grisaille de l'horizon pluvieux perce un campanile blanc, puis le classique toit vert des églises grecques et un bloc de cassines sales. Nous arrivons au village russe de Kondinsk, la localité la plus importante entre Bériosov et Samarovo. Il est situé sur la rive montagneuse, et pour en permettre l'ascension un escalier en bois a dû être construit. Le village doit toute son importance à un monastère fondé dans un but de prosélytisme parmi les indigènes. Quelques jeunes Ostiaks et Samoyèdes y sont élevés par les moines; arrivés à l'âge d'homme, les néophytes sont renvoyés parmi leurs congénères avec mission d'y répandre les lumières de la religion et de la civilisation. L'institution, m'a-t-on assuré, n'a pas donné de très bons résultats.
Les Russes de Kondinsk tirent leurs principales ressources de la pêche. Pour l'exercice de cette industrie, ils emploient les mêmes engins que les Ostiaks. Comme eux, ils montent des pirogues qu'ils manient avec une adresse extraordinaire, et, comme eux, emploient de petits filets tendus sur un bâton et maintenus perpendiculairement dans l'eau par un poids en pierres. Ce peson est le seul objet en pierre que nous ayons observé en Sibérie. Au contact des Russes, les survivances préhistoriques disparaissent rapidement. A mesure que nous avançons vers le sud, à part le type ethnique, les différences s'effacent entre les Slaves et les Ostiaks. Le lendemain, à Malo-Atlim, nous voyons les dernières tchioumes, et désormais tous nos rameurs sont vêtus de défroques russes.
et communiquée par la Revue Encyclopédique).
Nous continuons à suivre la rive droite. Toujours la même impression. Par endroits l'immensité océanique des protoks donne l'illusion de la mer. A perte de vue ce sont de grandes trouées d'eau scintillante de lumière avec une mince raie verte à l'horizon.
Dans l'après-midi, en arrivant à une station, un aigle se lève des oseraies et va se percher tout près sur le toit d'une iourte ruinée. Vite la carabine, des cartouches, et j'avance lentement en me défilant soigneusement. Me voici à bonne portée, je lâche mon coup de fusil, l'oiseau tombe et en même temps toute la bande des Ostiaks arrive sur moi menaçante et hurlante: je venais d'abattre un aigle apprivoisé, tout comme Tartarin avait tué un lion mendiant. Le premier moment d'émoi passé, les cris s'apaisent de suite à la promesse d'un dédommagement pécuniaire. N'ayant pas encore appris l'art de rançonner les voyageurs, les Ostiaks se montrèrent plus accommodants que les Arabes de Daudet. Pour deux roubles cinquante kopeks, le propriétaire de l'oiseau se déclara très satisfait. Dès lors, le bonhomme s'attache à nos pas, il tourne autour de nous en marmottant d'un air souriant; enfin, s'enhardissant, il nous propose de tirer un second aigle non moins apprivoisé, moyennant finances bien entendu. Sans attendre notre réponse il part à la recherche de son volatile et bientôt l'apporte par les pattes, ni plus ni moins qu'un vulgaire dindon. Boyanus se laisse tenter par les qualités de l'oiseau et nous l'embarquons dans la lodka de Reif.
29 août.—Dans la matinée nous traversons le grand Obi pour suivre la rive gauche. A sept heures, nous arrivons à la station de Kéoutchinskaya.
A la station suivante, à Vorono, tous les hommes sont partis à la pêche, ils reviendront très tard, et pour ne pas nous faire attendre, leurs femmes les remplacent. Plusieurs emmènent leurs nourrissons; pas gênants, les marmots: on les fourre sous les bancs dans les boîtes en écorce qui leur servent de berceaux. Quand leurs cris deviennent trop gênants, la mère prend une bouteille pleine de lait de vache, s'en emplit la bouche, puis insuffle le liquide à son enfant.
L'étape est heureusement courte, 15 verstes, puis voici les iourtes de Soukoroukova, la dernière station ostiake.
Avec regrets nous nous séparons de ces pauvres gens. Après un mois passé au milieu d'eux, vivant presque de leur vie, nous nous sommes pris à les aimer. Leur douceur, leur honnêteté, leur bonne volonté attachent, et toujours nous garderons au cœur une sympathie profonde pour ces humbles, pour ces malheureux qui se débattent étouffés par la civilisation. A Soukoroukova ils sont tombés au dernier degré de la pauvreté. Tous sont vêtus de haillons sordides et leurs misérables cassines s'affaissent avec un air de mort.
A deux kilomètres de la station, en rangeant une saulaie inondée, l'œil vigilant de Popov découvre un magnifique aigle immobile, perché dans le taillis. Celui-là n'est point apprivoisé, mais pour ne pas prendre son vol à notre passage, très certainement il doit souffrir d'une indigestion. A vingt mètres je lui envoie une balle. L'oiseau tombe percé de part en part. Telle est la ténacité de la vie chez l'aigle que, lorsque nous voulons le ramasser, il se débat vigoureusement et, renversé sur le dos, se défend du bec et des serres. Pour le tuer, un homme doit lui appuyer pendant dix minutes le talon de la botte sur l'épine dorsale. Une magnifique pièce cet aigle; son envergure mesure 2 m. 20.
Deux heures de navigation et nous arrivons au village de Soukoroukova, situé en plein marais. Je ne sais s'il a été fondé par l'administration ou par de simples particuliers. Mais que cet établissement émane de l'initiative officielle ou particulière, en tout cas l'emplacement a été singulièrement choisi. Bâti au milieu de l'archipel, sur une langue de terre basse, le village est chaque année complètement inondé par la crue du printemps. Les rues sont transformées en canaux, et pendant plusieurs semaines Soukoroukova devient une petite Venise boréale. Cette année les eaux n'ont baissé qu'à la fin de juillet; aujourd'hui encore les rues sont à moitié remplies par de larges mares, et la rive à laquelle nous accostons est une fondrière. Sur cette bourbe le débarquement serait impossible sans l'aide des habitants. Dès qu'ils aperçoivent notre lodka, les naturels accourent avec des planches et en quelques minutes installent un débarcadère. Le caractère russe a un fond de bonté et d'obligeance véritablement touchant. L'immense majorité de ces paysans sont de bons et braves gens.
A une journée radieuse succède une nuit superbe, chaude et lumineuse. Pas un nuage, pas un souffle de vent, nous glissons sans bruit sur un étroit canal au milieu de la forêt silencieuse. A travers le feuillage, la lumière blanche de la pleine lune ruisselle; des morceaux de rives prennent l'aspect de taches de neige, et la nappe d'eau s'émaille de plaques d'argent changeantes. Et partout un silence de choses mortes donnant la sensation du désert. Telles ces belles nuits d'amoureux chantées par les poètes. Pour rendre l'impression plus poignante, les rameurs entament un chœur russe si plein d'une douce mélancolie que les larmes nous montent aux yeux. Des heures et des heures on reste sur le toit de l'embarcation, enveloppé par la poésie profonde de la nature, bercé par cette musique pénétrante. Et quand se fait le jour pâle de l'aurore, de tous ces bois mouillés sortent des buées floconneuses, légères, transparentes. Au milieu de ces fumées blanches, des pans de forêt paraissent puis disparaissent avec des brusqueries de lanterne magique; la nature entière prend un aspect de rêve, de vague, d'inexistant. Puis soudain le soleil se montre lentement, bien lentement, avec des alternatives de lumière et d'obscurité; les vapeurs tourbillonnent, s'envolent comme aspirées, et la vision prend fin.
Nous déjeunons sur une île. Partout de grosses souches apportées par l'inondation et que la crue prochaine remportera. La forêt a ici un aspect plus méridional; peu ou point de conifères, les arbres à feuilles caduques dominent; sous la tiède chaleur du soleil on a l'impression du Midi. Derniers sourires de la nature sibérienne avant le long engourdissement de l'hiver. En dépit des apparences, les premiers froids sont proches et déjà les oiseaux émigrent. Tous les jours nous observons de nombreux passages d'oies en route vers le sud.
Dans l'après-midi, au bout d'une longue plaine herbeuse, apparaît le village de Troïtskoïé, signalé de loin par la tache blanche de son église: un horizon de prairies basses découpées de canaux, des troupeaux de vaches et de chevaux paissant tranquillement; un aspect de plantureuse Hollande.
Entre tous les Russes de Sibérie que nous avons vus, les habitants de Troïtskoïé se distinguent par leur énergie et leur fierté avec un air d'indépendance qui ne déplaît point. Dispersés sur d'immenses territoires, les indigènes sentent ici moins la main de l'autorité que dans la Russie d'Europe, et ne pouvant guère compter sur l'intervention de l'État, ils ont pris l'habitude d'une plus grande initiative. Ces gens-là réunissent toutes les qualités du colon.
Au delà de Troïtskoïé, très loin dans l'horizon bleui par la buée d'eau, une longue strate blanchâtre indique la terrasse de la rive droite. La plaine d'eau et de terres noyées s'élargit vers l'est. Nous voici en vue du confluent de l'Obi et de l'Irtich, presque au terme de notre voyage. Une dernière fois, à Bielagora, nous changeons les rameurs et en route pour Samarovo. Le vent souffle grand frais, et immédiatement la voile est hissée. Sous la poussée de la brise, la lodka avance rapidement; au petit jour, Samarovo est en vue. De la rive gauche de l'Obi les protoks nous ont conduit dans l'Irtich. Non moins grandiose que l'Obi est l'Irtich. L'affluent est aussi large que le fleuve lui-même; à perte de vue c'est une plaine d'eau et de marais. On dirait deux bras de mer marchant l'un vers l'autre pour unir leur immensité.
A cinq heures et demie du matin, nous accostons au pristane[180] de Samarovo. Moment de satisfaction indicible, notre exploration est terminée et bien terminée. En voyage, après la joie du départ, la plus grande est celle du retour. On revoit alors en rêve toutes les péripéties de l'expédition; les incidents ennuyeux, les tracas s'oublient, et il ne reste plus dans la mémoire que le souvenir des grands spectacles de la nature, de cette vie solitaire pleine d'émotions fortes et d'impressions violentes. L'imagination pare tout de ses vives couleurs, et à la pensée des contrées parcourues l'esprit est traversé d'un rayonnement. Dans la tristesse de l'existence, les souvenirs des voyages sont la joie des mauvais jours. Ils rappellent les temps heureux où la vie était faite d'insouciance, dans le bien-être qu'éprouvent tous les gens forts au milieu des déserts de la nature.
[180] Port.